Le bataillon de Cythère/Texte entier

P. Fort (p. 3-62).

LE
Bataillon de Cythère

I

CES DAMES — PROTECTEURS ET PROTECTEURS — SPLENDEUR ET MISÈRE.

L’esprit n’est pas seul à courir les rues ; un de ses compagnons les plus habituels, le vice, tient souvent toute la place sur le trottoir et force l’honnêteté à prendre la chaussée afin d’éviter son contact : encore cette chaussée est-elle maintes fois encombrée d’équipages brillants aux harnais luxueux, aux ressorts moelleux dans lesquelles se prélasse le vice, toujours.

Dans cette rapide étude nous espérons donner à nos lecteurs une idée précise de ce qui forme les contingents de cette innombrable armée ; des chefs, des étoiles, des sommités, enfin de tout ce qui est arrivé à la force du ventre sinon du poignet ; nous descendrons aux humbles et sordides troupiers croupissant dans la boue noire et fétide des bouges où s’ébat le vice misérable, trouvant dans son exercice à peine de quoi remplir ce pauvre ventre si travailleur hélas ! qui porte à lui seul le poids des maigres affaires, chargé de faire vivre sa propriétaire toujours en ménage avec un souteneur affamé, assoiffé aussi, le plus dur, le plus exigeant des deux, allant jusqu’à frapper à coups de pieds la partie la plus active, qui n’en peut mais !

L’État-major, coté à haute, très haute cote, fantaisistement blasonné, sérieusement diamanté, est formé en majeure partie de très médiocres cabotines tourmentées de la gloire des planches et y montant surtout parce qu’elles savent qu’elles y pourront déployer tout le luxe de leurs beautés, les exhibant à toute une salle, réservant le toucher aux intimes de la coulisse : elles savent aussi que là se tient le marché le plus cher, où les choses acquièrent d’autant plus de valeur qu’elles sont mieux présentées et à une plus grande clientèle. Le rôle importe peu, le meilleur est celui au maillot le moins couvert.

Le rôle joué, les amants trouvés, l’artiste de rencontre quitte la scène, sauf à y revenir plus tard tenter une nouvelle fortune.

Sa vraie vocation c’est la fête dans toute sa splendeur avec changements de protecteurs et de domiciles, allant des petits hôtels — oh ! leurs rêves ! — à l’entresol plus modeste ; de l’entresol à la ville de province où la plus sage termine une vie galante bien remplie de soupers, de bals, de toutes les fêtes que l’oisiveté remuante sait inventer pour charmer les loisirs des jours et des soirs — en attendant les nuits vaillantes.

L’hiver se passe à Paris, avec la saison de Nice comme entr’acte ; le Grand-Prix couru, les malles s’emplissent et l’on part à la mer, aux eaux, en excursions suivant le caprice, le goût, la mode de l’année ; c’est parfois le moment choisi des ruptures… Elle s’en va seule dans l’espoir de trouver dans ses voyages une nouvelle passion pour remplacer celle envolée. — Hélas, le rastaquouérisme fleurit mieux l’été, dans les relations de campagne, et les lapins pullulent ; — mais il n’est pas possible de rester à Paris l’été, la réputation d’une horizontale a ses exigences.

On revient avant les protecteurs que les devoirs mondains retiennent dans les châteaux, en famille, pour la chasse — c’est l’époque du guerluchonnage effréné — puis, l’hiver revenu, la vie reprend son cours de fêtes, de soupers, de théâtres. Ces pauvres femmes suivent l’existence des vraies mondaines sans avoir la compensation de celles-ci à leur fatigue. — Au moins la femme du monde couche seule quelquefois.

Mais aussi on est de l’État-major dont la notoriété balance celle des maisons les plus citées. Il en est d’aussi jolies qui s’en tiennent à un rêve plus modeste, se contentent d’un luxe douillet, seyant à leur genre de beauté pas tapageuse, préfèrent, une fois la main mise sur l’homme rêvé, s’enrichir lentement mais sûrement et ne pas courir la chance douteuse des fêtes continuelles avec leurs brusques ressauts qui désarçonnent les meilleures monteuses.

Monteuse de coup celle-là : elle persuade son seigneur que la noce ne vaut rien à l’estomac d’un homme du monde ; il ne se range pas, elle le range, se fait indispensable à ses vices et à sa santé, lui prépare chaque soir la tisane bienfaisante, jette dans la tasse, discrètement, la drogue excitante nécessaire au réveil des sens paresseux.

Au sortir d’une liaison, il reste à cette prévoyante autre chose que le souvenir : elle ferme le compte courant de l’amant et passe par profits la somme assez ronde qu’elle a su acquérir — salaires des soirées tranquilles passées sous la lampe à la lumière paisible, rénumération des nuits énivrantes qu’elle savait embellir encore par sa science profonde de la volupté — argent bien gagné qui lui permet d’envisager l’avenir avec des yeux sereins, un sourire confiant : ses vieux jours sont assurés.

Elle devient rare, la femme galante sachant faire un intérieur à l’amant revenu des fêtes turbulentes ; il faut maintenant — voyez Mensonges — la recruter dans le monde même, dans le vrai monde, et celle de ces dames qui y consentent ont des prix si élevés que toutes les bourses n’y peuvent atteindre.

La diffusion des fortunes, la rapidité avec laquelle elles s’effondrent en ces temps de cracks de tous genres, et aussi la pingrerie naturelle aux gens de fortune récente ont créé la commandite pour ces dames ; j’entends la commandite reconnue, admise, l’autre, celle que fondent souvent par leur seule adresse les entretenues, exista de tout temps.

On a aujourd’hui une part d’horizontale comme on a une part d’action ; en arrivera-t-on à libérer la première et à l’offrir comme on offre les actions — en échange d’un service ou d’un emploi honorifique ?

Il est impossible de dépeindre complètement, avec anecdotes à l’appui, le genre de vie que mène l’État-major de l’armée du Vice : il faudrait pour cela citer tel nom, décrire tel hôtel, tel boudoir… et se voir ensuite traîner sur le banc d’infamie par ces dames, car aucune d’elle n’acceptera d’être incorporée dans cette armée ; elles sont semblables en cela à une de leurs inférieures qui s’écriait :

— Je veux bien me traiter de vache, mais je ne veux pas qu’on me le dise.

C’est tout au plus si elles consentent à accepter les noms si doux sous lesquels on les désigne aujourd’hui.

La situation acquise est assez facile à conserver jusqu’à un certain âge, notez que je ne dis pas jusqu’à un âge incertain ; il est de ces dames qui firent les beaux jours du second Empire et qui font encore les belles nuits de la troisième République.

À quel enchanteur doivent-elles le secret de paraître toujours jeunes aux yeux éblouis des générations qui se succèdent à leurs genoux ?

Le philtre est commun, bien que toujours efficace, la bêtise humaine suffit à ces dames pour les maintenir au rang qu’elles ont acquis ; la mort seule les fera oublier, mais avant de succomber elles auront lutté bien longtemps !

Elles savent si bien appliquer le dicton :

Où le père a passé, passera bien l’enfant !

Un peu de prévoyance est souvent nécessaire à celles qui veulent résister ; le luxe qui les pare est l’ingrédient indispensable à l’assaisonnement d’une beauté dont on n’aperçoit plus que le vestige ; si le luxe s’évanouit, le fantôme fait place à l’affreuse réalité, le sceptre de la galanterie fait presque instantanément place au balai de bouleau, au cordon de la loge.

Adieu paniers ! il ne reste plus à la courtisane déchue qu’à faire danser l’anse de celui qui contient les provisions pour la cuisine.

Dans les demoiselles de la haute noce il se rencontre une catégorie qui n’a pas même la fidélité relative des horizontales de marque — de marque, sans doute parce qu’elles sont marquées au chiffre de leur propriétaire, comme son linge et sa vaisselle ? — Dans les petits théâtres, dans les entresols, dans les endroits réputés, on en trouve qui, pour un chiffre raisonnable, consentiront à tromper l’amant en titre et à figurer pour un soir dans une fête intime soit en tiers dans un ménage qui ne sait plus se suffire à lui-même, soit comme quatrième dans une partie carrée, soit comme simple partenaire dans un duo unique et passager — de passager on fait passe, c’est ainsi que la dame appelle le service qu’elle rend à un assoiffé d’amour rapide, dans une maison choisie dont la propriétaire est sa providence dans les jours difficiles.

« — Ils sont trop ! » s’écriait un grenadier de l’Empire. Celles-là ne sont pas moins ; triste armée sans cesse en bataille, sans espoir de jamais vaincre, recommençant chaque soir la mêlée ; souvent chargée par un ennemi impitoyable qui malmène les prisonnières, heureuses encore si elles s’en tirent avec quarante-huit heures de Dépôt. Quant aux blessées…, un



On a aujourd’hui une part d’horizontale comme on a une part d’action.

repos salutaire et administratif leur permet de rentrer bientôt dans le rang et de combattre à nouveau.

Dès la tombée de la nuit, la campagne commence, les embuscades se dressent ; les éclaireurs, reconnaissables à leur démarche traînante, au déhanchement invétéré, s’en vont faire le guet et la lutte s’entame ; le passant sollicité, frôlé, capté, doit céder, sinon les injures, les menaces pleuvent ; bien heureux si juge de prise douteuse il peut d’éloigner sans encombre ; le malheur veut-il qu’il inspire confiance ; l’araignée du soir l’enlace, donne au souteneur prévenu le temps d’arriver… et promptement on l’assomme, on le dépouille, et s’il a le mauvais goût de témoigner par ses cris autre chose que de la satisfaction, les couteaux ne sont pas fait pour seulement peler des pêches.

