Le XVIII brumaire de Louis Bonaparte/Texte entier

Traduction par Léon Remy.
Schleicher frères (p. T).


BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE DES SCIENCES SOCIOLOGIQUES


LA LUTTE
DES
CLASSES EN FRANCE
(1848-1850)
______
LE XVIII BRUMAIRE DE LOUIS BONAPARTE
PAR
KARL MARX
Traduit de l’allemand
PAR
Léon REMY
________


PARIS
LIBRAIRIE C. REINWALD
SCHLEICHER FRÈRES, ÉDITEURS
15, RUE DES SAINTS-PÈRES, 15
1900




LE XVIII BRUMAIRE
DE
LOUIS BONAPARTE




PRÉFACE DE L’AUTEUR


Mon ami, Joseph Weydemeyer[1], mort trop tôt, projetait de publier, à New-York, une revue politique hebdomadaire à partir du 1er janvier 1852. Il m’invita d’y écrire l’histoire du « coup d’État ». Je lui écrivis donc, chaque semaine, jusqu’à la mi-février, des articles sous le titre de : Le XVIII brumaire de Louis Bonaparte. Entre temps, le plan primitif de Weydemeyer échoua. Il n’en publia pas moins, au printemps de 1852, une revue mensuelle : La Révolution, dont mon « XVIII brumaire » remplit le second numéro. Quelques centaines d’exemplaires prirent le chemin de l’Allemagne sans cependant être à proprement parler en librairie. Un libraire allemand, radical avancé, auquel j’en offris la vente, répondit à une « prétention aussi déplacée » par un effroi bien vertueux.

On voit donc, par ces données, que le présent écrit est né sous la pression directe des événements. La matière historique qu’il contient ne dépasse pas le mois de février 1852. Sa réédition actuelle est due en partie aux demandes du libraire et, en partie aussi, à l’insistance de mes amis d’Allemagne.

Des écrits qui, à peu près à la même époque que le mien, traitaient le même sujet, deux seuls sont dignes de remarque : Napoléon le Petit, de Victor Hugo et le Coup d’État, de Proudhon.

Victor Hugo se borne à lancer une invective amère et spirituelle contre l’éditeur responsable du coup d’État. L’événement en lui-même lui paraît être un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il n’y voit que l’acte de violence d’un individu isolé. Il ne remarque pas qu’il grandit ainsi le personnage au lieu de le diminuer, en lui attribuant une force d’initiative personnelle sans exemple dans l’histoire universelle. Proudhon, de son côté, essaie de montrer que le coup d’État est le résultat d’un développement historique antérieur. Cependant, la construction historique du coup d’État se change inconsciemment chez lui en une apologie historique du héros du coup d’État. Il tombe ainsi dans la faute de nos historiens soi-disant objectifs. Pour moi, je montre que la Lutte des classes en France a créé des circonstances et des situations telles, qu’elles ont permis à un personnage médiocre et grotesque de jouer un rôle héroïque.

Un remaniement de l’œuvre présente lui aurait enlevé sa couleur propre. Je me suis donc borné à corriger les fautes d’impression et à supprimer des allusions qui ne seraient plus comprises actuellement.

Je terminais mon écrit par ces mots : « Mais si le manteau impérial tombe enfin sur les épaules de Louis Bonaparte, la statue de bronze de Napoléon sera précipitée du haut de la colonne Vendôme. » Cette conclusion s’est déjà réalisée.

Le colonel Charras a ouvert le feu contre le culte napoléonien par son ouvrage sur la campagne de 1815. Depuis et surtout dans ces dernières années, la littérature française en se servant des armes que lui fournissaient l’histoire, la critique, la satire et l’esprit a donné le coup de grâce à la légende napoléonienne. Hors de France, cette rupture avec les croyances traditionnelles du peuple, cette énorme révolution intellectuelle a été peu remarquée et encore moins comprise.

J’espère enfin que mon écrit contribuera à faire renoncer au terme césarisme, devenu classique, courant aujourd’hui, surtout en Allemagne. En établissant ainsi cette analogie historique toute superficielle, on oublie le principal, on ne se souvient pas que dans l’ancienne Rome, la lutte des classes ne s’étendait qu’à une minorité privilégiée ; elle se poursuivait entre le riche libre et le pauvre libre, alors que la grande masse des producteurs, les esclaves, ne servaient que de piédestal passif à cette lutte. On oublie l’importante expression de Sismondi : le prolétariat romain vivait aux dépens de la société, tandis que la société moderne vit aux dépens du prolétariat. Les conditions matérielles, économiques, de la lutte des classes dans l’antiquité et dans les temps modernes sont tout à fait autres. Aussi les formes politiques qui en découlent ne se ressemblent-elles pas davantage que l’archevêque de Cantorbéry et le grand prêtre Samuel.

Londres, 23 juin 1869.
Karl Marx. (*)

(*) Fred. Engels fait précéder la troisième édition du XVIII Brumaire[2] de l’introduction suivante : « Une nouvelle édition du XVIII Brumaire a été reconnue nécessaire trente-trois ans après son apparition. Cela nous prouve que l’opuscule n’a en rien perdu de sa valeur. En fait, c’est une œuvre de génie, immédiatement après l’événement qui a surpris le monde politique comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, événement que les uns ont poursuivi de leurs malédictions, des cris que leur arrachait leur vertueuse indignation, que d’autres ont accepté en punition de leurs erreurs et parce qu’il les sauvait de la Révolution, événement qui a stupéfait chacun et qu’aucun n’a compris. Immédiatement après lui, Marx publia cet exposé conçu sous une forme brève et épigrammatique il expliquait la marche des événements survenus en France depuis les journées de Février, en dévoilait la trame, et, au cours de ce travail, ne se sentait pas obligé de traiter le héros du coup d’État autrement que par le mépris qu’il avait si bien mérité. Le tableau était fait de main de maître. Toutes les révélations faites depuis ont prouvé une fois de plus avec quelle fidélité il réfléchissait la réalité. Cette compréhension éminente de l’histoire contemporaine, cette intelligence claire des événements, au moment même de leur apparition, est en réalité sans exemple. Marx en était redevable à son exacte connaissance de l’histoire de France. La France est le pays où, dans les luttes historiques des classes, on a plus que partout ailleurs livré des combats décisifs. C’est le pays où les formes politiques successives, dans les limites desquelles ces luttes se produisent, en lesquelles elles résument leurs résultats, prennent l’aspect le plus caractéristique. Centre du féodalisme au moyen âge, pays classique de la monarchie constitutionnelle unitaire à l’époque de la Renaissance, la France a ruiné le féodalisme dans sa grande révolution et a donné à l’empire de la bourgeoisie un caractère de pureté classique qu’aucun autre pays n’a atteint en Europe. De même la lutte, entreprise par le prolétariat à son éveil contre la bourgeoisie dominante, revêt une forme aiguë autre part inconnue. Telle est la raison pour laquelle Marx non seulement étudiait avec une prédilection spéciale l’histoire de l’ancienne France, mais suivait dans tous ses détails l’histoire courante de ce pays, rassemblait les matériaux destinés à être utilisés plus tard. Aussi ne fut-il jamais surpris par les événements. Une autre circonstance contribua également au résultat qu’il atteint : Marx découvrit le premier la grande loi du mouvement historique, loi suivant laquelle toutes les luttes historiques, menées sur le terrain politique, religieux, philosophique, ou sur tout autre terrain idéologique, ne sont, en fait, que l’expression plus ou moins exacte des combats que se livrent entre elles les classes sociales, loi en vertu de laquelle l’existence de ces classes, ainsi que leurs conflits, sont conditionnés par le degré du développement de leur état économique, par leur mode de production et enfin par leur mode d’échange qui dérive de ce dernier. Cette loi qui, en histoire, a autant d’importance que la loi de la transformation de l’énergie dans les sciences naturelles lui fournit la clé de l’histoire de la deuxième République française. C’est cette histoire qui lui a servi à faire l’épreuve de sa loi et, trente-trois ans après, nous devons avouer encore qu’elle est sortie brillamment de l’épreuve. »


LE XVIII BRUMAIRE DE LOUIS BONAPARTE


I


Hégel remarque quelque part que tous les grands événements, toutes les grandes figures historiques se produisent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois c’est une tragédie, la seconde fois une farce. C’est Caussidière qui est là pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, la Montagne de 1848-51 pour la Montagne de 1793-95, le neveu pour l’oncle. La même caricature se retrouve dans les conditions, dans lesquelles s’est faite une deuxième édition du XVIII brumaire !

Les hommes font leur propre histoire, mais il ne la font pas spontanément dans des conditions choisies par eux, mais, au contraire, dans des conditions qu’ils ont trouvées toutes faites, dans des conditions données, transmises. La tradition de toutes les générations défuntes est un cauchemar qui pèse sur le cerveau des vivants. Même au moment précis où ils paraissent s’employer à se transformer eux-mêmes, à bouleverser les choses, à créer ce qui n’a jamais existé encore, précisément à ces époques de crise révolutionnaire, inquiets, ils évoquent en leur faveur les esprits du passé, leur empruntent leur nom, leur cri de guerre, leur costume pour jouer sous ce déguisement d’une antiquité respectable et dans cette langue empruntée une nouvelle scène historique. Luther prenait le masque de l’apôtre Paul, la Révolution de 1789-1814 prit alternativement le costume de la révolution romaine et celui de l’empire romain, et la Révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier ici 1789 et là la tradition révolutionnaire de 1793-95. De même le commençant qui a appris une nouvelle langue la retraduit toujours dans sa langue maternelle ; mais il n’a pénétré le génie de la nouvelle langue, il ne peut s’y risquer hardiment que quand ses réminiscences ne l’entravent plus et qu’il oublie en parlant sa langue maternelle.

Si l’on considère ces évocations historiques, on y remarquera aussitôt une différence saillante. Sous la première Révolution, Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Saint-Just, Napoléon, les héros, les partis, la masse remplissaient, sous les costumes romains, avec les phrases romaines, le devoir qu’imposait l’époque : ils travaillaient librement à établir la société bourgeoise moderne. Les uns mettaient en pièces les terres féodales et fauchaient les têtes seigneuriales qui s’étaient élevées sur ces terres. Les autres créaient, au sein de la France, les conditions nécessaires pour que pût se développer la libre concurrence, s’exploiter la propriété parcellaire, s’utiliser industriellement, ses entraves une fois brisées, la force productive de la nation ; hors des limites de la France, ils balayaient partout les formes féodales autant qu’il était nécessaire pour fournir à la société bourgeoise, en France, un milieu convenable, opportun. Quand la nouvelle forme de société fut établie, les colosses prédiluviaux disparurent et avec eux les reconstitutions empruntées à Rome, les Brutus, les Grachus, les Publicola, les tribuns, les sénateurs et César même. La société bourgeoise, dans sa froide réalité, avait créé ses vrais interprètes, ses porte-parole : les Say, les Cousin, les Royer-Collard, les Benjamin Constant, les Guizot ; ses véritables capitaines siégeaient derrière les comptoirs et la face de lard de Louis XVIII formait sa tête politique. Totalement absorbée par la production de la richesse et par la lutte pacifique de la concurrence, elle ne concevait plus comment les ombres romaines avaient pu veiller sur son berceau. Mais si peu héroïque que soit la société bourgeoise, il n’en avait pas moins fallu l’héroïsme, le sacrifice, la terreur, la guerre civile, les batailles pour la mettre au monde. Et ses gladiateurs trouvèrent, dans les traditions strictement classiques de la République romaine, l’idéal et les formes artistiques, les illusions dont ils avaient besoin pour se dissimuler à eux-mêmes l’objet bourgeoisement étroit de leurs luttes et maintenir leur passion à la hauteur de la grande tragédie historique. C’est ainsi qu’à une autre période de l’évolution, un siècle auparavant, Cromwell et le peuple anglais avaient emprunté à l’ancien Testament la langue, les passions et les illusions de leur révolution bourgeoise. Quand le véritable but fut atteint, quand la transformation bourgeoise de la société anglaise fut accomplie, Locke supplanta Habacuc.

Dans ces révolutions dont nous venons de parler, la résurrection servait donc à ennoblir les nouvelles luttes et non à parodier les luttes passées, à grandir en imagination le problème présent et non à fuir devant sa solution dans la réalité, à retrouver l’esprit de la révolution et non à faire revenir son ombre.

De 1848 à 1851, la révolution passée se contentait de revenir : Marrast, le « républicain en gants jaunes[3] » prenait le déguisement du vieux Bailly, un aventurier cachait ses traits d’une trivialité repoussante sous le masque de fer de Napoléon. Quand un peuple tout entier pense par une révolution avoir accéléré son mouvement historique, il se trouve soudainement transporté dans une période passée. Pour qu’aucune illusion sur la rechute ne soit possible, réapparaissent alors les anciennes dates, l’ancienne chronologie, les anciens noms, les anciens édits qui ne relèvent plus depuis longtemps que des érudits et des antiquaires, les anciens estafiers que l’on croyait depuis longtemps tombés en décomposition. Il en est de cette nation comme de cet Anglais fou à Bedlam qui pense vivre à l’époque des anciens Pharaons et se lamente tous les jours sur le dur travail qu’il est contraint d’accomplir comme mineur dans les mines d’or d’Ethiopie. Il croit être muré dans cette prison souterraine ; une lampe avare de sa lumière est fixée sur sa tête ; derrière lui se trouve le surveillant armé d’un long fouet ; les issues sont gardées par une troupe disparate de mercenaires barbares incapables de comprendre les forçats dans les mines, incapables même de s’entendre entre eux : ils ne parlent pas la même langue. « Et l’on exige tout cela de moi », soupire le fou, « de moi, Breton né libre pour pouvoir fournir d’or les anciens pharaons. » « Pour payer les dettes de la famille Bonaparte » — soupire la nation française. — L’Anglais, tant qu’il était dans son bon sens ne pouvait se débarrasser de l’idée fixe de se procurer de l’or. Les Français, tant qu’ils étaient en révolution, ne pouvaient chasser les souvenirs napoléoniens comme le montra l’élection du 10 décembre. Au milieu des dangers de la Révolution, ils soupiraient après les oignons d’Égypte, et le 2 décembre 1851 fut la réponse. Ils n’ont pas seulement la caricature de Napoléon Ier ; ils possèdent Napoléon Ier, mais sous les traits caricaturés qu’il doit avoir au milieu du xixe siècle.

La Révolution sociale du xixe siècle ne peut emprunter sa poésie au passé, mais à l’avenir. Elle ne peut commencer elle-même avant d’avoir dépouillé tout culte superstitieux envers le passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour s’aveugler sur leur propre objet. La révolution du xixe siècle doit laisser les morts enterrer leurs propres morts pour atteindre son objet particulier. Autrefois le mot dépassait l’objet, ici l’objet dépasse le mot.

La Révolution de Février était une surprise tentée avec succès contre l’ancienne société et le peuple fit de ce coup de main inespéré un événement historique qui devait ouvrir une ère nouvelle. Le 2 décembre, la Révolution de Février fut escamotée par la volte d’un tricheur et ce qui semble renversé, ce n’est plus la monarchie, ce sont les concessions libérales qu’un siècle de longues luttes avaient arrachées à celle-ci. Au lieu que la société elle-même ait acquis un nouveau contenu, l’État, semble-t-il, est seulement revenu à ses formes les plus anciennes, à la simple, à l’impudente domination du sabre et du froc. C’est ainsi qu’au « coup de main » de février 1848 répond le « coup de tête » de décembre 1851. Bien mal acquis ne profite pas. L’intervalle, cependant, ne s’est pas écoulé sans utilité. De 1848 à 1851, la société française, en suivant une méthode abréviative, parce que révolutionnaire, est arrivée à faire les études et les expériences qui, si l’évolution avait été plus régulière, plus classique pour ainsi dire, auraient dû précéder la Révolution de Février pour en faire autre chose que l’ébranlement superficiel qu’elle a été. La société semble être revenue en deçà de son point de départ. En réalité, il lui faut se créer un point de départ révolutionnaire, la situation, les rapports, les conditions dans lesquels seuls la Révolution moderne devient sérieuse.

Les révolutions bourgeoises comme celles du xviiie siècle volent de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent, les hommes et les choses semblent étinceler, l’extase est l’état d’esprit ordinaire ; mais des mouvements semblables vivent peu ; ils atteignent rapidement leur point culminant et un long malaise saisit la société avant qu’elle n’apprenne à s’approprier froidement les résultats de sa période d’agitation. Par contre, les révolutions prolétariennes comme celles du xixe siècle font constamment elles-mêmes leur propre critique, interrompent continuellement leur cours, reviennent sur ce qui semblait accompli pour recommencer de nouveau, raillent, avec une profondeur pleine de cruauté, les imperfections, les faiblesses, les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces en touchant le sol et de se redresser plus gigantesque ; elles reculent de peur devant l’immensité infinie du but poursuivi jusqu’à ce que se soit créée la situation qui rend impossible toute rétrogradation, et les circonstances elles-mêmes proclament :

Hic Rhodus, hic salta !

D’ailleurs, tout observateur passable n’avait pas besoin d’avoir suivi pas à pas le cours de l’évolution parcourue par la France pour prévoir qu’une honte inouïe menaçait la Révolution. Il suffisait d’entendre les jappements de triomphe par lesquels, dans leur suffisance, messieurs les démocrates se félicitaient réciproquement des vertus du 2 mai 1852. Dans leur tête, le 2 mai 1852 était passé à l’état d’idée fixe, de dogme, comme dans l’esprit des Chiliastes, le jour où le Christ doit réapparaître et inaugurer le règne millénaire. La faiblesse s’était comme toujours réfugiée dans la croyance au miracle ; elle croit avoir abattu l’ennemi quand elle l’a conjuré en imagination et ne comprend plus rien aux nécessités du moment parce qu’elle exalte vainement l’avenir qui l’attend et les actes qu’elle conserve in petto, mais qu’elle croit prématurés. Ces héros qui cherchaient à démentir leur incapacité établie en s’apitoyant sur leur sort réciproque et en se réunissant en tas avaient fait leur paquet, s’étaient ceints de laurier par avance et s’occupaient à escompter sur le marché la République in partibus, République pour laquelle ils avaient eu la prévoyance d’organiser déjà le personnel gouvernemental dans le silence de leur âme modeste. Le 2 décembre les frappa comme d’un coup de tonnerre par un ciel serein. Les peuples qui, aux époques pusillanimes, cherchent volontiers à dissimuler leur crainte secrète par l’éclat de leurs cris ont, peut-être, pu se convaincre que les temps étaient passés, où le caquetage des oies pouvait sauver le Capitole.

