Le Zollverein et l’union douanière austro-allemande


Le Zollverein
et
l’union douanière austro-allemande.


Une grave question préoccupe en ce moment l’Allemagne. L’expiration prochaine du grand traité d’union douanière sur lequel repose l’existence du Zollverein a remis les gouvernemens en présence de toutes les passions, de tous les intérêts qui, depuis si long-temps déjà, opposent des obstacles, en apparence insurmontables, aux aspirations des états germaniques vers l’unité. Le traité du Zollverein sera-t-il ou non renouvelé ? L’Autriche fera-t-elle ou ne fera-t-elle pas partie de la nouvelle union douanière ? Tel est le problème qui, depuis près d’un an, a été tour à tour débattu dans les congrès et dans les conférences diplomatiques. Il ne s’agit point là de difficultés purement commerciales, et, si l’on ne se plaçait que sur le terrain des négociations douanières, il est probable que les divers intéressés seraient bien près de s’entendre. Ce qui s’agite au fond de ce débat, c’est quelque chose de plus élevé, c’est une difficulté d’un ordre essentiellement politique et moral. La crise de 1848 avait mis à l’ordre du jour la question de l’unité allemande : on sait quel a été le dénoûment des efforts tentés alors en sens divers pour résoudre le problème. Aujourd’hui à la poursuite de l’unité politique succède la recherche d’un accord des intérêts matériels ; mais cet accord, dont le Zollverein, en ce moment attaqué dans son existence, avait posé les premières bases, ne peut être lui-même envisagé que comme un prélude à l’union des forces politiques, et la question de l’unité revient ainsi sous sa forme pratique après avoir été abordée un moment par son côté idéal. L’histoire des négociations douanières poursuivies depuis deux ans en Allemagne se rattache, on le voit, à l’histoire générale du corps germanique, et c’est à ce titre qu’elle nous paraît mériter qu’on la suive dans toutes ses phases, dans ses mille péripéties tour à tour politiques et commerciales.

Deux sortes de difficultés, — les unes durables et d’origine ancienne, les autres passagères, — compliquent la question soulevée au-delà du Rhin par le renouvellement du Zollverein. Parmi les difficultés durables, il faut compter les rivalités nationales ; parmi les difficultés passagères, nous noterons la position nouvelle faite à quelques états de l’Allemagne, à l’Autriche particulièrement, par les événemens qui se sont succédé depuis 1848. Un exposé des complications purement politiques antérieures à 1848 et de celles que cette année a vu se produire doit donc nous amener à l’histoire des récens débats d’intérêts matériels dont ces luttes regrettables sont l’indispensable explication.


I.

On peut distinguer plusieurs périodes dans la crise qu’entretiennent en Allemagne depuis plusieurs siècles les divisions des membres du corps germanique. Depuis le XVIe siècle jusqu’à l’organisation de la diète de Francfort, le problème de l’union des états allemands traverse sa période militante et guerrière. En 1815 commence ce qu’on pourrait appeler sa période diplomatique. Enfin l’ère dont les négociations aujourd’hui pendantes semblent le prélude nous montre cette lutte se continuant sur le terrain des affaires, dans le monde des chiffres, où elle cherche encore son dénoûment.

La première période, on la connaît assez pour que nous nous bornions à l’indiquer. Qui a oublié les luttes sanglantes, les déchiremens intérieurs dont l’Allemagne a tant de fois offert le triste spectacle ? À l’heure qu’il est, elle n’est pas même entièrement guérie des blessures dont elle a été meurtrie par la guerre de trente ans. Que le cardinal de Richelieu, défendant exclusivement les intérêts de la France, ait vu avec satisfaction l’incendie qui dévorait les plus belles forces de l’Allemagne, rien de plus simple ; mais ce qui est étrange, c’est qu’à toutes les époques il se soit rencontré des diplomates, des hommes d’état allemands pour entretenir les dissensions intestines qui déchiraient leur patrie. Au fond de toutes ces guerres, de ces agitations incessantes, on retrouve tour à tour le conflit des nationalités et la lutte des intérêts religieux. Seulement c’est par les armes qu’on cherche à vider la querelle jusqu’à l’époque où la révolution française vient substituer en Allemagne les projets d’unité et d’équilibre à des rivalités désormais périlleuses.

Équilibre, unité, ces deux mots caractérisent deux époques bien distinctes : l’une représentée par les travaux de la diète germanique de 1815 à 1848 ; l’autre très courte, remplie par les tentatives de l’assemblée constituante de Francfort et quelques essais postérieurs. Occupons-nous d’abord de la première époque.

Aucune constitution n’a été, il faut bien le dire, aussi peu appropriée aux besoins d’une grande nation que la constitution fédérative allemande de 1815 ; aucune ne répondait moins aux rapides progrès que la civilisation avait faits dans les dernières années du XVIIIe siècle au-delà du Rhin. La constitution de 1815 n’eut quelque pouvoir qu’au point de vue militaire, par la création d’une armée fédérale destinée à repousser les attaques de l’étranger : ce n’était d’ailleurs là qu’une conséquence obligée des longues guerres qui venaient d’avoir lieu et de la position géographique de l’Allemagne, qui, à l’ouest et au nord, se trouve à découvert en face de la France et de la Russie ; mais, pour tous les autres intérêts des états allemands, la diète de Francfort est restée de beaucoup au-dessous de sa tâche. On sait que le pacte de Vienne a fait de l’Allemagne, non pas un état fédératif comme par exemple les États-Unis ou la Suisse, mais une fédération d’états isolés sans aucune unité réelle. Pour donner plus de garanties aux intérêts individuels, on a stipulé que toutes les décisions importantes devront être prises à la majorité des deux tiers de l’assemblée plénière des états (plenum), formant un ensemble de 70 voix ; dans le conseil restreint (ou commission exécutive), composé de 17 voix seulement, la majorité simple suffit. Toutes les fois cependant qu’il s’agit d’accepter ou de modifier des lois fondamentales ou des lois organiques de l’union, de décider sur les droits individuels ou sur les intérêts religieux, il faut l’unanimité dans les deux assemblées. Or la répartition des voix entre les différens états est telle que la marche des délibérations se prolonge presque toujours à l’infini[1].

La diète de Francfort étant un instrument d’équilibre, mais non de progrès, il ne fallait guère en attendre les réformes matérielles sollicitées par l’Allemagne à mesure que son commerce et son industrie se développaient. La diète n’a établi ni l’uniformité de juridiction ni l’unité du système des postes, moins encore l’unité du système commercial ; on ne lui doit pas même l’unité des poids, des mesures et des monnaies. La navigation sur le Rhin, l’Elbe et le Danube est encore aujourd’hui soumise à des restrictions douanières très onéreuses, et presque chaque état allemand a son système spécial de poids et de mesures. Quant aux monnaies, il nous suffira de remarquer qu’un guide anglais conseille aux voyageurs en Allemagne de se servir de monnaies françaises. L’union douanière a fait prévaloir l’usage du poids d’un quintal de douane[2], mais ce poids n’est employé que dans les bureaux des douanes et jamais sur les marchés mêmes. La diète ne s’est pas davantage occupée des brevets d’invention, en sorte que si tel ou tel état de l’Allemagne refuse d’en délivrer un à l’inventeur, ce dernier n’a aucun recours contre cette décision. Elle a presque exclusivement porté son attention sur les mesures propres à étouffer l’élément révolutionnaire, et dans cette voie même elle s’est aliéné l’esprit populaire, principalement en ordonnant, par les décrets de Carlsbad du 20 septembre 1819, l’institution d’une commission centrale d’examen, d’une censure plus sévère et d’une surveillance plus rigoureuse des universités. Diverses mesures exceptionnelles, telles que le décret, du 28 juin 1832, dont le but était de fortifier la monarchie au détriment du principe représentatif, ne pouvaient qu’augmenter l’impopularité de la diète. Les gouvernemens eux-mêmes en vinrent à sentir la nécessité d’une réforme, et, dans un curieux écrit publié en 1848[3], M. de Radowitz a prouvé que la Prusse avait, bien avant 1848, fait des efforts pour opérer une pareille réforme de concert avec l’Autriche : efforts qui ont échoué contre la résistance du prince de Metternich. Si nous insistons sur ces faits, c’est parce qu’en France on est trop porté à croire que le grand mouvement de l’Allemagne dans ces dernières années n’a été occasionné que par des idées chimériques, et parce que de l’insuccès on a cru pouvoir déduire l’absurdité des projets mêmes. Cette méprise s’explique d’ailleurs, et la France était, en 1848, trop occupée de ses affaires intérieures pour donner une attention suivie à celles de l’Allemagne.

De 1815 à 1848, les efforts de la diète se concentrent donc sur le maintien de l’équilibre allemand et la défense des principes de la monarchie absolue : les tendances vers l’unité trouvent dans la haute assemblée une résistance passive, même quand elles ne dépassent pas le cercle des intérêts matériels. Il importe de s’arrêter un moment sur les difficultés créées par cette résistance, et pour cela il faut se demander quelles étaient, à la veille des événemens de 1848, les relations réciproques du nord et du midi de l’Allemagne. Les regrettables dissidences qu’on y a vu éclater et qui subsistent encore ont malheureusement leur source ailleurs que dans une lutte puérile d’ambitions et de vanités : l’esprit national diffère essentiellement dans le nord et dans le midi des pays germaniques. L’Allemand du nord est d’un caractère réservé, lent à agir, mais persévérant ; l’Allemand du midi cache sous des dehors modestes un tempérament ardent et une grande mobilité dans les sentimens. Les efforts de certains diplomates allemands concourent avec les causes naturelles pour élever encore et fortifier les barrières qui séparent le midi et le nord. La différence des religions leur vient en aide. Le nord est protestant, le midi est catholique, et, si la liberté de penser semble avoir éloigné de nous les guerres de religion, il ne manque pas d’esprits exaltés qui voudraient les rallumer. Quoi qu’il en soit, les deux parties de l’Allemagne comptent des hommes d’état assez pénétrans, assez élevés au-dessus des passions locales, pour comprendre les dangers que créerait au midi comme au nord le développement des haines religieuses venant s’ajouter aux dissidences politiques. Pourtant, entre les deux grandes fractions du corps germanique, il y aurait un terrain de conciliation praticable, et la nécessité qui pousse les intérêts matériels vers l’union serait la meilleure arme qu’on pût employer contre les partisans du morcellement et les fauteurs incorrigibles des rivalités nationales.

La situation où les événemens de 14848 surprenaient la diète ne permettait pas aux intérêts matériels de prévaloir sur les questions politiques. L’esprit public était surtout frappé des causes de faiblesse et de division que recelait, pour l’Allemagne, la constitution fédérative, telle qu’on l’avait vue fonctionner depuis 1815. C’est à ces inconvéniens qu’on voulut porter remède, et c’est à des moyens tout politiques qu’on s’adressa. Au lieu de l’accord des intérêts, c’est l’union des états mêmes qu’on se proposa, et cette œuvre était peut-être au-dessus des forces de ceux qui ne craignirent pas de l’essayer.

