Éditions Édouard Garand (29p. 33-34).

Chapitre XIV

LE TIMBRE


Vers la fin du déjeuner, Delmas annonça :

— Paul, je me propose d’aller à Québec, avec mon vieil ami, ce matin ; je serai de retour vers les cinq heures, cet après-midi.

— Très bien, mon oncle ! répondit Paul. Si je n’avais pas la tête enveloppée de bandeaux, je vous accompagnerais.

— Nous devons partir à neuf heures juste, n’est-ce pas, Fiermont ? demanda le notaire, en regardant l’heure à sa montre.

Machinalement, ses yeux se portèrent sur une monumentale horloge, à l’une des extrémités de la salle à manger, puis il sourit.

— Je suis toujours porté à regarder l’heure à cette horloge, dit-il.

— Elle est arrêtée depuis près de dix ans, fit Delmas Fiermont. C’est la plus belle horloge de ma collection.

— Pourquoi ne la fais-tu pas réparer, alors ? demanda le notaire.

— Il y a longtemps que je me le propose, tu le penses bien ! Je devrais envoyer les mouvements en Suisse, afin de les faire réparer, et je néglige toujours de le faire. Je crois que je vais charger Paul de s’en occuper, dit Delmas Fiermont, en souriant à son neveu.

— Je m’en occuperai avec le plus grand plaisir du monde, mon oncle.

— Le timbre de cette horloge est si beau, si sonore ! Je me souviens, lorsque j’ai acheté cette horloge, il y a près de vingt ans de cela, des gens venaient de partout, rien que pour entendre résonner son timbre, et on affirmait, dans le temps, qu’on n’avait jamais entendu rien qui put lui être comparé.

— Ça vaut la peine de faire réparer l’horloge, alors, oncle Delmas ! fit Paul ; ne le pouvez-vous pas ?

— C’est l’idée de la faire démonter et d’envoyer les mouvements si loin qui m’ennuie… Mais, j’y pense ; la dernière fois que je suis allé à Québec, on m’a donné l’adresse d’un horloger, arrivé, tout récemment à la ville ; on m’a assuré qu’il répare les horloges à domicile et qu’il les répare bien ; de fait, on prétend que rien ne l’embarrasse. Je dois avoir sur moi le nom et l’adresse de cet horloger… Ah oui, la voilà ! Son nom c’est Alexandre Lhorians, j’irai peut-être le voir aujourd’hui… Y aurait-il quelque chose dont tu aurais besoin et que je pourrais t’apporter, de Québec, Paul ?

— Mais, oui, mon oncle ! Une boîte de cigares ; la marque ordinaire, vous savez.

Paul n’avait pas besoin de renouveler sa provision de cigares, dans le moment ; mais cela faisait tant plaisir à son oncle de faire quelque chose pour lui !

— Je n’y manquerai pas, mon garçon.

— Eh ! bien, partons-nous ? demanda le notaire. Il passe neuf heures déjà, tu sais, Fiermont.

— Oui, partons ! Les chevaux sont attelés à la berline et ils attendent à la porte de la maison.

Tous firent un mouvement pour se lever, puis ils se rassirent subitement une expression d’étonnement et de… mais oui, de frayeur sur leurs visages : c’est que le timbre de l’horloge de la salle à manger, ce timbre, muet depuis dix ans, venait de résonner lentement.

Sept coups distincts et sonores retentirent …

Les trois hommes, les yeux agrandis, les lèvres entr’ouvertes, écoutaient résonner le timbre… Prosper qui, selon son habitude, était debout près du buffet, afin d’être toujours présent, pour le cas où l’on aurait besoin de lui, avait levé les deux mains au-dessus de sa tête, et son visage était devenu très pâle. Une jeune servante, Fantine, qui avait été en frais de se diriger vers la table, pour y déposer un plateau de fruits, laissa choir le plateau sur le plancher, puis elle s’enfuit en criant.

N. B. — Pour le cas où l’on serait porté à crier à l’invraisemblance, l’auteur désire dire que, l’été dernier, chez elle, une horloge qui n’avait pas été montée depuis plus de cinq semaines, se mit à sonner, un soir, durant la veillée ; l’horloge sonna sept coups.

— Sept coups ! fit soudain Delmas Fiermont, d’une voix toute altérée. Sept coups !… Il va arriver quelque chose, quelque catastrophe, soit à sept heures, ce soir, soit dans sept jours, ou bien dans sept semaines, sept mois, ou sept ans…

— Ou bien dans sept fois sept ans, acheva Paul, en riant.

— Je ne badine pas, Paul, dit Delmas Fiermont, en frissonnant. Ce timbre… muet, depuis dix ans…

— Mon ami, intervint le notaire Schryne, en posant sa main sur l’épaule de Delmas, ce n’est pas à notre âge qu’on devrait se livrer à la superstition… Et, j’y pense ! S’il arrive quelque chose, ce sera dans sept jours : le mariage de Paul, tu sais…

— Non ! Non ! Ce n’est pas cela ! s’exclama Delmas Fiermont. Ce timbre… qui vient de sonner sept coups… crois-le, il annonce une tragédie, je le sens, je le sais ! et encore une fois, il frissonna.

— Mon oncle ! Je vous en prie ! Mon oncle ! fit Paul.

— Paul, je voudrais bien qu’il serait neuf heures du soir, plutôt que neuf heures du matin, en ce moment… Quelque chose me dit que je n’entendrai pas sonner sept heures, ce soir.

— Êtes-vous malade, oncle Delmas ? demanda Paul.

— Non, cher enfant, je ne suis pas malade… Mais, allons ! Partons !

Pourtant, avant de quitter la salle à manger, Delmas Fiermont jeta sur l’horloge un regard rempli d’une superstitieuse terreur.

Et lorsqu’il fut parti pour la ville, en compagnie du notaire, Paul entendit, pendant longtemps encore, venant de l’aile du « château » réservée aux domestiques, les cris et les sanglots de la jeune servante Fantine. Au milieu de crises nerveuses, causées par la frayeur qu’elle avait éprouvée dans la salle à manger, alors que le timbre, muet depuis dix ans, avait résonné soudain, Fantine ne cessait de crier :

— Le timbre ! Le timbre ! C’est un avertissement !

Alors, Paul, pour chasser les pensées morbides qui menaçaient de l’envahir, sortit sur la terrasse, où il se mit à fumer d’innombrables cigares.