La Constitution, l’Assemblée nationale, les partis dynastiques, les républicains rouges et bleus, les héros d’Afrique, le tonnerre de la tribune, les éclairs de chaleur des journaux, les noms politiques et les renoms intellectuels, la loi bourgeoise, le droit criminel, liberté, égalité, fraternité et le 2 mai 1852, tout a disparu comme une fantasmagorie devant la formule d’excommunication d’un homme que ses ennemis mêmes ne tiennent pas pour sorcier. Le suffrage universel semble n’avoir survécu un peu que pour faire sous les yeux du monde son testament olographe et pour proclamer au nom du peuple lui-même : tout ce qui existe mérite de périr.

Il ne suffit pas de dire, comme le font les Français, que leur nation a été surprise. On ne pardonne pas à une nation plus qu’à une femme le moment de faiblesse qui permet au premier aventurier venu de la violer. Le problème ne se trouve pas résolu par de semblables détours, il n’est que formulé autrement. Il resterait à expliquer comment une nation de 36 millions d’habitants peut se laisser surprendre par trois chevaliers d’industrie et sans résistance, se laisser réduire par eux en servitude.

Esquissons, à larges traits, les phases qu’a parcourues la Révolution en France, du 24 février 1848 jusqu’en décembre 1851.

Trois périodes principales sont indiscutables : la période de Février ; du 4 mai 1848 au 29 mai 1849 : période de constitution de la République ou de l’Assemblée nationale constituante ; du 29 mai 1849 jusqu’au 2 décembre 1851 : période de la République constitutionnelle ou de l’Assemblée nationale législative.

La première période, du 24 février, date de la chute de Louis-Philippe, au 4 mai 1848, date de la réunion de l’Assemblée constituante ; la période de Février proprement dite peut être désignée comme le prologue la Révolution. Son caractère se marquait officiellement : le gouvernement se déclarait lui-même provisoire et, de même que le gouvernement, tout ce qui, dans cette période, fut proposé, tenté, exprimé, ne le fut que provisoirement. Ni personne ni rien n’osait se reconnaître le droit à l’existence et à une action réelle. Tous les éléments qui avaient préparé ou déterminé la Révolution, opposition dynastique, bourgeoisie républicaine, petite bourgeoisie républicaine et démocrate, les travailleurs démocrates-socialistes, trouvèrent provisoirement leur place dans le Gouvernement de Février.

Il ne pouvait en être autrement. Les journées de Février avaient originairement pour but une réforme électorale tendant à élargir le domaine des privilégiés politiques dans la classe dominante elle-même et à renverser la suprématie exclusive de l’aristocratie financière. Mais quand on en vint au conflit réel, le peuple monta sur les barricades, la garde nationale conserva une attitude passive, l’armée n’opposa pas de résistance sérieuse et la royauté prit la fuite.

La République sembla être une chose toute naturelle. Chaque parti l’interpréta dans son sens. Conquise par le prolétariat les armes à la main, il lui imprima son sceau et la proclama République sociale. Ainsi se trouve indiqué l’objet général de la révolution moderne, objet qui se trouvait dans la plus étrange des contradictions avec tout ce qui, dans la circonstance et les conditions données, pouvait être mis en œuvre, avec les matériaux existants et le degré de développement atteint par la masse. D’autre part, les prétentions de tous les autres éléments qui avaient participé à la révolution de Février furent admises : ils reçurent la part du lion dans le gouvernement.

Aussi n’y a-t-il pas de période où se mêlent avec plus de variété les phrases élevées et l’incertitude et la maladresse réelles, des élans plus enthousiastes vers la nouveauté et un règne plus absolu de la vieille routine, un plus grande harmonie en apparence de toute la société et une hostilité plus profonde de ses éléments.

Tandis que le prolétariat parisien s’enivrait à l’aspect des perspectives grandioses qui s’ouvraient devant lui et se livrait sur les problèmes sociaux, à des discussions qu’il ne soupçonnait pas auparavant, les anciennes puissances de la société s’étaient groupées, rassemblées, concertées et trouvaient un appui inattendu dans la masse de la nation, paysans et petits bourgeois, qui tous, d’un seul coup, se trouvèrent précipités sur la scène politique après la chute des barrières de la monarchie de Juillet.

La seconde période, qui s’étend du 4 mai 1848 à la fin de mai 1849, est celle de la constitution, de la fondation de la République bourgeoise. Immédiatement après les journées de Février, non seulement l’opposition dynastique avait été surprise par les Républicains, et ceux-ci par les socialistes, mais encore toute la France l’avait été par Paris. L’Assemblée nationale qui se réunit le 4 mai, issue des suffrages de la nation, représentait la nation. Elle était une protestation vivante contre les prétentions des journées de Février et avait pour mission de ramener à la mesure bourgeoise les résultats de la révolution. Vainement le prolétariat parisien qui comprit aussitôt le caractère de cette assemblée tenta, le 15 mai, peu de jours après sa réunion, de lui dénier violemment l’existence, de la dissoudre, de disperser en ses divers éléments constitutifs l’organe dont l’esprit de la nation qui réagissait le menaçait. On sait que le 15 mai n’eut d’autre résultat que d’écarter de la scène publique Blanqui et consorts, les chefs réels du parti prolétarien, pour toute la durée du cycle que nous considérons.

A la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe ne peut succéder que la république bourgeoise. Cela signifie que si au nom du roi une partie restreinte de la bourgeoisie a régné, la totalité de la bourgeoisie doit, dorénavant, régner au nom de la nation. Les revendications du prolétariat parisien sont des bourdes utopiques avec lesquelles il faut finir. À cette déclaration de l’Assemblée nationale constituante, le prolétariat parisien répondit par l’insurrection de Juin, l’événement le plus colossal de l’histoire des guerres civiles européennes. La république bourgeoise l’emporta. De son côté se trouvait l’aristocratie financière, la bourgeoisie industrielle, la bourgeoisie moyenne, les petits bourgeois, l’armée, la canaille[4] organisée en garde mobile, les capacités intellectuelles, les prêtres et la population des campagnes. Le prolétariat parisien restait seul de son côté. Plus de trois mille insurgés furent massacrés après la victoire, quinze mille furent transportés sans jugement. Cette défaite fait passer le prolétariat à l’arrière-plan de la scène révolutionnaire. Il cherche à se replacer en avant chaque fois que le mouvement semble reprendre un nouvel élan, mais il le fait avec une dépense de force toujours plus faible et pour obtenir un résultat de plus en plus mesquin. Dès qu’une des couches sociales qui lui sont supérieures entre en fermentation révolutionnaire, le prolétariat conclut une alliance avec elle ; il partage ainsi toutes les défaites que les divers partis subissent à tour de rôle. Mais ces coups supplémentaires s’affaiblissent d’autant plus qu’ils se répartissent davantage sur toute la surface de la société. Les plus considérables des chefs du prolétariat à l’Assemblée et dans la presse deviennent successivement les victimes des Tribunaux et des figures de plus en plus douteuses se placent à sa tête. Il se jette en partie dans des expériences doctrinaires, banques d’échange et associations ouvrières ; il entre dans un mouvement où il renonce à bouleverser le vieux monde à l’aide des puissants moyens généraux qui lui sont propres ; il préfère essayer d’effectuer son affranchissement à l’insu de la société, à l’aide d’entreprises privées, dans les limites restreintes de ses conditions d’existence ; aussi échoue-t-il nécessairement. Il semble ne pouvoir ni retrouver encore en lui-même sa grandeur d’âme révolutionnaire, ni puiser une nouvelle énergie dans les alliances nouvellement conclues jusqu’à ce que toutes les classes contre qui il a combattu en Juin soient terrassées à ses côtés. Mais il succombe au moins avec honneur dans une des grandes batailles de l’histoire. Ce n’est pas seulement la France, mais toute l’Europe qui tremble devant le cataclysme de Juin. Les défaites suivantes des classes supérieures ont été payées si bon marché qu’elles ont besoin de toute l’exagération du parti victorieux pour pouvoir passer pour de véritables événements. Elles deviennent d’autant plus honteuses que le parti vaincu est plus éloigné du prolétariat.

La défaite des insurgés de Juin avait à la vérité préparé, aplani le terrain sur lequel pouvait se fonder, s’établir la République bourgeoise. Mais elle avait montré en même temps qu’en Europe, il se pose d’autres problèmes que celui de « République ou Monarchie ». Elle avait révélé que la République bourgeoise signifie le despotisme illimité exercé par une classe sur les autres. Elle avait montré que dans les pays de civilisation déjà ancienne, possédant des classes constituées et développées, pourvus d’instruments de production modernes, doués d’une conscience qui, dans un travail séculaire, a analysé toutes les idées traditionnelles, la République en général, n’est que la forme politique sous laquelle se transforme la société bourgeoise, ce n’est pas la forme sous laquelle elle vit et se conserve. Les États-Unis de l’Amérique du Nord nous fournissent un exemple. Ils possèdent des classes, mais elles ne sont pas encore fixées ; au contraire, en proie à un mouvement continuel, leurs éléments varient constamment en un échange perpétuel. Les moyens de production modernes, au lieu de correspondre à une surpopulation stagnante, remédient plutôt au manque relatif de têtes et de bras. Enfin l’activité juvénile et fiévreuse consacrée à la production matérielle qui doit encore conquérir un nouveau monde n’a ni le temps ni l’occasion de détruire l’ancien monde des esprits.

Pendant les journées de Juin, toutes les classes, tous les partis s’étaient unis dans le parti de l’ordre pour faire front contre la classe prolétarienne, le parti de l’anarchie, du socialisme, du communisme. Ils avaient « sauvé » la société des entreprises des ennemis de la société. Ils avaient donné en mot d’ordre à leurs troupes la devise de l’ancienne société : propriété, famille, religion, ordre, et crié aux croisés contre-révolutionnaires : « Sous ce signe, tu vaincras ! » A partir de ce moment, dès qu’un des nombreux partis qui s’étaient rassemblés sous ce signe contre les insurgés de Juin, cherche à tenir la campagne dans l’intérêt de sa propre classe, il succombe au cri de « propriété, famille, religion, ordre ». On sauve la société chaque fois que le cercle de ses maîtres se rétrécit, qu’un intérêt plus exclusif est défendu contre un intérêt plus large. La revendication la plus simple, la réforme financière la plus bourgeoise, du libéralisme le plus ordinaire, du républicanisme le plus formel, la plus platement démocratique est à la fois punie comme « attentat contre la société », et flétrie comme « socialisme ». Et finalement les grands prêtres de la « religion et de l’ordre » sont chassés à coups de pieds de leurs trépieds pythiques, empoignés en pleine nuit, mis en voitures cellulaires, jetés en prison ou envoyés en exil ; leur temple est rasé, leur bouche est scellée, leur plume brisée, leur loi déchirée au nom de la religion, de la propriété, de la famille et de l’ordre. Des bourgeois fanatiques de l’ordre sont fusillés à leur balcon par des soldats ivres, la sainteté de leur foyer est profanée, leurs maisons sont bombardées par passe-temps au nom de la propriété, de la famille, de la religion et de l’ordre. L’écume de la société bourgeoise forme à la fin la phalange sacrée de l’ordre et le héros Crapulinsky entre aux Tuileries à titre « de sauveur de la société. »


II


Reprenons la suite de notre développement.

A partir des journées de Juin, l’histoire de l’Assemblée nationale constituante est l’histoire de la domination et de la dissolution de la fraction républicaine de la bourgeoisie, fraction que l’on connaît sous les noms de républicains tricolores, républicains purs, républicains politiques, républicains formalistes, etc.

Sous la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe ce parti avait formé l’opposition républicaine officielle et par suite constitué une portion du monde politique d’alors. Il avait ses représentants dans les chambres et une sphère d’action importante dans la presse. Son organe parisien, le National, passait pour être, à sa façon, aussi respectable que le journal des Débats. Cette situation sous la monarchie constitutionnelle correspondait au caractère de ce parti. Ce n’était pas une fraction de la bourgeoisie que réunissait un puissant intérêt commun, que déterminaient des conditions de production particulières. C’était une coterie de bourgeois, d’écrivains, d’avocats et de fonctionnaires possédant des idées républicaines. Leur influence se fondait sur les antipathies personnelles que le pays nourrissait contre Louis-Philippe. Elle avait sa source dans les souvenirs de la première république, dans les convictions républicaines d’une quantité d’enthousiastes. Elle reposait surtout sur le nationalisme français dont la haine envers les conventions de Vienne et l’alliance avec l’Angleterre ne désarmait jamais. Une grande partie de l’influence que le National possédait sous Louis-Philippe était dû à cet impérialisme secret qui plus tard sous la République pouvait se personnifier sous les traits de Louis Bonaparte. Il combattait l’aristocratie financière comme le faisait alors tout le reste de l’opposition bourgeoise. La polémique qu’il soutenait contre le budget qui, en France, se lie à la lutte contre l’aristocratie de la finance, lui créait une popularité à trop bon compte, lui fournissait une trop riche matière à leading articles puritains pour ne pas être exploitée. La bourgeoisie industrielle lui était reconnaissante de sa défense servile du système protecteur français qu’il adoptait pour des raisons plus nationales qu’économiques. La bourgeoisie tout entière lui savait gré de ses dénonciations haineuses du communisme et du socialisme. Au reste le parti du National était républicain pur : il voulait que la domination bourgeoise revêtît une forme républicaine au lieu d’une forme monarchique ; ce qu’il demandait avant tout c’était de jouir d’une part de lion. Il était peu clair sur les conditions de cette transformation. Ce qui par contre éclatait comme le jour, ce que l’on proclama dans les banquets réformistes des derniers temps de Louis-Philippe, ce fut son impopularité chez les petits bourgeois démocrates et surtout chez les prolétaires révolutionnaires. Ces républicains purs, s’il peut toutefois s’en rencontrer, étaient déjà sur le point de se contenter d’abord d’une régence de la duchesse d’Orléans quand éclata la révolution de Février qui offrit à ses représentants les plus connus une place dans le gouvernement provisoire. Ils jouissaient naturellement de prime abord de la confiance de la bourgeoisie et de la majorité de l’Assemblée nationale constituante. Les éléments socialistes du gouvernement provisoire furent aussitôt exclus de la commission exécutive que l’Assemblée nationale constitua dès sa réunion. Le parti du National profita de plus de l’insurrection de Juin qui éclata pour congédier la commission exécutive et se débarrasser ainsi de ses rivaux les plus immédiats, les républicains petits bourgeois ou démocrates, Ledru, etc. Cavaignac, le général du parti républicain bourgeois, qui commandait la bataille de Juin, investi d’une sorte de pouvoir dictatorial, remplaça la commission exécutive. Marrast, jadis rédacteur en chef au National devint le président perpétuel de l’Assemblée nationale constituante et les ministères, ainsi que tous les autres postes importants, tombèrent au pouvoir des républicains purs.

La fraction des républicains bourgeois, qui depuis longtemps se considérait comme l’héritière légitime de la monarchie de Juillet, se trouva avoir ainsi dépassé son idéal. Seulement elle arrivait au pouvoir d’une tout autre façon qu’elle ne l’avait rêvé sous Louis-Philippe. Ce n’était pas une révolte libérale de la bourgeoisie contre le trône qui l’y portait, mais une émeute du prolétariat dirigée contre le capital et qu’on avait battu à coups de feu. Ce qu’elle s’était représenté comme le plus révolutionnaire des évènements fut en réalité le plus contre-révolutionnaire. Le fruit tombait dans son sein, mais il s’était détaché de l’arbre de la science et non de l’arbre de la vie.

La suprématie exclusive des républicains bourgeois ne se maintint que du 24 juin au 10 décembre 1848. Son histoire se résume en l’élaboration d’une constitution républicaine et dans la mise en état de siège de Paris.

La nouvelle constitution n’était au fond que l’édition républicaine de la charte constitutionnelle de 1830. La restriction du cens électoral sous la monarchie de Juillet, qui excluait du pouvoir politique une grande partie de la bourgeoisie même était incompatible avec l’existence de la République bourgeoise. La révolution de Février avait, sur-le-champ, proclamé à la place de ce cens le suffrage universel direct. Les républicains bourgeois ne pouvaient empêcher que cet événement ait eu lieu. Ils durent se contenter d’y adjoindre une disposition restrictive, l’obligation d’une résidence de six mois au lieu du vote. L’ancienne organisation de l’administration, de la commune, de la justice, de l’armée ne fut pas modifiée. Quand la constitution l’amenda, la réforme portait sur la table des matières et non sur le contenu, sur le mot et non sur la chose.

L’inévitable état-major des libertés de 1848, liberté personnelle, liberté de la presse, de la parole, d’association, de réunion, d’enseignement, des cultes, etc, reçut un uniforme constitutionnel qui le rendait invulnérable. Chacune de ces libertés était naturellement proclamée comme le droit absolu du citoyen français. Mais une note marginale déclarait toujours que ce droit était illimité dans la mesure où il n’était pas limité par les droits égaux d’autrui et par la sécurité publique, ou bien encore par des lois destinées à assurer précisément cette harmonie. Par exemple : « Les citoyens ont le droit de s’associer, de s’assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner et d’exprimer leurs opinions par la presse ou par tout autre moyen. La jouissance de ces droits n’a d’autre limite que les droits égaux d’autrui et la sécurité publique (cap. II, § 8 de la Constitution). — L’enseignement est libre. Cette liberté de l’enseignement doit être exercée dans les conditions fixées par la loi et sous le contrôle suprême de l’État » (l. c, § 9). — Le domicile de tout citoyen est inviolable sauf dans les formes prévues par la loi. » (cap. I,§ 3), etc.

La constitution renvoie continuellement à de futures lois organiques, destinées à compléter ces notes marginales et à régler la jouissance de ces libertés absolues de telle façon qu’elles ne se blessent pas entre elles et ne blessent pas non plus la sécurité publique. Plus tard, les lois organiques ont été mises au jour par les amis de l’ordre et toutes ces libertés ont été réglées de telle façon que la bourgeoisie ne rencontra dans leur jouissance aucun obstacle dans les droits égaux des autres classes. Quand les lois « organiques » refusent complètement ces libertés, ou subordonne leur jouissance à des conditions qui sont autant de pièges policiers, c’est toujours, comme le prescrit la constitution, dans l’intérêt de la sécurité publique, c’est-à-dire de la sécurité de la bourgeoisie. Des deux côtés on se prévalait en toute justice de la constitution, les amis de l’ordre qui anéantissaient toutes ces libertés, comme les démocrates qui les réclamaient toutes en s’appuyant sur elle. Chaque paragraphe de la constitution contient, en effet, sa propre antithèse ; sa propre chambre haute, sa propre chambre basse ; la phrase générale reconnaît la liberté, la glose marginale supprime cette liberté. Aussi longtemps donc que le nom de la liberté fut respecté et que seule sa réalisation véritable fut interdite, l’existence constitutionnelle de la liberté resta entière, intacte, bien que son existence, au sens vulgaire du mot, fut totalement anéantie.