On sait dans quelles circonstances le parlement de Francfort commença ses travaux. La convocation du parlement paraissant le seul moyen d’apaiser l’esprit révolutionnaire, la vieille diète crut devoir remettre ses pouvoirs au vicaire de l’empire nommé par l’assemblée nouvelle. Il est naturel que l’idée de transformer la confédération en un seul état fédératif se soit alors produite en Allemagne. La masse de la nation éprouvait un grand enthousiasme pour cette idée, sans se rendre bien clairement compte de la manière dont l’unité pourrait être réalisée, et sans posséder elle-même assez d’abnégation pour acheter cette nouvelle constitution par les sacrifices qu’elle entraînait inévitablement. On n’était pas complètement d’accord sur les conditions du nouveau régime : l’unité de l’Allemagne exigerait-elle ou non la forme monarchique ? La grande majorité de la nation préférait cette forme de gouvernement. Le parlement de Francfort rédigea une constitution dont la pratique n’était pas impossible, mais à la condition que les princes allemands abdiquassent une partie de leur souveraineté en faveur de l’unité de l’Allemagne et du pouvoir de l’empereur qui en serait le représentant ; c’était singulièrement se tromper sur les dispositions d’esprit des princes allemands, et particulièrement ceux des états de second ordre, d’autant plus que l’Autriche, se voyant exclue à jamais du droit de porter la couronne impériale, devait exciter les princes à la résistance. Le parlement de Francfort ne s’était pas moins trompé sur les intentions du roi de Prusse : Frédéric-Guillaume IV refusa la couronne impériale, et, par suite de ce refus, la mission du parlement se trouva manquée.

Néanmoins la Prusse, sentant elle-même le besoin de l’unité des états allemands, résolut d’arracher l’œuvre de l’union aux mains de la démocratie et de se replacer elle-même à la tête de la réorganisation de l’Allemagne. Si les états de deuxième et de troisième ordre doivent savoir gré à la Prusse d’avoir refusé la couronne impériale, — car le refus du roi Frédéric-Guillaume était dicté par un scrupule moral plutôt que par un manque de courage, — ils ne sauraient lui faire un reproche d’avoir voulu former une union restreinte, composée de tous les états allemands, à l’exclusion de l’Autriche. On sait que la Saxe et le Hanovre avaient accepté le projet de l’union restreinte, et il est probable que, sans la résistance de l’Autriche, ce projet eût été réalisé. La Bavière, qui a tant fait d’efforts pour empêcher l’union, avait la prétention de s’élever au rang d’une troisième grande puissance allemande. Comment M. von der Pfordten, président du conseil du roi de Bavière, ne voyait-il pas que, si son pays avait eu réellement assez de puissance pour prendre le rang qu’il ambitionnait, l’Autriche aurait été la première à l’en empêcher ? La Bavière avait juste assez d’influence pour distraire d’une union avec la Prusse le midi de l’Allemagne, ainsi que le Hanovre et la Saxe, qui par eux-mêmes n’étaient pas portés à admettre la suprématie de la Prusse. À la vérité, le Hanovre et la Saxe, en promettant leur adhésion à l’union par le traité dit des trois rois, avaient fait des réserves par lesquelles ils subordonnaient leur adhésion définitive au consentement de l’Autriche ou à l’admission de tous les autres états, l’Autriche exceptée ; autant valait refuser dès le début. On comprend difficilement comment un homme d’état tel que M. de Radowitz a pu si long-temps s’occuper d’un plan inexécutable du moment que les états de second ordre n’étaient pas décidés à accepter l’union. La situation qu’aurait créée une exécution incomplète du projet d’union pouvait avoir des effets déplorables. La partie méridionale voisine de l’Autriche aurait tôt ou tard été obligée de se rallier à cette dernière puissance, et l’union du nord de l’Allemagne, ayant pour ennemis l’Autriche et les états du midi, aurait dû chercher un appui dans une alliance avec la France ou avec la Russie ; autrement l’union avait trois ennemis puissans à ses côtés.

On connaît la fin de cette triste histoire : l’état provisoire, continué après le congrès des princes par la commission de Francfort, puis par les conférences de Dresde, se termina par un retour pur et simple à l’ancienne diète de Francfort.

Si nous jetons maintenant un coup d’œil sur la crise actuelle de l’Allemagne, si nous interrogeons les intentions des peuples comme les dispositions des princes, il faudra reconnaître que les premiers ont été cruellement désappointés après plusieurs années d’attente, que non-seulement leur enthousiasme est resté stérile, mais que plus que jamais ils sont désunis entre eux. Quant aux princes, ils sont blessés et dans leurs sympathies et dans leurs intérêts ; leurs conseillers ont conservé de la dernière campagne diplomatique une excitation passionnée, dont les effets ne peuvent que compliquer tristement la situation de l’Allemagne. Voilà les faits qu’il ne faut pas perdre de vue, si l’on veut comprendre la violence de la lutte qui s’est engagée sur la question douanière. Quelle douleur pour une nation pleine de vie et de puissance, qui sent profondément la nécessité d’une union étroite de tous ses membres, d’avoir complètement échoué dans ses efforts pour y arriver ! Et comment s’étonner de l’irritation qui se réveille au-delà du Rhin chaque fois que se reproduit, sous une forme ou sous l’autre, le problème tant de fois abordé avec enthousiasme et tant de fois abandonné avec découragement !

La période politique de ce grand travail, dont le but est une organisation meilleure des forces et des intérêts de l’Allemagne, a, comme nous venons de l’établir, traversé, depuis 1815, deux phases : — l’une d’inertie en quelque sorte systématique jusqu’en 1848, — l’autre d’activité aventureuse et stérile jusqu’aux conférences de Dresde. La question se transporte alors sur le terrain commercial, et c’est l’histoire des dernières éventualités de la crise qu’il nous reste à retracer, après avoir mis en présence, d’une part le Zollverein depuis ses origines jusqu’au traité du 7 septembre 1851, de l’autre les tentatives d’union austro-allemande, qui remontent à une date beaucoup plus récente.

II.

Nous avons dit qu’une union sans consistance véritable entre les états de l’Allemagne ne saurait nullement répondre à leurs besoins. Tant que la Prusse ne se trouvera pas unie avec le reste de l’Allemagne par un lien étroit, tant qu’au contraire les états qui devraient l’appuyer ne chercheront qu’à l’affaiblir, elle se verra dans la nécessité de s’allier à la Russie. C’est pour cette raison que l’union politique projetée par la Prusse n’aurait pas été, ainsi que l’ont prétendu les états secondaires de l’Allemagne, une institution purement prussienne, mais une institution vraiment allemande. Nous savons parfaitement que cette union ne pouvait être réalisée sans des sacrifices de la part des différens gouvernemens allemands ; mais nous sommes intimement convaincu que ces sacrifices individuels auraient été largement compensés par des avantages communs. Il est évident qu’on n’a absolument rien gagné à la dissolution de l’union, car le dualisme entre la Prusse et l’Autriche subsiste toujours, et les états qui se trouvent en quelque sorte enclavés entre ces deux grandes puissances ne pourraient pas résister à leurs prétentions, quand même ils s’uniraient étroitement entre eux.

C’est la situation de la Prusse qui domine en ce moment la question douanière ; c’est son rôle depuis la formation du Zollverein qu’il faut examiner d’abord. Sur une étendue de 5,165 lieues carrées d’Allemagne, la Prusse contient seize millions et demi d’habitans. Son sol est loin d’égaler en richesse celui de l’Autriche ; mais en revanche elle ne souffre pas des désavantages qui résultent, pour cette dernière, de la diversité des populations. À l’exception de la population slave, peu nombreuse et formée déjà aux mœurs allemandes, la Prusse ne comprend presque exclusivement que des peuples de race germanique. Un grand inconvénient résulte de la séparation qui existe entre les anciennes provinces de la Prusse et les provinces rhénanes ; mais le Zollverein y a remédié en partie, puisque les pays intermédiaires sont compris dans cette union douanière. L’armée prussienne, qui se distingue par l’instruction militaire et par la discipline, et qui représente un effectif d’environ 500,000 hommes, a néanmoins révélé, lors de la mobilisation qui a eu lieu en 1850, des défauts qui ne pouvaient échapper aux regards d’un gouvernement aussi favorable aux réformes que le gouvernement prussien. En Prusse, on a cherché à concilier l’organisation d’une puissante armée nationale avec l’économie dans les finances et avec les principes de l’humanité. Tout homme capable de porter les armes est soldat, mais sans être, comme en Autriche, exposé à passer une grande partie de sa vie dans le service actif. Le soldat prussien n’est sous les armes que pendant l’espace de cinq ans ; le service dans les réserves est de deux ans ; les volontaires ne sont engagés que pour trois ans, — et dans certaines conditions pour un an seulement. En 1850, on s’est aperçu qu’on manquait surtout d’officiers et de sous-officiers, et la même lacune s’est fait sentir dans la landwehr. Pour remédier à ces défauts, la Prusse a porté, pour 1852, le budget de l’armée de 27,298,374 à 29,185,024 thalers.

La marine de guerre de la Prusse ne comprend encore que 50 navires avec 150 canons. Sa marine marchande est plus considérable ; elle compte 812 grands navires jaugeant 130,666 lasts, et 531 navires côtiers jaugeant 7,303 lasts ; elle est par conséquent la plus importante de l’Allemagne. Les côtes de la mer Baltique fournissent à la Prusse un nombre considérable de matelots fort estimés par les navigateurs. La Prusse possède de plus une grande quantité de bois de construction, et peut construire des navires à moins de frais qu’aucun autre pays de l’Europe. Le port d’Elbing fait les transports à meilleur compte que celui de Trieste. Les vivres pour l’approvisionnement des navires sont à très bon marché, et la marine marchande de la Prusse s’est maintenue malgré les droits très élevés perçus au détroit du Sund, malgré les chemins de fer et malgré la concurrence que l’Égypte et les États-Unis ont faite au commerce de la mer Baltique, par suite du changement du tarif d’importation des céréales en Angleterre[4].

L’administration financière de la Prusse est, comme l’on sait, un modèle. La dette publique n’est que de 191,776,532 thalers. Les recettes de 1851 étaient de 93,294,959, les dépenses de 96,367,532 thalers. Les finances de la Prusse sont dans un état assez florissant pour qu’on ait pu réduire le taux de l’intérêt de 5 pour 100 à 4 et demi pour 100, et la valeur du papier-monnaie n’a pas baissé même de 1848 à 1850. L’administration des postes est surtout excellente. Le ministre du commerce, M. von der Heydt, et le directeur général des postes, M. Schmückert, ont travaillé sans relâche à l’amélioration des services importans dont la direction leur est confiée.

L’activité de l’administration prussienne s’est fait sentir d’ailleurs au-delà des frontières du royaume, et elle a trouvé pour certaines mesures un concours bienveillant dans l’Autriche elle-même. C’est ainsi que l’Autriche a prêté la main aux négociations qui avaient déjà commencé sous la direction de M. de Nagler pour la conclusion d’une union postale austro-prussienne ; M. le baron de Kübeck, alors président de la chambre aulique en Autriche, a contribué beaucoup à la réalisation de cette réforme. La conférence qui a eu lieu en 1848 à Dresde ne put cependant avoir de résultat, par suite des grands événemens de cette année ; mais en 1850 le gouvernement prussien profita du séjour à Berlin d’un haut fonctionnaire du département des finances autrichiennes, pour jeter les bases d’une union postale austro-prussienne, dans laquelle pouvaient entrer les autres états allemands, ce qu’ils firent en effet dans le courant des années 1850 et 1851, en acceptant aussi l’abaissement des tarifs. L’union postale exerça une influence très heureuse sur le commerce international, surtout par l’effet des traités conclus avec la Hollande, la Belgique, l’Angleterre, l’Espagne, le Danemark, la Suède, la France et la Russie, qui amenèrent tous une accélération et une diminution de prix pour le transport des lettres. Les lignes télégraphiques de la Prusse, de l’Autriche, de la Bavière, du Wurtemberg et du royaume de Saxe ont également été réunies par un traité du 25 juillet 1850[5]. Ces réformes, accomplies de concert par les deux grands états d’Allemagne, montrent combien il serait facile d’élargir entre eux le terrain de la conciliation. Le rôle joué par la Prusse dans ces négociations était d’ailleurs dicté par l’intérêt des états de second ordre groupés autour d’elle. C’était encore cet intérêt, on le reconnaîtra sans peine, qui avait amené la formation du traité d’union douanière, connu sous le nom de Zollverein, et dont le maintien est aujourd’hui mis en question.