Ne soyons pas si noir, bien qu’encore fréquent ce tableau l’est moins que cet autre :

Boulevards extérieurs huit heures du soir à une heure du matin, hiver ou été, au choix.

Des femmes vont et viennent par groupes, dans un espace restreint ; elles causent de la dureté du temps, de la rareté du client, de son avarice, de ses exigences, du marlou et de sa jalousie… Un miché probable s’avance, les femmes se séparent, l’une d’elle attaque :

— Viens-tu beau garçon ? je suis très polissonne.

— Pas ce soir, j’ai pas le rond.

— Mais si, t’as bien deux francs ?

― J’te dis que j’ai pas le rond !

— Voyons, t’as trente sous !

— P’t-être pas !

— Viens tout de même, fait la femme qui a compris ; c’est un râleur, elle en tirera ce qu’elle pourra.

L’autre, sa compagne restée toute seule, bat l’asphalte d’un pas plus rapide, chantonne pour se distraire en attendant le retour de la travailleuse.

Dix minutes se passent, elles se rejoignent.

— Combien ?

— Quarante sous, ma chère, et avec ça exigeant comme tout. C’est épatant, ces cochons-là faudra bientôt turbiner à l’œil ! Allons boire un punch, dis ! Elles s’éloignent, bientôt rejointes par un homme qui fond sur elles, cogne sur celle qui sort du turbin comme elle l’a dit, lui prend la braise et s’en va en proférant des menaces terribles.

— J’te crèves si tu bouges du bitume ! s’pèce de feignante.

Pleurante, décoiffée, la figure rougie par la bâfre, la femme se remet à sa promenade, résignée, elle sait qu’il n’y a pas de rébellion possible, c’est son homme, il a tous les droits. Au reste, il la protège contre tous ceux auxquels il prendrait fantaisie de le suppléer dans la distribution libérale gnons.

Pauvre soldat ! voilà son sort ! à peine une boule de son péniblement gagnée, son protecteur à lui, à l’encontre de ceux des gradés, lui dévore, lui boit tout, lui laissant à peine de quoi suffire à l’entretien de ses haillons, tandis qu’il guette patiemment chez le troquet, contrôlant ses passes, venant à la caisse aussitôt qu’il la voit réapparaître.

Il y a bien la caserne, autrement dit le gros numéro, mais alors elle ne serait plus libre.

Le souteneur, dont nous nous occuperons d’une manière plus étendue tout à l’heure, est d’institution aussi ancienne que la fille. Nous ne voulons pas faire d’érudition à coups de bouquins remués à tort et à travers, en tirer des citations tronquées ou dénaturées, comme se le permet l’auteur de plusieurs études de ce genre, où l’inexactitude le dispute à l’imbécilité ; nous ne donnerons pas au lecteur la monographie fastidieuse du souteneur depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours.

Constatons seulement qu’il existe, c’est suffisant ; constatons aussi que le supprimer serait chose presque facile si l’autorité montrait à son égard une rudesse dont personne, sauf, les intéressés, ne saurait la blâmer.

Peu de femmes échappent à la loi du souteneur, surtout dans les quartiers excentriques, celles qui ne se prostituent que le soir, après leur travail, ont parfois pour protecteur un individu dont la manière de voir est semblable à la leur : c’est un ouvrier économe, peu buveur, évitant les querelles, les batailles, n’intervenant auprès de sa marmite que dans les cas extrêmes… Ils finissent par s’épouser et s’établir avec les fonds recueillis pendant les années de travail.

II

LES PROXÉNÈTES — LE RECRUTEMENT — LE LANCEMENT

Le recrutement s’opère de différentes façons dans les trois classes de l’armée du Vice ; tandis qu’il suffit au simple soldat de descendre dans la rue… et d’exercer, l’enrôlement demande plus de formalités dans le clan des horizontales. Il ne suffit pas d’être jolie — il n’est même pas nécessaire de l’être extrêmement — pour faire partie du corps spécial si judicieusement nommé « Bataillon de Cythère » par les annalistes de ce bataillon ; un peu, un tant soit peu, de vivacité dans l’esprit, un minois pas par trop banal, une taille avantageuse et surtout beaucoup de belles relations, voilà tout ce qu’il faut à la postulante qui aspire à devenir une étoile de la galanterie.

Que le hasard — surtout favorable à ces dames — veuille qu’elle tombe sur un bon garçon suffisamment pourvu de ce qu’on nomme le nerf de la guerre, et le lancement de l’étoile aura lieu dans des conditions permettant d’espérer une longue suite d’amours productives.

Ces rencontres n’ont cependant pas lieu au coin des rues, il y a presque toujours un trait d’union qui apparaît au moment propice, sous la forme d’une proxénète.

« Les plus habiles proxénètes dissimulent leurs manœuvres sous l’exercice apparent d’une profession où l’on emploie des ouvrières. Par l’enseigne, elles sont couturières ou modistes. Dans la maison, la mise en scène est complète, il y a des étoffes, des travaux en train. En réalité, c’est un lieu de débauche où, sous prétexte d’un travail lucratif, on entraîne des jeunes filles qui ne tardent pas à se prostituer… Il y a encore les tapissiers qui installent des filles dans des appartements loués, meublés par eux, et qui touchent un prix de location quotidien destiné à former un prix de vente après complet payement… Que de types, depuis la marchande à la toilette encore misérable, tendant la main pour recevoir le prix de son ignoble accointance, ou prêtant, moyennant loyer, quelques pauvres accoutrements à une prostituée de ruisseau, jusqu’à l’opulente proxénète qui peut, en un clin d’œil, transformer en une fastueuse courtisane la fille indigente qu’elle a corrompue et à laquelle elle vendra ou louera pièce à pièce et à des prix fabuleux, son linge, ses vêtements et ses meubles !… »

Ces dames ne peuvent malheureusement se passer de cet horrible intermédiaire, souvent encore moins laid de figure que d’âme et ce n’est pas peu dire ! mais enfin, puisque la réussite est à ce prix !… L’instillation a lieu en grande pompe, et il y a présentations aux collègues, réceptions, etc…

Entre elles, ces dames de la haute noce se jalousent âprement. On trouverait encore, en cherchant bien, quelques exemples de solidarité dans la masse des filles publiques, qu’il est impossible d’en citer un dans le bataillon de Cythère. Un point de ressemblance plus rapproché entre les deux camps, c’est l’amour du duel à coups de poing — pugilat. Il arrive fréquemment que deux cœurs s’éprennent à la fois de la même moustache, brune ou blonde : le résultat ne se fait pas attendre ; une rencontre a lieu dans laquelle ces dames mettent de côté leur maintien, leur dignité, leur fraîche noblesse même, enfin tout ce qu’elles ont pris de factice à la fréquentation des hommes du monde, et au galop le naturel ! les chignons voltigent, les dentelles jonchent le pavé, les griffes s’implantent dans d’adorables minois qui devront rester au moins quelques semaines cloîtrées avant de reparaître sur la scène parisienne ; dans ces batailles, la femme apporte toute la somme de traîtrise dont elle dispose, cherche à frapper au point vulnérable, calculant la portée d’un coup qui puisse atteindre l’adversaire dans le plus délicat des ouvrages avancés.

Nous assistâmes un soir à une de ces batailles dans les coulisses d’un café concert ; deux de ces dames, en toilettes de scène, se précipitèrent l’une sur l’autre après épuisement complet du vocabulaire ordurier. La plus faible, fouettée devant tous, s’acharna sur son ennemie et lui arracha avec ses ongles de longues traînées de peau sur les seins — la condamnant ainsi à chanter près d’un mois en corsage fermé ! Deux chanteuses !… venez donc me dire après cela que la musique adoucit les mœurs ! c’est possible, mais les bonnes seulement alors ?

Il n’y a pas d’exemple de confraternité entre ces dames, disions-nous, il n’y en a pas non plus d’un lancement opéré par elles lorsqu’elles ont encore l’âge de travailler pour leur compte ; cela se comprend à la rigueur : elles ne trouvent jamais qu’elles ont trop d’amants, l’ouvrage ne les effraye pas, et si elles ne sont pas encore parvenues à l’âge de prendre rang parmi les proxénètes, elles gardent pour elles les aubaines qui peuvent leur tomber.

Ce qui les perd parfois, c’est l’impudence avec laquelle elles affichent leurs amants de cœur — guerluchons en langage moderne — d’aucunes mettent une certaine ostentation à produire l’élu de leur choix ; celui-ci n’appartient pas toujours à la dernière classe de la société, ce n’est pas toujours un cocher ou un palefrenier, c’est parfois même un homme du meilleur monde, aux grandes manières, à l’allure pleine de distinction ; seulement, ce qui l’auréole aux yeux de la dame, c’est son absence complète de fonds ; c’est que c’est un pique-assiette mondain, qui va piquer jusque dans… l’assiette de l’amour, aux frais des autres ; en un mot, il ne casque pas ! Ce guerluchon-là finit souvent par un mariage d’amour avec une rôtisseuse de balais hors d’âge.

Il en est d’autres de condition plus infime, encore honorable, énamourés d’une dame dont l’entretien est hors de la portée de leur bourse ; ils obtiennent des entrées de faveur, ne paient que le droit des pauvres, c’est-à-dire les menues dépenses, et souvent avec ces menues dépenses ils pourraient avoir à eux presque seuls une charmante maîtresse ; mais le cadre serait moins brillant, moins doré, moins parfumé !

L’amant de cœur est une chose si nécessaire à la



Il arrive fréquemment que deux cœurs s’éprennent à la fois
de la même moustache.

femme dont l’amour est le métier, qu’une d’elles répondit à son protecteur, dans une scène de jalousie provoquée par son inconduite :

— Mon cher, je ne veux pas avoir l’air de m’élever au-dessus de ma position.