Cette constitution, si subtilement rendue invulnérable, était cependant, comme Achille, vulnérable en un point, non au talon toutefois, mais à la tête, ou plutôt aux deux têtes en lesquelles elle se partageait, l’Assemblée constituante d’un côté, le président de l’autre. Que l’on feuillette la constitution et l’on découvrira que seuls les paragraphes où sont déterminés les rapports du président avec la Constituante sont absolus, positifs, sans contradiction, inaltérables. Il s’agissait en effet pour les républicains bourgeois de leur propre sécurité. Les §§ 47 à 70 de la constitution sont rédigés de telle façon que l’Assemblée nationale peut écarter le président constitutionnellement et que le président ne peut se débarrasser de l’Assemblée que par voie inconstitutionnelle, en supprimant la constitution elle-même. Elle provoque donc par là même son anéantissement violent. Elle ne se contente pas de célébrer, comme la charte de 1830, la division des pouvoirs, elle la pousse jusqu’à la contradiction la plus insupportable. Le jeu des pouvoirs constitutionnels comme Guizot nommait la dispute parlementaire qui surgit entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, joue constamment « va banque » dans la constitution de 1848. D’un côté se trouvent sept cent cinquante représentants du peuple, élus au suffrage universel et rééligibles, formant une Assemblée nationale libre de tout contrôle, indissoluble, indivisible, Assemblée nationale qui jouit de la toute-puissance parlementaire, décide en dernière instance en matière de paix, de guerre, de traités de commerce, possède seule le droit d’amnistie ; sa permanence met sans interruption cette Assemblée au premier plan. D’autre part, le président est pourvu de tous les attributs du pouvoir royal, a la faculté de nommer et de révoquer ses ministres sans intervention de l’Assemblée nationale ; il réunit en ses mains tous les moyens d’action du pouvoir exécutif, pourvoit à tous les emplois, décide de l’existence d’un million et demi de citoyens, c’est en effet le nombre formé par les cinq cent mille fonctionnaires et par les officiers de tous grades. Il est à la tête de toute la force armée. Il jouit du privilège de gracier isolément les criminels, de suspendre les gardes nationaux, de révoquer, d’accord avec le Conseil d’État, les conseillers généraux, cantonaux, communaux élus par les citoyens. L’initiative dans les traités, la direction des négociations lui sont réservées. Tandis que l’Assemblée reste constamment sur les planches exposée au grand jour, à la critique, il mène une vie cachée dans les Champs-Élysées, ayant devant les yeux et dans son cœur l’article 45 de la constitution qui lui crie tous les jours : « Frère, il faut mourir ! » Ton pouvoir cesse le second dimanche du joli mois de mai, dans la quatrième année de ton élévation ! Alors ton règne prend fin, il n’y aura pas de seconde représentation. Si tu as des dettes, vois à temps au moyen de les payer avec les 600.000 francs que t’alloue la constitution, à moins que tu ne préfères partir pour Clichy le deuxième lundi du joli mois de mai ! Si la constitution attribue au président le pouvoir réel, elle tente d’assurer à l’Assemblée nationale le pouvoir moral. Outre qu’il est impossible de créer un pouvoir moral au moyen d’articles de loi, la constitution se détruit ici elle-même en faisant élire au suffrage direct le président par tous les Français. Tandis que les suffrages de la France se dispersent sur les sept cent cinquante membres de l’Assemblée nationale, ils se concentrent ici sur un unique individu. Alors que chaque député ne représente que tel ou tel parti, telle ou telle ville, telle ou telle tête de pont, ou même la simple nécessité d’élire un sept cent cinquantième quelconque, opération dans laquelle on se montre peu difficile tant sur l’homme que sur la chose, Lui est l’Élu de la nation et son élection est l’atout que le peuple souverain joue tous les quatre ans. Un rapport métaphysique réunit l’Assemblée nationale élue et la nation, mais le président élu est en rapport personnel avec cette dernière. L’Assemblée nationale traduit bien par ses divers représentants les faces multiples de l’esprit national, il s’incarne dans le président. Il a sur elle l’avantage d’un droit divin particulier, il est par la volonté du peuple.

Thétis, déesse de la mer, avait prophétisé à Achille qu’il périrait dans la fleur de sa jeunesse. La constitution qui avait son point vulnérable comme Achille, pressentait, comme lui, qu’elle s’en irait prématurément. Les « républicains purs » de la Constituante n’avaient qu’à jeter, du ciel nébuleux de leur République idéale, un regard sur le monde profane pour reconnaître que leur propre discrédit, que l’arrogance des royalistes, bonapartistes, démocrates, communistes croissaient tous les jours à mesure que s’approchait l’époque où leur grand chef-d’œuvre législatif serait parachevé. Pour voir cela, il n’était pas besoin que Thétis délaissât la mer et vint leur révéler ce secret. Les « républicains purs et simples » cherchèrent à tromper le destin par une ruse constitutionnelle, par le paragraphe 111 de la constitution en vertu duquel toute proposition de revision de la constitution ne pouvait être votée que par les 3/4 des suffrages, après trois débats successifs entre chacun desquels tout un mois devait s’écouler ; il fallait encore que cinq cent membres au moins de l’Assemblée prissent part au vote. C’était une tentative impuissante d’exercer encore un pouvoir comme minorité parlementaire, état auquel ils se voyaient déjà prophétiquement réduits et, en ce moment où ils disposaient encore de la majorité parlementaire et de tous les moyens de gouvernement, ce pouvoir s’échappait tous les jours davantage de leurs mains débiles.

Enfin, dans un paragraphe mélodramatique, la constitution se confie elle-même « à la vigilance et au patriotisme du peuple français tout entier et de chaque Français en particulier, » après avoir, dans un autre paragraphe, signalé les « vigilants » et les « patriotes » à l’attention délicate et pénale du tribunal suprême qu’elle avait inventé, de la « haute cour. »

Telle était la constitution de 1848 qui succomba le 2 décembre 1851. Ce ne fut pas une tête qui la renversa. Il suffit qu’un simple chapeau l’ait frôlée. Ce chapeau était à la vérité le tricorne de Napoléon.

Tandis que les républicains bourgeois étaient occupés, dans l’Assemblée, à subtiliser, à discuter et à voter cette constitution, Cavaignac, au dehors de l’Assemblée maintenait Paris en état de siège. L’état de siège de Paris avait assisté la Constituante dans son enfantement républicain. Si la constitution fut plus tard assassinée à coup de baïonnettes, il ne faut pas oublier que c’était la baïonnette, baïonnette dirigée contre le peuple qui l’avait protégée dans le sein de sa mère, que c’était encore la baïonnette qui l’avait mise au monde. Les aïeux des « républicains honnêtes » avaient fait faire le tour de l’Europe à leur symbole, le drapeau tricolore. Les « républicains honnêtes » firent aussi une invention qui, d’elle-même fit son chemin dans tout le continent, mais revint toujours avec une prédilection nouvelle en France jusqu’à ce qu’elle eût acquis le droit de cité dans la moitié des départements. C’était l’état de siège. Invention remarquable, périodiquement employée dans chaque crise ultérieure survenue au cours de la révolution française. Mais la caserne et le bivac que l’on imposait périodiquement à la société française pour peser sur son cerveau et en faire une personne tranquille ; le sabre et le mousqueton à qui l’on faisait périodiquement rendre la justice et administrer, exercer l’office de tuteur et de censeur, jouer le rôle de la police et remplir le personnage de veilleur de nuit ; la moustache et l’habit de munition que l’on célébrait périodiquement comme l’expression supérieure de la société, dont on faisait le recteur de la société ; — la caserne et le bivac, le sabre et le mousqueton, la moustache et l’uniforme ne devaient-ils pas finir par croire qu’il valait mieux sauver la société une fois pour toutes, publier que leur régime était le plus élevé de tous et délivrer complètement la société civile du souci de se gouverner elle-même ? La caserne, le bivac, le sabre et le mousqueton, la moustache et l’uniforme devaient d’autant plus s’arrêter à cette idée qu’ils pouvaient s’attendre à être mieux payés, puisque les services rendus étaient plus importants ; dans les mises en état de siège périodiques, dans les sauvetages passagers de la société sur l’injonction de telle ou telle fraction de la bourgeoisie, l’agrément était maigre : quelques morts et quelques blessés ; quelques grimaces amicales des bourgeois. Est-ce que le militaire ne devait pas enfin commencer à jouer de l’état de siège dans son propre intérêt et pour son propre intérêt et assiéger en même temps les bourses des bourgeois ? Il ne faut pas oublier d’ailleurs, notons le en passant, que le colonel Bernard, ce président de la commission militaire qui, sous les ordres de Cavaignac, avait gratifié sans jugement quinze mille insurgés de la déportation, se remuait à ce moment à la tête de la commission militaire fonctionnant à Paris.

Si les « républicains honnêtes », les « républicains purs », avaient, avec l’état de siège, préparé le terrain où les prétoriens du 2 décembre 1851 devaient prospérer, ils méritent par contre un éloge : au lieu d’exagérer le sentiment national comme sous Louis-Philippe, maintenant qu’ils commandaient à la puissance nationale, ils rampaient devant l’étranger ; au lieu de libérer l’Italie, ils la laissèrent reconquérir par les Autrichiens et les Napolitains. L’élection de Louis Bonaparte à la présidence, le 10 décembre 1848 mit fin à la dictature de Cavaignac et à la Constituante. Dans le paragraphe 44 de la constitution, il est dit : « Le président de la République française ne doit jamais avoir perdu sa qualité de citoyen français. » Le premier président de la République française, Louis-Napoléon Bonaparte, ne s’était pas contenté de perdre sa qualité de citoyen français : non seulement il avait été « special constable » en Angleterre, mais il s’était même fait naturaliser Suisse.

J’ai montré autre part quelle était l’importance de l’élection du 10 décembre. Je n’y reviens pas. Il suffit de remarquer qu’elle était une réaction des paysans qui avaient dû payer les frais de la révolution de Février, réaction dirigée contre les autres classes de la nation, réaction de la campagne contre la ville. Elle trouva un grand écho d’abord dans l’armée à qui les républicains du National n’avaient su fournir ni gloire, ni haute paie, puis dans la grande bourgeoisie qui voyait en Bonaparte le pont qui la conduirait à la monarchie, enfin chez les petits bourgeois et les prolétaires qui saluaient en lui le fléau de Cavaignac. Je trouverai plus tard l’occasion d’étudier de plus près la situation où les paysans se trouvent vis-à-vis de la révolution française.

L’intervalle qui s’étend du 20 décembre 1848 à la dissolution de la Constituante en mai 1849 comprend l’histoire de la chute des républicains bourgeois. Après avoir fondé une République au profit de la bourgeoisie, chassé le prolétariat révolutionnaire du champ de bataille et réduit momentanément au silence la petite bourgeoisie démocrate, ils sont eux-mêmes mis à l’écart par la masse de la bourgeoisie qui, à bon droit, confisque cette République qu’elle considère comme sa propriété. Mais cette masse bourgeoise était royaliste. Une partie, les grands propriétaires fonciers, avait régné sous la Restauration ; elle était donc légitimiste. L’autre, les aristocrates de la finance et les grands industriels, avait régné sous la monarchie de Juillet : elle était donc orléaniste. Les grands dignitaires de l’armée, de l’Université, de l’Église, du barreau, de l’Académie et de la presse étaient partagés, bien qu’en proportion inégale, par ces deux courants. Ils avaient trouvé la forme d’État sous laquelle ils pouvaient régner en commun dans la République bourgeoise, qui ne portait ni le nom de Bourbon, ni celui d’Orléans, mais bien celui de capital. L’insurrection de Juin les avait déjà réunis en « parti de l’ordre ». Maintenant il s’agissait d’abord de mettre à l’écart la coterie des républicains bourgeois qui occupait encore les sièges de l’Assemblée nationale. Autant ces « républicains purs » avaient agi brutalement vis-à-vis du peuple, abusé à son égard de la force physique, autant ils montraient de lâcheté devant le pouvoir exécutif et les royalistes ; filant doux, abattus, incapables de résistance, ils lâchaient pied quand il s’agissait de proclamer leur républicanisme et de revendiquer leur droit législatif. Je n’ai pas à raconter ici la honteuse histoire de leur décomposition. Ils n’ont pas péri : ils ont disparu. Leur histoire est à jamais terminée. Dans les périodes suivantes, ils ne figurent que comme souvenirs, soit dans l’Assemblée, soit en dehors d’elle, souvenirs qui paraissent reprendre un peu de vie lorsqu’il s’agit uniquement du nom de République, et chaque fois que le conflit révolutionnaire paraît devoir s’abaisser au niveau le plus bas. Je remarque en passant que le journal qui donna son nom à ce parti, le National, se convertit au socialisme dans la période suivante.

Avant d’en finir avec cette époque, il nous faut encore reporter nos regards sur les deux puissances dont l’une anéantit l’autre le 2 décembre 1851, tandis que du 20 décembre 1848 jusqu’au départ de la Constituante, elles entretenaient ensemble des relations conjugales. Nous entendons par là, Louis Bonaparte, d’une part, et le parti des royalistes coalisés, parti de l’ordre, de la grande bourgeoisie, d’autre part. Dès le début de sa présidence, Bonaparte forma aussitôt un ministère pris dans le « parti de l’ordre », à la tête duquel il plaça Odilon Barrot, nota bene, l’ancien chef de la fraction la plus libérale de la bourgeoisie parlementaire. M. Barrot avait enfin conquis le ministère dont l’ombre le poursuivait depuis 1830, et, mieux encore, la présidence de ce ministère, mais non comme il le rêvait sous Louis-Philippe, non en qualité de chef le plus avancé de l’opposition parlementaire. Il avait pour tâche d’assassiner un parlement et cela en société avec tous ses ennemis jurés, jésuites et légitimistes. Il ramenait enfin la fiancée à la maison, mais après s’être prostituée. Pour Bonaparte, il s’éclipsait totalement en apparence. Le « parti de l’ordre » agissait pour lui.

Dans le premier conseil des ministres, l’expédition de Rome fut décidée : on convint de la mener à l’insu de l’Assemblée nationale et de lui en arracher les moyens sous un faux prétexte. On débuta donc par une escroquerie commise au détriment de l’Assemblée et par une conspiration secrète tramée avec les puissances absolues de l’étranger contre la république romaine qui était révolutionnaire. Bonaparte prépara de la même façon et par les mêmes manœuvres son coup du 2 décembre dirigé contre la Législative royaliste et sa République constitutionnelle. N’oublions pas que le même parti, qui le 20 décembre 1848 fournissait Bonaparte d’un ministère, constituait, le 2 décembre 1851, la majorité à l’Assemblée législative.

La Constituante avait décidé, au mois d’août, de ne se séparer que quand elle aurait élaboré et promulgué toute une série de lois organiques qui devaient compléter la constitution. Le « parti de l’ordre » fit proposer, le 6 janvier 1849, par le représentant Rateau de laisser là les lois organiques et de décider sa propre dissolution. Non seulement le ministère, M. Barrot en tête, mais tous les membres royalistes de l’Assemblée déclarèrent alors impérieusement à cette dernière que sa séparation était nécessaire à l’établissement du crédit, à la consolidation de l’ordre. On mettrait enfin un terme au provisoire indéterminé et on fonderait un état de choses définitif. L’Assemblée entravait la productivité du nouveau gouvernement et ne cherchait à prolonger son existence que par rancune. Le pays était las d’elle. Bonaparte nota toutes ces invectives contre le pouvoir législatif, les apprit par cœur et montra aux royalistes parlementaires le 2 décembre 1851 qu’il avait profité à leur école. Il tourna contre eux leurs propres rubriques.

Le ministère Barrot et le parti de l’ordre allèrent plus loin. Ils suscitèrent dans toute la France des pétitions adressées à l’Assemblée nationale où on la priait très amicalement de vouloir bien disparaître. Ils faisaient ainsi ouvrir le feu par la masse inorganique de la nation contre l’Assemblée nationale, émanation du peuple, constitutionnellement organisée. Ils enseignèrent à Bonaparte à en appeler des assemblées parlementaires à la nation. Enfin vint le 29 janvier 1849, jour où la Constituante devait décider de sa propre dissolution. L’Assemblée trouva le lieu de ses séances militairement occupé. Changarnier, le général du « parti de l’ordre », entre les mains duquel était réuni le commandement supérieur des troupes de ligne et de la garde nationale, passa de grandes revues à Paris, comme si l’on se trouvait à la veille d’une bataille et les royalistes coalisés déclarèrent, en menaçant, à la Constituante qu’on emploierait la violence si elle ne se montrait pas docile. Elle était docile et ne marchanda qu’une toute petite prolongation d’existence. Qu’était le 29 janvier sinon le « coup d’État » du 2 décembre 1851, tenté cette fois-ci par les royalistes avec Bonaparte contre l’Assemblée républicaine ? Ces messieurs ne remarquèrent pas, ou ne voulurent pas le faire, que Bonaparte profita du 29 janvier pour faire défiler devant lui une partie des troupes devant les Tuileries et précisément saisit avec empressement l’occasion de cette première levée de troupes dirigée contre le pouvoir parlementaire pour faire présager Caligula. Mais ces messieurs n’avaient d’yeux que pour leur Changarnier.

Les lois organiques, lois destinées à compléter la constitution, telles que la loi sur l’enseignement, sur les cultes etc., étaient un motif qui poussait tout particulièrement le « parti de l’ordre » à abréger violemment la durée de l’existence de la Constituante. Il était de toute importance pour les royalistes coalisés de faire ces lois eux-mêmes et de ne pas en abandonner la confection aux républicains devenus défiants. Parmi ces lois organiques, d’ailleurs, il y en avait une relative à la responsabilité du président de la République. En 1851, l’Assemblée législative était précisément occupée à l’élaboration de cette loi quand Bonaparte prévint ce coup par le 2 décembre. Qu’auraient donné les royalistes coalisés dans leur campagne parlementaire de l’hiver de 1851 pour avoir toute faite cette loi sur la responsabilité présidentielle, pour l’avoir toute élaborée par une Assemblée républicaine défiante et haineuse.