Lors de la reconstitution de l’Allemagne en 1815, ce pays était sillonné par une foule de lignes douanières tout aussi gênantes pour les voyageurs que pour le commerce. Aussi les membres du congrès de Vienne avaient-ils cru nécessaire d’introduire dans le pacte fondamental un article concernant l’organisation commerciale. Cet article (le 19e) n’ayant pas produit de résultat définitif dans les différens états allemands, le gouvernement prussien, par la loi du 26 mai 1818, posa la première base du Zollverein. Cette loi ne pourvoyait cependant qu’aux besoins de la Prusse comme état indépendant et n’appartenant à l’Allemagne que par une partie de son territoire. Néanmoins le système auquel cette loi avait donné naissance exerçait une attraction naturelle sur les petits états voisins de la Prusse. Le grand-duché de Hesse suivit leur exemple et entra dans l’union douanière en 1828. La communication entre les anciennes et les nouvelles provinces de la monarchie prussienne fut établie en 1832 par l’accession de la Hesse électorale, et c’est de cette ligue douanière, dans laquelle étaient encore entrés la Bavière et le Wurtemberg (qui en 1828 avaient fait entre eux un traité à part) et auxquels se joignirent ensuite la Saxe et les états de Thuringe, que sortit le Zollverein. Dans les années 1836 et 1842, l’accession du grand-duché de Bade, celle du Nassau, de Francfort, de Lippe, de Waldeck, de Brunswick et du Luxembourg, donnaient à cette union douanière une étendue de 8,307 lieues d’Allemagne carrées, avec une population d’environ 30 millions d’ames, répartie en vingt-sept états fédératifs[6].

En 1831 cependant, le Hanovre et le Brunswick avaient fait un traité commercial à part, auquel adhérèrent en 1837 les états d’Oldenbourg et de Schaumbourg-Lippe. Cette seconde union douanière d’états, dont l’industrie naissante pouvait du reste très bien se passer d’un tarif élevé, prenait le nom de Steuerverein. Elle perdit de son importance, lorsque en 1844 le duché de Brunswick s’en sépara pour s’unir au Zollverein. Néanmoins cette espèce de Sonderbund embrassait encore une population de 2 millions d’ames. Une partie des provinces de l’est de la Prusse resta ainsi séparée des provinces de l’ouest. Les embouchures de l’Elbe, du Weser, de l’Ems, ainsi que les côtes de la Mer du Nord, étaient encore inaccessibles au Zollverein. Le Holstein, y compris le Schleswig, le Mecklenbourg et les villes anséatiques avaient un système douanier particulier. Enfin les provinces allemandes de l’Autriche étaient soumises à une législation douanière basée sur la prohibition ou sur l’imposition exagérée de presque tous les produits de l’industrie étrangère. Dans cet état de choses, on sentit généralement la nécessité de réunir les neuf différentes unions douanières de l’Allemagne. On revint donc, en 1848, sur la promesse formulée inutilement dans le pacte fédéral ; mais ni les délibérations des députés réunis à Francfort pour fixer un tarif général qui devait être basé sur des droits de douane peu élevés, ni les efforts de la réunion générale allemande pour la protection de l’industrie intérieure qui cherchait à contrecarrer la réunion de Francfort, n’arrivèrent à un résultat satisfaisant.

Le gouvernement autrichien saisit dès cette époque l’occasion qui semblait s’offrir de réaliser ses plans commerciaux ; il proposa dans son organe officiel[7] et dans un mémoire du ministre du commerce, à la date du 30 décembre 1849, la création d’un système douanier austro-allemand. Il demandait en même temps que tous les états allemands prissent part à la discussion de son projet ; mais bientôt il en reconnut lui-même l’inopportunité. En conservant la base des anciens traités, la Prusse évitait soigneusement une dissolution du Zollverein, et elle obtint l’assentiment de presque tous ses alliés. Cependant, lors de la neuvième réunion générale des membres du Zollverein, on s’occupa de nouveau des propositions de l’Autriche ; mais on ne put pas se décider à conclure un traité de douane avec ce dernier état, qui diffère sous tant de rapports du reste de l’Allemagne.

Les combinaisons d’un traité austro-allemand ayant été écartées comme presque impossibles, les circonstances permirent une entente entre la Prusse et le Hanovre, qui avait été considérée jusqu’alors comme très difficile. Le Hanovre avait déjà haussé son tarif d’importations pour augmenter ses revenus, et s’était par cette mesure rapproché du tarif du Zollverein. L’époque de l’expiration du Steuerverein approchait d’ailleurs. Le gouvernement hanovrien n’hésita plus à entamer des négociations avec la Prusse, négociations qui eurent pour résultat le traité du 7 septembre 1851, réunissant le Steuerverein au Zollverein.

On sait généralement que toutes les parties contractantes de la grande union douanière d’Allemagne avaient depuis long-temps le désir le plus vif de voir le Hanovre se joindre à elles. Le traité du 7 septembre réalisa ce vœu. L’avenir comprendra difficilement comment un acte aussi important de la politique commerciale de la Prusse, et tout favorable aux intérêts de l’Allemagne, a pu devenir la cause de nouvelles divisions dans ce pays. Pour atteindre son but, la Prusse avait cru nécessaire de tenir secrètes ses négociations avec le Hanovre ; dans la suite, la défection de ses alliés prouva que, sans cette précaution, le projet de la réunion du Steuerverein au Zollverein aurait succombé sous l’influence des autres états. Cependant la marche que, contrairement à ses habitudes, la Prusse avait suivie dans cette question devint un sujet d’irritation pour une partie des membres du Zollverein. Dans le midi de l’Allemagne, on ne se faisait pas faute d’incriminer les intentions de la Prusse ; on disait que, sous sa politique purement commerciale en apparence, elle cachait un but d’agrandissement territorial. Nous croyons les adversaires de la Prusse mal fondés dans leurs reproches, car qui pourrait douter que, si la Prusse avait voulu réellement agrandir son territoire, elle n’eût choisi, pour hasarder cette tentative, les années 1848 et 1849 ? Le roi de Prusse n’a-t-il pas refusé alors la couronne de l’empire allemand ? N’a-t-il pas fait, dans l’intérêt de la paix générale, des sacrifices d’autant plus grands, que la cause de l’unité de l’Allemagne était gagnée dans le cœur de tous les vrais Allemands ? La Prusse a-t-elle cherché à profiter de la présence de ses troupes en Saxe et dans le grand-duché de Bade ? En se mettant à la tête d’une union restreinte, elle a voulu, dit-on, tirer parti de l’état de désorganisation où s’est trouvée un moment l’Autriche ; mais ignore-t-on qu’elle n’a pas employé alors la moitié de ses ressources pour réaliser l’union qu’elle projetait ?

Voyons cependant quel peut avoir été le but politique de la Prusse en concluant le traité du 7 septembre et en poursuivant le maintien du Zollverein. Si ce but avait été un agrandissement territorial, le moyen choisi serait purement illusoire, car, d’après les traités du Zollverein, chaque état, quelque petit qu’il soit, a le droit d’opposer son veto aux décisions de tous les autres. Cette situation est éminemment favorable à l’indépendance des états secondaires, et la Prusse n’a point cherché à la modifier. Dans la nouvelle union douanière, elle a assuré au Hanovre un droit de vote égal au sien. La proposition faite à Francfort par l’Autriche, — de faire prendre les décisions de la diète même à la simple majorité des voix, — a une signification bien plus grave que ne l’aurait été une proposition semblable de la part de la Prusse émise dans le sein du Zollverein. Le seul but politique que la Prusse pouvait et peut encore avoir dans le maintien du Zollverein serait celui d’exercer une influence sur le vote des autres états à la diète de Francfort ; mais une telle influence doit être considérée comme très morale et comme indispensable pour l’équilibre de l’Allemagne, car l’Autriche est assez puissante par elle-même, et elle saura toujours contre-balancer à la diète l’action de sa rivale. Il serait absurde de vouloir faire un reproche à la Prusse de ce qu’elle a agrandi son territoire par des conquêtes. Si l’on remontait à l’origine et à la formation des différens états, on trouverait que celle de la Prusse est une des plus légitimes. À ceux qui disent dédaigneusement que la Prusse est sortie d’une caserne, il est permis de demander s’il vaut mieux sortir d’un testament ou d’un contrat de mariage.

En réalité, les petits états d’outre-Rhin, qui redoutent le Zollverein comme instrument de l’ambition prussienne, s’effraient d’un danger qui n’existe pas, tant qu’un choc venant de l’extérieur n’aura pas donné le branle à l’Allemagne. L’union douanière a-t-elle empêché la Bavière d’envoyer ses troupes contre la Prusse, et M. von der Pfordten n’a-t-il pas avoué que l’expédition n’était pas dirigée contre la Hesse, mais contre l’union politique proposée par la Prusse ? Les petits états craignent qu’en se rapprochant de la Prusse, ils ne soient absorbés par cette puissance, mais, s’ils s’appuyaient sur l’Autriche, ils ne tarderaient pas à manifester la même crainte, d’autant plus que l’Autriche, en entrant dans la grande union douanière de l’Allemagne avec une population plus nombreuse à elle seule que celle qui se trouve actuellement dans cette union, pourrait évidemment conquérir une prépondérance bien plus dangereuse que ne le serait celle de la Prusse. Cette dernière considération n’a probablement pas échappé aux puissances étrangères, qui ne doivent pas être portées à désirer l’accession de l’Autriche au Zollverein, car le nouveau plan commercial de l’Autriche diffère très peu de son ancien plan politique, de faire recevoir tous ses états dans la confédération germanique.

Il importe d’entrer dans quelques détails sur le traité qui a fait naître en Allemagne de si graves dissentimens. Par ce traité, la Prusse accordait au Hanovre un prœcipuum, c’est-à-dire une prime en sus de la part de ce dernier pays aux revenus du Zollverein. En faisant ces concessions, la Prusse a calculé que le Hanovre augmenterait la caisse de l’union d’un million de thalers, sans compter une économie de 300,000 thalers obtenue par la suppression de l’ancienne ligne douanière sur les frontières du Hanovre. Comme la plupart des pays voisins de la mer, le Hanovre a des habitudes de luxe, de comfort, et lors des négociations il a pu faire valoir qu’il consomme proportionnellement plus de café, de thé, de riz, de fruits du midi, de tabac, de vin, d’alcool et de sucre que les autres pays du Zollverein. Malgré ces motifs fort légitimes, le prœcipuum a excité beaucoup de mécontentement chez les gouvernemens des autres états. Supposons maintenant que la Prusse se soit trompée dans son estimation : il faut d’abord considérer que l’industrie est très peu développée dans le Hanovre, qui est au contraire un pays agricole très riche, et que par conséquent le prœcipuum serait pleinement justifié comme une prime accordée pour l’agrandissement du marché du Zollverein. On a calculé du reste qu’abstraction faite d’un surcroît de consommation de denrées coloniales de la valeur de 788,371 thalers, et d’une économie de 300,000 thalers par suite de la suppression de l’ancienne ligne douanière, l’industrie du coton et des laines gagnerait, par l’accession du Hanovre au Zollverein, des avantages tels que chacun de ces articles fournirait une augmentation de bénéfices équivalente au prœcipuum. Le même calcul a été fait pour les soieries et pour d’autres produits industriels. Il est du reste singulier qu’on soit entré dans une critique aussi minutieuse du traité du 7 septembre, car l’importance du traité, sous le rapport de la politique commerciale, devrait suffire pour le protéger contre les attaques mesquines dont il est l’objet. En effet ce traité ouvre au Zollverein la Mer du Nord, et rend probable l’accession de la ville de Brème et peut-être aussi celle des autres villes anséatiques. Dans ce cas, le Zollverein aurait une marine marchande composée comme il suit : 794 navires du Hanovre (36,000 lasts), 248 navires de Brème (38,000 lasts), 318 navires de Hambourg[8] (241,000 lasts), 310 navires de Mecklenbourg (27,000 lasts), 210 navires d’Oldenbourg (9,000 lasts), et 78 navires de Lubeck (7,300 lasts) : total, 1,958 navires (158,300 lasts). Si l’on y ajoute maintenant les navires de la Prusse, le Zollverein aurait une marine de 3,361 navires (296,209 lasts). Une telle marine prendrait rang, par son importance, immédiatement après celle de l’Angleterre ; elle égalerait celle de la France et surpasserait celle de la Hollande. La marine de l’Autriche contient à peine le tiers du nombre de lasts jaugé par celle du nouveau Zollverein projeté. Les navires du port de Trieste forment à eux seuls les 89 centièmes de la marine autrichienne.