Il en est parmi ces dames qui se reposent des fatigues de l’amour payé entre les bras de personnes de leur sexe, de celles-là leurs propriétaires ne sont pas jaloux, ils savent que le goût particulier de leurs maîtresses les préserve d’une infidélité masculine, leur seul regret est d’être exclus des petites fêtes de l’amour lesbien.

Écoutez : Une noble dame était entretenue à la fois par un vicomte et une marquise.

Adroite, fine, jamais ses deux protecteurs n’avaient rien soupçonné et ce doux commerce aurait sans doute longtemps prospéré si une infâme, égarée par la jalousie, ne s’était avisée de dénoncer la chose au vicomte dans une lettre aussi détaillée qu’anonyme ; détaillée, mais pas assez cependant pour que le vicomte ne crût avoir affaire à un individu de son sexe.

En proie à toutes les fureurs de la jalousie, le malheureux berné voulut se convaincre davantage de son malheur. La lettre indiquait d’une façon précise le lieu du rendez-vous ; il épia, vit son adorée pénétrer dans un immeuble qu’en Parisien consommé il savait être une maison de passe. En proie à une rage froide, il se contint ; pénétrant quelques instants après sa maîtresse (il voulait le grand jeu du flagrant délit), il corrompit une domestique et se fit ouvrir la porte de la chambre où se trouvait enfermée la dame en compagnie de la marquise.

Pénétrant brusquement dans la pièce, le sourcil froncé, sa main caressant la crosse d’un mignon revolver qu’il avait emporté à tout hasard, il s’élança… et dut faire un violent effort pour éviter de déranger en tombant dessus l’harmonie d’un tableau…

 

Sa fureur s’éteignit immédiatement et ce fut le sourire aux lèvres, le chapeau à la main, dans un salut correct, qu’il adressa à ces dames le plus gracieux des :

— Ne vous dérangez pas, je vous en prie.

Mais, chose inattendue (il était écrit que la scène tournerait au tragique), la marquise se redressa d’un bond et, devinant la situation en partie double de sa maîtresse, elle tomba sur la pauvre fille et lui administra une de ces admirables paires de gifles qui font tourner les têtes les plus solides.

Il fallut que le vicomte exhibât le fameux revolver pour obtenir un peu de tranquillité de la part de notre noble dame, qui se soulagea alors par une bordée d’injures dignes de ses aïeux qui avaient acquis la fortune à laquelle elle doit son titre en criant dans les rues :

— Ferraille à vendre !

Il ne faudrait cependant pas trop blâmer ces malheureuses filles de chercher un remède à l’ennui qui les ronge « au sein de leurs plaisirs », dirait la chanson, hors de la compagnie d’individus d’une condition autre que la leur, d’une éducation supérieure à celle qu’elles ont reçue, quand elles l’ont reçue.

L’exemple leur est donné par des dames de ces messieurs qui n’hésitent pas toujours à provoquer de jolis scandales mondains en prenant la fuite le plus souvent avec un chevalier du crottin, parfois avec un autre de leurs domestiques. Qui n’a présente à la mémoire la disparition d’une jeune baronne avec un cocher d’omnibus ! La baronne s’était lestée de quelques billets de mille, le mari prit mal la chose et déposa une plainte. Rattrapés, ce fut le malheureux Don Juan du fouet qui paya le plus cher ; il fut condamné comme complice du vol ! Voilà ce que c’est que de ne pas savoir se conduire… quand on est cocher…

Nous avons dit précédemment que la femme entretenue comme l’entendaient et l’entretenaient nos pères, n’existe plus ; ce type de femme a suivi la grisette et disparu avec elle. Il existe encore cependant une catégorie de femmes qui ne sont ni des horizontales proprement dites, ni des filles publiques, et qui vivent cependant de la prostitution ; elles ont un ou plusieurs amants à la fois, mais cette prostitution a lieu d’une façon si discrète, que les femmes qui s’y livrent ne donnent prise qu’à une chronique peu intéressante. Leur recrutement a lieu de la même manière que pour les précédentes et, là encore, la proxénète mène les négociations. Elle exerce dans les coulisses des petits théâtres, auprès des figurantes, dans la vie privée auprès des femmes mariées qui dévoient, des veuves que la mort du mari a jetées d’une situation opulente à la demi-misère, Nous ne saurions donner au lecteur de plus amusants tableaux de proxénétisme, — et maternel encore, — que ceux que nous cueillons dans un spirituel ouvrage sur Ces Demoiselles de l’Opéra, signé par un Vieil Abonné :

« Un riche étranger avait envoyé à un petit sujet une voiture et deux chevaux. La mère de la ballerine lui adressa le billet suivant :

« Mon cher Monsieur,

« Quand on veut faire un cadeau à une jeunesse pauvre d’un équipage et de deux chevaux, on les lui fait parvenir sous enveloppe. »

Les mères des danseuses, — écrit le spirituel abonné, — commencent à ne plus ressembler à ces mamans improbables et fantastiques des vaudevilles de Théaulon et de Bayard, — avec leurs châles de barège usés, leurs chapeaux de paille brûlée leurs sacs antédiluviens, — ventrues comme des courges ou ridées comme des pommes sèches.

Un gentleman faisait la cour à une des notabilités du premier quadrille.

Celle-ci après bien des hésitations, consentit enfin à souper en sa compagnie dans un cabinet des plus particuliers.

— Seulement, ajouta-t-elle, je vous avertis que je serais obligée d’amener maman ; sans cela elle ne me laisserait pas venir.

Grimace de l’amoureux, qui fit cependant bonne contenance, tout en murmurant à part lui :

— J’en serai quitte pour me débarrasser de la brave femme à un moment donné.

Oh soupa donc… à trois, — l’amphitryon prenant à tâche de faire boire la matrone le plus possible.

Au dessert, tout le monde était gai.

— Voici l’instant de renvoyer la vieille, se dit le galant ; mais, sacrebleu ! comment m’y prendre ?…

Comme il cherchait un moyen et une formule, la mère se pencha tendrement à son oreille :

— À présent, proposa-t-elle, si nous renvoyions la petite ?…

Après les mères, les pères, et toujours d’après le Vieil Abonné !

Mademoiselle F… S…, un petit sujet est la fille d’un ancien soldat.

Elle et le marquis de X… s’aimaient d’amour tendre.

Un soir, mademoiselle F… S… ne rentra pas, pour la première fois, au domicile paternel.

La mère pleura beaucoup.

Le père veilla, lui, toute la nuit.

Il ne dit pas un mot à sa femme, qui, le matin, s’évanouit en le voyant endosser son ancien uniforme, mettre son épée au côté et sortir, le visage bouleversé et les mains crispées.

Le petit frère suivit le père de loin et revint dire à sa mère qu’il venait d’entrer tout droit chez le marquis de X…

La mère se leva et courut à l’église.

Le père de la danseuse avait en effet pénétré dans l’hôtel X…

Le domestique voulut faire des difficultés, vu l’heure par trop matinale de cette visite ; mais le vieux militaire insista d’un ton si ferme que Jean alla réveiller son maître et lui dire le nom du visiteur.

Tableau !

Il fallait pourtant faite contre fortune bon cœur.

Mademoiselle F… S…, tout en larmes, courut se cacher à l’extrémité de l’appartement.

M. le marquis de X… s’habilla correctement, et s’étant composé un visage de circonstance, entra dans le salon où l’attendait le père de la danseuse.

Ils se saluèrent gravement, et le père, prenant le premier la parole, dit ces simples mots :

— Monsieur le marquis, aurai-je du moins mon litre tous les jours ?

Toujours du Vieil Abonné :

La plupart des danseuses sont filles de petites gens. Mercenaires de l’atelier, du magasin ou du bureau, artistes infimes et émérites, concierge dont la femme a fait le ménage de bon nombre de locataires — et autres choses avec.

Je disais à mon portier :

— Père Machin, votre aînée est crânement gentille !

— Je le crois fichtre bien ! Mon épouse a été la maîtresse d’un général !!!

La proxénète n’est pas nécessaire à toutes ces dames. La dernière anecdote du Vieil Abonné va nous le démontrer.

Vous connaissez tous la petite X…, une des plus désirables « captives grecques » de Namouna ?

Elle a sur la peau le duvet pourpré de ses vingt ans. Les yeux et le nez d’une muse. La joue en fleur. Sur ses lèvres, le divin carmin de Mignard. Une chevelure d’un prestigieux caprice.

Banville n’hésiterait pas à déclarer sa gorge pétrie avec la neige des sommets sacrés !…

Il paraît que ses écrins sont comme des parterres d’astres et comme des jardins d’étoiles.

Eh bien, toute cette bijouterie ne lui coûte pas ça, pas ça, pas ça, comme chantait Judie dans Madame l’Archiduc.

Voici, d’ailleurs, son procédé aussi simple qu’ingénieux :

Depuis qu’un pas de deux, dans le dernier ballet, l’a mise en relief, elle va au foyer, de l’un à l’autre des abonnés, coquetant, babillant, sautillant, distribuant entre tous, avec un équilibre admirable, la menue monnaie du sourire, du serrement de main, du baiser furtif. Chacun se croit le préféré. Chacun se dit in petto : « Un dernier effort et j’enlève la place ! »

Et c’est à qui apportera une pierre plus précieuse que celle fournie par le voisin…

Mademoiselle X… encaisse tout et n’accorde rien davantage…

Enfin, un des donataires devint pressant et sollicita une échéance précise.