Quand le 29 janvier 1849, la Constituante eut brisé elle-même sa dernière arme, le ministère Barrot et les amis de l’ordre la mirent aux abois, n’épargnèrent rien de ce qui pouvait l’humilier et arrachèrent à sa faiblesse et à son peu de confiance en elle-même des lois qui enlevèrent au public le dernier reste de considération qu’il pouvait avoir pour elle. Bonaparte, occupé de son idée fixe, l’idée napoléonienne, était assez impertinent pour exploiter cet abaissement du pouvoir parlementaire. Quand en effet, le 8 mai 1849, l’Assemblée nationale infligea un vote de blâme au ministère à propos de l’investissement de Civita Vecchia par Oudinot et ordonna de ramener l’expédition romaine à sa destination prétendue, Bonaparte publia, le soir même, dans le Moniteur, une lettre adressée à Oudinot où il le félicitait de ses actions d’éclat et se posait en protecteur magnanime de l’armée vis-à-vis des écrivassiers parlementaires. Les royalistes en sourirent. Ils tenaient Napoléon simplement pour leur dupe. Enfin comme Marrast, président de la Constituante, ayant cru un instant que la sécurité de l’Assemblée nationale était compromise et s’appuyant sur la constitution, avait requis un colonel avec son régiment, le colonel refusa d’obéir, argua de la discipline et renvoya Marrast à Changarnier qui l’éconduisit dédaigneusement en remarquant qu’il n’aimait pas les « baïonnettes intelligentes[5]. » Quand, en novembre 1851, les royalistes coalisés voulurent engager la bataille décisive avec Bonaparte, ils cherchèrent à faire adopter dans leur célèbre motion des questeurs, le principe de la réquisition directe des troupes par le président de l’Assemblée nationale. Un de leurs généraux, Leflô, avait signé le projet de loi. Ce fut en vain que Changarnier vota pour la proposition et que Thiers rendit hommage à la sagesse et la circonspection de l’ancienne Constituante. Le ministre de la guerre, Saint-Arnaud, lui répondit comme Changarnier l’avait fait à Marrast, aux applaudissements de la Montagne !

Ainsi le parti de l’ordre, quand il n’était pas encore l’Assemblée nationale, quand il n’était encore que le ministère, avait déjà flétri le régime parlementaire. Et il poussa de hauts cris quand le 2 décembre 1851 bannit de France ce régime. Nous lui souhaitons bon voyage.


III


Le 29 mai 1849 l’Assemblée législative se réunit. Le 2 décembre 1851 elle était dissoute. C’est la période d’existence de la République constitutionnelle ou parlementaire.

Sans la première révolution, au règne des constitutionnels succède celui des Girondins, au règne des Girondins, celui des Jacobins. Chacun de ces partis s’appuie sur une fraction plus avancée. Dès que l’un d’eux a poussé la révolution assez loin pour ne plus pouvoir la suivre, loin de pouvoir la conduire, il est mis à l’écart par ses alliés plus audacieux et envoyé à la guillotine. La révolution suit ainsi une ligne ascendante.

Dans la révolution de 1848, c’est le contraire. Le parti prolétarien semble n’être qu’une annexe du parti petit bourgeois-démocrate. Il est trahi et abandonné par ce dernier le 16 avril, le 15 mai et pendant les journées de juin. Le parti démocrate, de son côté, s’appuie sur les républicains bourgeois. A peine ceux-ci pensent-ils s’être établis qu’ils se débarrassent de leurs camarades importuns et s’appuient sur le « parti de l’ordre ». Ce dernier se dérobe, laisse dégringoler les républicains-bourgeois et s’appuie sur la force armée. Le « parti de l’ordre » croit encore être solide quand il s’aperçoit, un beau matin, que l’appui sur lequel il comptait s’est changé en baïonnette. Chaque parti attaque par derrière celui qui le dépasse et s’appuie sur le front de celui qui recule. Il n’y a rien d’étonnant, à ce que, placé dans cette position ridicule, il ne perde l’équilibre et, après avoir fait les inévitables grimaces, ne finisse sa chute en d’étranges cabrioles. La révolution suit ainsi une ligne descendante. Elle suit déjà ce mouvement rétrograde avant que la dernière barricade de Février n’ait été enlevée, avant qu’on ait constitué la première autorité révolutionnaire.

La période qui s’offre à nous renferme le mélange le plus varié de contradictions criantes : des constitutionnels conspirent ouvertement contre la constitution ; des révolutionnaires confessent être constitutionnels ; une Assemblée nationale qui veut être toute-puissante reste néanmoins toujours parlementaire ; une Montagne voit dans la tolérance un devoir et remédie à ses défaites présentes en prophétisant ses victoires futures ; des royalistes forment les patres conscripti de la république et se voient contraints, par la situation, à maintenir à l’étranger les dynasties ennemies dont ils sont les partisans et à conserver en France la République qu’ils haïssent ; un pouvoir exécutif puise sa force dans sa faiblesse même et sa respectabilité dans le mépris qu’il inspire ; la République n’est pas autre chose que la combinaison sous une étiquette impérialiste des infamies de deux monarchies, la restauration et le gouvernement de Juillet ; les alliances conclues ont pour clause première la division, les batailles ont pour première loi le manque de décision : au nom de l’ordre, on se livre à une agitation sauvage et sans objet, au nom de la révolution on prêche en termes magnifiques ; ce ne sont que passions sans vérité, vérité sans passion, héros sans action héroïque, histoire sans événement ; l’évolution semble n’avoir que le calendrier pour tout ressort et s’épuise dans la répétition constante des mêmes expansions et des mêmes contractions ; les antagonismes ne paraissent atteindre une certaine acuité que pour s’émousser et se confondre sans pouvoir se résoudre ; les bourgeois affectent des efforts prétentieux pour la galerie et tremblent à la pensée de la fin du monde ; les sauveurs de leur côté se livrent aux intrigues les plus mesquines et à des comédies de cour dont le « laisser aller » rappelle moins les temps modernes que l’époque de la Fronde ; l’imbécillité astucieuse d’un seul individu ruine tout le génie public de la France ; toutes les fois que la volonté nationale parle par la voix du suffrage universel, elle cherche l’expression qui lui convient dans les ennemis surannés des intérêts de la masse jusqu’à ce qu’elle la trouve dans l’opiniâtreté d’un flibustier. Si jamais période historique prit l’aspect d’une grisaille, c’est certainement celle-là : hommes et événements paraissent être des Schlemihl à rebours : ce sont des ombres qui ont perdu leur corps. La révolution elle-même paralyse ses propres soutiens et ne loue que ses adversaires d’une véhémence passionnée. Le « spectre rouge » continuellement évoqué par les contre-révolutionnaires finit-il par apparaître, il ne porte pas le bonnet phrygien anarchique, il a revêtu l’uniforme de l’ordre, il porte le pantalon rouge.

Nous l’avons vu : le ministère que Bonaparte le 20 décembre 1848 installa le jour de son élévation était un ministère tiré du parti de l’ordre, un ministère de coalition légitimiste et orléaniste. Le cabinet Barrot-Falloux avait survécu à la Constituante républicaine dont il avait abrégé l’existence plus ou moins violemment et gouvernait toujours. Changarnier, le général des royalistes coalisés, continuait à réunir dans sa personne le commandement en chef de la première division militaire et de la garde nationale de Paris. Les élections générales, enfin, avaient assuré au « parti de l’ordre » une grande majorité dans l’Assemblée nationale. Les députés et les pairs de Louis-Philippe y rencontrèrent une phalange céleste composée de légitimistes auxquels un bon nombre des bulletins de vote de la nation avaient permis de faire leur rentrée sur la scène politique. Les représentants bonapartistes étaient trop clair-semés pour pouvoir former un parti parlementaire indépendant. Ils n’apparaissaient qu’à titre de « mauvaise queue » du « parti de l’ordre. »

Ce parti donc était en possession du pouvoir gouvernemental, de l’armée et du corps législatif, bref de la toute-puissance publique. Les élections générales qui donnaient à sa domination la sanction apparente de la volonté nationale, la victoire simultanée de la contre-révolution sur toute l’étendue du continent avaient accru son pouvoir moral.

Jamais un parti n’était entré en campagne avec des moyens plus puissants et sous de meilleurs auspices.

Les républicains purs, en détresse, se confondaient dans la Législative en une ligue d’environ cinquante membres ayant à leur tête les généraux d’Afrique Cavaignac, Lamoricière, Bedeau. Le grand parti d’opposition fut formé par la Montagne. Le parti social-démocratique s’était ainsi baptisé dans le Parlement. Elle disposait de plus de 200 voix sur les 750 de l’Assemblée nationale. Elle était donc au moins aussi puissante que l’une quelconque des trois fractions du « parti de l’ordre » prise en particulier. Sa minorité relative paraissait contrebalancée par des circonstances spéciales. Non seulement les élections départementales montraient qu’elle avait acquis une influence importante dans les campagnes. Elle comptait presque tous les députés de Paris, l’armée par l’élection de trois sous-officiers avait confessé sa foi démocratique, et le chef de la Montagne, Ledru-Rollin, à la différence de tous les représentants du « parti de l’ordre », avait été élevé à la noblesse parlementaire par son élection dans cinq départements qui avaient réuni leurs suffrages sur son nom. Le 29 mai 1849, la Montagne paraissait donc posséder toutes les chances de succès au sein des collisions qui devaient inévitablement se produire entre les royalistes ainsi qu’entre le « parti de l’ordre » tout entier et Bonaparte. Quatorze jours plus tard, elle avait tout perdu, même l’honneur.

Avant de poursuivre l’histoire parlementaire de cette époque, certaines remarques sont nécessaires, si nous voulons éviter les illusions qui trompent ordinairement sur le caractère de la période que nous étudions. A voir les choses à la façon des démocrates, la question est la même à l’époque de l’Assemblée nationale législative et sous la Constituante : c’est une simple lutte entre républicains et royalistes. Ils mettent tout le mouvement sous la même rubrique : c’est la réaction, nuit où tous les chats sont gris et qui leur permet de psalmodier leurs lieux communs, dignes de veilleurs de nuit. A la vérité, le « parti de l’ordre » se présente à première vue sous l’aspect d’un écheveau embrouillé des diverses fractions royalistes qui, non seulement intriguent entre elles pour élever au trône leur prétendant particulier et exclure le prétendant du parti adverse, mais aussi se réunissent toutes dans leur haine et leurs attaques communes contre la « République ». La Montagne, de son côté, en opposition avec cette conspiration royaliste, paraît représenter la « République ». Le « parti de l’ordre » s’emploie constamment à la « réaction », dirigée, ni plus ni moins qu’en Prusse, contre la presse, les associations, etc., et marquée, comme en Prusse, par la brutale ingérence policière de la bureaucratie, de la gendarmerie, des parquets. La « Montagne », de son côté, est tout aussi constamment occupée de repousser ces attaques et de défendre ainsi les « droits éternels de l’homme », ce que tout parti populaire a plus ou moins fait depuis un siècle et demi. Si l’on examine de plus près la situation et les partis, cet aspect trompeur et superficiel vient à disparaître et ne dissimule plus la lutte de classe et la physionomie propre de cette période.

Les légitimistes et les orléanistes formaient, comme nous l’avons dit, les deux grandes fractions du « parti de l’ordre ». Étaient-ce uniquement la question des lys et du drapeau tricolore, de la maison de Bourbon et de celle d’Orléans qui attachaient ces fractions à leurs prétendants et les divisaient ? Étaient-elles uniquement des nuances différentes du royalisme ? Sous les Bourbons, la grande propriété foncière avait régné avec ses prêtres et ses laquais. Sous les d’Orléans, c’était la grande finance, la grande industrie, le grand commerce, c’est-à-dire le capital avec sa suite d’avocats, de professeurs et de beaux parleurs. La royauté légitime n’était que l’expression politique de la domination héréditaire des seigneurs terriens, la monarchie de Juillet, la forme politique de la domination usurpée des parvenus bourgeois. Ce n’étaient pas de soi-disant principes qui divisaient ces fractions, c’étaient leurs conditions matérielles d’existence, c’étaient deux espèces différentes de propriété, c’était l’ancien antagonisme de la ville et de la campagne, la rivalité entre le capital et la propriété foncière. Qu’en même temps, des souvenirs anciens, des inimitiés personnelles, des appréhensions et des espoirs, des préjugés et des illusions, des sympathies et des antipathies, des convictions et des articles de foi, des principes aient lié ces fractions à l’une ou à l’autre des maisons, qui songe à le nier ? Sur les différentes formes de propriété, sur les conditions sociales d’existence s’élève toute une superstructure de sensations, d’illusions, de manières de penser et de conceptions de la vie qui sont différentes et possèdent un aspect particulier. La classe tout entière les crée et les forme de ses conditions matérielles et. des rapports sociaux qui correspondent à celles-ci. L’individu isolé qui les reçoit de la tradition ou de l’éducation peut s’imaginer qu’elles forment les raisons déterminantes propres et l’origine de son action. Les orléanistes, les légitimistes, chaque fraction, cherchant à s’en faire accroire à elle-même et à l’autre parti, racontait que l’attachement à leurs deux maisons royales les séparait ; les faits démontrèrent plus tard que c’était bien plutôt leur intérêt différent qui interdisait l’union des deux dynasties. Et si, dans la vie privée, on distingue entre ce qu’un homme dit ou pense de lui-même et ce qu’il est ou fait réellement, il est encore bien plus nécessaire, dans les luttes historiques, de faire la différence, d’une part, entre les phrases ou les chimères d’un parti et son organisme réel, ses intérêts réels, d’autre part, entre sa représentation intellectuelle et sa réalité. Sous la République, orléanistes et légitimistes nourrissaient côte à côte des prétentions égales. Si de chaque côté on poursuivait contre l’autre parti la restauration de sa dynastie propre, cela signifiant seulement que chacun des deux grands intérêts qui partagent la bourgeoisie — propriété foncière et capital — cherchait à restaurer sa propre suprématie et à rétablir la subordination de l’intérêt rival. Nous parlons de deux intérêts de la bourgeoisie : la propriété foncière, en effet, malgré sa coquetterie féodale et son orgueil de race, s’était complètement embourgeoisée au cours du développement de la société moderne. Les Tories, en Angleterre, se sont longtemps figuré qu’ils brûlaient d’amour pour la royauté, l’Église, et les beautés de l’ancienne constitution anglaise jusqu’à ce que le jour du danger leur eût arraché l’aveu qu’ils ne pourchassaient avec tant d’exaltation que la rente foncière.

Les royalistes coalisés intriguaient entre eux dans la presse, à Ems, à Claremont, en dehors du Parlement. Dans les coulisses, ils reprenaient leurs anciennes livrées orléanistes et légitimistes et recommençaient leurs anciens tournois. Mais, sur la scène publique, dans leurs actes principaux, officiels, comme grand parti parlementaire, leurs devoirs envers leurs dynasties respectives se bornaient à de simples révérences et ils ajournaient in infinitum la restauration de la monarchie. C’est en qualité de parti de l’ordre qu’ils accomplissaient leur œuvre réelle, à titre social, non à titre politique, comme représentants du monde bourgeois, non comme chevaliers de princesses errantes, comme classe bourgeoise en opposition avec les autres classes et non comme royalistes en opposition avec les républicains. Et à ce titre, comme « parti de l’ordre », ils ont exercé sur les autres classes de la société un pouvoir beaucoup moins limité, beaucoup plus rigoureux qu’à un moment quelconque de la Restauration ou de la monarchie de Juillet. Une telle domination n’était d’ailleurs possible que sous la forme de la République parlementaire. Sous cette seule forme, en effet, les deux grandes divisions de la bourgeoisie française pouvaient s’unir et mettre à l’ordre du jour la suprématie de leur classe au lieu du règne d’une fraction de cette classe. Si comme « parti de l’ordre » ils insultaient néanmoins la République et exprimaient leur aversion à son égard, ils ne le faisaient pas uniquement parce que leurs idées royalistes persistaient. Leur instinct leur disait que la République peut bien rendre leur pouvoir politique plus parfait, mais qu’en même temps elle en mine les bases sociales. Elle oppose, en effet, les classes dominantes aux classes dominées, force les premières à combattre les secondes sans intermédiaire, sans le couvert de la couronne, sans que l’on puisse faire intervenir l’intérêt de la nation, faire naître les luttes secondaires qu’elles se livrent entre elles ou livrent à la royauté. C’était le sentiment de leur faiblesse qui les faisait reculer devant les conditions pures de leur propre domination de classe et regretter les formes moins complètes, moins développées et, précisément à cause de cela, plus dangereuses, de cette suprématie. Par contre, toutes les fois que les royalistes coalisés entrent en conflit avec le prétendant opposé, avec Bonaparte, qu’ils croient leur omnipotence parlementaire menacée par le pouvoir exécutif, qu’ils doivent exhiber le titre politique de leur pouvoir, ils se présentent comme républicains et non comme royalistes. Ils le font tous, de l’orléaniste Thiers prévenant l’Assemblée nationale que c’est la République qui les divise le moins, jusqu’au légitimiste Berryer qui, le 2 décembre 1851, ceint de son écharpe tricolore, harangue en tribun, au nom de la République, le peuple rassemblé, devant la mairie du Xe arrondissement. A la vérité l’écho moqueur lui répond : « Henri V ! Henri V ! »

En face de la bourgeoisie coalisée s’était constituée une coalition entre petits bourgeois et ouvriers. C’était ce qu’on appelait le parti social-démocratique. Les petits bourgeois s’étaient vus mal récompensés après les journées de Juin 1848. Leurs intérêts matériels se trouvaient menacés. Les garanties démocratiques qui devaient assurer la satisfaction de ces intérêts étaient mises en question par la contre-révolution. Ils se rapprochèrent donc des ouvriers. D’autre part, leur représentation parlementaire, la Montagne, tenue à l’écart lors de la dictature des républicains bourgeois, avait, pendant la seconde moitié de l’existence de la Constituante, reconquis, en luttant contre Bonaparte et les ministres royalistes, sa popularité perdue. Elle avait conclu une alliance avec les chefs socialistes. En février 1849, on célébra l’alliance par des banquets. On esquissa un programme commun, on fonda des comités électoraux communs, on présenta des candidats communs. On émoussa les revendications sociales du prolétariat de leur pointe révolutionnaire ; on leur donna une tournure démocratique ; on dépouilla de leur forme purement politique les prétentions démocratiques de la petite bourgeoisie et on fit ressortir leur pointe socialiste. Ainsi naquit la Social-Démocratie. Le résultat de cette combinaison, la nouvelle Montagne, renfermait, sauf quelques figurants tirés de la classe ouvrière et quelques sectaires socialistes, les mêmes éléments que l’ancienne Montagne, mais elle était numériquement plus forte que cette dernière. Mais, au cours de l’évolution, elle s’était modifiée comme la classe qu’elle représentait. Le caractère propre de la social-démocratie se résume en ceci : on demande des institutions républicaines, démocratiques, non pour supprimer deux extrêmes, le capital et le salariat, mais pour atténuer leur antagonisme et le transformer en une harmonie. Quelle que soit la diversité des mesures qu’il faille proposer pour atteindre ce but, quelles que soient les idées plus ou moins révolutionnaires dont on les garnisse, l’objet reste le même. Ce but est la transformation de la société par voie démocratique, mais une transformation qui ne dépasse pas les limites de la petite bourgeoisie. Il ne faut pas s’en tenir à la conception bornée qu’en principe la petite bourgeoisie veut faire prévaloir un intérêt de classe égoïste. Il est bien plus vrai de dire que la petite bourgeoisie prend les conditions particulières de son émancipation pour les conditions générales dans les seules limites desquelles la société peut être sauvée et la lutte des classes évitée. Il ne faut pas croire non plus que les représentants démocrates sont tous des « shop keepers » ou s’enthousiasment pour ces derniers. Par leur instruction et par leur situation personnelles, les élus peuvent être à cent lieues de ceux-ci. Ce qui en fait les représentants des petits bourgeois, c’est que leur cerveau ne peut dépasser les limites que le petit bourgeois ne peut franchir lui-même dans sa vie ; les premiers sont donc amenés théoriquement aux mêmes problèmes et aux mêmes solutions que l’intérêt matériel et la situation sociale imposent aux seconds. Tel est, d’ailleurs, en général, le rapport qui unit les représentants politiques et littéraires d’une classe à la classe qu’ils représentent.