Le traité du 7 septembre intéresse naturellement la France et l’Angleterre. Pour cette dernière, il pourrait avoir des conséquences peu avantageuses, en diminuant l’exportation de ses tissus de coton et de laine vers les pays du Steuerverein ; mais, quant à la France, l’écoulement de ses marchandises resterait le même. L’importation des vins français dans les pays du Steuerverein ne diminuerait aucunement par suite de l’augmentation des droits d’entrée ; ces vins sont très recherchés dans le nord de l’Allemagne, et l’opulence qui y règne permet d’en faire une consommation assez considérable. Du reste il n’a pas manqué de voix en Allemagne pour rendre pleine justice à la politique commerciale de la Prusse, et tandis que les gouvernemens désapprouvaient le traité, les chambres de commerce du midi de l’Allemagne y ont donné leur entière adhésion. Qu’on suppose un moment que ce traité soit comme non avenu, qu’on admette l’entrée de l’Autriche dans le Zollverein : le gouvernement autrichien serait le premier à demander de toutes ses forces la réunion du Steuerverein au Zollverein. En somme, tous les griefs des adversaires du traité du 7 septembre reviennent à dire que, si l’Autriche faisait partie de l’union douanière, l’adjonction du Steuerverein au Zollverein serait une mesure excellente, mais qu’il n’en est pas de même tant que l’Autriche reste exclue de l’union.

La position difficile dans laquelle la Prusse s’était mise par la négociation du traité de septembre ne tarda pas à s’aggraver. Les traités du Zollverein expirent à la fin de l’année 1853, et, d’après une des conditions du traité, les modifications qui pourront y être faites doivent être annoncées deux ans avant l’expiration. La Prusse se conforma à cette clause : elle dénonça l’expiration du Zollverein ; mais elle donna par là de nouvelles armes à ses ennemis. Cette dénonciation était une simple formalité, car, dans la circulaire même qui formulait la dénonciation, la Prusse demandait une reconstitution immédiate du Zollverein sur les bases du traité du 7 septembre. Presque immédiatement on accusa la Prusse de vouloir se séparer du Zollverein pour lui dicter des conditions. L’Autriche, avec son habileté bien connue, vit là une brèche ouverte et résolut d’en profiter. La circulaire du gouvernement prussien était une faute. Connaissant la susceptibilité de ses ennemis, il aurait mieux fait d’éviter la dénonciation et d’annoncer simplement à ses alliés la conclusion du traité du 7 septembre, en leur fixant un délai pour se décider à accepter ou non les modifications survenues au pacte du Zollverein. Quoi qu’il en soit, le sort du traité de septembre fut incertain pendant quelque temps. Un fait grave vint augmenter cette incertitude. À la mort du roi de Hanovre, le 18 novembre 1851, tomba le ministère Münchhausen, sous lequel le traité avait été conclu. Le nouveau ministère, présidé par M. Scheele, était regardé comme penchant vers l’Autriche et comme protégeant les vues de la noblesse, qui, on le sait, sont contraires aux réformes de 1848. Le traité n’ayant pas encore été ratifié par les chambres, il était à craindre que l’influence du nouveau ministère ne fût assez grande pour le faire rejeter. Le bruit courut même un moment que les puissances étrangères faisaient valoir leur influence pour empêcher la réunion du Steuerverein au Zollverein. Cependant la politique de la Prusse finit par l’emporter, et le traité fut ratifié par le Hanovre comme par la Prusse.

La politique commerciale de la Prusse avait donc été, depuis la formation du Zollverein jusqu’au traité de septembre 1851, conforme aux vrais intérêts des états faisant partie de l’union douanière. Derrière les objections qu’au point de vue commercial on dirigeait contre la marche suivie par la Prusse, il n’y avait que des griefs politiques. D’où venaient ces objections, sinon de l’Autriche ? L’opposition que rencontra le traité du 7 septembre nous conduit, on le voit, à examiner quel a été en face du Zollverein le rôle de cette puissance et des partisans de l’union austro-allemande.


III.

Sur une étendue de 12,186 lieues carrées géographiques, l’Autriche compte 37,593,096 habitans, formant plus de vingt populations différentes. L’élément prédominant est l’élément slave. Des recherches récentes ont prouvé que la population allemande de l’Autriche n’atteint guère plus de 6 millions et demi d’habitans. La principale richesse de l’Autriche consiste dans les produits de l’agriculture, quoique celle-ci soit encore très arriérée dans la Hongrie et dans la Galicie. Le sol véritablement productif forme les 85 centièmes du territoire de l’empire. L’Autriche fournit elle-même presque toutes les matières premières pour son industrie ; elle est également très riche en produits minéraux, et son revenu territorial est évalué à près de 3 milliards et demi de francs[9].

L’Autriche occupe le cinquième rang parmi les puissances commerciales ; elle a exporté en 1847 pour 128 millions et demi de francs de matières premières, et seulement pour 94 millions de produits fabriqués. Son importation en produits du même genre n’a atteint que 20 millions, dont plus de la moitié consiste en filés pour l’usage des manufactures, et elle a été pour les matières premières de 46 millions. Le rapprochement de ces chiffres résume jusqu’à un certain point le caractère et la situation de l’industrie autrichienne. Cette industrie n’a jusqu’à présent une grande importance que pour le marché intérieur de la monarchie, qu’elle dispense presque entièrement de recourir aux manufactures étrangères. La perfection du dessin, de la forme et du goût, la délicatesse et le fini du travail, sont des avantages dont l’industrie autrichienne ne peut encore que faiblement se prévaloir. La marine marchande n’a pas non plus acquis un développement proportionné à la situation de cet empire. D’après la statistique de 1844, cette marine ne jaugeai ! que 222,541 tonneaux seulement.

L’histoire financière de l’Autriche serait en quelque sorte l’histoire de sa civilisation. Malheureusement les données sur les siècles antérieurs au XVIIIe manquent presque complètement, et avant 1848 l’Autriche n’a jamais publié l’état de ses finances. Un grand désordre y avait régné jusqu’à cette époque. Le mauvais système de l’administration des finances était en partie le résultat de la diversité des populations autrichiennes incapables de supporter toutes un impôt également fort, et en partie celui de faux principes d’économie politique. Ajoutons que, par suite de guerres prolongées, aucun autre pays n’a eu à supporter d’aussi lourdes charges. De 1770 à 1778, les recettes ordinaires de l’Autriche étaient en moyenne de 44,987,016 florins ; de 1807 à 1810, elles étaient de 142,214,588 florins. Malgré l’augmentation des recettes, la rente de la dette publique était montée, en 1810, à 29 pour 100, de 18 pour 100 qu’elle avait été en 1781. Par suite des malheurs que l’Autriche eut à souffrir lors de la guerre contre la France, la crise financière était arrivée, en 1811, à son dernier période. La valeur totale du papier-monnaie en circulation était montée à 1 milliard 060,798,800 florins[10], et quoique le gouvernement eût donné, par une proclamation, l’assurance la plus positive que jamais la valeur du papier-monnaie ne subirait aucune réduction, on vit paraître le fameux décret du 20 février 1811, qui réduisit la valeur totale du papier-monnaie à 212,159,760 florins. La valeur totale des monnaies en cuivre fut également réduite de moitié, et la moitié restante fut payée en nouveau papier-monnaie appelé Einlösungs-Scheine. La seule garantie que donnait le gouvernement autrichien en décrétant ces mesures était la promesse de ne plus faire une nouvelle émission de papier-monnaie ; néanmoins, le 16 avril et le 7 mai 1811, il jeta dans la circulation une nouvelle somme de 45 millions de florins en papier- monnaie, appelé Antizipations-Scheine. Plus tard, cette émission fut continuée, en sorte qu’en 1817 le papier-monnaie autrichien représentait une valeur totale de 610,095,930 florins. Le 1er juin 1816 et le 25 juillet 1817 parurent deux nouveaux décrets dont l’effet fut une nouvelle diminution dans la valeur de ce papier. Les porteurs de papier-monnaie reçurent 2/7 en billets de banque, qui devaient avoir une valeur équivalente à de l’argent comptant, et, pour 5/7, une obligation de l’état rapportant 1 pour 100 d’intérêt, c’est-à-dire que pour 140 florins de papier-monnaie on recevait une obligation, en d’autres termes, un nouveau papier-monnaie représentant la valeur de 100 florins, et 40 florins en billets de banque. Par les nouveaux décrets de 1816 et 1817, le gouvernement instituait aussi une banque appuyée sur cent mille actions, pour lesquelles il fallait payer 1,000 florins en papier-monnaie et 100 florins en argent comptant. On avait le choix le faire la conversion de l’ancien papier-monnaie d’après l’un ou l’autre de ces deux systèmes. Des calculs faits récemment ont montré que, par ces diverses mesures, la dette publique de l’Autriche a subi une réduction de 2,066,268,595 florins, sans compter une grande quantité de papier-monnaie perdue dans les désastres de la guerre.

Pour mieux expliquer ces opérations, nous dirons que celui qui, par exemple, en 1788, aurait changé 1,000 florins d’argent comptant contre la même somme en papier-monnaie recevait, vingt années plus tard, 280 florins, non pas en argent, mais en papier-monnaie, à la place de ses 1,000 florins ; six années plus tard encore, il était obligé de changer ses 280 florins contre 120 florins, toujours en papier-monnaie. Voilà cependant ce qu’un célèbre publiciste, M. de Gentz, le confident de M. de Metternich, disait n’être autre chose qu’une contribution indirecte. Dans une note écrite en français et intitulée : Fonction du papier-monnaie dans un système d’économie bien entendu, M. de Gentz dit : « La perte qu’éprouve le public par la dépréciation graduelle du signe monétaire n’est autre chose qu’une taxe plus ou moins sévère que lui impose le gouvernement pour faire face aux besoins extraordinaires de l’état. »

Lorsque, en 1840, M. de Kübeck fut placé à la tête de l’administration des finances de l’Autriche, il s’occupa activement d’une réforme du système financier. Les banquiers de Vienne exerçaient une grande influence, et la banque était devenue une sorte de monopole servant à faire de gros bénéfices au détriment de l’état. Malgré les efforts de M. de Kübeck, les finances de l’Autriche ne s’étaient pas sensiblement améliorées, lorsque la révolution de 1848 vint en augmenter considérablement les embarras. Une véritable panique s’empara des esprits, et l’argent comptant fut en partie enterré, en partie envoyé hors du pays. La défense d’exporter de l’argent ne fit qu’empirer le mal. Le gouvernement dut prendre des mesures pour satisfaire aux besoins les plus pressans, et ce n’est qu’après avoir complètement vaincu la révolution qu’il put songer à améliorer la situation financière.