Mademoiselle X… ouvrit des grands yeux de vierge étonnée ; elle se fit répéter deux fois la question. Des larmes humectèrent soudain ses cils soyeux ; c’est à peine si son émotion lui permit d’articuler ces mots :



Mon cher, je ne veux pas avoir l’air de m’élever au-dessus
de ma position.

— Quoi ! monsieur, ces présents n’étaient pas offert de bonne amitié !… Oh ! si j’avais su que votre projet était de m’entraîner dans l’abîme où tant de camarades… Laissez-moi, monsieur… Votre conduite est indigne… Et moi qui avais la faiblesse de vous croire meilleur et plus loyal que les autres !… Demain, je vous renverrai toutes que vous m’avez donné !… Oh ! ma mère ! que je souffre !…

Puis elle alla tomber pantelante dans les bras d’une vieille à cabas et à tartan.

Quant au monsieur, il resta cloué au plancher, muet, ébahi, stupéfait !

Faut-il ajouter que le lendemain on ne lui renvoya rien du tout ?

En revanche, quand Mademoiselle X… passa près de lui, elle pinça les lèvres et lui fit tout juste un petit salut bien sec de la tête.

À ceux qui s’étonnèrent d’une telle froideur envers un monsieur qui avait eu les honneurs de nombreux a parte, elle répondit :

— C’est un malotru avec lequel ne peut se commettre une femme qui a le souci de sa dignité et de l’opinion.

La cohorte des mystifiés s’est vengée en lui décernant le surnom de Pie Voleuse, sous lequel elle est connue maintenant à l’Opéra…

Le recrutement du soldat s’opère par les fréquentations de filles encore au travail qui fréquentent des prostituées de profession ou de hasard ; par la misère, par la malheureuse connaissance d’un souteneur qui, un beau soir, forcera la fille à descendre sur le trottoir pour lui fournir la pâtée. Il y a les recruteurs de profession.

« Ils se tiennent généralement auprès de la fontaine du Châtelet ; leur commission pour la remonte est en moyenne de cinquante francs, mais ils ne la touchent qu’une fois la fille en wagon. »

L’auteur du livre dont nous extrayons ces quelques lignes ajoute :

« Ils ne sont que trois ou quatre courtiers connus et n’appartiennent pas au joli monde des souteneurs.

Des banquiers, alors.

Parmi les souteneurs recrutant pour leur compte, beaucoup vont opérer aux abords des gares, guettant les paysannes naïves, déroutées à leur arrivée à Paris ; ils les apprivoisent, les attirent par des promesses de places excellentes et les lancent !

III

LA CASERNE — LA REMONTE

La caserne, pour l’armée du vice, est le dernier refuge, celui où la fille n’ira s’abriter qu’au dernier moment, sachant que dans ce lieu elle abandonne tout ce qui est son humble personnalité ; elle devient là une machine à plaisir qui n’a même pas le droit de refuser ce qui lui déplaît, comme elle le peut faire quand elle est libre sur son trottoir.

En entrant, elle prend un nom de guerre, et voilà son incorporation accomplie ; à partir de ce moment, elle n’a plus rien à elle, mais, en revanche, elle est nourrie, couchée, blanchie… et volée. Le peu qu’elle gagne par ses pourboires revient vite à la caisse de la maison.

Et encore, pour cet abandon de tout son être, elles n’ont droit qu’à être respectueuses envers leurs tyrans mâles et femelles. La directrice de la maison, qui les exploite, les dépouille, les pressure, les considère de même essence que le négrier considère ses esclaves.

Lorsque Madame paraît à la table commune, tout le monde se lève et personne ne peut s’asseoir que madame ne se soit assise ; un mot grossier ou obscène se paye d’une amende. Cette pénalité est fréquemment employée ; les délits imaginaires sont innombrables et les punitions pleuvent comme grêle en mars, Ne faut-il pas que les pourboires reviennent à leur destination naturelle ?

La matrone est un bien joli type, exploitant son ignoble troupeau avec une majestueuse condescendance pour les vices des clients sérieux, sévère aux pensionnaires et aux galopins qui viennent faire flanelle dans son établissement.

Hors de leur caverne, elles réclament de la considération jusqu’auprès des employés de la préfecture de police, se plaignant de n’être pas toujours traitées avec les égards dûs à d’honnêtes femmes ; et le plus drôle, c’est qu’elles sont sincères !…

Exploiteuses et exploitées vivent cependant bien d’accord : la fille a pour Madame le respect que celle-ci réclame, et parfois, lorsqu’elle est aimable et pas trop dure, une certaine amitié !

Partout la vie est la même dans ces maisons, luxueuses ou misérables, où le jour et l’air pénètrent à peine, où l’atmosphère lourde, surchargée de parfums violents, donne aux femmes d’effroyables migraines. À part deux ou trois maisons spéciales et renommées où les pourboires prennent des allures de traitements de fonctionnaires, les femmes en sortent généralement pour passer dans un autre, semblable ou à peu près, mais toujours sans un sou ; elles sont devenues des colis, une marchandise, qu’on échange à volonté.

Depuis longtemps, la volonté, chez elles, est morte, noyée dans l’absinthe, les alcools, le tabac, l’abrutissante paresse des longs jours vécus dans une salle surchauffée, des lentes heures passées à jouer aux cartes, à faire des réussites auxquelles elles ne demandent même plus de réussir, tout désir, tout espoir ayant disparu ; il ne leur reste plus qu’un vague malaise, une appréhension confuse des années qui s’écoulent dans cette torpeur, les amenant insensiblement, sans qu’elles s’en soient préoccupées une heure, au fatal, au brutal renvoi, alors qu’elles ne sont plus que guenilles, bonnes tout au plus à peupler les innombrables bouges des barrières.

IV

LA TRAGIQUE HISTOIRE

C’était au grand 18, dans une maison de marque. La proximité de l’École militaire entretenait une clientèle renouvelée juste à temps par les changements de garnison ; la fatigue aurait pu faire déserter la maison. La patronne était très digne,

Depuis douze ans, elle en avait alors vingt-neuf, madame tenait l’établissement, seule, et elle songeait ce soir-là, souriant à ces dames sans les voir, que quatre années encore lui suffiraient pour atteindre le résultat fixé ; encore quatre ans d’une vie dont elle se lassait enfin, et à son tour, elle pourrait se reposer, se coucher de bonne heure, n’avoir plus tout ce bruit, ce tapage autour d’elle ; elle pourrait enfin jouir de la vie paisible, ambitionnée dès les débuts.

Et son secret qu’elle pourrait enfin dévoiler, son enfant qu’elle n’aurait plus à cacher, à élever loin de ce cloaque, cette pourriture, comme elle disait dans les heures de dégoût ; son fils qu’elle avait placé en pension, chez un brave homme d’instituteur, à l’autre bout de Paris ; il suivait les cours d’un lycée et, quand il aurait l’âge, il concourrait pour Saint-Cyr.

Et son sourire se faisait malicieux en rêvant à son grand garçon en uniforme coquet, sortant les mercredis et les dimanches pour venir embrasser sa mère, rentière aisée dont il ignorerait toujours la véritable profession ; le mensonge vraisemblable conté dès sa petite enfance, continuant. Elle lui dirait en temps voulu qu’elle avait cédé son magasin de tissus, placé à dessein dans la grande banlieue, pour éviter qu’une idée prit au gamin de vouloir y venir. À l’instituteur, elle avait dit qu’il était impossible, dans son commerce, d’avoir un enfant près d’elle, et aux vacances, à part un voyage de quelques jours, une escapade pour la mère et l’enfant, elle le confiait à ses soins paternels.

Elle pâlit, au milieu de la joie de ses pensées, en recevant une lettre que le facteur venait d’apporter ; elle se faisait écrire chez une amie pour éviter la découverte de ce qu’elle cachait si bien, et ses lettres ne lui parvenaient du pensionnat qu’avec un retard. Vivement elle fit sauter l’enveloppe et parcourut les quelques lignes ; le visage décomposé, elle frappa un grand coup sur un timbre placé près d’elle et, la sous-maîtresse accourue, elle quitta la caisse.

— Anna, je vous laisse la maison ; veillez bien, ma fille…

— Mon Dieu ! Madame, qu’arrive-t-il ? Vous êtes toute pâle.

— Un malheur, ma fille, un grand malheur…

Et vite, un chapeau planté sur la tête, un manteau Jeté sur ses épaules, elle courut à la station de voitures.

Son enfant malade ! « Maladie grave » disait la lettre. Elle l’avait vu le dimanche précédent, toujours plein de santé, de force. Qu’est-ce qu’il pouvait avoir ? Et la lenteur du fiacre l’exaspérait ; elle avait envie de descendre, de se mettre à courir, convaincue qu’elle irait plus vite que la rosse qui la trimballait d’un trot endormi. Et tout Paris à traverser, une bonne heure à rester là, dans cette boîte, à se manger le sang ! Elle abaissa vivement la vitre, se pencha à la portière :

— Va donc, vieux ! Cent sous si ton cheval galope.

Le cocher allongea trois ou quatre coups de fouet au cheval qui rua, se secoua, allongea le trot ; quand la bête faisait mine de reprendre son allure paisible, le cocher la fouaillait.

— Qu’est-ce qu’il a ? Où est-il ?…

— Ah ! Madame !…

L’instituteur balbutiait, hachait des mots sans suite, sans parvenir à trouver la phrase consolatrice qui devait préparer la mère à souffrir, une phrase longuement triturée que son arrivée brusque, dans la nuit, avait fait fuir, et une lanterne dansait au bout des doigts tremblants du vieux qui restait effaré.