D’après l’analyse précédente, il va de soi que si la Montagne lutte continuellement contre le « parti de l’ordre » pour la République et ce que l’on appelle les droits de l’homme, ni la République, ni les droits de l’homme ne forment son but suprême. Le cas est semblable à celui d’une armée à laquelle on veut dérober ses armes et qui se met sur la défensive : l’armée n’est pas entrée en campagne sur le champ de bataille pour rester en possession des armes qui lui appartiennent.

Le « parti de l’ordre » provoqua la Montagne dès la réunion de l’Assemblée nationale. La bourgeoisie ressentait alors la nécessité d’en finir avec les petits bourgeois démocrates, de même qu’une année plus tôt elle avait compris la nécessité de se débarrasser du prolétariat révolutionnaire. Seulement la situation de l’adversaire était différente. La force du parti du prolétariat était dans la rue, celle de la petite bourgeoisie au sein de l’Assemblée nationale. Il s’agissait donc de l’attirer hors de l’Assemblée nationale pour la faire descendre dans la rue, et de lui faire ainsi abattre elle-même sa puissance parlementaire avant que le temps et les circonstances ne lui aient permis de la consolider. La Montagne donna tête baissée dans le panneau.

Le bombardement de Rome par les troupes françaises fut l’amorce qu’on lui jeta. Cet acte violait l’article V de la constitution qui interdit à la République française de tourner ses forces contre la liberté d’une autre nation. De plus, l’article IV interdisait au pouvoir exécutif de déclarer la guerre sans l’assentiment de l’Assemblée nationale et la Constituante avait, par sa décision du 8 mai, désapprouvé l’expédition romaine. Pour ces motifs, Ledru-Rollin déposa, le 11 juin 1849, une demande de mise en accusation de Bonaparte et de ses ministres. Irrité par les piqûres de Thiers, il se laisse même emporter jusqu’à menacer de vouloir défendre la constitution par tous les moyens, même les armes à la main. La Montagne se leva comme un seul homme et répéta cet appel aux armes. Le 12 juin, l’Assemblée rejeta la mise en accusation, et la Montagne quitta le parlement. Les événements du 13 juin sont connus : la proclamation d’une partie de la Montagne mettant Bonaparte et ses ministres « hors la constitution » ; la procession dans les rues de gardes-nationaux démocrates, qui, désarmés comme ils l’étaient, s’évanouirent dès qu’ils rencontrèrent les troupes de Changarnier. Une partie de la Montagne se réfugia à l’étranger, une autre fut déférée à la haute cour de Bourges, et un règlement parlementaire soumit le reste à une surveillance de maître d’école exercée par le président de l’Assemblée. Paris fut remis en état de siège, et la portion démocrate de sa garde nationale dissoute. L’influence de la Montagne dans le Parlement et la puissance des petits bourgeois à Paris étaient détruites.

Lyon, où le 13 juin avait donné le signal à une sanglante insurrection ouvrière fut de même mis en état de siège avec cinq départements limitrophes. Cette situation dure encore en ce moment.

Le gros de la Montagne avait abandonné son avant-garde en refusant de signer sa proclamation. La presse avait déserté, puisque deux journaux seulement avaient osé publier le pronunciamento. Les petits bourgeois trahirent leurs représentants : les gardes nationaux restèrent à l’écart, ou s’ils se montrèrent, ce fut pour empêcher l’élévation des barricades. Les représentants avaient dupé les petits bourgeois puisqu’on ne pût apercevoir nulle part les prétendus affiliés qu’on avait dans l’armée. Enfin au lieu de tirer un accroissement de force de l’adhésion du prolétariat, le parti démocrate avait infesté de sa propre faiblesse le parti prolétarien, et comme c’est l’ordinaire dans les hauts faits démocratiques, les chefs avaient la satisfaction de pouvoir accuser leur « peuple » de désertion, le peuple, le plaisir de taxer ses chefs de duperie.

Il est rare qu’une action ait été annoncée plus bruyamment que ne le fut l’entrée en campagne imminente de la Montagne ; il est rare qu’un événement ait été publié à son de trompe avec plus de certitude et plus longtemps à l’avance que ne le fut l’inévitable victoire de la démocratie. C’est tout à fait certain : les démocrates croient aux trompettes dont les coups faisaient tomber les murs de Jéricho. Chaque fois qu’ils rencontrent devant eux les boulevards du despotisme, ils tentent de contrefaire le miracle. Si la Montagne voulait vaincre dans le Parlement, il ne lui était pas loisible d’appeler aux armes. Si, dans le Parlement, elle appelait aux armes, il ne lui était pas permis de se conduire parlementairement dans la rue. Si ce que l’on avait sérieusement en vue était une démonstration pacifique, il était sot de ne pas prévoir qu’elle serait accueillie belliqueusement. Si l’on visait à une lutte véritable, il était original de déposer les armes au moyen desquelles elle devait être menée. Mais les menaces révolutionnaires des petits bourgeois et de leurs représentants démocrates sont de simples tentatives d’intimider l’adversaire. Et quand ils se sont jetés dans un cul-de-sac, quand ils se sont suffisamment compromis pour se voir forcés d’exécuter leurs menaces, l’exécution est équivoque : ils ne fuient rien tant que les moyens propres à atteindre le but, et cherchent des prétextes à la défaite. L’ouverture bruyante qui annonçait le combat se perd en un faible murmure dès le début de la bataille. Les spectateurs cessent de se prendre « au sérieux » et la pièce tombe platement comme un ballon plein d’air qu’une aiguille a piqué.

Il n’y a pas de parti qui s’exagère davantage les moyens dont il dispose que le parti démocratique ; il n’y en a pas qui s’illusionne davantage sur la situation. Une partie de l’armée avait voté pour elle : la Montagne était convaincue que l’armée se révolterait en sa faveur. Et à quelle occasion ? Sous un prétexte qui ne pouvait signifier que ceci : les révolutionnaires prenaient parti pour les soldats de Rome contre les soldats français. D’autre part, les souvenirs de juin 1848 étaient encore trop frais pour que le prolétariat ne ressentît pas une antipathie profonde à l’égard de la garde nationale et les chefs des sociétés secrètes une méfiance décisive à l’égard des chefs de la démocratie. Pour neutraliser ces différends, il fallait qu’un grand intérêt commun fût en jeu. La violation d’un paragraphe constitutionnel abstrait ne pouvait offrir cet intérêt. La constitution n’avait-elle pas été violée à plusieurs reprises de l’aveu des démocrates mêmes ? Est-ce que les journaux les plus populaires ne l’avaient pas représentée comme une œuvre contre-révolutionnaire ? Mais le démocrate, parce qu’il représente la petite bourgeoisie, c’est-à-dire une classe intermédiaire où s’émoussent les intérêts de deux classes, se croit tout à fait supérieur à l’antagonisme des classes. Les démocrates accordent bien qu’une classe privilégiée se trouve en face d’eux, mais eux démocrates, avec tout le reste de la nation forment le peuple. Ce qu’ils représentent, c’est le droit du peuple ; ce qui les intéresse, c’est l’intérêt du peuple. Ils n’ont donc pas besoin, quand une lutte survient, d’examiner les intérêts et la situation des différentes classes. Ils n’ont pas besoin de peser par trop sérieusement les moyens dont ils disposent. Il leur suffit de donner le signal pour que le peuple avec ses ressources inépuisables fonde sur ses oppresseurs. Maintenant, si dans l’application, leurs intérêts ne paraissent pas intéressants, si leur puissance se révèle comme impuissance, la faute en est, par exemple, à de funestes sophistes qui partagent le peuple indivisible en camps ennemis, ou bien l’armée est trop éblouie pour comprendre que son propre bien est attaché à la réalisation des buts purs que poursuit la démocratie, ou bien encore un détail dans l’exécution a tout ruiné, ou enfin un hasard imprévu a remis la partie. Le démocrate sort toujours sans tache de la défaite la plus honteuse, conservant intacte l’innocence avec laquelle il s’y est engagé, bien persuadé de nouveau qu’il doit vaincre : ni lui ni son parti n’ont à abandonner l’ancien point de vue ; c’est, au contraire, aux circonstances à mûrir.

Il ne faut donc pas croire trop malheureuse la Montagne décimée, abattue et humiliée par le nouveau règlement parlementaire. Si le 13 juin avait éloigné ses chefs, il faisait également place à des capacités inférieures à qui cette nouvelle situation plaisait. Si l’on ne pouvait plus douter de leur impuissance dans le Parlement, ils se voyaient justifiés à limiter leur action à des accès d’indignation vertueuse et à des déclamations ronflantes. Si le parti de l’ordre préférait voir en eux les derniers représentants officiels de la révolution, l’incarnation de l’anarchie et de toutes ses terreurs, il leur était permis de se montrer en réalité d’autant plus sages. Ils se consolèrent du 13 juin par ce profond détour. Mais que l’on ose s’attaquer au suffrage universel, oh alors ! Alors nous montrerons qui nous sommes. Nous verrons[6].

Au sujet des montagnards réfugiés à l’étranger, bornons-nous à remarquer que Ledru-Rollin, ayant réussi à ruiner en deux semaines, sans espoir de retour, le puissant parti à la tête duquel il se trouvait, se crut désigné pour former un gouvernement français in partibus. Dans l’éloignement, écartée du terrain de l’action, sa figure parut grandir au fur et à mesure que baissait le niveau de la révolution et que les célébrités officielles de la France officielle devenaient de plus en plus des nains. Il fait figure de prétendant républicain en 1852 ; adresse des circulaires périodiques aux Valaques et autres peuples, où il menace les despotes du continent de ses hauts faits et de ceux de ses alliés. Proudhon avait-il complètement tort quand il criait à ces messieurs : « Vous n’êtes que des blagueurs[7] ! »

Le 13 juin, le parti de l’ordre n’avait pas seulement abattu la Montagne, il avait soumis la constitution aux décisions de la majorité de l’Assemblée nationale. Il concevait la République de la façon suivante : la bourgeoisie régnait maintenant sous des formes parlementaires sans trouver d’obstacle, comme sous la monarchie, dans le veto du pouvoir exécutif ou dans la dissolution du Parlement. Telle était la République parlementaire, comme Thiers la nommait. Mais si la bourgeoisie, grâce au 13 juin, assurait sa toute-puissance dans les limites du lieu de ses séances, ne frappait-elle pas, vis-à-vis du pouvoir exécutif et du peuple, ce Parlement de faiblesse incurable en le privant de sa fraction la plus populaire ? En livrant, sans autres cérémonies, de nombreux députés aux réquisitions des parquets, n’anéantissait-elle pas sa propre inviolabilité parlementaire ? Le règlement humiliant qu’elle impose à la Montagne élève le président de la République dans la mesure où il abaisse chaque représentant du peuple. En flétrissant comme anarchiste, comme un acte tendant au bouleversement de la société l’insurrection entreprise pour défendre la constitution, ne s’interdit-elle pas elle-même d’appeler à l’insurrection dès que le pouvoir exécutif voudra violer la constitution contre ? elle Et l’ironie de l’histoire voulut que le général qui bombarda Rome sur l’ordre de Bonaparte et donna ainsi directement prétexte à l’émeute constitutionnelle du 13 juin, qu’Oudinot, le 2 décembre 1851, dût être présenté au peuple par le « parti de l’ordre » instamment et inutilement comme le général de la constitution contre Bonaparte. Un autre héros du 13 juin, Vieyra à qui du haut de la tribune de l’Assemblée nationale on adressa des louanges pour les brutalités qu’il exerça dans les locaux de journaux démocratiques à la tête d’une bande de gardes nationaux appartenant à la haute finance, le même Vieyra était initié à la conspiration de Bonaparte, mais contribua principalement, quand la dernière heure de l’Assemblée nationale fut arrivée, à priver cette dernière de toute protection de la part de la garde nationale.

Le 13 juin avait encore un autre sens. La Montagne, par ses bravades, avait voulu obtenir la mise en accusation de Bonaparte. La défaite de ce parti constituait donc une victoire directe du président, un triomphe personnel remporté sur ses ennemis, les démocrates. Le « parti de l’ordre » remporta la victoire, Bonaparte n’eut qu’à l’encaisser. Il le fit. Le 14 juin on pouvait lire sur les murs de Paris une proclamation dans laquelle le président, en quelque sorte à son insu, malgré lui. contraint par la seule force des événements, sort de sa solitude monacale, se plaint, vertu méconnue, des calomnies de ses adversaires et pendant qu’il semble identifier sa personne avec la cause de l’ordre, identifie bien plutôt la cause de l’ordre avec sa personne. De plus l’Assemblée nationale avait approuvé, après coup il est vrai, l’expédition contre Rome, mais Bonaparte avait pris l’initiative de la chose. Du moment que le grand-prêtre Samuel était entré au Vatican, il pouvait espérer, nouveau roi David, s’installer aux Tuileries. Il s’était acquis les prêtres.

L’émeute du 13 juin se borna, comme nous l’avons vu, à une procession pacifique dans la rue. Il n’y avait donc pas là matière à récolter des lauriers guerriers. Néanmoins, dans cette période où les héros manquaient autant que les événements, le « parti de l’ordre » fit de cette bataille sans effusion de sang un nouvel Austerlitz. La tribune et la presse apprécièrent les services rendus par l’armée, la puissance de l’ordre, contre les masses populaires, l’impuissance anarchique, et tinrent Changarnier pour le « boulevard de la société : » mystification à laquelle il finit par ajouter foi. En sous main cependant, les corps qui paraissaient douteux furent éloignés de Paris, les régiments, dont les suffrages étaient allés aux démocrates, bannis de France en Algérie, les têtes chaudes de la troupe envoyées dans les compagnies de disciplines ; enfin, systématiquement, on interdit la caserne à la presse et on isola la caserne de la société bourgeoise.

Nous en sommes arrivés au point critique, décisif de l’histoire de la garde nationale française. En 1830 elle avait décidé de la chute de la Restauration. Sous Louis-Philippe, chaque émeute où la garde nationale était du côté des troupes échoua. Quand, pendant les journées de février 1848, elle conserva une attitude passive à l’égard de l’insurrection et tint une conduite douteuse à l’égard de Louis-Philippe, ce dernier s’estima perdu. La conviction s’enracina que la révolution ne pourrait vaincre sans la garde nationale, que l’armée ne pouvait triompher contre elle. C’était une superstition de l’armée envers la toute-puissante bourgeoisie. Les journées de juin 1848, où toute la garde nationale avait abattu l’insurrection avec l’aide des troupes de ligne avaient consolidé cette superstition. Après l’avènement de Bonaparte, la situation de la garde nationale perdit un peu de son importance par la réunion inconstitutionnelle de son commandement avec celui de la première division militaire dans la personne de Changarnier.

Le commandement de la garde nationale parut être un attribut du commandant supérieur ; elle-même ne sembla plus être qu’une dépendance des troupes de ligne. Le 13 juin, elle fut enfin brisée : non seulement par voie de dissolution partielle, mesure qui périodiquement se répéta depuis cette époque sur tous les points de la France et n’en laissa subsister que des débris. La démonstration du 13 juin était avant tout une manifestation des gardes nationaux démocrates. Ils avaient opposé à l’armée non leurs armes il est vrai, mais bien leur uniforme et c’était en lui que gisait le talisman. L’armée se convainquit que cet uniforme était un chiffon de laine comme un autre. Le charme était rompu. Pendant les journées de juin 1848, la bourgeoisie et la petite bourgeoisie s’étaient unies à l’armée comme gardes nationaux contre le prolétariat. Le 13 juin 1848, la bourgeoisie fit anéantir la garde nationale petite bourgeoise par l’armée. Le 2 décembre 1851, la garde nationale bourgeoise avait elle-même disparu et Bonaparte ne fit que constater un fait accompli quand il contre-signa après coup son décret de dissolution. Ainsi la bourgeoisie elle-même avait brisé la dernière arme qui lui restât à opposer à l’armée dès le moment où la petite bourgeoisie n’était plus une vassale qui la suivait, mais une rebelle qui se dressait devant elle. Elle devait d’ailleurs, d’une façon générale, détruire de sa propre main tous ses moyens de défense contre l’absolutisme dès qu’elle-même était devenue absolue.

Le « parti de l’ordre » cependant célébra la reprise d’une puissance qu’il ne semblait avoir perdu en 1848 que pour la retrouver dépourvue de toute limite, par des invectives contre la République et la constitution, par l’anathème contre toutes les révolutions passées, présentes et futures, y compris celle que ses propres chefs avait accomplie, et par des lois qui enchaînaient la presse, anéantissaient le droit d’association et faisaient de l’état de siège une institution régulière. Puis l’Assemblée nationale s’ajourna de la mi-août à la mi-octobre après avoir nommé une commission permanente pour le temps de son absence. Pendant ces vacances, les légitimistes intriguaient avec Ems, les orléanistes avec Claremont, Bonaparte faisait des voyages princiers et les conseils généraux se prononçaient sur la revision de la constitution — ces événements se reproduisent régulièrement pendant les vacances de l’Assemblée nationale et je n’en parlerai que quand ils donneront naissance à des incidents. Remarquons simplement que l’Assemblée nationale agissait impolitiquement en disparaissant de la scène pour un long intervalle et en ne laissant apercevoir à la tête de la République qu’une seule figure, fût-elle aussi pitoyable que celle de Louis Bonaparte, tandis que le « parti de l’ordre », au scandale du public, se divisait en ses éléments royalistes et s’abandonnait à ses velleités de restauration contradictoires. Toutes les fois que, pendant les vacances, s’éteignit le bruit désordonné du Parlement et qu’il se sépara pour se répandre dans la nation, on vit d’une façon indubitable qu’il ne manquait plus qu’un trait pour parfaire l’aspect véritable de cette République : rendre permanentes les vacances du premier, et remplacer la devise de la seconde : « Liberté, égalité, fraternité » par les termes peu ambigus de : « Infanterie, cavalerie, artillerie ! »


IV


Dans le milieu d’octobre 1849, l’Assemblée nationale se réunit de nouveau. Le premier novembre, Bonaparte la surprit par un message où il annonçait le renvoi du ministère Barrot-Falloux et la constitution d’un autre cabinet. Jamais on ne renvoie des laquais avec moins de cérémonies que Bonaparte ne fit de ses ministres. Les coups de pieds qui étaient destinés à l’Assemblée furent reçus par Barrot et Cie.