L’état des finances de l’Autriche, pendant l’année 1851, se résume dans les chiffres suivans : la recette totale a été de 223,252,038 florins ; en 1850, elle n’avait été que de 194,296,457 florins. Les dépenses ordinaires et extraordinaires de l’année 1851 s’élevaient à 278,420,470 fl. ; il y avait donc un déficit de 55,168,432 florins. Le déficit de 1850 avait été de 56,384,591 florins. La rente de la dette publique est comprise dans le budget des dépenses de 1851 pour 52,472,731 florins ; en 1850, elle avait été de 49,075,528 florins. Le ministère de la guerre figure, dans le budget des dépenses de 1851, pour 111,999,292 florins ; dans le budget de 1850, il entrait pour 126,262,936 florins. Le budget des dépenses de 1851 comprend également 2,321,314 florins, valeur tant en argent qu’en sel, comme frais de guerre payés à la Russie pour son intervention en Hongrie, et 15,179,000 florins pour la mobilisation de l’armée en 1850. D’après un décret impérial du 15 mai 1852, le papier-monnaie en circulation ne doit pas dépasser la somme de 175 millions de florins ; à la fin du mois de juin, il n’a été que de 165 millions 883,981 florins. Ce papier-monnaie représente les valeurs les plus diverses, dont la plus petite est celle de 6 kreutzers, et l’on ne voit presque pas d’autre monnaie en Autriche. L’argent disparaît aussitôt qu’il entre dans la circulation, ce qu’on comprendra aisément en considérant que le papier-monnaie perd encore aujourd’hui 22 pour 100. Cependant l’Autriche a des ressources immenses, et on ne peut douter que, si la paix se prolonge, une administration habile et consciencieuse ne parvienne à rétablir l’équilibre dans ses finances.

Des projets d’agrandissement qui, contrairement peut-être aux vrais intérêts de l’empire, l’entraînent à étendre son territoire vers le nord, du côté de l’Allemagne, plutôt que vers l’orient, du côté de la Turquie, dominent la politique extérieure de l’Autriche. La révolution de 1848, après avoir placé cette puissance dans une situation critique, fut aussi pour elle l’occasion d’un glorieux effort qui réveilla toutes ses ambitions. L’audacieuse politique du prince Schwarzenberg succéda à la prudente réserve d’avant 1848 et aux tâtonnemens qui avaient un moment suivi les révolutions de cette année. L’Autriche se trouva plus forte et plus active que jamais en présence de l’Allemagne divisée et irrésolue : elle sut profiter avec son habileté traditionnelle des avantages de sa nouvelle position.

L’idée d’une union douanière de l’Autriche avec l’Allemagne n’est pas une chose nouvelle. La réalisation de cette idée a déjà été poursuivie par le prince de Metternich, il y a plus de dix ans. Ce n’est d’ailleurs pas un motif pour diminuer le mérite des hommes d’état actuels de l’Autriche : il y a parmi eux des esprits éminens et de zélés patriotes ; leur seul défaut consiste peut-être à vouloir aller au-delà des limites du possible. Un des hommes qui se sont le plus distingués depuis 1848 est M. le baron de Bruck, ancien ministre du commerce. M. de Bruck est né à Elberfeld le 18 octobre 1789, et se destinait d’abord au commerce. En 1821, il se rendit à Trieste, où plus tard il fut directeur de la compagnie maritime le Lloyd, qu’il a administrée avec un brillant succès. En reconnaissance de ces services, l’empereur lui conféra le titre de baron. En 1848, M. de Bruck défendit vivement les intérêts de l’Allemagne contre les prétentions du parti italien, et fut envoyé par les électeurs de Trieste comme député au parlement de Francfort. Le gouvernement autrichien le nomma plénipotentiaire auprès du vicaire de l’empire. Après la révolution du mois d’octobre 1848, il entra dans le ministère Schwarzenberg-Stadion comme ministre du commerce et des travaux publics. En cette qualité, il fut un des auteurs de la constitution du 4 mars 1849, prit part à la négociation du traité de paix avec le Piémont, et élabora, pour la réorganisation de son département, un plan très remarquable qui, au mois d’octobre 1849, obtint l’approbation de l’empereur. M. de Bruck déploya une activité prodigieuse pour la construction des chaussées, des chemins de fer et des lignes télégraphiques, pour la réforme du système des postes et des consulats, pour la rédaction du code de commerce et de navigation, et pour l’abolition des douanes à l’intérieur. Il est l’auteur du célèbre mémoire sur l’union austro-allemande, dont il était le partisan le plus zélé. Cependant ses projets ne paraissent pas avoir été complètement d’accord avec les vues du gouvernement de Vienne, et, vers la fin du mois de mai 1851, il donna sa démission.

Avec la sagacité d’un homme d’état supérieur, M. de Bruck vit parfaitement que la question financière est étroitement liée à la question commerciale. Il pensa avec raison que l’industrie autrichienne ne prendra un plus grand essor que lorsque les provinces de l’ouest, qui sont essentiellement industrielles, pourront se procurer les matières premières à un prix peu élevé. Il comprit que le seul moyen d’attirer de nouveaux capitaux dans le pays était de mettre ces provinces en communication directe avec les riches provinces agricoles de l’est. Le chemin de fer de Vienne à Szolnock, avec des embranchemens vers la Galicie, la Servie et la Transylvanie, a une haute importance pour l’Autriche, et M. de Bruck avait la conviction que la crise financière de l’empire ne trouvera une solution heureuse que par l’achèvement de ce réseau de chemins de fer. Il attachait plus d’importance encore au chemin de fer de Vienne à Trieste. C’est à lui aussi qu’appartient l’idée d’une union douanière de la région centrale de l’Europe (mittel-europäisches Zollreich), idée poursuivie, après la démission de M. de Bruck, dans le projet de l’union austro-allemande. Dans les conférences de Dresde et à la diète de Francfort, l’Autriche ne voulut faire de l’organisation douanière qu’une simple partie de l’organisation politique générale. C’est dans cette intention qu’elle proposa d’ajouter au pacte fondamental un article additionnel par lequel tous les états allemands auraient été obligés d’accepter dans un délai prescrit l’union douanière universelle de l’Allemagne ; mais elle rencontra une opposition unanime et ne put obtenir à Dresde qu’un projet de conventions propres à faciliter les opérations commerciales. On y prépara aussi un traité douanier et un traité monétaire ; mais les duchés de Holstein et de Mecklenbourg refusèrent leur consentement à ces derniers projets, et les autres états n’accordèrent le leur que sous la condition que l’Autriche abolirait son système prohibitif, et que, par l’établissement d’un nouveau tarif, elle donnerait plus de liberté au commerce. Le résultat définitif de ces négociations a été qu’il n’y avait pas à songer, pour le moment, à une union douanière avec l’Autriche.

L’Autriche ne tarda cependant pas à opérer dans son système douanier une réforme immense, en substituant à son tarif de prohibition un tarif qui se rapproche beaucoup de celui du Zollverein. Le nouveau tarif a même sur celui de l’union douanière l’avantage de faire une distinction entre les différentes qualités de marchandises. Ce tarif ne devait être applicable qu’à partir du 1er février 1852, et sur certaines marchandises une augmentation de 10 pour 100 était exigible pour la première année, c’est-à-dire jusqu’au 1er février 1853. En même temps, l’Autriche supprima la ligne douanière entre la Hongrie et ses autres états ; elle s’attachait ainsi la Hongrie par un nouveau lien, et développait les relations commerciales de ce pays avec les autres provinces de l’empire.

Il y avait donc en présence du Zollverein les élémens tout prêts d’une union austro-allemande. Entre ces élémens et l’ancienne union douanière, une lutte était inévitable. Des congrès, des conférences diplomatiques, qui aujourd’hui encore ne touchent pas à leur terme, en marquèrent les principaux épisodes.


IV.

La Prusse avait fait remettre aux gouvernemens de l’Allemagne une invitation pour l’ouverture à Berlin d’un congrès d’union douanière dans les premiers mois de l’année 1852. L’Autriche avait intérêt à devancer ce congrès, et, dans les derniers jours de novembre 1851, le gouvernement autrichien, après avoir fait les réformes douanières dont nous avons parlé, et profitant des dissentimens survenus entre les membres du Zollverein, s’adressa à tous les cabinets de l’Allemagne pour qu’ils envoyassent des commissaires à Vienne, afin de stipuler les conditions d’une future union douanière entre l’Autriche et l’Allemagne. Les délibérations de Vienne, auxquelles prirent part les commissaires de Bavière, de Saxe, de Hanovre, de Wurtemberg, de Bade, des principautés de Hesse, de Brunswick, d’Oldenbourg, de Nassau et des quatre villes libres, commencèrent le 4 janvier 1852. La Prusse ne s’était pas fait représenter.

Le prince Schwarzenberg ouvrit en personne le congrès douanier de Vienne. Après avoir dit quelques mots du but général de la politique autrichienne : « De divers côtés, continua le prince, on craint encore que le but que nous annonçons hautement ne soit pas le seul que nous poursuivons. Je déclare que ces craintes n’ont aucun fondement, et je regrette de ne pas voir représentés ici tous les états de la confédération ; les discussions qui vont s’ouvrir leur auraient enlevé toute espèce de doute sur l’utilité et l’opportunité de nos propositions… Il est incontestable qu’on rencontrera bien des difficultés ; mais les expériences qu’on a déjà faites prouvent que de semblables difficultés ne sont pas insurmontables, et nous trouvons dans le Zollverein fondé par la Prusse, ainsi que dans le traité du 7 septembre, des exemples instructifs qui nous montrent les moyens de vaincre les plus grands obstacles… Du reste, l’avis du gouvernement impérial n’est pas que, dans cette réunion, où plusieurs états de l’Allemagne ne sont pas représentés, on prenne une décision définitive, d’autant plus que les conditions sous lesquelles le nouveau traité entre la Prusse et les autres états doit être conclu ne sont pas encore fixées, et parce que, dans les projets pour une union douanière générale, il faudra déterminer avant tout la forme future de l’union existante. En conséquence, le but de notre réunion est uniquement de faire connaître les diverses opinions et de s’entendre réciproquement….. Les négociations auxquelles donnera lieu l’invitation du gouvernement prussien pour une réunion des plénipotentiaires à Berlin fourniront le moyen de rendre ces projets définitifs. »

L’Autriche soumit à la délibération du congrès deux projets : l’un pour un simple traité de commerce à valoir à partir du Ier janvier 1854, et l’autre pour une union douanière complète à partir du 1er janvier 1859. Dès le début de ces conférences, les représentans des divers états s’étaient tracé des limites dont il importe de tenir compte. Ils n’avaient pas reçu, disaient-ils, d’instructions spéciales ; ils étaient plutôt chargés d’émettre leurs avis personnels que de faire des déclarations au nom de leurs cabinets respectifs. — C’est sous cette réserve que les projets de l’Autriche furent d’abord discutés et modifiés ; communication en fut ensuite donnée aux divers gouvernemens pour en obtenir la ratification[11].

Nous ne nous arrêterons point ici au traité de commerce proposé par l’Autriche : ce traité ne faisait que jeter les bases d’une future union douanière ; c’est le projet de cette union même qui intéresse toute l’Allemagne au plus haut point. Quelle est donc la possibilité, quelle est la convenance de l’union proposée ? Comme le dit fort bien l’article premier du projet d’union, les trois conditions essentielles pour une union douanière sont les suivantes : liberté de commerce entre les états liés par le traité, — même législation pour le commerce avec les états étrangers à l’union, — communauté des revenus.