Du coup la femme comprit, son enfant était mort ! Tout ce qu’elle comprimait depuis longtemps sous un vernis de bon ton, exagérant les manières d’une vraie dame, qu’elle s’efforçait de maintenir, reparut à ce moment, sa nature s’épancha.

— Remue-toi un peu, fit-elle rudement, et prenant la lanterne que l’homme semblait ne plus pouvoir tenir, elle lui intima :

— Conduis-moi.

À pas traînants, comme s’il était paralysé, le bonhomme marcha vers l’infirmerie, une pièce sombre où dansait la lueur papillottante d’un bec de gaz à



Quand au Monsieur, il resta cloué au plancher…

demi-baissé ; dans un angle, sur un petit lit de fer, une forme grêle aux contours accusés par les draps qui la couvraient, immobile, dans la rigidité de la mort.

Comme une masse, la mère vint s’abattre sur le lit, prit le petit cadavre à pleins bras, l’étreignit, le serra contre elle, sur sa poitrine, pour lui donner un peu de sa chaleur, le faire revivre sous ses baisers, ses caresses, ses larmes ; elle le berçait, lui murmurant à l’oreille des paroles tendres, des mots que les mères seules connaissent, et dans ses larmes, dans ses caresses, elle s’écriait :

— Mon mignon, mon chéri, écoute-moi, réponds-moi, dis-moi que ce n’est pas vrai, que tu dors seulement, que tu vas te réveiller, m’embrasser… Qu’est-ce que tu as, dis, mon chéri ? Je te guérirai, va, moi, ta petite mère ; tu verras comme tu seras beau quand tu seras guéri !… Mais qu’est-ce qu’ils t’ont fait ces gens-là ? Ils t’ont fait bobo, dis ? Ça ne sera rien, ça se passera…

Elle devenait folle, d’une folie de bête dont le petit est blessé, qui le défendra jusqu’à la mort…

Lâchant le petit cadavre, elle se dressa devant le bonhomme qui se tenait au pied du lit, l’air inquiet devant cette douleur, effrayé du tort que ce décès, chez lui, allait faire à son établissement.

— Qu’est-ce qu’il a eu ? Comment c’est-il arrivé ?

Embarrassé, bredouillant, l’instituteur entra dans de longues explications.

On ne savait pas — le médecin n’avait rien pu dire, il n’avait rien compris au cas ; — il avait dit d’abord que ce ne serait rien… et puis le troisième jour, une mauvaise fièvre ! un transport au cerveau…

Il hachait ses phrases, perdu dans ses mots qu’il rattrapait avec des… alors… et alors… La mère ne l’écoutait plus, elle était retombée sur le petit lit, prostrée, anéantie ; ses larmes doucement coulaient sur le drap en grosses gouttes qui s’épandaient, fondaient, bues par la grosse toile qui s’amollissait sous la pluie chaude qui ne cessait de couler de ses yeux.

Avec ses larmes, son courage fondait, elle s’attendrissait, sans forces maintenant pour lutter, continuer la vie, cette vie double dont elle n’avait montré là que le côté honnête, strict, d’une brave bourgeoise élevant honorablement son enfant.

Elle recommençait à geindre, au milieu de ses pleurs, se lamentait, pleurait sa vie perdue, son suprême espoir déçu, emporté par la catastrophe vengeresse ; et le besoin qu’elles ont toutes de se confier au passant, de pleurer leurs peines au premier venu, lui faisait entamer un récit qui stupéfiait, indignait l’honnête homme qu’était l’instituteur.

— Monsieur… je n’avais que lui et j’en étais si fière !… Il était si gentil, si doux… et beau !… J’avais tout mis sur sa petite tête… Je le voyais en rêve à Saint-Cyr, en uniforme… le dimanche, il serait venu… on sortait ensemble, moi à son bras… et maintenant !…

Elle leva les bras, s’exclama :

— Pourquoi tout cela, maintenant ? Qu’est-ce que ça me fait d’avoir une boîte qui marche, qui gagne gros, puisqu’il n’est plus là pour en profiter ?… C’est fini, je ne veux plus rien faire… en rentrant, je fermerai, je vendrai… je céderai à Anna… j’en ai assez de ce chahut : avec les deux cent mille déjà de côté, je vivrai… Monsieur fera ce qu’il voudra.

Elle se tourna vers le bonhomme resté debout devant elle, heureux de voir sa douleur s’exhaler en un flux verbeux, toujours inquiet d’une nervosité qu’il ne soupçonnait pas chez cette grosse petite femme.

— Voyez-vous, on est puni… Quand je pense que je ne voulais que lui… Après, quand il en est venu d’autre… je les ai décrochés… Oui, trois fausses couches, pour qu’il soit seul, monsieur, pour qu’il ait notre fortune à lui tout seul… C’était bien la peine… Et maintenant il est là… il est là…

Elle répéta — il est là — machinalement, pendant une minute, sans comprendre ce qu’elle disait.

L’instituteur était tout ému de cette révélation choquante des trois fausses couches. Cette entrée dans l’intime secret de la vie de la femme lui rendit de son équilibre ; il eut un : Calmez-vous, Madame ! empreint d’une autorité presque paternelle.

Mais elle tenait à se soulager entièrement ; dans son idée, elle pensait que la confession complète de l’ignoble métier qu’elle avait toujours caché à l’instituteur lui démontrerait mieux la grandeur du sacrifice — hélas ! inutile — qu’elle s’imposait depuis la naissance de l’enfant.

— Vous pensez, Monsieur, ce n’était pas pour moi, c’était pour lui… afin qu’il ne puisse pas rougir de sa mère… Plus tard… je ne voulais pas qu’on sache… Monsieur, croyez-vous que c’est une existence, quand on est mère… vivre dans ce milieu-là ! Toutes les soirées, je ne pensais qu’à lui… Quand la recette était bonne, j’étais si heureuse !… Et on travaille, au 13 !… pensez à côté de l’École et les usines de Grenelle.

Enfin, je m’étais privée de le voir… de l’avoir toujours auprès de moi… ; d’abord, c’est défendu dans les maisons… mais enfin j’aurais pu, n’est-ce pas, le mettre en pension à Grenelle et avoir un appartement à côté… Mais je voulais qu’il ignorât toujours… Mon Dieu ! si plus tard il avait su, il avait appris… Si on était venu lui dire… Tes parents tenaient un… une maison publique… J’en serais morte, Monsieur…

Maison publique — fit sur l’instituteur l’effet d’un coup dans le creux de l’estomac : son cerveau s’éclairait, le voile impénétrable était déchiré ; il comprenait enfin le souci de se dérober, de se cacher, qui la hantait toujours ; il s’expliquait la correspondance passant par l’intermédiaire d’une amie.

Il eut une grimace d’indignation et de dégoût. Certes, il soupçonnait une irrégularité dans la vie de cette femme, mais cela ! mais cela…

Son autorité lui revint tout entière, il eut envie de jeter le petit cadavre dans les bras de sa mère et de crier :

— Emmenez-le ! emportez-le ! Allez-vous en !

Puis il s’apaisa, la réflexion lui vint : d’abord, c’était impossible matériellement, le décès était déclaré, et puis en la mettant habilement sur la voie, en la ménageant, la prenant adroitement, elle ferait de belles funérailles à l’enfant, et s’il était chargé de les organiser, il pourrait y retrouver un peu de ce que cette mort lui faisait perdre ; il mit un temps convenable et, posant sa main sur l’épaule de la mère qui pleurait toujours, agenouillée maintenant au chevet du lit :

— Je conçois que vous éprouviez une grande douleur, Madame, mais vous devez aussi songer à vous. Ne vous exaltez pas, songez qu’il va vous falloir encore bien du courage… Allons, venez.

Il la prit par les bras, la souleva, la mit sur ses pieds, l’entraîna hors de la salle funèbre.

Ils traversèrent la grande cour, entrèrent dans le parloir où pétillait un feu maigre.

— Je vous attendais d’heure en heure — commença le bonhomme, les yeux fixés sur la lampe qui charbonnait, tout à son idée qu’il s’agissait de faire glisser délicatement à la mère au cœur endolori — mais le retard qu’a subi la lettre m’explique l’heure tardive de votre arrivée. Croyez, Madame, que rien n’a été épargné pour préserver la vie du pauvre enfant…

La mère sanglota.

— … Malheureusement, les décrets de la Providence… ce qui est écrit là-haut…

Il s’embrouillait ; trouvant sa phrase mal commencée, il la reprit.

— Écoutez-moi, madame : certes, votre douleur est légitime, mais il faut penser au présent ; que comptez-vous faire ? Elle le regarda les yeux troubles, noyés de larmes, sans comprendre.

Un peu impatienté de se voir incompris à demi-mot, l’instituteur insista :

— … Les obsèques !

Mais à ce mot, la mère redoubla de sanglots. Il se leva tout à fait irrité et, pour laisser passer le flot, se mit à marcher de long en large : de temps à autre ses épaules s’agitaient, secouées autant par un frisson rapide que par l’ennui de voir que la scène menaçait de se prolonger indéfiniment.

Il prit un parti.

— Il ne faut pas tant pleurer, Madame, fit-il doctoralement, vous vous épuiserez sans rien changer à ce qui est.

La femme, par une docilité qui fait le fond de ces natures de filles, s’arrêta de sangloter, ses larmes coulèrent sans effort, elle les essuyait lentement, se tamponnant la figure à petits coups de mouchoir pendant que l’instituteur, scandant ses mots comme pour bien les lui faire entrer dans la cervelle, débitait son discours :

— Dans la triste circonstance, je comprends que vous ne soyez pas en état de juger sainement ce qu’il conviendrait de faire ; ne pensez-vous pas qu’il serait préférable de vous en rapporter complètement à moi ? J’ai déjà dû m’occuper des premières formalités à remplir, il suffirait d’une simple signature de votre part…

Elle fit : Oui, de la tête, incapable de parler.