Le ministère Barrot était, comme nous l’avons vu, composé de légitimistes et d’orléanistes et était tiré du « parti de l’ordre ». Bonaparte en avait eu besoin pour dissoudre la Constituante républicaine, effectuer l’expédition romaine et briser le parti démocrate. Il s’était, en apparence, éclipsé derrière ce cabinet, avait remis le pouvoir gouvernemental entre les mains du « parti de l’ordre » et pris le masque modeste que portait le gérant des journaux sous Louis-Philippe, le masque de « l’homme de paille ». Il mettait maintenant bas ce déguisement qui n’était plus le voile léger sous lequel il pouvait dissimuler sa physionomie, mais qui était maintenant le masque de fer qui l’empêchait de montrer sa physionomie propre. Il avait installé le ministère Barrot pour briser l’Assemblée nationale républicaine au nom du « parti de l’ordre » ; il le renvoya pour bien marquer au « parti de l’ordre » combien son propre nom était peu sous la dépendance de l’Assemblée nationale.

Il ne manquait pas de raisons plausibles à ce renvoi. Le ministère Barrot négligeait même les formes de bienséance qui auraient pu montrer que le président de la République était une puissance à côté de l’Assemblée nationale. Pendant les vacances, Bonaparte publia une lettre à Edgard Ney où il semblait désapprouver la conduite libérale du pape. Il avait de même, pour faire pièce à la Constituante, publié une lettre où il félicitait Oudinot de son attaque contre la République romaine. Quand l’Assemblée vota le budget de l’expédition romaine, Victor Hugo, par soi-disant libéralisme, mit la lettre en discussion. Le « parti de l’ordre » étouffa l’incident sous des interruptions incroyablement méprisantes comme si les idées de Bonaparte ne pouvaient en aucun cas avoir quelque importance politique. Aucun des ministres ne releva le gant pour lui. Dans une autre occasion, Barrot, usant du pathos vide qu’on lui connaissait bien, laissa tomber, du haut de la tribune, des paroles d’indignation, flétrissant les « abominables excès » qui, à son dire, se produisaient dans l’entourage le plus proche du président. Enfin, tandis qu’il obtenait de l’Assemblée un douaire pour la duchesse d’Orléans, le ministère repoussait toute proposition tendant à élever la liste civile du président. Et, chez Bonaparte, le prétendant à l’Empire se confondait si étroitement avec le chevalier de fortune déchu que son unique grande idée, celle de se croire appelé à restaurer l’Empire était toujours complétée par une autre : le peuple français était destiné à payer ses dettes.

Le cabinet Barrot-Falloux, fut le dernier ministère parlementaire que Bonaparte appela à la vie. Le renvoi de ce cabinet constitue donc un moment décisif. Cet événement enleva au « parti de l’ordre » qui ne le reconquit jamais le poste indispensable à qui veut être maître du régime parlementaire : la possession du pouvoir exécutif. On comprend de suite qu’en un pays comme la France où ce pouvoir dispose d’une année de fonctionnaires de plus d’un demi-million d’individus, et tient par suite dans sa dépendance la plus immédiate une quantité énorme d’intérêts et d’existences, où l’État enserre, contrôle, réglemente, surveille, tient en tutelle la société civile dans les manifestations les plus largos de son existence comme dans ses mouvements les plus faibles, dans ses modes d’existence les plus généraux comme dans la vie privée des individus, où ce corps parasite acquiert grâce à une centralisation extraordinaire une omni-présence, une omni-science, un accroissement de mobilité et de ressort qui ne trouvent d’analogue que dans la dépendance incurable, dans la difformité incohérente du corps social réel, on comprend qu’en un semblable pays l’Assemblée nationale devait désespérer d’exercer toute influence véritable puisqu’elle ne disposait plus des ministères à moins qu’en même temps elle ne simplifiât l’administration de l’État, ne réduisît le plus possible l’armée des fonctionnaires et ne permît enfin à la société civile et à l’opinion publique de se créer leurs propres organes, indépendants du pouvoir gouvernemental. Mais l’intérêt matériel de la bourgeoisie française est précisément très intimement lié au maintien de ce mécanisme large et compliqué. C’est là qu’elle place ses membres superflus et complète sous figure d’appointements payés par l’État ce qu’elle ne peut empocher sous forme de profits, intérêts rentes et honoraires. D’autre, part son intérêt politique l’obligeait à augmenter la répression : c’est-à-dire à accroître les moyens d’action et le personnel du pouvoir, tandis qu’en même temps elle se voyait obligée de faire une guerre continuelle à l’opinion publique, de jalousement mutiler et paralyser les organes moteurs de la société là où elle n’avait pas réussi à les amputer complètement. Ainsi la bourgeoisie française était forcée par sa situation de classe d’anéantir d’une part les conditions nécessaires à l’existence de tout pouvoir parlementaire, et par suite aussi celles du sien propre, et de donner d’autre part au pouvoir exécutif, son ennemi, une force irrésistible.

Le nouveau cabinet était le ministère d’Hautpoul. Non pas que le général eut obtenu le rang de président du Conseil. En renvoyant Barrot, Bonaparte supprima cette dignité, qui condamnait, il est vrai, le président de la République à la nullité légale d’un monarque constitutionnel sans trône et sans couronne, sans sceptre et sans glaive, sans irresponsabilité, sans la propriété imprescriptible de la plus haute magistrature de l’État, et ce qui était le plus triste, sans liste civile. Le ministère d’Hautpoul ne possédait qu’un homme ayant un renom parlementaire ; c’était le juif Fould, un des membres les plus suspects de la haute finance. Le ministère des Finances lui revint. Il suffit de feuilleter les cotes de la Bourse de Paris pour voir que, à partir du 1er novembre 1849, les fonds français montent et descendent suivant que les actions bonapartistes sont hautes ou basses. Bonaparte, tout en trouvant ainsi ses affiliés dans la Bourse, s’emparait de la police en nommant Carlier préfet.

Cependant les conséquences du changement de ministère ne pouvaient se manifester qu’à la longue. D’abord Bonaparte ne s’était ainsi avancé que pour battre en retraite plus visiblement. Son message brutal fut suivi par la plus servile déclaration de soumission à l’Assemblée nationale. Toutes les fois que les ministres tentaient timidement de proposer sous forme de projets de loi les marottes personnelles du président, ils ne paraissaient le faire qu’à contre-cœur, contraints par leur charge à remplir des ordres comiques de l’insuccès desquels ils étaient par avance convaincus. Toutes les fois que Bonaparte divulgait ses conceptions à l’insu des ministres et jouait de ses « idées napoléoniennes », ses propres ministres le dénonçaient du haut de la tribune de l’Assemblée. Ses velléités d’usurpation ne semblaient s’ébruiter que pour ne pas permettre aux rires malicieux de ses adversaires de s’éteindre. Il se conduisait en génie méconnu que tout le monde prend pour un simple. Il ne jouit jamais plus complètement du mépris de toutes les classes que pendant cette période. Jamais la bourgeoisie ne régna plus absolument, jamais elle ne fit plus ostensiblement étalage des insignes du pouvoir.

Je n’ai pas à faire ici l’historique de son activité législatrice. Elle peut pendant cette période se résumer en deux lois : la première qui rétablit l’impôt des boissons, la seconde, la loi sur l’instruction, qui veut supprimer l’incrédulité. Si le Français avait ainsi plus de difficulté pour boire du vin, on lui versait d’autant plus largement l’eau de la vraie vie. La bourgeoisie avait, par l’impôt des boissons, proclamé l’intangibilité du système d’impôts de l’ancienne France. Elle cherchait, par contre, au moyen de la loi sur l’instruction, à s’assurer l’ancien état d’esprit des masses qui leur permettait de supporter le système fiscal. On est étonné de voir les orléanistes, les bourgeois libéraux, ces anciens apôtres du voltairianisme et de la philosophie éclectique confier la direction de l’esprit français à leur ennemi-né, au jésuite. Mais si les orléanistes et les légitimistes pouvaient se séparer à propos des prétendants à la couronne, ils n’en comprenaient pas moins que, pour que leur domination fût commune, il était nécessaire de réunir les moyens d’oppression des deux époques : les moyens d’asservissement de la monarchie de Juillet devaient être complétés et renforcés par ceux de la Restauration.

Les paysans, déçus dans leurs espérances, plus que jamais lésés, d’un côté par le bas prix du blé, de l’autre par l’accroissement des charges fiscales et de la dette hypothécaire, commencèrent à s’agiter dans les départements. On leur répondit en traquant les instituteurs, désormais soumis aux ecclésiastiques, en traquant les maires, désormais subordonnés aux préfets ; enfin un système d’espionnage régnait universellement à Paris et dans les grandes villes ; la réaction elle-même revêt l’aspect de l’époque : elle est plus provocante que dangereuse. A la campagne, elle devient ignoble, commune, mesquine, fatigante, vexante : en un mot, c’est un gendarme. On comprend combien trois ans d’un régime de gendarmes, consacré par le régime des prêtres, devaient démoraliser des masses privées de maturité.

Quelle que fut la somme de passion et de déclamation que le « parti de l’ordre » eût pu du haut de la tribune de l’Assemblée diriger contre la minorité, son éloquence se réduisait à des monosyllabes, comme le chrétien dont les discours doivent se borner à : « Oui, oui, non, non ! » A la tribune comme dans la presse, la réponse était la même : aussi fade qu’une énigme dont on connaît d’avance la solution. S’agit-il de droit de pétition ou d’impôt sur le vin, de liberté de la presse ou de libre-échange, des clubs ou de l’organisation municipale, de la protection de la liberté personnelle ou du règlement du budget, c’est le même mot d’ordre qui revient toujours, le thème reste toujours le même, la condamnation est toujours prête : on répond invariablement socialisme. On déclare socialiste même le libéralisme bourgeois ; socialiste elle aussi la culture bourgeoise, socialistes, les réformes financières bourgeoises. Il était socialiste de construire un chemin de fer là où se trouvait déjà un canal ; il était socialiste de se défendre avec le bâton quand on vous attaquait avec l’épée.

Ce n’était pas là simplement une manière de parler, une mode, une tactique de parti. La bourgeoisie avait cette opinion exacte que toutes les armes qu’elle avait forgées contre le féodalisme se retournaient contre elle, que tous les dieux qu’elle avait créés l’abandonnaient. Elle comprenait que ce qu’on appelait les libertés bourgeoises, les organes du progrès, menaçaient, attaquaient sa domination de classe, aussi bien dans sa base sociale que dans son élévation politique : progrès et libertés étaient donc devenus socialistes. C’est dans cette menace, dans cette attaque qu’elle trouva avec raison le secret du socialisme : elle apprécie d’ailleurs le sens et la tendance de ce dernier plus justement que ne se juge lui-même ce soi-disant socialisme qui ne peut concevoir pourquoi la bourgeoisie reste obstinément impénétrable pour lui, qu’il gémisse, d’ailleurs, avec sentiment sur les souffrances humaines, annonce chrétiennement le règne millénaire et la fraternité universelle, radote classiquement sur l’esprit, l’instruction et la liberté, ou élucubre doctrinairement un système où toutes les classes se réconcilient et trouvent le bonheur. Mais il y avait une conséquence qui échappait à la bourgeoisie. Elle ne voyait pas que son propre régime parlementaire, que sa domination politique en général devait encourir aussi et parce que socialiste une condamnation générale. Tant que la domination de la classe bourgeoise ne s’était pas complètement organisée, n’avait pas trouvé son expression politique dans toute sa pureté, l’antagonisme des autres classes ne pouvait se manifester clairement, et s’il se manifestait, il ne pouvait prendre la tournure dangereuse qui transforme toute lutte contre la puissance publique en une lutte contre le capital. Si dans son idée tous les mouvements causés par la vie sociale semblaient menacer l’« ordre », comment pouvait-elle prétendre mettre à la tête de la société le régime du désordre, son propre régime, le régime parlementaire qui suivant l’expression d’un de ses orateurs ne vit que dans la lutte et par la lutte ? Le régime parlementaire n’existe que par la discussion ; comment pourrait-il l’interdire ? Chaque intérêt, chaque institution sociale y est transformée en idée générale, y est traitée en idée ; comment un intérêt, une institution quelconques pourraient-ils se mettre au-dessus de la pensée, s’imposer comme article de foi ? Le combat oratoire à la tribune appelle la polémique de presse, les débats de clubs dans le parlement se complètent nécessairement par des débats semblables dans les salons et dans les cabarets, les représentants qui en appelaient constamment à l’opinion publique, donnaient le droit à cette opinion de s’exprimer réellement dans les pétitions. Le régime parlementaire s’en remet sur tout à la décision des majorités, comment les grandes majorités extérieures au parlement s’interdiraient-elles de décider elles aussi ? Quand au sommet de l’État on râcle du violon, il faut s’attendre à ce que l’on danse en bas.

Ainsi donc la bourgeoisie, en taxant d’hérésie socialiste ce qu’elle avait autrefois célébré comme libéral, avoue que, dans son propre intérêt, elle doit se soustraire au péril du gouvernement personnel. Pour que le calme règne dans le pays, il faut avant tout que son Parlement bourgeois soit réduit au calme. Pour conserver intacte sa puissance sociale, il est nécessaire que sa puissance politique soit brisée. Les bourgeois, chacun en particulier, ne peuvent continuer à exploiter les autres classes, à jouir sans être troublés de la propriété, de la famille, de la religion et de l’ordre qu’à une condition : leur classe doit être condamnée, comme les autres, à une même nullité politique. Pour lui sauver sa bourse, il faut lui arracher la couronne, et le glaive destiné à la protéger doit être suspendu sur sa tête comme une épée de Damoclès.

Dans la sphère des intérêts généraux de la bourgeoisie, l’Assemblée nationale se montra si stérile que, par exemple, les débats sur le chemin de fer de Paris à Avignon, commencés pendant l’hiver de 1851 n’étaient pas encore susceptibles d’être clos le 2 décembre 1851. Quand elle n’opprimait pas, quand elle ne se livrait pas à la réaction, elle était frappée d’incurable stérilité.

Tandis que le ministère de Bonaparte prenait l’initiative de lois conçues dans le sens du « parti de l’ordre », ou exagérait encore leur sévérité dans leur application et dans leur exécution, le président cherchait par des propositions sottement enfantines à conquérir la popularité, à faire constater son antagonisme avec l’Assemblée, et comprendre, au moyen de réticences mystérieuses, que seules les circonstances l’empêchaient pour l’instant d’ouvrir au peuple français ses trésors cachés. Telle fut la proposition d’accorder aux sous-officiers une haute paie journalière de quatre sous. De même, la proposition d’instituer une banque de prêt d’honneur en faveur des ouvriers.

Obtenir de l’argent sous forme de don ou de prêt, c’était là la perspective par laquelle il espérait leurrer les masses. Le don et le prêt, voilà à quoi se limite la science financière de la canaille[8] haute et basse. Tels étaient les ressorts que Bonaparte savait mettre en activité. Jamais un prétendant n’a plus platement spéculé sur la platitude des masses.

L’Assemblée nationale s’emporta à plusieurs reprises en présence de ces tentatives indiscutables d’acquérir de la popularité à ses dépens. Un danger menaçait : cet aventurier, que les dettes aiguillonnaient et que la réputation acquise ne retenait pas, pouvait tenter un coup désespéré. Le désaccord entre le « parti de l’ordre » et le président avait pris un caractère menaçant quand un événement imprévu le rejeta repentant dans les bras de l’Assemblée. Nous voulons dire les élections complémentaires du 10 mars 1850. Elles étaient destinées à pourvoir aux sièges que la prison ou l’exil avaient rendus vacants après le 13 juin. Paris n’élut que des candidats démocrates-socialistes. Il réunit même le plus grand nombre de ses suffrages sur le nom d’un insurgé de juin 1848, sur Deflotte. C’était ainsi que la petite bourgeoisie parisienne alliée au prolétariat se vengeait de sa défaite du 13 juin 1849. Un moment, il sembla que le danger n’était disparu du théâtre de la lutte que pour y réapparaître à la première occasion plus fort, avec un mot d’ordre plus audacieux. Une circonstance paraissait encore accroître le péril de cette victoire électorale. L’armée avait, à Paris, voté pour l’insurgé de Juin contre Lahitte, un des ministres de Bonaparte. Dans les départements, elle avait en grande partie accordé ses voix aux Montagnards, qui, là encore, bien que d’une façon moins éclatante qu’à Paris avaient eu le dessus sur leurs adversaires.

Bonaparte vit subitement la révolution se dresser en face de lui. Comme au 29 janvier 1849, comme au 13 juin 1849, il se cacha derrière le « parti de l’ordre ». Il s’inclina, fit humblement des excuses, s’offrit à nommer sur l’ordre de la majorité parlementaire un ministère quelconque ; il supplia même les chefs des partis orléanistes et légitimistes, les Thiers, les Berryer, les Broglie, les Molé, bref ceux que l’on appelait les burgraves, de prendre en mains les rênes de l’État. Le « parti de l’ordre » ne sut pas tirer parti de ce moment unique. Au lieu de se saisir courageusement du pouvoir qu’on lui offrait, ce parti ne força jamais Bonaparte à reprendre le ministère qu’il avait renvoyé le 1er novembre. Il se contenta d’humilier le prince en lui pardonnant et d’associer M. Baroche au ministère d’Hautpoul. Ce Baroche avait, en qualité d’accusateur public, exercé sa fureur devant la haute cour de Bourges une première fois contre les révolutionnaires du 15 mai, l’autre fois contre les démocrates du 13 juin ; dans les deux cas il s’agissait d’un attentat contre l’Assemblée. Aucun des ministres de Bonaparte ne contribua davantage à discréditer l’Assemblée, et après le 2 décembre 1851, nous le retrouvons vice-président du Sénat en titre et chèrement payé. Il avait craché dans la soupe révolutionnaire afin que Bonaparte puisse la manger.

Le parti démocrate-socialiste, de son côté, semblait courir uniquement après des prétextes pour remettre en question son propre succès et l’émousser. Vidal, un des représentants de Paris nouvellement nommé, avait été en même temps élu à Strasbourg. On le poussa à renoncer à son élection à Paris et à opter pour Strasbourg. Au lieu donc de donner à sa victoire un caractère définitif, de contraindre ainsi le « parti de l’ordre » à la lui disputer aussitôt dans le parlement, au lieu de forcer l’adversaire au combat au moment où le peuple était plein d’enthousiasme et où l’armée venait de se prononcer favorablement, le parti démocratique fatigua Paris pendant les mois de mars et d’avril par une nouvelle agitation électorale. Il fit se dépenser ainsi les passions populaires surexcitées dans la répétition de ce jeu électoral provisoire. Il habitua l’énergie révolutionnaire à se satisfaire de succès électoraux, à se consumer en petites intrigues, en déclamations vides, en agitations illusoires. La bourgeoisie se reconquit et prit ses mesures. Enfin l’importance des élections de mars reçut par le fait de l’élection complémentaire d’avril un commentaire sentimental qui l’affaiblissait. En un mot le 10 mars devenait un poisson d’avril.