Pour savoir si le projet de l’Autriche remplit ces conditions, il faut commencer par jeter un coup d’œil sur l’organisation intérieure du Zollverein. En 1833, lors de la formation de cette union, les parties contractantes crurent nécessaire d’établir un contrôle pour le commerce entre leurs propres États. cette précaution était motivée par les raisons suivantes : on voulait d’abord pouvoir se rendre compte du mouvement des marchandises soumises à un droit d’importation ; ensuite il s’agissait de donner — à ceux des membres de l’union qui avaient soumis la fabrication ou la consommation de leurs propres produits à des droits intérieurs — le moyen de frapper d’une imposition la marchandise importée, qui paierait des droits moindres dans le pays où elle est produite, on mettait ainsi le producteur indigène en état de soutenir la concurrence du producteur étranger. Pour atteindre ce double but, il fut stipulé, dans l’article 8 du traité du Zollverein, que les marchandises soumises à un droit d’importation ou d’exportation, et allant de la Bavière ou du Wurtemberg vers les états du nord de l’union, ou réciproquement, ne pourraient être transportées que sur les grandes voies de communications, ensuite que les conducteurs de ces marchandises auraient à déclarer le contenu de chaque transport, en montrant leur feuille de route aux bureaux de douane devant lesquels ils passeraient. Cette stipulation ne concernait pas les effets des voyageurs, ni le petit commerce des frontières et des marchés. Le contrôle des marchandises mêmes n’était jugé nécessaire qu’en tant que la perception des droits différentiels le rendrait indispensable.

Ce paragraphe fut fortement désapprouvé par la Bavière et par le Wurtemberg, avant même que le Zollverein fût définitivement constitué. Les délégués de ces deux états soutenaient, dans les délibérations qui se succédèrent alors, que ce paragraphe pourrait entraver le principal but de l’union, savoir : la liberté du commerce intérieur. Ils demandèrent que la simple déclaration des objets soumis à l’octroi suffît à la frontière, et que le contrôle des marchandises ne se fît qu’au lieu de destination, afin d’épargner au commerce toute gêne inutile. Les délégués des autres états répondirent que les stipulations de l’article 8 n’accordaient nullement le droit de soumettre les marchandises à des mesures vexatoires, telles, par exemple, que le déchargement des colis, et qu’une révision de ces marchandises ne devait avoir lieu qu’en cas de soupçons graves contre les conducteurs. Quoique dans la suite on n’ait guère abusé de l’article 8, on tomba d’accord, lors du renouvellement du traité en 1841, de supprimer entièrement cet article, et depuis il ne s’exerce plus aucun contrôle à la frontière des différens états de l’union. Le Zollverein fait donc réellement jouir tous ses membres d’une liberté complète du commerce. Or, dans le projet proposé par l’Autriche, il est dit (art. 3, supplément 5) que, pour la garantie du monopole du tabac et de la poudre dans l’empire, toutes les marchandises venant de l’extérieur ne pourront être transportées que le jour, en suivant les routes de douanes et en passant devant des bureaux de déclaration spécialement désignés. Ces bureaux auront le droit de soumettre les marchandises à un contrôle partiel, si elles n’ont pas encore été contrôlées et plombées dans un état appartenant à l’union. Cette clause suffit pour prouver que le projet de l’Autriche ne remplit pas la première condition d’un traité d’union douanière, c’est-à-dire le libre mouvement des marchandises. À la vérité, ce projet laisse à l’Autriche une entière liberté pour l’exportation de ses marchandises vers les autres états du Zollverein ; mais il n’en est pas de même pour l’importation des marchandises de ces états vers l’Autriche.

Le projet ne donne pas non plus une législation commune aux états allemands vis-à-vis des pays étrangers. Or il ne saurait y avoir d’union douanière sans un tarif uniforme, et l’Autriche demande que, pour l’union qui doit commencer le 1er janvier 1859, il soit fixé, dès 1856, un tarif réglé sur la situation des finances, de l’industrie et du commerce. Il faudrait donc un nouveau concours des treize gouvernemens différens pour fixer le tarif général, de manière que le projet actuel manque de la garantie importante qui, lors du traité de 1833 et du traité du 7 septembre 1851, formait la base de toutes les négociations. Ce défaut n’a pas échappé aux auteurs du projet, et voici comment ils ont cherché à le pallier. Si l’une des deux parties le demande, l’autre est obligée d’admettre son propre tarif comme tarif général, et, par ce fait seul, l’union entre l’Autriche et le Zollverein se trouverait constituée ; ce qui veut dire que si l’Autriche, après quatre ou cinq ans de réflexions, trouve encore que l’union douanière lui convient, elle peut forcer les états du Zollverein de la recevoir dans l’union par la simple déclaration qu’elle accepte le tarif du Zollverein, quand même ces états ne trouveraient aucun avantage dans cette admission, ou même y trouveraient du désavantage. Si au contraire l’Autriche pense que cette union ne lui convient plus, elle peut rompre toutes les négociations, car il est certain que les douze états membres actuels du Zollverein n’accepteront pas ou du moins n’accepteront pas à l’unanimité, comme cela est nécessaire en pareil cas, le tarif de l’Autriche.

Le projet remplit-il mieux la troisième condition nécessaire pour une union douanière, savoir la communauté des revenus ? On voit dès l’abord qu’il serait fort difficile de trouver maintenant, pour le partage des revenus, une base qui fût encore exacte au bout de sept ans, surtout le nouveau tarif n’étant pas arrêté. Aux termes de l’article 8, les revenus de chaque partie doivent être fixés, conformément à ceux des années de 1854 à 1857 : 1° d’après les droits d’entrée des différentes marchandises, y compris le sucre de betterave et à l’exclusion du tabac et de la poudre ; 2° d’après les droits d’exportation ; 3° d’après les droits de transit. C’est en proportion de ces revenus que doit être partagée l’encaisse entre les deux parties. Si par exemple les droits d’entrée s’élevaient en moyenne, dans les quatre années, à 45 millions de thalers pour le Zollverein et à 25 millions de florins pour l’Autriche, le Zollverein recevrait des revenus communs 30/51 et l’Autriche 21/51. Ce mode de répartition a le défaut de ne pas être basé sur le chiffre de la population. En effet, au commencement de l’année 1837, l’Autriche avait 35,402,734 habitans ; le Zollverein en comptait 26,048,970. En 1846, d’après les tables statistiques, l’Autriche en comptait 37,443,033, le Zollverein 29,460,816. Or, en comparant ensemble ces quantités numériques, on remarquera qu’en Autriche la population a augmenté de 5 huitièmes pour 100, et dans les états du Zollverein de 10 neuvièmes pour 100. Supposez qu’après 1858 l’accroissement des deux populations continue à se faire dans les mêmes proportions, la part pour laquelle l’Autriche contribuerait à la recette générale augmenterait de 6 centièmes pour 100, tandis que, pour le Zollverein, cette augmentation serait de 12 centièmes pour 100 ; et comme cette circonstance n’entrerait nullement en considération pour le partage des revenus, l’Autriche percevrait des droits de douane d’année en année plus forts, malgré une augmentation plus lente de la population, tandis que pour le Zollverein le contraire aurait lieu malgré l’accroissement plus rapide du même élément. À la vérité, il ne serait pas impossible que ce fût l’Autriche qui se trouvât dans une position désavantageuse, si le mouvement de la population avait lieu dans une proportion différente ; mais ce qui est incontestable, c’est que, dans l’un de ces cas comme dans l’autre, le projet de l’Autriche manque absolument d’une base équitable pour la répartition des revenus.

Il convient d’examiner encore si le plan d’une union austro-allemande ne présente pas par lui-même des inconvéniens trop graves pour que la réalisation soit dans l’intérêt des deux parties.

L’importation des produits bruts et des produits de l’industrie de l’Autriche entraverait évidemment la vente des produits des pays du Zollverein. Des contrées qui n’ont rien à offrir peuvent difficilement acheter, et certains pays de l’Autriche, encore à demi barbares, ont plus qu’il ne faut des marchandises que cet empire produit lui-même. Que l’on considère maintenant la cherté du transport du nord de l’Allemagne aux frontières de la Turquie, et l’on ne pourra nier que l’exportation vers les pays autrichiens dont nous venons de parler ne présente de grandes difficultés.

Le seul grand port de mer que possède l’Autriche est celui de Trieste, dont l’importance consiste principalement dans ses rapports avec l’Orient. L’industrie des états du nord se porte au contraire sur le commerce transatlantique. Or il pourrait se faire qu’une puissance jalouse bloquât le port de Trieste, et l’Autriche a par conséquent un grand intérêt à ouvrir aux produits de son industrie une entrée libre dans d’autres ports. Quant à la Bohême, M. de Bruck a déjà reconnu que l’écoulement le plus facile des produits de ce pays, essentiellement industriel, doit se faire par l’Elbe, qui se jette dans la Mer du Nord. Ce sont là autant de nouveaux motifs pour l’Autriche de demander son admission dans le Zollverein ; mais l’union douanière allemande aurait-elle également intérêt à cette admission ? Cela est douteux.

Une autre raison fort grave contre le projet de l’Autriche, c’est la baisse de la valeur du papier-monnaie autrichien, qui perd 23 pour 100. Dans les pays étrangers à l’Autriche, on demande que les paiemens se fassent en argent, et on y augmenterait infailliblement le prix des marchandises en raison de la perte subie par le papier-monnaie. Le Zollverein surveille ses frontières avec la plus louable activité ; les fonctionnaires sont d’une probité généralement reconnue, et il y a eu très peu d’exemples de fraude. En Autriche, il n’en est pas de même ; la rétribution insuffisante des douaniers a beaucoup favorisé la contrebande. « La position précaire et le traitement insuffisant des douaniers, disaient avec raison les fabricans de la Bohême dans leur mémoire du 10 février 1850, les mettent en quelque sorte dans la nécessité de pactiser avec la contrebande, et de gagner par des abus ce qu’ils ne peuvent obtenir par les fatigues de leur service. C’est ainsi qu’ils accordent à la fraude une protection dont on ne trouve pas d’exemple dans d’autres pays, même dans ceux qui sont soumis au système de prohibition. »

On voit combien d’objections soulevaient les projets de l’Autriche. Aussi le congrès de Vienne n’a-t-il pas tenu moins de cinquante-sept séances, sans compter les réunions partielles des différentes commissions. La diplomatie autrichienne fit des merveilles d’habileté, et les plénipotentiaires ne tardèrent pas à s’écarter de la réserve qu’ils avaient d’abord scrupuleusement observée. Un grave événement, la mort du prince Schwarzenberg, fit peser une pénible impression sur les dernières séances du congrès, sans cependant que le programme de l’Autriche en subît aucune modification. Le 21 avril 1851, le nouveau ministre des affaires étrangères, M. le comte de Buol-Schauenstein, ferma le congrès, et fit adopter un protocole par lequel les plénipotentiaires engagèrent moralement leurs gouvernemens respectifs. Vu l’absence de la Prusse et des autres états du nord de l’Allemagne, les plénipotentiaires ne purent prendre une résolution définitive ; néanmoins on apprit plus tard qu’il avait été stipulé un article secret dont le texte est encore inconnu. Avant de quitter Vienne, les plénipotentiaires reçurent de l’empereur des distinctions et des décorations.