Il ajouta :

— Je ferai de mon mieux — troisième classe, n’est-pas ? l’enfant était très sympathique à ses petits camarades, ils lui rendront les derniers devoirs…

Elle ne répondait pas, ne l’entendait plus… Lui, détaillait, à perte de vue, vivait devant elle la cérémonie ; très organisateur, son sang se fouettait à l’idée d’une belle cérémonie qui ferait sensation dans le quartier.

Quand il s’arrêta, malgré l’intérêt qui le tenait éveillé, il eut un bâillement étouffé. Il était tard, depuis la veille, il vivait dans une angoisse de la première entrevue avec les parents ; il était soulagé maintenant ; il n’avait pas eu à subir, comme il le craignait, le choc du père dont l’allure débordante l’effrayait un peu — maintenant il était le maître… des gens qui tenaient un… S’il avait su !…

La femme pleurait doucement, accroupie dans le fauteuil sans parler de départ. Le bonhomme s’ennuyait. Est-ce qu’elle voulait coucher là ?… Ah ! mais non, par exemple !…

— Madame ! il se fait tard… et si vous avez des dispositions à prendre…

Elle sursauta.

— Oui… oui… je m’en vais… il faut que je prévienne le père… Ah ! mon Dieu !… Que va-t-il dire ?… Que va-t-il devenir ? le pauvre !

— Je me charge de tout, c’est entendu, sauf des lettres. — Ah ! ce n’est pas la peine… vous comprenez… dans notre situation… nous n’inviterons personne… On en enverra plus tard.



Il eut une grimace d’indignation, de dégoût.

L’homme eut un geste de satisfaction ; il craignait un débarquement de toute espèce de monde qu’il entrevoyait vaguement, avec une craintive horreur, se livrant continuellement à une pantomime obscène.

— Mon Dieu, ma pauvre madame ! quel malheur vous est arrivé ?

La femme tomba dans les bras de la sous-maîtresse avec une reprise de sanglots qui lui arrachaient la gorge.

— Mon pauvre enfant… est mort !… finit-elle par articuler.

Anna eut un rapide sourcillement, puis elle tira son mouchoir et essuya une larme mal venue.

— Ne pleurez pas tant, ma pauvre Madame… conseilla-t-elle, vous vous rendrez malade… Il faut vous coucher et dormir… si vous pouvez ; tâchez de reposer un peu… cela vous fera du bien ; vous êtes dans un état… Mon Dieu ! Pauvre Madame !

La sous-maîtresse était elle-même dans un état singulier d’agitation. La nouvelle de cette mort rendait plus précise, plus proche la réalisation d’Une espérance que lui avait donnée Madame.

Peut-être se retirerait-elle plus tôt et la maison lui était promise.

La mère se coucha, déshabillée, bordée par Anna qui se montrait d’une tendresse filiale pour elle ; à peine couchée son gros chagrin s’étouffa dans un soupir d’enfant et elle s’endormit terrassée par l’abus des larmes versées.

Au matin, Anna, sans déranger Madame, fit prévenir Monsieur par le garçon, puis elle réunit les filles et leur fit part de la douloureuse nouvelle. Ces dames, navrées, parlèrent d’une cotisation à verser pour l’achat d’une couronne ; la sous-maîtresse approuva le projet et leur annonça que probablement elles seraient convoquées pour la cérémonie. Il fallait le plus possible se mettre en noir ou tout au moins éviter les choses voyantes.

Elles s’éloignèrent ensuite, parlant bas, comme si le petit mort eût été dans la maison.

Comme elles commentaient l’événement, l’une d’elles demanda quelle inscription on ferait mettre sur la couronne.

La discussion fut longue ; on finit par s’entendre ; il était Impossible de mettre : À notre patron, puisque c’était un enfant. Celle qui avait proposé une inscription trouva : À notre ami — Regrets.

Toutes tressaillirent, au milieu de la conversation, le timbre de la porte d’entrée avait retenti. C’était Monsieur ; on l’entendit grimper vivement chez Madame, puis plus rien… Au bout d’une demi-heure, la sous-maîtresse se décida à frapper à leur porte. Sur un : Entrez ! mouillé de larmes, elle pénétra : au chevet du lit, dans un fauteuil, Monsieur, le regard terne, le dos voûté, les coudes sur les genoux, la tête dans ses mains, fixait les yeux à terre, l’air abruti. Dans son lit, Madame pleurait.

Anna, après avoir présenté ses respects à Monsieur, entama délicatement la question des funérailles ; elles devaient avoir lieu le lendemain matin, d’après l’instituteur ; Monsieur et Madame allaient du reste partir pour revoir encore une fois le pauvre petit avant la mise en bière.

— Anna, j’ai confiance en vous, dit gravement Monsieur, je vous confie la maison à gérer pendant mon absence ; je suis sûr que vous veillerez comme pour nous.

— Monsieur peut compter sur mon zèle, répondit la sous-maîtresse.

D’ordinaire, les patrons s’absentaient sans une recommandation à Anna ; celle-ci crut trouver dans les paroles de Monsieur une promesse engageant l’avenir.

Ç’avait été décidé, ces dames assisteraient à l’enterrement, comme Anna l’avait prévu et annoncé le matin dès huit heures.

Les clients n’étaient pas attendus à cette heure matinale ; la maison se vida, laissée à la garde du garçon de salle.

Marchant deux par deux, graves, recueillies, pas trop fardées, ces dames, sous la conduite de la sous-maîtresse, semblaient des pensionnaires de ces institutions de charité dans lesquelles des femmes pieuses recueillent des abandonnées.

Les voitures attendaient au coin d’une rue désignée afin de ne pas éveiller l’attention. Correctes, elles montèrent sans un mot prononcé trop haut ; mais sous cette réserve et malgré la compassion pour le chagrin de cette pauvre Madame, si éprouvée, se lisait sur leur visage une joie débordante de jouir du plein air, de la promenade en voiture, ces grandes voitures si bien suspendues, au bercement si doux. Une qui risqua une réflexion graveleuse fut vigoureusement chutée, par exemple.

Ébahis, les cochers ricanaient, se jetaient des coups d’œil en rigolant ; observateurs de tous les genres de clients qu’ils voiturent, ils avaient deviné à quelle institution appartenaient leurs clientes.

On arrivait… En voyant débarquer ce couvent, l’instituteur eut un geste d’effroi indigné. Ces filles chez lui ! dans sa maison ! auprès de ses élèves !!! Il eut un instant l’envie de faire rentrer dans leurs classes les élèves qui étaient déjà formés en cortège ; le maintien modeste des pensionnaires de Madame le rassura à demi ; il n’en garda pas moins une mine extrêmement contrariée et fut très raide avec le père et la mère.

Sous le porche, transformé en chapelle ardente, le petit corps attendait. Le maître des cérémonies annonça :

— Quand la famille voudra !

Monsieur avait amené un intime ; ils se placèrent derrière le char ; aux quatre coins pendaient des cordons, des enfants les prirent, l’air gauche, et le cortège se mit on marche. Derrière Monsieur et l’intime marchaient les élèves, par classes, suivi des pions réquisitionnés, puis l’instituteur, avec le professeur de la classe du petit mort ; et enfin ces dames, toujours pilotées par Anna. Madame, trop faible pour marcher, était restée dans une voiture à galerie argentée, avec une des filles qui avait mission de veiller sur elle,

À l’église, ce fut convenable, L’instituteur aurait voulu de la musique, mais le prix élevé l’avait fait réfléchir : il n’y eut que les prières des morts chantées en faux bourdon. Pendant toute la cérémonie, le bonhomme fut agité, à tout moment il se remuait, jetait des regards de côté, sans doute dans la crainte des scandales que ces filles devaient inévitablement provoquer.

Une odeur lourde, bizarre, où l’encens s’amalgamait au patchouli, à l’héliotrope blanc, prenait légèrement à la gorge…

L’instituteur poussa un soupir quand ce fut fini.

En route pour le cimetière, il dit au professeur, son voisin :

— Je crois qu’il est inutile de prononcer le discours. Avec ce monde… quelques mots suffiront.

Le 13 était presque plein ; le soir, beaucoup des habitués venaient finir de manger leur paye, et cependant il régnait comme un air de tristesse dans les deux salons.

Les Italiens dans leur coin jouaient plus lentement, en sourdine, des airs tristes. Madame était absente, couchée. Monsieur restait auprès d’elle. Anna, à la caisse, fronçait les sourcils, de temps à autre appelait une fille, semblait la réprimander, l’exciter du geste ; elles répondaient d’un mouvement triste, las, dans un état d’âme à ne pas pouvoir travailler…

— Ma parole… c’est désolant, bougonnait la sous-maîtresse ; huit jours comme ça et la boîte serait fichue !

Les clients étonnés, gueulaient plus fort, pour entraîner les femmes dans leur gaieté ; les consommations marchaient encore, mais les femmes causaient toutes du même sujet : enterrement, mort, maladie ; et à chaque client qui entrait, c’était la même histoire reprise, détaillée, commentée, enjolivée déjà. À la fin, un des hommes, impatienté par ces récits funèbres, assit une fille sur ses genoux, fourrageant d’un geste brutal sa courte chemisette de surah.

Zut ! cria-t-il, tu nous em…, mets-y un crêpe et n’en parle plus !