La majorité parlementaire comprit la faiblesse de son adversaire. Ses dix-sept burgraves — Bonaparte leur avait en effet abandonné la direction et la responsabilité de l’attaque — élaborèrent une nouvelle loi électorale dont le dépôt fut confié à M. Faucher qui en avait réclamé pour lui l’honneur. Le 8 mai, il proposa la loi qui supprime le suffrage universel, impose à l’électeur l’obligation d’un domicile de trois ans au lieu du vote et fait enfin dépendre la preuve de ce domicile de l’attestation de l’employeur.

Autant les démocrates, pendant la lutte électorale, lutte constitutionnelle, avaient fait de l’agitation révolutionnaire, autant leurs discours se faisaient constitutionnels maintenant qu’il s’agissait de prouver, les armes à la main, le sérieux de ce succès électoral ; ils prêchaient l’ordre, le « calme majestueux, » l’action légale, c’est-à-dire la soumission aveugle à la volonté de la contre-révolution qui avait la prétention de s’imposer comme loi. Pendant les débats, la Montagne confondait le « parti de l’ordre » en se prévalant de la supériorité de son maintien calme, digne de l’homme de bien qui reste sur le terrain du droit, sur l’emportement révolutionnaire de ce parti. Elle comptait l’abattre en lui reprochant comme un crime épouvantable son attitude révolutionnaire. Les députés nouvellement élus eux-mêmes s’efforcèrent de montrer par leur entrée en scène décente et réfléchie combien on se méprenait en les décriant comme anarchistes et en prenant leur élection pour une victoire. Le 31 mai la nouvelle loi électorale passa. La Montagne se contenta de glisser une protestation dans la poche du président de l’Assemblée. La loi électorale fut suivie d’une nouvelle loi sur la presse grâce à laquelle les journaux révolutionnaires quotidiens disparurent complètement. Ils avaient mérité leur sort. Le National et la Presse restèrent après ce déluge les postes les plus avancés de la révolution.

Nous avons vu que pendant mars et avril les chefs des démocrates avaient tout fait pour engager le peuple de Paris dans une lutte illusoire : après le 8 mai, ils firent tout pour le détourner du combat réel. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que l’année 1850 fut des plus brillantes au point de vue de la prospérité industrielle et commerciale : le prolétariat parisien était donc occupé tout entier. Pourtant la loi électorale du 31 mai l’excluait de toute participation au pouvoir politique. Elle lui dérobait le champ de bataille même. Elle replaçait les ouvriers dans cette situation de parias qu’ils avaient occupé avant la révolution de Février En se laissant diriger par les démocrates dans une circonstance semblable, en allant jusqu’à oublier l’intérêt révolutionnaire de leur classe à la suite d’un bien-être momentané, les travailleurs déclinaient l’honneur d’être une classe conquérante, se soumettaient à leur sort, montraient que la défaite de juin 1848 les avait rendus pour les années suivantes impropres à la lutte et que le procès historique se poursuivrait encore sans leur participation. Pour ce qui est des petits bourgeois démocrates qui s’écriaient au 13 juin : « Mais si jamais l’on touche au suffrage universel, oh alors ! », ils se consolaient : la bataille contre-révolutionnaire qui les avait battus n’était pas une bataille ; la loi du 31 mai n’était pas une loi. Le 2 mai 1852 chaque Français ira aux urnes tenant d’une main le bulletin de vote et de l’autre le glaive. La démocratie se satisfaisait elle-même de cette prophétie. L’armée enfin fut châtiée par ses supérieurs pour les élections de mars et d’avril 1850 comme elle l’avait été pour celles du 20 mai 1849. Mais cette fois-ci elle se disait définitivement : « La révolution ne nous filoutera pas une troisième fois ».

La loi du 31 mars 1850 était le « coup d’État de la bourgeoisie ». Toutes les conquêtes antérieures qu’elle avait arrachées à la révolution n’avaient qu’un caractère provisoire. Le départ de l’Assemblée les remettait en question. Elles dépendaient du hasard d’une nouvelle élection générale, et depuis 1848 l’histoire des élections montrait indubitablement qu’à mesure que le pouvoir réel de la bourgeoisie s’étendait, son pouvoir moral sur les masses populaires se perdait. Le suffrage universel s’était déclaré le 10 mars directement opposé à la domination bourgeoise, la bourgeoise répondit en proscrivant le suffrage universel. La loi du 31 mai était donc une des nécessités de la lutte des classes. D’autre part, la constitution exigeait pour que l’élection du président fût valable un minimum de deux millions de voix. Si aucun des candidats à la présidence n’obtenait ce minimum, l’Assemblée nationale devait choisir le président parmi les trois candidats qui avaient obtenu le plus de voix. A l’époque où la Constituante avait voté cette loi, dix millions d’électeurs étaient inscrits sur les listes électorales. A son sens un cinquième de ceux-ci suffisait pour rendre valable l’élection à la présidence. La loi du 31 mai raya au moins trois millions de voix des listes électorales, réduisit le nombre des électeurs à sept millions et maintint néanmoins le minimum légal de deux millions de voix pour l’élection présidentielle. La nouvelle loi élevait donc ce minimum du cinquième au tiers presque des voix ; elle faisait tout pour faire passer l’élection du président des mains du peuple en celles de l’Assemblée nationale. Ainsi le « parti de l’ordre » pensait avoir doublement consolidé son pouvoir par la loi électorale du 31 mai en confiant l’élection de l’Assemblée nationale et celle du président de la République à la partie stationnaire de la nation.


V


La lutte reprit aussitôt entre l’Assemblée et Bonaparte dès que la crise révolutionnaire eût été traversée, que le suffrage universel eût été aboli.

La constitution avait fixé le traitement de Bonaparte à 600.000 francs. A peine six mois après son installation, il réussit à élever cette somme au double. Odilon Barrot arracha en effet à la Constituante un supplément annuel de 600.000 francs pour de soi-disant frais de représentation. Après le 13 juin, Bonaparte fit entendre des sollicitations du même genre sans cette fois trouver d’écho chez Barrot. Maintenant après le 31 mai, il profitait immédiatement du moment favorable ; il fit proposer à l’Assemblée nationale une liste civile de trois millions. Une longue vie d’aventurier et de vagabond lui avait donné les antennes les plus délicates qui lui permettaient de découvrir les moments faibles où il pouvait tirer de l’argent de ses bourgeois. C’était un « chantage » formel. L’Assemblée avait profané la souveraineté du peuple avec son concours, avec sa complicité. Il menaçait de dénoncer le crime au tribunal du peuple, si elle ne tirait pas sa bourse ; il achetait annuellement son silence avec trois millions. Elle avait dérobé le droit du suffrage à trois millions de Français. Il réclamait pour chaque Français n’ayant plus cours, un franc ayant cours, ce qui faisait exactement trois millions de francs. Lui, l’élu de six millions, il demandait une compensation pour les voix dont on l’avait filouté après coup. La commission de l’assemblée dénia l’urgence. La presse bonapartiste menaça. Est-ce que l’assemblée pouvait rompre avec le président de la république en un moment où elle-même avait rompu essentiellement. définitivement avec la masse de la nation ? Elle repoussa la liste civile annuelle, mais accorda un supplément unique de 2.160.000 francs. Elle se rendait ainsi coupable d’une double faiblesse ; elle accordait l’argent et elle montrait par son humeur qu’elle ne le donnait qu’à contre cœur. Nous verrons plus tard à quoi Bonaparte employa cet argent. Après cet épilogue désagréable qui suivit immédiatement l’abolition du suffrage universel et où Bonaparte vendit avec une impudence provocante au parlement usurpateur l’humilité de sa conduite pendant la crise de mars et d’avril, l’Assemblée s’ajourna pour trois mois, du 11 août au 11 novembre. Elle laissait derrière elle une commission permanente de 18 membres qui, si elle ne comprenait pas de bonapartistes, comptait par contre quelques républicains modérés. La commission permanente de 1849, n’avait compris que des gens de l’ordre et des bonapartistes. Mais alors le « parti de l’ordre » se déclarait en permanence contre la révolution. Cette fois, c’était la république parlementaire qui se déclarait en permanence contre le président. Après la loi du 31 mai, le « parti de l’ordre » n’avait plus que ce rival devant lui.

Quand l’Assemblée nationale se réunit de nouveau en novembre 1850, il semblait que le temps des escarmouches mesquines avec le président fût passé et qu’un grand combat, un combat désespéré, une lutte à mort dût s’engager entre les deux pouvoirs.

Comme en 1849, le « parti de l’ordre » s’était pendant les vacances parlementaires divisé en ses diverses fractions ; chacune d’elles s’occupait de ses propres intrigues : elles avaient trouvé un nouvel aliment dans la mort de Louis-Philippe. Le roi des légitimistes Henri V avait même nommé un ministère pour la forme, qui résidait à Paris et où siégeaient les membres de la commission permanente. Bonaparte était donc en droit, de son côté, de faire des tournées dans les départements français, et, suivant l’opinion de la ville qu’il gratifiait de sa présence, il divulguait tantôt plus ouvertement, tantôt plus timidement ses propres projets de restauration et tâchait de conquérir des voix. Dans ces voyages que le grand Moniteur officiel, et les petits moniteurs particuliers de Bonaparte célébraient comme des tournées triomphales, le président était constamment accompagné par des affiliés de la société du 10 Décembre. Cette société date de 1849. Sous le prétexte de fonder une société de bienfaisance, on avait organisé la canaille[9] de Paris en sections secrètes ; chaque section était dirigée par des agents bonapartistes ; à la tête du tout était placé un général bonapartiste. A côté de « roués » ruinés, aux moyens de subsistance douteux et d’origine également douteuse, à côté des déchets de la bourgeoisie, d’aventuriers et de corrompus, on rencontrait des vagabonds, des soldats et des forçats libérés, galériens en rupture de ban, filous, charlatans, lazzaroni, voleurs à la tire, escamoteurs, joueurs, maquereaux, tenanciers de bordels, porte-faix, hommes de lettres, tourneurs d’orgues, chiffonniers, gagne-petit, rétameurs, mendiants, bref toute cette masse indéterminée, décomposée, flottante que les Français appellent « la Bohême ». Avec ces éléments ayant les mêmes affinités que lui, Bonaparte forma le fond de la société du 10 décembre. C’était une « société de bienfaisance » — en ce sens que tous ses membres, comme Bonaparte, sentaient le besoin de se donner de l’agrément aux dépens du peuple qui travaille. Ce Bonaparte qui s’institue le chef de la canaille[10], qui retrouve là seulement la masse des intérêts qu’il poursuit lui-même personnellement, qui dans ce rebut, ce déchet, cette écume de toutes les classes reconnaît la seule sur laquelle il puisse absolument s’appuyer, ce Bonaparte est le vrai Bonaparte, le Bonaparte « sans phrase ». Vieux roué, rusé, il prend la vie historique des peuples, leurs affaires d’État pour une comédie au sens le plus vulgaire du mot, une mascarade où les grands costumes, mots et postures ne servent qu’à masquer la plus mesquine des gueuseries. Lors de son entrée à Strasbourg, un vautour suisse apprivoisé représente l’aigle napoléonienne. À son escapade de Boulogne, il habille de l’uniforme français quelques laquais de Londres. Ils représentent l’armée. Dans sa société du 10 décembre, il rassemble 10.000 gueux qui doivent représenter le lion populaire. À un moment où la bourgeoisie jouait la comédie la plus complète, mais le plus sérieusement du monde, sans contrevenir à aucune des exigences les plus pédantesques de l’étiquette dramatique française, où elle était à demi aveuglée, à demi convaincue de la magnificence de ses propres hauts faits, de ses affaires d’État, dans ces circonstances, c’était l’aventurier qui devait l’emporter, lui qui prenait cette comédie tout simplement pour ce qu’elle était. C’est seulement quand il s’est débarrassé de son majestueux ennemi, quand il prend lui-même son rôle d’empereur au sérieux et pense qu’il lui suffit du masque napoléonien pour représenter vraiment Napoléon, qu’il devient la victime de sa façon particulière de concevoir le monde. Polichinelle sérieux, il ne prend plus l’histoire pour une comédie ; il prend sa comédie pour de l’histoire. Ce que les ateliers nationaux avaient été pour les ouvriers socialistes, et les « gardes mobiles » pour les républicains bourgeois, la société du 10 décembre le fut pour Bonaparte : c’était l’armée spéciale à son parti. Dans ses voyages, les sections emballées dans les wagons devaient lui improviser un public, exciter l’enthousiasme, hurler : « Vive l’Empereur », insulter et rosser les républicains et cela naturellement sous la protection de la police. Au retour à Paris, ils formaient l’avant-garde, prévenaient les démonstrations hostiles et les mettaient en déroute. La société du 10 décembre lui appartenait, était son œuvre, constituait sa pensée la plus originale. Ce qu’il s’est jamais approprié, c’est la force des circonstances qui le lui a donné, ce qu’il a jamais fait, ce sont les circonstances qui l’on fait pour lui, ou bien encore, il s’est contenté de copier les actions des autres. Quand il prononçait publiquement devant les citoyens ses discours officiels sur l’ordre, la religion, la famille, la propriété, il avait derrière lui la société secrète des Cartouches et des Mandrins, la société du désordre, de la prostitution et du vol. Bonaparte lui-même se montrait alors auteur original : l’histoire de la société du 10 décembre est sa propre histoire. Il était arrivé, par exception, que des représentants appartenant au « parti de l’ordre » eussent à souffrir des gourdins des décembristes. Il y avait mieux. Le commissaire de police Yon, attaché à l’Assemblée nationale et chargé de veiller sur sa sûreté, apprit à la commission permanente, sur la déposition d’un certain Alais, qu’une section de décembristes avait décidé le meurtre du général Changarnier et de Dupin, le président de l’Assemblée, et désigné les individus chargés de l’exécution. On comprend la terreur de M. Dupin. Une enquête parlementaire sur la société du 10 décembre — et c’était profaner le mystère du monde bonapartiste — paraissait inévitable. Immédiatement avant la réunion de l’Assemblée, Bonaparte fit prudemment dissoudre sa société. Uniquement sur le papier comme bien on pense, puisqu’à la fin de 1851, le préfet de police Carlier, dans un mémoire détaillé, cherchait à le déterminer à disperser réellement les décembristes.

La société du 10 décembre devait rester l’armée particulière de Bonaparte jusqu’à ce qu’il ait réussi à transformer l’armée nationale en une société du 10 décembre. Bonaparte tenta, pour la première fois, d’atteindre ce but peu après la prorogation de l’Assemblée et au moyen de l’argent qu’il lui avait arraché. En qualité de fataliste, il vivait dans la persuasion qu’il existe certaines puissances supérieures auxquelles l’homme et surtout le soldat ne peuvent résister. Parmi ces puissances, il rangeait en première ligne les cigares et le champagne, la volaille froide et le saucisson. Il traita donc les officiers et les sous-officiers dans les salons de l’Élysée et leur offrit des cigares et du champagne, de la volaille froide et des saucissons. Le 3 octobre, il renouvelle cette manœuvre sur la masse des troupes à la revue de Saint-Maur, et le 10 octobre, il la répète sur une plus grande échelle à celle de Satory. L’oncle se rapelait les campagnes d’Alexandre en Asie, le neveu des conquêtes de Bacchus dans le même pays. Alexandre était certainement un demi-dieu, mais Bacchus était un dieu, et, qui plus est, le dieu tutélaire de la société du 10 décembre.

Après la revue du 3 octobre, la commission permanente appela devant elle le général d’Hautpoul. Il promit que ces atteintes à la discipline ne se reproduiraient plus. Dans ces deux revues, Changarnier avait commandé comme commandant en chef de l’armée de Paris. Tout à la fois membre de la commission permanente, chef de la garde nationale, « sauveur » du 29 janvier et du 13 juin, « boulevard de la société », candidat du « parti de l’ordre » à la dignité présidentielle, Monk présumé de deux monarchies, il n’avait jamais jusqu’alors reconnu sa subordination envers le ministre de la Guerre. Il s’était toujours ouvertement moqué de la constitution républicaine et avait poursuivi Bonaparte d’une protection équivoque. Maintenant il était un partisan zélé de la discipline contre le ministre de la Guerre et de la constitution contre Bonaparte. Tandis que, le 10 octobre, une partie de la cavalerie faisait entendre le cri de : « vive Napoléon ! vivent les saucissons ! », Changarnier prit ses dispositions pour qu’au moins l’infanterie qui défilait sous les ordres de son ami Neumayer observât un silence de fer. Comme punition le ministre de la Guerre releva, à l’instigation de Bonaparte, le général Neumayer de son poste à Paris sous prétexte de le nommer général en chef des 14e et 15e divisions. Neumayer refusa ce déplacement et dut ainsi prendre sa retraite. Changarnier, de son côté, publiait, le 2 novembre, un ordre du jour où il défendait aux troupes de se permettre sous les armes aucun cri, aucune démonstration politique d’aucune espèce. Les feuilles à la dévotion de l’Élysée attaquèrent Changarnier, les journaux du parti de l’ordre s’en prirent à Bonaparte, la commission permanente multiplia ses séances secrètes où à plusieurs reprises on proposa de déclarer la patrie en danger ; l’armée parut divisée en deux camps ennemis ayant chacun son état-major siégeant l’un à l’Élysée où habitait Bonaparte, l’autre aux Tuileries où demeurait Changarnier. Il semblait que la réunion de l’Assemblée eût suffi pour donner le signal du combat. Le public français jugea ces frottements entre Bonaparte et Changarnier comme ce journaliste anglais qui les a caractérisés dans les termes suivants : « Les souillons politiques de la France détournent la lave brûlante de la révolution avec de vieux balais et se querellent en accomplissant ce travail. »

Entre temps. Bonaparte se hâtait de relever le ministre de la Guerre, d’Hautpoul, de ses fonctions, de l’expédier précipitamment à Alger et de nommer le général Schramm ministre à sa place. Le 12 novembre, il envoie à l’Assemblée nationale un message d’une prolixité américaine, surchargé de détails, embaumant l’ordre, brûlant de désirs de conciliation, résigné à la constitution, traitant de tout et de chacun, sauf des questions brûlantes du moment. Il laisse échapper, comme en passant, que conformément aux dispositions expresses de la constitution le président seul dispose de l’armée. Le message se termine par ces protestations solennelles :