La veille de la fermeture du congrès de Vienne, le gouvernement prussien ouvrit un nouveau congrès à Berlin ; il confia la défense de ses intérêts à trois hommes éclairés, MM. de Pommer-Esche, directeur général des contributions, Delbrück, conseiller intime de régence, et Philippsborn, conseiller de légation. Ce dernier, quoique jeune encore, s’était déjà distingué connue consul-général à Anvers et comme négociateur du traité de commerce de la Prusse avec la Hollande. M. de Manteuffel ouvrit en personne les conférences et déclara formellement qu’il n’était jamais entré dans la pensée du gouvernement prussien de dissoudre le Zollverein. C’est le plénipotentiaire de Bavière qui vint placer le débat sur son véritable terrain. Il répondit au chef du cabinet prussien que son gouvernement désirait également le maintien et l’agrandissement du Zollverein, mais qu’il demandait que cet agrandissement n’eût pas lieu uniquement vers le nord, qu’il se dirigeât aussi vers le midi de l’Allemagne, et qu’on s’entendît avec l’Autriche au sujet d’une union douanière et commerciale. Le discours du plénipotentiaire bavarois causa une légère surprise. On était loin de s’attendre aux nouvelles difficultés qui allaient surgir. Les séances du congrès de Berlin avaient à peine commencé, qu’on apprit que, plusieurs semaines avant l’ouverture du congrès, les gouvernemens représentés à Vienne, la Bavière en tête, avaient tenu, à partir du 6 avril, des conférences secrètes à Darmstadt, dans lesquelles ils s’étaient formellement coalisés contre la Prusse. M. von der Pfordten, le président du ministère bavarois, était l’ame de cette coalition, qui devait en quelque sorte être une revanche sur le traité du 7 septembre. Il y a cependant cette différence entre ce dernier traité et celui de Darmstadt, que le traité du 7 septembre a été fait dans l’intérêt de tous les membres du Zollverein et qu’il a été annoncé publiquement à tous les états faisant partie de l’union, tandis que la coalition de Darmstadt était dirigée contre le fondateur du Zollverein et ne lui a pas même été annoncée, lorsque les puissances coalisées se sont fait représenter au congrès de Berlin[12].

En Prusse, on s’attendait si peu à un pareil revirement, que l’on crut un moment que l’Autriche était étrangère à la formation de la coalition de Darmstadt. Il ne manquait même pas de publicistes qui, par ruse ou par ignorance, disaient que cette coalition était aussi bien dirigée contre l’Autriche que contre la Prusse, attendu que son véritable but était la prépondérance de la Bavière dans le midi de l’Allemagne. Cependant ce qu’on sait sur le traité de Darmstadt paraît prouver le contraire.

La Bavière, le Wurtemberg, la Saxe, les deux principautés de Hesse, le Nassau et le grand-duché de Bade avaient d’abord approuvé à Darmstadt le dernier protocole du congrès de Vienne ; mais, comme nous l’avons déjà fait observer, ce protocole n’avait pas un caractère définitif. Ces États s’étaient encore engagés à déclarer à Berlin qu’il fallait traiter avec l’Autriche sur les bases du projet élaboré à Vienne, et à ne pas terminer les négociations concernant la prolongation et l’agrandissement du Zollverein avant que la Prusse se fut entendue avec l’Autriche. Non contens du résultat de cette première conférence à Darmstadt, les états coalisés en tinrent une seconde, dans laquelle ils stipulaient qu’aucun gouvernement membre du Zollverein ne pourrait conclure un traité de douane avec un autre état sans la permission de tous les autres membres. Si jusqu’à la fin de 1853 aucun de ces états n’avait conclu un traité de ce genre, ils devaient former une union douanière entre eux. Le gouvernement de Bade, se rappelant probablement les grands services que la Prusse lui avait rendus lors de la dernière insurrection, ne souscrivit pas à cette clause du traité. Dans une troisième conférence enfin, on convint de faire à l’Autriche une nouvelle proposition au sujet de l’article secret du projet devienne, dans lequel l’Autriche avait promis de garantir aux autres états leurs revenus, si la demande en était faite avant le 30 janvier 1853 ; les autres gouvernemens s’engagèrent aussi à ne pas traiter avec la Prusse avant le 1er janvier 1853, à moins que celle-ci ne se fût d’abord entendue avec l’Autriche. Le cabinet de Bade resta encore étranger à cette dernière clause du traité de Darmstadt.

La nouvelle de ce traité fit une impression immense dans toute l’Allemagne. Dans le nord, on était particulièrement surpris de la conduite de la Saxe, pour laquelle le Zollverein avait eu des résultats si avantageux. On parlait d’intérêts dynastiques qui seuls avaient pu faire oublier les intérêts matériels du pays. Il fut question d’établir à Berlin une grande foire pour faire concurrence à celle de Leipzig. Le ministère de M. de Manteuffel fut assailli bientôt par les propositions les plus aventureuses : les libres échangistes demandaient que la Prusse se séparât immédiatement du Zollverein, et qu’elle prît des mesures décisives pour la liberté du commerce. M. de Manteuffel se contenta de maintenir son programme : — reconstituer d’abord l’union et traiter ensuite seulement avec l’Autriche. Cette ferme attitude était digne de l’homme qui avait été le plus énergique adversaire du prince Schwarzenberg. Issu d’une ancienne famille noble de la Basse-Lusace, le baron Otto de Manteuffel était entré, jeune encore, au service de l’état, et son avancement dans la carrière administrative avait été rapide. Au mois de juin 1842, M. de Manteuffel fut nommé vice-président du gouvernement de Stettin. Plus tard, il devint conseiller supérieur privé, et, au printemps de l’année 1848, directeur de la deuxième division au ministère de l’intérieur. À la diète de Berlin, en 1847, M. de Manteuffel se signala par sa courageuse défense du pouvoir royal contre les empiétemens du principe représentatif. Lorsqu’on 1848 on se fut enfin décidé à prendre des mesures contre les tendances révolutionnaires, M. de Manteuffel fut nommé ministre de l’intérieur dans le cabinet présidé par M. de Brandebourg. À l’occasion de la dissolution du parlement, M. de Manteuffel montra encore un courage à toute épreuve, et, après la mort du comte de Brandebourg, il devint président du conseil et ministre des affaires étrangères. Depuis ce temps, il n’a cessé de s’occuper avec un zèle infatigable de tous les intérêts du royaume, dont il a traversé les différentes crises avec une remarquable fermeté.

Les conférences de Berlin étaient, dès le début, frappées de stérilité, puisqu’on s’était engagé à traîner pendant huit mois les négociations en longueur. Le cabinet de Berlin répondit aux états coalisés par une note qui n’amena aucun résultat.

Au mois de mai 1852, M. de Bismark-Schoenhausen, représentant de la Prusse à la diète de Francfort, fut envoyé en mission extraordinaire à Vienne, que le ministre de Prusse en congé avait quittée momentanément. Cette mission fit croire que la Prusse voulait s’entendre avec l’Autriche au sujet d’une union douanière. Il est cependant facile de voir que non-seulement les intérêts matériels de la Prusse, mais aussi son honneur, étaient trop sérieusement engagés pour comporter une pareille démarche ; aussi, lorsqu’on accusa le cabinet de Berlin de vouloir faire des concessions à l’Autriche, il s’éleva de toutes ses forces contre une telle imputation. Le gouvernement prussien prorogea les conférences du congrès douanier au 16 août, et dans une note du 20 juillet il fixa aux membres du congrès le jour de la réouverture comme terme de rigueur pour s’expliquer sur la réunion du Steuerverein au Zollverein, ainsi que sur la question d’une union austro-allemande. « Le second point, disait le cabinet de Berlin, est d’une importance décisive. Il consiste à faire adopter généralement le principe que les négociations avec le cabinet de Vienne, qui se borneraient à un traité douanier et commercial, ne soient ouvertes qu’après la conclusion du traité sur le renouvellement et l’extension du Zollverein. » Les coalisés de Darmstadt répondirent par une note dans laquelle ils reproduisirent les mêmes argumens qu’ils avaient déjà tant de fois opposés au gouvernement de Berlin ; ils ajoutèrent qu’ils ne croyaient pas pouvoir prendre des résolutions obligatoires au sujet du renouvellement du Zollverein et de l’accession du Steuerverein avant de connaître quelles seraient les conditions du traité douanier et commercial à conclure avec l’Autriche, et de quelle manière la future union avec cette dernière puissance pourrait être assurée.

Il serait plus qu’inutile de s’appesantir sur les détails de toutes les réunions que les diplomates allemands ont tenues depuis l’échange de ces notes, pour délibérer sur leur ligne de conduite. Dans les conférences tenues tantôt à Kissingen, tantôt à Stuttgart, on eut plus d’une occasion de remarquer combien les gouvernemens de Wurtemberg et de Bade hésitaient à rester dans la ligue contre la Prusse. Enfin le 21 août dernier, à la réouverture du congrès de Berlin, les plénipotentiaires des gouvernemens coalisés remirent à la Prusse une note dont quelques passages doivent être cités :


« Les délibérations (disaient les plénipotentiaires) sur la première proposition prussienne, concernant la réunion du Steuerverein avec le Zollverein, ont fait naître chez les gouvernemens représentés par les soussignés la conviction que cette proposition n’est pas un obstacle au renouvellement des traités du Zollverein. Ils se déclarent prêts à y accéder en y introduisant les modifications reconnues nécessaires et à la faire entrer dans les nouveaux traités du Zollverein, à la condition qu’on se sera mis d’accord sur les points encore non résolus et surtout sur les rapports commerciaux avec l’empire d’Autriche.

« Quant aux négociations avec le gouvernement impérial d’Autriche, le gouvernement prussien les a lui-même reconnues désirables, et il a fait savoir qu’il était prêt, mais en rappelant, pour ce qui en concerne les bases, le protocole de Wiesbaden du 7 juin 1851. À leur grand regret, les gouvernemens représentés par les soussignés ne peuvent se trouver satisfaits par cette déclaration.

« Nous avons, pour des négociations commerciales avec l’Autriche, des bases bien plus positives que lors des conférences de Wiesbaden. Nous possédons les projets de traités élaborés aux conférences de Vienne, et que les soussignés ont soumis, au nom de leurs gouvernemens, aux présentes conférences le 25 mai dernier. Les soussignés sont donc chargés de prier le gouvernement prussien de vouloir bien déclarer s’il est disposé à reconnaître ces projets, et surtout celui d’un traité de commerce et de douanes, comme bases des négociations avec le gouvernement autrichien, et sous quelle forme il est prêt à accepter ce traité de commerce et de douanes. »


Cette note avait du reste un caractère très conciliant. Les gouvernemens coalisés protestaient de leur vif désir de voir le Zollverein « maintenu et agrandi ; » ils ajoutèrent qu’ils s’étaient toujours laissé guider par la considération que, là où des opinions opposées ont besoin d’être conciliées par des négociations, il ne faut pas que l’une des deux parties voie triompher complètement son avis, tandis que celui de l’autre serait sacrifié.

La réponse de la Prusse a été communiquée au congrès de Berlin le 30 août. Le gouvernement prussien, après avoir pris acte de l’accession toutefois conditionnelle des gouvernemens coalisés au traité du 7 septembre, se déclarait prêt à accepter le projet de Vienne comme base des négociations, mais seulement après le renouvellement et l’extension du Zollverein. Cependant, en acceptant le projet de Vienne comme base d’un traité de commerce avec l’Autriche, la Prusse faisait ses réserves pour tout ce qui pourrait concerner une union douanière. Elle demandait en outre que le renouvellement du Zollverein eût lieu pour douze ans ; elle réclamait une réponse avant le 15 septembre, et elle déclarait que, faute d’une réponse favorable, elle n’entendrait plus traiter avec la coalition des gouvernemens.