V

AU TRAVAIL — À L’HÔTEL — À L’ÉGLISE — EN OMNIBUS
UNE VEUVE — FRUIT VERT — L’ABANDONNÉE

En montant le faubourg Saint-Denis, le soir vers huit heures, le passant coudoie un nombre considérable de femmes battant le pavé, en quête d’un client ; les rues d’Aboukir, de Cléry, du Caire, Saint-Denis, enfin tout ce quartier si vivant, si affairé le jour, est occupé par le même personnel. Des filles ? Oui, sans doute, la plupart inscrites à la préfecture, ayant leur carte bien en règle ; d’autres travaillant clandestinement, peureuses, l’œil et l’oreille au guet, promptes à détaler à la moindre alerte. D’où sortent celles-là ?

Des ateliers de fleuristes, cartonniers, polisseurs, bijoutiers en toc. Elles sont dans le jour des ouvrières travailleuses, habiles, exactes. Le soir venu, elles se prostituent pour augmenter le salaire quotidien. Pour quelles raisons ? quel est leur mobile ? Les unes par économie, par prévoyance, amassant ainsi pour pouvoir se trouver à l’abri du besoin dans leurs dernières années ; les autres pour subvenir à l’entretien d’un ménage trop lourd ; d’autres enfin pour pouvoir disposer de sommes plus fortes en faveur d’un amant peu scrupuleux.

Elles ne travaillent que le soir, celles-là ; il en est qui n’ont que l’apparence d’ouvrières ou de domestiques pimpantes, accortes et qui sont en réalité des prostituées enrégimentées et encartées, se souciant des ordonnances de police comme de leur premier amant, narguant les agents quand elles ne les obligent pas. Elles s’en vont à travers les rues, les boulevards, les places, les jardins, le nez au vent, les mains dans les poches de leur tablier ou de leur jaquette.

L’œil au guet, elle allume le vieux qui l’a suivie, se met à son pas, le laisse entamer la conversation, répond modestement, les yeux baissés, et se laisse finalement entraîner dans un hôtel meublé du voisinage.

D’autres, dédaignant ces préparatifs, s’en vont droit à la chambre du voyageur, de complicité avec les garçons, rétribués pour les renseignements qu’ils fournissent.

Le voyageur encore au lit, voit se présenter une courtière en toutes sortes de marchandises, mais qui, en réalité, n’en a qu’une à vendre ; elle se fait très aimable pour amadouer le client. Celui-ci serait par



La toilette de l’horizontale.
trop vertueux s’il ne risquait quelques plaisanteries… manuelles, dont on ne se défend que faiblement ; en fin de compte, la pauvre courtière, séduite par les belles paroles et les airs engageants du client, cède, moyennant payement d’avance, à un entraînement bien naturel, — elle n’est venue que pour cela.

Quelques-unes travaillent à l’église, principalement en mai, aux cérémonies du soir : quittant le trottoir, elles pénètrent dans l’église, cherchent les coins sombres, se postant près des portes. Elles n’ignorent pas que la célébration des fêtes du mois de Marie attire autant de curieux que de fidèles, et elles espèrent entamer une affaire, soit pendant l’office, soit à la sortie.

Autour de la Bourse il en rôde toute une catégorie, pour la plupart casquées du bonnet blanc des petites bonnes, ceinturées du tablier ; elles Bavent que les coulissiers sont quelquefois généreux, et surtout qu’il y a une quantité innombrable de vieux dans ce quartier.

Et les bureaux d’omnibus ? Les plus fréquentés par ces voyageuses pour rire sont ceux de la Madeleine, du carrefour Châteaudun, de la Trinité : les affaires y sont actives sans être extraordinairement brillantes.

Voyez passer cette jeune veuve, aux longs voiles de crêpe l’enveloppant de la tête aux pieds, sans toutefois dissimuler une taille ronde et svelte, elle s’en va lentement, comme terrassée par un chagrin récent. Consolez-la, bon passant ! les temps sont durs, vous y parviendrez avec un demi-louis.

Si ce spectacle ne séduit pas la moraliste, qu’il [mot effacé] abandonne le trottoir pour l’allée ombreuse du Jardin des Tuileries ; enfin, sa vue peut se reposer sur ce gai tableau : une jeune mère, assise au pied d’un arbre, un livre à la main, surveille les ébats d’un bambin s’escrimant après son cerceau ou sa balle. Enfin, voilà donc la vertu !

Tu n’y es pas, pauvre homme ! cette jeune personne t’attend, toi ou un autre, et le gamin, loué à une voisine ou à la concierge, est un rabatteur inconscient. La preuve : il t’a aperçu, et du plus loin qu’il le peut, il t’envoie son cerceau dans les jambes ; si tu es inattentif. tu risques de t’étaler, peu importe, tu as le cerceau ; le gosse, loin de venir le chercher — il a le mot d’ordre — s’est réfugié dans les bras de sa prétendue mère qui te regarde en souriant. Seras-tu malhonnête ! Ne remettras-tu pas le cerceau dans les mains du baby effarouché, avec un petit mot aimable à la mère ? Allons donc ! Vas-y, vas-y ; là, maintenant que la conversation est entamée, je te donne le temps et l’argent, moyennant quoi tu laisseras ta vertu de côté, et l’argent aux mains de la dame.

Ce petit tableau est si peu exact qu’à de certains moments les vraies mères sont fort empêchées de trouver un coin propre pour pouvoir faire un peu respirer l’air à leurs bébés, bien à elles, ceux-là.

Nous avons encore le coup de l’enfant, à l’usage des amateurs de fruits verts : c’est une fille de seize à dix-huit ans, en paraissant à peine quatorze, qu’on loue très cher aux amateurs, en leur garantissant, non sur facture — ces dames n’en donnant pas — une virginité, déjà loin, hélas !

Nous en aurions fini avec les jardins publics si à la tombée de la nuit nous ne voyions apparaître une pauvre jeune femme à l’air désolé, un mouchoir blanc à la main, dont elle tamponne par instants des yeux secs et brillants ; elle vient lentement à vous, et si vous n’êtes pas vertueux, si vous êtes seulement compatissant, vous n’hésiterez pas à lui demander la cause d’un si grand chagrin. Elle répond à peine, par mots entrecoupés, que vous n’écoutez pas, tout occupé que vous êtes à regarder se soulever, bondir une gorge appétissante.

Malgré votre Inattention, vous avez cependant compris que la pauvre fille se dirigeait

Sur les bords fleuris
Qu’arrose la Seine.

pour aller piquer une tête et terminer ainsi une existence qui lui est à charge depuis que son adoré l’a plaquée.

Vous empêcherez ce suicide, vous réconforterez la malheureuse par de bonnes paroles, un dîner plantureux et vous noierez ce gros chagrin dans le fond des verres. Après, je vous le demande, que pourra vous refuser une créature que vous aurez ainsi rendue à la vie…

Quand on pense qu’il y en a qui seront plus incommodées par une digestion pénible que par l’excès de leur reconnaissance, et qui profiteront d’une absence prétextée par le besoin d’air pour se trotter avec votre porte-monnaie qu’elles vous auront subtilisé, sous prétexte de conserver un souvenir de vos bonnes relations !

Quittez Paris, fuyez cette ville perdue comme on fuit la peste ; dans le wagon vous trouverez une délicieuse créature qui vous aidera à tuer les longues heures de la route. C’est encore un souvenir de la moderne Babylone, la dame qui fait les chemins de fer.

VI

LA CHASSE AUX CLIENTS — LES TERRAINS — L’OUVROIR
DES FILLES REPENTIES — EN RÉFÉRÉ

En ces tristes années où la vertu domine, le client devient rare, le temps heureux n’est plus où les passages, les galeries étaient envahis par une foule de birbes polissons, à la recherche d’une fille toujours occupée…

Il faut maintenant faire la chasse aux clients ; et combien reviennent bredouilles de ces chasseresses, qui n’ont certes pas la vertu de leur patronne mythologique !

Dépeuplé comme les autres terrains, paraît-il, celui de l’amour ; les âmes charitables ne manquent cependant pas qui ouvrent à leur intention de nouveaux bastringues où elles peuvent venir dresser leurs collets. Chaque jour, un entrepreneur aux idées malsaines installe une brasserie, un bal, un spectacle quelconque ; dans un décor qu’il suppose original, il trouve pour son lieu de débauche une appellation bizarre, et allez ! en avant la musique ! Ces dames accourent, lèvent la jambe, sont levées à leur tour. En quelques mois, les honorables propriétaires du lieu font fortune… ou faillite.

Ce qui me paraît admirable, c’est la tolérance (le mot est de rigueur) des propriétaires des immeubles où s’installent ces campements du vice. Je les soupçonne, ces bons propriétaires, pères de famille, être de ceux qui rédigent et font circuler des pétitions tendant à la suppression des couvertures illustrées ! Qu’importe, ou plutôt, que leur importe ! l’argent n’a pas d’odeur (sans cela il en exhalerait une bizarre en ce cas), et le loyer est toujours payé d’avance,

Bons pères de famille, permettez-moi de vous signaler l’existence, ignorées de vous probablement, de nombreuses brasseries à femmes, situées précisément tout à l’entour des collèges et des lycées que fréquentent les fruits de vos entrailles, pétitionnez, je vous prie !

Je crois que cette fois, vous n’obtiendrez pas gain de cause ; depuis des temps immémoriaux, en effet, nombre de filles, isolées, soumises ou non, vivent des économies des jeunes potaches, et les brasseries n’ont guère d’autres ressources.

En fait de ressource, il y aurait bien le référé dont vient d’user un propriétaire vraiment scrupuleux, celui-là, et dont on ne peut que louer l’initiative.

Un lit dans les journaux du 14 décembre 18[illisible] « Par ordonnance du président des référés, [l’établissement] ouvert au no 18 de la rue Soufflot vient d’être fermé.