Cette note a été diversement interprétée. Les uns prétendaient que la Prusse y faisait une concession à l’Autriche en acceptant pour base des négociations le projet de Vienne ; les autres, au contraire, ne voyaient dans la note du gouvernement prussien que le maintien pur et simple de son programme, mais enveloppé dans des formes qui pourraient faire croire à des concessions. Le gouvernement autrichien paraît avoir été peu satisfait de la nouvelle note du cabinet de Berlin, et on a dû s’attendre plutôt à des complications nouvelles qu’à un arrangement prochain.

La situation dans laquelle vient de se placer la Prusse à l’égard de l’Autriche n’a rien qui doive surprendre ; elle a du moins sa justification dans un fait qu’on n’a pu oublier. Lorsque la Prusse voulut former ce qu’on a appelé l’union restreinte, elle entama des négociations avec l’Autriche, qui avait cependant déclaré ne pas pouvoir entrer dans la formation d’un état fédératif. Le 10 mai 1849, la Prusse envoya à Vienne M. de Kanitz, ancien ministre des affaires étrangères ; mais le 16 mai le cabinet de Vienne répondit qu’il ne pouvait rien décider relativement à un état fédératif qui n’existait pas encore. Il y a une contradiction évidente entre cette déclaration et la demande actuelle de l’Autriche d’être admise dans une union douanière qui n’est pas encore reconstituée. L’attitude adoptée par la Prusse vis-à-vis des gouvernemens de la confédération se déduit d’elle-même. Le traité de Darmstadt plaçait le congrès de Berlin en face de difficultés insolubles. Il importait au cabinet prussien de ne pas prolonger une pareille situation : le commerce languissait, et l’opinion publique demandait hautement que le gouvernement persistât dans la voie ferme où il était entré. La réponse que les états coalisés devaient faire à la note du 30 août 1852 n’étant pas encore arrivée à Berlin, même après le 13 septembre, on comprend que le gouvernement prussien ait envoyé le 27 du même mois, à ses agens auprès des différentes cours, une circulaire par laquelle il déclare ne plus vouloir traiter collectivement avec les gouvernemens coalisés, ce qui équivaut à une dissolution du congrès. Le gouvernement de Berlin fait cependant entrevoir qu’il est prêt à entrer en négociations par la voie diplomatique ordinaire. En prenant cette décision, le cabinet prussien avait probablement déjà connaissance de la réponse que la coalition avait rédigée à Munich, et par laquelle elle repoussait les dernières propositions de la Prusse. À l’heure qu’il est, les négociations se poursuivent individuellement entre les différens états ; mais il est vraisemblable que l’Autriche convoquera un nouveau congrès douanier à Vienne. Ainsi donc il a été impossible de s’entendre. D’une part, le midi de l’Allemagne maintient ses exigences, appuyé sur l’Autriche ; de l’autre, le nord reste en expectative, persuadé qu’il a atteint la limite des concessions compatibles avec les vrais intérêts du corps germanique, comme avec la dignité de l’état fondateur du Zollverein.

Voilà où en est la grande affaire qui, depuis le traité de septembre 1851, occupe l’Allemagne. Si l’on se demande laquelle des deux parties qui se trouvent en présence aurait le plus à perdre à la dissolution du Zollverein, on reconnaîtra peut-être que ce n’est pas le nord. À l’appui de notre opinion, nous pouvons citer le jugement d’un des économistes les plus distingués de l’Allemagne, M. Rau, professeur à Heidelberg. « La partie de l’Allemagne qui se trouverait le plus lésée, dit M. Rau, serait évidemment la partie méridionale, qui, séparée de la mer, n’aurait de communications avec les côtes que par la voie du Rhin, et qui serait assujettie aux conditions de la surveillance de l’union du nord. Cette union pourrait facilement admettre des vins français et des tabacs américains avec des droits moindres de douane ; les pays situés sur les bords de l’Oder, de l’Elbe et du Weser pourraient chercher pour les produits de leur industrie les marchés d’outre-mer, tandis que le midi de l’Allemagne n’aurait pas la même ressource… L’Allemagne méridionale, obligée de s’unir avec l’Autriche, devrait adopter l’organisation de cet empire. Une pareille union aurait des avantages pour certaines industries, et fournirait le moyen de remplacer une partie des produits du nord tels que les tissus de laine et les marchandises en fer ou en acier ; mais en général il n’y aurait pas pour le midi une compensation complète aux avantages que le Zollverein lui avait donnés. Cette partie de l’Allemagne n’aurait que Trieste pour seule voie de communication avec la mer ; d’ailleurs l’Autriche, la Bavière, le Wurtemberg et les autres états de l’Allemagne méridionale diffèrent trop peu comme pays producteurs pour pouvoir tirer les uns des autres les produits qui leur font défaut. »

Il n’est pas impossible que tôt ou tard on voie se réaliser l’idée d’une union douanière de la partie centrale de l’Europe ; mais il faudra d’abord que la civilisation très arriérée encore des pays de la couronne d’Autriche soit plus en harmonie avec celle du reste de l’Allemagne, et, dans ce cas, il serait de l’intérêt de l’Europe de fortifier la puissance de la Prusse en proportion des progrès de l’Allemagne méridionale, afin d’empêcher l’Autriche d’exercer une influence prépondérante dans toutes les affaires germaniques. L’histoire rendra pleine justice aux efforts des hommes d’état autrichiens qui cherchent à introduire des réformes utiles dans leur pays, et il faut espérer que ces hommes auront la satisfaction de voir eux-mêmes leur œuvre porter des fruits ; mais il convient aussi de rappeler aux partisans trop impatiens de la prépondérance autrichienne que tout progrès ne peut se réaliser qu’en son temps, et qu’il n’est permis à personne de méconnaître cette loi de l’humanité.


Dr Bamberg.
  1. Dans l’assemblée plénière, l’Autriche, la Prusse, la Bavière et le Wurtemberg comptent chacun pour quatre voix ; le grand-duché de Bade, les deux principautés de Hesse, le Holstein et le Luxembourg ont chacun trois voix ; le Brunswick, Schwerin et le Nassau, chacun deux ; les autres états, chacun une voix. Dans le conseil spécial, l’Autriche, la Prusse, la Bavière, la Saxe, le Hanovre, le Wurtemberg, le grand-duché de Bade, le Holstein, le Luxembourg et les trois états de Hesse-Cassel, de Hesse-Darmstadt et de Hesse-Hombourg comptent chacun pour une voix, les duchés de Saxe pour une voix, Brunswick et le Nassau ensemble pour une, les deux duchés de Mecklenbourg pour une, les trois duchés d’Anhalt pour une ; les deux principautés de Schwarzbourg pour une, les deux Hohenzollern, Reuss, Lichtenstein, Lippe et Waldeck pour une, et enfin les quatre villes libres également pour une voix. Qu’on se fasse maintenant une idée de la lenteur avec laquelle ont lieu les délibérations des assemblées !
  2. Un quintal de douane (50 kilogrammes) vaut 89 livres 1/4 de Vienne, et une livre de douane vaut 28 demi-onces 56/100 de Vienne. Que d’embarras dans les plus simples calculs !
  3. Deutschland und Friedrich Wilhelm IV (l’Allemagne et Frédéric Guillaume IV). La première édition a paru sans nom d’auteur, la seconde sous le nom de M. de Radowitz.
  4. Les revenus du Danemark provenant des droits perçus au détroit du Sund se montent à 2 millions et demi de thalers par an. En 1851, le Sund fut franchi par 19,944 navires ; sur ces traversées, 2,652 ont été faites par des navires prussiens. La Prusse ne possédant que 872 navires marchands, chacun des navires a donc en moyenne payé les droits du Sund trois fois dans une seule année. Durant les cinq dernières années, le Sund fut franchi en moyenne par 900 navires du Mecklenbourg, 780 du Hanovre, 150 d’Oldenbourg, 92 de Lubeck, 70 de Brème et 24 de Hambourg. La jonction de la Mer du Nord avec la mer Baltique, qui donnerait un essor considérable au commerce sur cette dernière, se ferait très facilement par l’agrandissement du canal de Kiel ou par l’élargissement de la Schlei ; mais le Danemark n’y consentira jamais. Lors de l’affaire du Schleswig-Holstein, on n’a pas assez remarqué en France que la Russie a un grand intérêt au maintien des droits du Sund, qui, abstraction faite de l’importance politique de ce passage, sont un grand obstacle à la prospérité du commerce de la mer Baltique.
  5. La longueur de la ligne télégraphique en Prusse est de 413 lieues d’Allemagne ; la ligne des chemins de fer a une longueur de 388 lieues et a coûté 150 millions de thalers ; la longueur des chaussées, qui, en 1816, n’était que de 419 lieues, est maintenant de 1,673 lieues.
  6. L’étendue des frontières du Zollverein est de 1,104 31/40 lieues d’Allemagne. Voici le tableau de la répartition des revenus dans les trois dernières années :
    ÉTATS HABITANS 1849 1850 1851
    Prusse 16,669,153 16,689,280 th. 16,281,611 th. 16,087,575 th.
    Luxembourg 189,783 83,816 82,500 81,435
    Bavière 4,526,650 1,318,576 1,136,439 1,236,281
    Saxe 1,894,431 1,897,458 1,985,723 2,214,692
    Wurtemberg 1,805,558 354,015 308,537 353,735
    Bade 1,360,599 780,923 721,105 695,975
    Hesse-Électorale 731,584 464,792 444,210 433,845
    Hesse-Darmstadt 862,917 407,818 403,665 417,208
    États de Thuringe 1,014,954 400,743 341,875 391,801
    Brunswick 247,070 368,749 348,213 393,618
    Nassau 425,686 76,849 65,455 75,249
    Francfort 71,678 816,163 829,426 874,637
    Totaux 29,800,063 23,649,182 th. 22,948,759 th. 23,256,051 th. *


    • En 1847, la recette avait atteint le chiffre de 28,189,319 thalers. La diminution en 1851 provient en partie des troubles qui ont éclaté dans les dernières années, et en partie de l’incertitude dans laquelle se trouvaient les esprits au sujet de la prolongation des traités du Zollverein.
  7. Gazette de Vienne du 26 octobre 1849.
  8. Si Hambourg, la ville commerciale la plus importante de l’Europe après Londres et Liverpool, refusait de faire partie du Zollverein, elle pourrait trouver une concurrence sérieuse dans le port de Haarbourg, situé presque en face, de l’autre côté de l’Elbe, et appartenant au Hanovre.
  9. On peut voir à ce sujet les Annales du commerce extérieur, publiées en France par le ministère de l’agriculture et du commerce, no 562, et l’ouvrage de M. von Reden, Allgemeine vergleichende Finanz-Statistik ; Darmstadt, 1852.
  10. Voyez O. Hübner, Für die Gläubiger Œsteireichs (Aux créanciers de l’Autriche) ; Vienne. 1849.
  11. La première publication des projets de l’Autriche, révisés par le congrès de Vienne, eut lieu dans la Gazette d’Augsbourg.
  12. Jusqu’à présent, on a pensé en Allemagne que la publication du traité de Darmstadt était le résultat d’une indiscrétion : ce n’est pas notre avis. La position des plénipotentiaires allemands devenait de plus en plus embarrassante, et à la longue il leur était impossible de garder les apparences de l’impartialité envers le gouvernement de Berlin, puisque, par un traité, ils s’étaient formellement engagés envers l’Autriche. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que l’Autriche avait intérêt à une manifestation éclatante contre la Prusse. Il nous semble donc plus que probable que le traité a été publié du consentement indirect de ses propres auteurs.