« Cet établissement avait pour enseigne : Ouvroir des filles repenties. »

Le propriétaire n’avait loué le local affecté à l’Ouvroir qu’à la condition que la décence, le bon ordre et la tranquillité régneraient dans la brasserie.

Le titre était prématuré.

Eh bien, mais, messieurs les propriétaires, voilà une occasion de sortir votre vertu ! Par référé, obtenez de vous séparer des brasseries qui font l’ornement des rez-de-chaussées !

Farceurs ! vous savez tout aussi bien que nous que ces boîtes à prostitution font plus de mal à vos enfants que la vue de la couverture de l’Amour à Paris, dont la lecture certainement dut bien dérouter les pions voleurs qui saisirent, eux, le livre suivant la formule : « Confisqué jusqu’aux grandes vacances ! »

Et cependant, ce serait œuvre pie que de les fermer, ces boîtes qui, seules, gagnent encore de l’argent, grâce à leur jeune clientèle ; les autres végètent, périclitent, ferment peu à peu. Entrez dans une de ces brasseries, il y a deux ans si bondées de consommateurs, emplissant les rues de leurs hommes-sandwichs, avec leurs affiches-réclames impudentes et impudiques. À peine dix consommateurs restés habitués, les femmes s’abrutissent, dorment sur les banquettes ou jouent au rams ou à la manille.

Et on se plaint ?… Mais notre fin de siècle me paraît si morale…

À moins que…

Aussi, quand ces faméliques amoureuses tombent sur un miché sérieux, ne serait-ce que d’apparence, fourvoyé par là par hasard, il y a bataille, accaparement ; c’est à qui l’hébergera, moyennant finance, toujours ; et la scène du jugement de Pâris se renouvelle avec un cadre plus moderne. C’est à celle qui laissera le mieux voir des horizons pleins de… promesses que sera décernée la pomme. Pauvre berger !

Dans ces batailles, on joue parfois à qui perd gagne. La physiologie du lapin ayant déjà été traitée ailleurs, nous ne la recommencerons pas.

Si les malheureuses gardent le silence sur les lapins, elles clament bien haut les louis reçus ; c’est si rare maintenant.

VII

DE LA GRANDEUR À LA DÉCADENCE

Du train qu’elles mènent, ces dames vieillissent vite ; malgré le soin qu’elles prennent de dissimuler leurs rides et leurs cheveux blancs, elles n’arrivent qu’à s’illusionner seules sur leur décrépitude : l’amour et ses revenus font faux bond à l’ancienne prêtresse. Que devenir ?

Proxénète.

Honnête femme.

Rouleuse de bouges.

À celle qui a su conserver de belles relations, [Il reste]



Après la passe.

la ressource de se mettre pourvoyeuse ; ne travaillant plus pour son compte, elle fait la commission ; cela ira ainsi jusqu’à la fin, ou à peu près.

À celle qui, prévoyante de l’avenir, aura su amasser quelques sous, même quelques billets bleus, il reste un beau mariage à faire avec quelque jeune homme distingué (l’annonce le dit du moins) désirant faire le bonheur d’une vieille rouleuse, en mangeant le produit de ses veilles. Dans cette série-là, il en est qui préfèrent se retirer seule à la campagne, jouer à la châtelaine, faire du bien aux pauvres, après en avoir tant fait aux riches.

À la cigale, ayant chanté jusqu’à l’extrême automne, il reste la rue ; borgne, sinistre, aux coins noirs et pestilentiels ; les palissades des démolitions, les constructions inachevées, aux plâtres humides, elle ira sans but, suiveuse d’ivrognes, gibier d’agents, toujours aux aguets. Ses rares moments de calme s’écouleront dans un bouge infâme.

La rue des Filles-Dieu, récemment élargie, assainie, possédait les plus horribles spécimens de ces bouges ; on en rencontre encore quelques-uns dans les rues Brise-Miche, Simon-le-Franc, etc. Dans les escaliers de ces maisons, on monte à quatre pattes ; il est impossible, à moins d’être de très petite taille, de se tenir debout ; la rue est encombrée, pavée d’ordures puantes, nauséabondes, les portes basses, fermées par des battants à claire-voie que l’on enlève la nuit venue, donnent sur des allées sombres, où jamais le jour ne pénètre ; les dalles disjointes ; brisées, se soulèvent et forment des accidents de terrain fort capables d’amener des accidents de personnes ; l’escalier grimpé, on pénètre dans un taudis lamentable, où séjourne une âcre odeur ; l’odorat distingue l’émanation d’une lampe à pétrole falsifié, mélangée à celle de parfums populaires, le tout dominé par un goût de moisissure et de bestialité… Aux fenêtres des loques pendent, prétentieuses et sales ; ce sont les rideaux que tire la fille qu’accompagne un client… Aux murs, d’invariables nudités chromolithographiées, une rose en papier aux teintes passées, des médaillons en plâtre achetés aux italiens qui brocantent ces épreuves des chefs-d’œuvre antiques.

Une vague commode porte une cuvette et un pot à l’eau, couverts d’une serviette aux longues traînes de crasse, deux chaises dans l’étroit passage laissé par la couchette de fer, dont l’absence de drap est dissimulée péniblement par une béante couverture d’indienne, aux blessures effilochées produites par les pieds des clients.

Dans ces chambres de passe, la fille (pauvre vieille fille !) usée vient terminer là une carrière trop remplie ; il en est plusieurs qui, lors de la démolition de la rue des Filles-Dieu, ne purent retrouver de logis ; trop vieilles pour aller exercer ailleurs leur triste métier, on les casa dans les hospices, à la Salpêtrière, où l’on put.

Heureuses encore, celles-là ! elles auront le vivre et le couvert. Mais les autres, il arrive malgré tout que la décrépitude a fait de ces êtres, autrefois gracieux et attrayants, des monstres repoussants, à l’haleine empoisonnée d’alcool, à la voix rauque, aux yeux chassieux, aux mains tremblantes… Que deviennent-ils ?

Le matin aux portes des casernes, des restaurants charitables, des maisons signalées comme distribuant le sou quotidien ou hebdomadaire, vous verrez une longue queue de mendiants, misérables, loqueteux, frissonnants sous le gel qui mord leur peau mal abritée par des haillons sans forme ni couleur ; ils attendent… Et tout le jour ils vont et viennent, déambulent à travers l’immense ville, courant d’une maison à l’autre, parfois arrivant trop tard, l’heure est passée !… Alors les yeux pleins de larmes, le dos voûté, les jambes cassées par la fatigue des longues courses, ils s’en vont ; dans un cabas ils traînent tout ce qui constitue leur avoir : de vieilles croûtes qu’une charitable ménagère qui n’a pas de chien à nourrir leur réserve, des choses pourries glanées sur les tas, le matin, aux Halles, parfois un sou… Le soir, les dessous de ponts, les carrières, tout ce qui est trou habitable reçoit son hôte… Et le sommeil clôt leur paupière… Rêvent-elles aux splendeurs passées, les pauvres travailleuses de l’amour ?… Quels beaux rêves alors !

VIII

L’ÉTRANGE ET L’ÉTRANGER — REPEUPLONS ! REPEUPLONS

L’exotisme est fort prisé par la clientèle des femmes galantes, l’Exposition universelle de 1900 en est la preuve la plus récente ; au grand détriment des indigènes, le succès s’est dessiné en faveur des Espagnoles, des Roumaines, des Hollandaises, des Russes, etc., qui la plupart n’avaient de leur nationalité qu’un costume fantaisiste.

Combien ces dames maudirent l’ordonnance qui interdit les déguisements en dehors des jours de carnaval ; Et, sans cette bienheureuse ordonnance, quel spectacle eût offert notre bon Paris, si indulgent aux fantaisies les plus désordonnées.

Cependant elles n’eurent pas trop à se plaindre, croyons-nous ; les nobles étrangers leur offrirent de nombreux dédommagements. Si nombreux que pendant les six mois que dura la grande fête internationale la province en fut réduite à la portion très congrue des trop vieilles pour pouvoir espérer faire aucune affaire à Paris. Cette attraction de l’étranger et de l’étrange… s’imposa aussi bien au sexe faible qu’au sexe fort. La chronique a relaté en son temps le prodigieux succès auprès du féminin, des âniers de la rue du Caire, troupe malpropre de chenapans recrutés sur les bords du Nil pour la plus grande distraction des Parisiens et des Parisiennes, avides des sensations nouvelles. L’enthousiasme apparent allait aux petits ânes gris, l’engouement seul fut pour les âniers… Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au retour la troupe comptait un membre de moins…

Et l’aventure de la gitana Soledad ? Et l’aventure des deux Grenelloises, dont les épîtres brûlantes tombèrent entre les mains de l’autorité…

Allons ! si le proverbe est vrai : qu’on ne récolte ce qu’on a semé, 1900 devra faire remonter le niveau de la population en cette pauvre France si dépeuplée que chaque jour les journaux exhortent leurs lecteurs à procréer afin de maintenir le pays au rang des premières puissances de l’Europe.

Mais quelle variété de types vont nous donner les naissances en cette année 1900, et combien serait intéressante l’adjonction au bulletin statistique, publié chaque semaine, l’appréciation d’un spécialiste sur les naissances parisiennes du dernier semestre.

L’Exposition de 1900, dirons-nous pour terminer, a été le triomphe de la débauche internationale. La décadence ne s’est jamais mieux affirmée en notre Ville-Lumière.

En nombre grossissant chaque jour, de plus en plus cyniques et avariées, voici s’avancer, en bataillons serrés, souriantes avec art et quémandeuses acharnées de louis d’or et de piécettes, les prêtresses, complaisantes et sans honte de l’Armée du Vice.


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