« La France demande avant tout du repos… Uniquement lié par un serment, je resterai dans les limites étroites qu’il m’a tracées. Pour moi, choisi par le peuple et lui devant uniquement mon pouvoir, je me conformerai toujours à sa volonté légalement exprimée. Si vous décidez au cours de cette session la revision de la constitution, une Assemblée constituante réglera la situation du pouvoir exécutif, sinon le peuple en 1852 fera connaître solennellement sa décision. Mais quelles que puissent être les solutions que l’avenir nous réserve, accordons nous à ne jamais laisser la passion, la surprise ou la violence décider du sort d’une grande nation… Ce qui requiert avant tout mon attention, ce n’est pas de savoir qui gouvernera la France en 1852, mais c’est d’employer le temps dont je dispose de telle façon que l’intervalle s’écoule sans agitation et sans trouble. Je vous ai ouvert mon cœur avec franchise : vous répondrez à ma sincérité par votre confiance, à ma bonne volonté par votre concours et Dieu fera le reste. »

Le langage de la bourgeoisie, honnête, hypocritement modéré, plein de lieux communs vertueux, revêt sa signification la plus profonde dans la bouche du chef effectif de la société du 10 décembre, du héros de pique-nique de St-Maur et de Satory. Les burgraves du « parti de l’ordre ne se firent pas un instant illusion sur la confiance que méritait cette ouverture. Depuis longtemps blasés sur les serments, ils comptaient dans leurs rangs des vétérans, des virtuoses du parjure. Le passage relatif à l’armée ne leur avait pas échappé. Ils remarquaient avec mécontentement que dans l’énumération prolixe des lois promulguées depuis peu, le message avait, avec affectation, passé sous silence la plus importante : la loi électorale et, bien mieux que dans le cas où la constitution ne serait pas revisée, il confiait à la nation l’élection du président en 1852. La loi électorale était le boulet qui entravait la marche du « parti de l’ordre » et l’arrêtait bien plus encore dans son assaut ! De plus, Bonaparte, en dissolvant, par mesure administrative, la société du 10 décembre et en relevant de ses fonctions le ministre de la Guerre d’Hautpoul, avait, de sa propre main, immolé les boucs émissaires sur l’autel de la patrie. Il avait émoussé l’acuité de la collision attendue. Enfin le parti de l’ordre cherchait avec angoisse à éviter, à affaiblir, à assoupir tout conflit décisif avec le pouvoir exécutif. Par crainte de perdre les conquêtes arrachées à la révolution, il en abandonnait les fruits à ses rivaux. « La France demande avant tout du repos ». C’était le cri que le « parti de l’ordre » adressait à la révolution depuis février ; c’était le cri que Bonaparte, dans son message, lançait au « parti de l’ordre. » « La France demande avant tout du repos ! » : Bonaparte commettait des actes qui conduisaient à l’usurpation ; mais le parti de l’ordre perpétrait le « désordre » en faisant du bruit sur ces entreprises et en les commentant avec hypocondrie. Les saucisses de Satory seraient restées muettes comme des carpes si personne n’en avait parlé. « La France demande avant tout du repos ! » Bonaparte voulait donc qu’on le laissât tranquillement faire et le parti parlementaire était paralysé par une double crainte : la crainte d’évoquer de nouveau le désordre révolutionnaire, celle de paraître lui-même un fauteur de désordre aux yeux de sa propre classe, aux yeux de la bourgeoisie. Comme la France demandait avant tout du repos, le « parti de l’ordre » n’osait pas, Bonaparte ayant émis dans son message des paroles de paix, y répondre par la Guerre. Le public qui s’était flatté d’assister à de grands scandales à l’ouverture de l’Assemblée nationale fut trompé dans son attente. Les députés de l’opposition qui réclamaient le dépôt des procès-verbaux de la commission permanente au sujet des événements d’octobre, furent battus par la majorité. On évita par principe tous les débats irritants. Les travaux de l’Assemblée en novembre et décembre 1850 furent sans intérêt.

Enfin, vers la fin de décembre s’engagea une guerre d’escarmouches sur certaines prérogatives du Parlement. Le mouvement se perdait dans des chicanes mesquines sur les prérogatives des deux pouvoirs, depuis que la bourgeoisie avait, en abolissant le suffrage universel, terminé la lutte des classes.

Un jugement pour dettes avait été obtenu contre Mauguin, représentant du peuple. Sur demande du président du tribunal, le ministre de la Justice, Rouher, déclara qu’il fallait établir sans autres formalités un mandat d’arrêt contre le débiteur. Mauguin fut donc jeté dans la prison pour dettes. L’Assemblée nationale tempêta quand elle eut connaissance de l’attentat. Elle ne se contenta pas d’ordonner la mise en liberté immédiate du représentant, elle le fit, le soir même, extraire violemment de Clichy par son greffier. Cependant, comme elle tenait à confesser sa foi en la sainteté de la propriété privée, et dans l’arrière pensée aussi d’ouvrir, en cas de besoin, un asile à des Montagnards devenus importuns, elle permit l’emprisonnement pour dettes de représentants du peuple après demande préliminaire de son autorisation. Elle oublia de décréter que le président lui-même pouvait être incarcéré pour dettes. Elle anéantit la dernière apparence d’inviolabilité qui protégeait ses propres membres.

On se souvient que le commissaire de police Yon avait, sur le témoignage d’un certain Alais, accusé une section de décembristes d’avoir prémédité le meurtre de Dupin et de Changarnier. A ce propos, dès la première séance, les questeurs proposèrent de créer une police particulière du Parlement, payée par le budget spécial de l’Assemblée et complètement indépendante du préfet de police. Le préfet de l’intérieur, Baroche, avait protesté contre cette incursion dans son domaine. On conclut alors un misérable compromis, d’après lequel le commissaire de police de l’Assemblée, était bien appointé par le budget particulier de cette dernière et était nommé et révoqué par ses questeurs, mais après entente préalable avec le ministre de l’intérieur. Sur ces entrefaites, Alais avait été poursuivi devant les tribunaux par le gouvernement. Il était, dès lors, facile de faire de sa déposition une mystification et de jeter, par la bouche de l’accusateur public, un jour ridicule sur Dupin, Changarnier, Yon et sur toute l’Assemblée nationale. C’est alors que, le 29 décembre, Baroche, ministre de l’intérieur, écrit une lettre à Dupin, où il demande le renvoi de Yon. Le bureau de l’Assemblée décide de maintenir Yon en sa place, mais l’Assemblée, effrayée par la violence de sa conduite dans l’affaire Mauguin, habituée d’ailleurs, pour un coup qu’elle a osé porter au pouvoir exécutif, à en recevoir deux en échange, ne sanctionne pas cette décision. Elle renvoie Yon pour le récompenser de son zèle et se prive elle-même d’une prérogative parlementaire, indispensable pour se défendre contre un homme qui ne prend pas la nuit les décisions qu’il veut exécuter dans la journée, mais décide le jour et exécute la nuit.

Nous avons vu que l’Assemblée nationale pendant les mois de novembre et de décembre, dans des occasions importantes, palpitantes, évita, apaisa la lutte engagée avec le pouvoir exécutif. Nous la voyons maintenant obligée à la reprendre, sous les prétextes les plus mesquins. Dans le cas de Mauguin, elle confirme le principe de l’incarcération pour dettes des représentants du peuple, mais elle se réserve de n’en permettre l’application qu’à des représentants qui lui déplaisent, et, à propos de cet infâme privilège, elle se querelle avec le ministre de la Justice. Au lieu de se servir du soi-disant projet de meurtre, pour décréter une enquête sur la société du 10 décembre et de découvrir irrémédiablement, sous les yeux de l’Europe et de la France, Bonaparte sous son véritable aspect de chef de la canaille[11] de Paris, elle laisse ce conflit tomber à un niveau tel qu’il ne s’agit que de savoir qui, d’elle ou du ministre de l’Intérieur, est compétent pour nommer ou révoquer un commissaire de police. Pendant toute cette période, nous voyons le parti de l’ordre contraint par sa position équivoque de consumer, de dissiper ses forces en de mesquines querelles de compétence, en chicanes, contestations, conflits de pouvoirs et faire des questions de forme les plus insipides l’objet de son activité. Ce parti n’ose pas créer un conflit au moment où le pouvoir exécutif est réellement exposé, et où la cause de l’Assemblée deviendrait celle de la nation. Ce serait indiquer à celle-ci une marche à suivre et on ne craint rien tant que de voir la nation se remuer. Dans ces occasions, l’Assemblée repousse les propositions de la Montagne et passe à l’ordre du jour. Une fois que le litige qui avait pris de l’importance est ainsi réglé, le pouvoir exécutif attend tranquillement le moment où il peut reprendre la question sous un motif mesquin, insignifiant, où, pour ainsi dire, elle n’offre plus qu’un intérêt local, parlementaire. C’est alors qu’éclate la rage contenue du « parti de l’ordre » ; c’est alors qu’il déchire les voiles, montre les coulisses. Il dénonce le président. Il déclare la patrie en danger ; mais alors son pathos paraît insipide. La cause de la bataille semble n’être plus qu’un prétexte hypocrite et n’en valoir pas la peine. La tempête parlementaire devient une tempête dans un verre d’eau, la lutte, une intrigue, la collision, un scandale. Tandis que la malignité des classes révolutionnaires se repaît de l’humilité de l’Assemblée, (ces classes mettent en effet autant d’ardeur à défendre les prérogatives parlementaires que l’Assemblée), les bourgeois qui ne sont pas au Parlement ne comprennent pas que ceux qui s’y trouvent puissent dissiper leur temps en querelles aussi mesquines et exposer la tranquillité publique par d’aussi misérables rivalités avec le président. La bourgeoisie est déconcertée par une stratégie, qui consiste à conclure la paix au moment où tout le monde attend la bataille, et à attaquer à l’instant où chacun croit la paix signée.

Le 20 décembre, Pascal Duprat, interpellait le ministre de l’intérieur sur la loterie des lingots d’or. Cette loterie était une « fille de l’Élysée ». Elle devait le jour à Bonaparte et à ses fidèles, et le préfet de police, Carlier, l’avait prise officiellement sous sa protection, bien que la loi française interdit toutes les opérations de ce genre à moins qu’elles ne fussent destinées à un but de bienfaisance. Il y avait sept millions de billets, le billet valait un franc pièce, et le bénéfice était soi-disant destiné à embarquer pour la Californie des vagabonds parisiens. Les rêves dorés devaient supplanter les songes socialistes du prolétariat de Paris, et la perspective illusoire du gros lot remplacer le doctrinaire droit au travail. Les ouvriers de Paris ne reconnaissaient naturellement pas, sous l’éclat des lingots californiens, les francs ternis qu’on leur tirait de la poche ; mais, en somme, il s’agissait d’une escroquerie pure et simple. Les vagabonds qui voulaient exploiter les mines d’or californiennes, sans d’ailleurs se donner la peine de quitter Paris, étaient Bonaparte et sa table ronde perdue de dettes. Les trois millions accordés par l’Assemblée avaient été joyeusement dépensés ; il fallait remplir la caisse par un moyen ou par un autre. C’est en vain que Bonaparte avait ouvert une souscription nationale pour l’érection de soi-disant « cités ouvrières », en tête de laquelle il figurait pour une somme importante. Les bourgeois sans cœur attendirent avec méfiance qu’il ait payé ses actions. Comme ce paiement n’eut naturellement pas lieu, la spéculation sur les châteaux en Espagne socialistes tomba à plat. Les lingots d’or firent meilleure recette. Bonaparte et consorts ne, se contentèrent pas d’empocher la différence entre la valeur des lingots mis en lots et les sept millions reçus. Ils fabriquèrent de faux billets, ils émirent sous le même numéro, dix, quinze, jusqu’à vingt billets. C’était là une opération financière bien dans l’esprit de la société du 10 décembre ! L’Assemblée nationale n’avait plus maintenant en face d’elle le président fictif de la République : c’était le Bonaparte en chair et en os. Elle pouvait ici le prendre sur le fait, en conflit, non plus avec la constitution, mais avec le « Code pénal ». Si la Législative passa à l’ordre du jour, sur l’interpellation de Duprat, ce n’était pas seulement parce que la proposition de Girardin de se déclarer « satisfait » rappelait au « parti de l’ordre » sa corruption systématique. Le bourgeois et surtout le bourgeois enflé de sa dignité d’homme d’État complète sa bassesse pratique d’une exaltation théorique. En qualité d’homme d’État, il devient, comme l’État lui-même, un être supérieur et ne peut plus être combattu que sous une forme supérieure et consacrée.

Bonaparte qui précisément comme « Bohémien », comme canaille[12] princière, avait sur un gredin bourgeois l’avantage de pouvoir mener la lutte bassement, s’aperçut, quand l’Assemblée l’eut amené sur le terrain glissant des banquets militaires, des revues, de la société du 10 décembre et enfin du « Code pénal », que le moment était venu où il lui était possible de passer d’une défensive apparente à l’offensive. Il se trouvait peu gêné des petites défaites essuyées entre temps, par les ministres de la Justice, de la Guerre, de la Marine, des Finances, défaites qui manifestaient le mécontentement grognon de l’Assemblée. Il n’empêcha même pas les ministres de se retirer. Il laissa ainsi reconnaître la subordination du pouvoir exécutif vis-à-vis du Parlement. Il pouvait accomplir ce qu’il avait commencé pendant les vacances de la Législative, effectuer la séparation du pouvoir exécutif et du Parlement et révoquer Changarnier.

Une feuille, dévouée à l’Élysée, publia un ordre du jour, soi-disant adressé pendant le mois de mai à la première division. Il provenait donc de Changarnier. Cet ordre commandait aux officiers, en cas d’émeute de ne pas ouvrir leurs rangs aux traîtres, de les fusiller sur-le-champ et de refuser à l’Assemblée nationale les troupes si elle les réquisitionnait.

Le 3 janvier 1851, le cabinet fut interpellé sur cet ordre du jour. Il demande pour examiner le fait d’abord trois mois, puis une semaine, enfin vingt-quatre heures de réflexion. L’Assemblée réclame une explication immédiate. Changarnier se lève et déclare que cet ordre du jour n’a jamais existé. Il ajoute qu’il se hâterait toujours d’obéir aux ordres de l’Assemblée et qu’en cas de conflit, elle pouvait compter sur lui. Elle accueille sa déclaration par des applaudissements inexprimables et lui décerne un vote de confiance. Elle abdique, elle décrète elle-même sa propre impuissance et la toute-puissance de l’armée en se plaçant sous la protection particulière d’un général. Le général s’illusionne en mettant à la disposition de l’Assemblée contre Bonaparte une puissance que ce dernier n’a fait que lui prêter. Il se flatte quand de son côté il attend une protection de ce Parlement, de ce protecteur qui a besoin lui-même d’être protégé. Mais Changarnier croit à la puissance mystérieuse dont la bourgeoisie l’a doué depuis le 29 janvier 1849. Il se croit un troisième pouvoir différent des deux autres. Il partage le sort de tous les héros ou plutôt des saints de cette époque dont la grandeur consiste précisément dans la bonne opinion que l’intérêt de leur parti parvient à faire courir sur leur compte : ils se réduisent à n’être plus que des figures banales dès que les circonstances les invitent à faire miracle. L’incrédulité surtout est l’ennemi mortel de ces héros prétendus et de ces saints véritables. Aussi manifestent-ils une indignation morale et digne vis-à-vis des gens de peu d’enthousiasme, diseurs de bons mots et moqueurs.

Le soir même les ministres sont appelés à l’Élysée. Bonaparte veut imposer la destitution de Changarnier. Cinq ministres se refusent à la signer. Le Moniteur annonce une crise ministérielle. Enfin la presse de l’ordre menace de la constitution d’une armée parlementaire sous le commandement de Changarnier. La constitution donnait au « parti de l’ordre » le droit de le faire. Il suffisait pour cela de nommer Changarnier président de l’Assemblée nationale et de requérir une masse quelconque de troupes pour assurer sa sécurité, Elle pouvait le faire d’autant plus sûrement que Changarnier se trouvait encore réellement la tête de l’armée et de la garde nationale de Paris et ne désirait rien tant qu’être requis avec la troupe. La presse bonapartiste n’osait pas encore contester le droit de l’Assemblée à la réquisition directe des troupes, scrupule juridique qui, dans la circonstance, ne présageait pas le succès. Il est vraisemblable que l’armée eût obéi aux ordres de l’Assemblée nationale si l’on considère que Bonaparte dût chercher pendant huit jours dans tout Paris pour trouver enfin deux généraux — Baraguay-d’Hilliers et Saint-Jean d’Angely, — qui se déclarèrent prêts à contre-signer la destitution de Changarnier. Il est par contre plus que douteux que le parti de l’ordre eût trouvé dans ses propres rangs et au Parlement le nombre de voix nécessaire pour prendre une pareille décision. Souvenons-nous, en effet, que huit jours plus tard, 286 voix se séparèrent de lui, et que la Montagne repoussa une proposition semblable encore en décembre 1851, à la minute la plus critique. Cependant les burgraves auraient peut-être encore réussi à entraîner la masse de leur parti à un héroïsme, qui consiste à se sentir en sûreté derrière une forêt de baïonnettes, et à accepter les services d’une armée qui a passé dans son camp. Au lieu de cela, messieurs les burgraves se rendirent le soir du 6 janvier à l’Élysée pour faire renoncer Bonaparte, pour des raisons et des considérations de prudence et de politique, à la destitution de Changarnier. Quand on cherche à persuader quelqu’un, c’est qu’on le reconnaît maître de la situation. Rassuré par cette démarche, Bonaparte nomme le 12 janvier, un ministère où les chefs de l’ancien, Fould et Baroche, étaient conservés. Saint-Jean d’Angely devient ministre de la Guerre. Le Moniteur publie le décret de destitution de Changarnier. Son commandement est partagé entre Baraguay-d’Hilliers qui obtient la première division et Perrot qui prend la garde nationale. Le « boulevard de la société » est congédié. L’édifice n’en est pas ébranlé, mais les cours de la Bourse montent.

En repoussant ainsi l’armée qui se met à sa disposition dans la personne de Changarnier, en la livrant ainsi irrévocablement au président, le « parti de l’ordre » proclame qu’il a perdu toutes qualités pour régner désormais. Il n’y avait plus de ministère parlementaire. En perdant ainsi toute prise sur l’armée et sur la garde nationale, de quel moyen de résistance pouvait encore disposer ce parti, pour défendre à la fois le pouvoir usurpé par le parlement au détriment du peuple et son pouvoir constitutionnel en butte aux attaques du président ? D’aucun. Il ne lui restait plus qu’à faire appel à des principes impuissants. Il en avait fait de ces règles générales que l’on prescrit aux autres pour garder soi-même une plus grande liberté d’allure. La première partie de la période que nous considérons, celle de la lutte entre le « parti de l’ordre » et le pouvoir exécutif, se termine par la destitution de Changarnier et la prise de possession du pouvoir militaire par Bonaparte. La guerre entre les deux pouvoirs est déclarée ouvertement, est conduite ouvertement, maintenant que le « parti de l’ordre » a perdu les armes et les soldats. Sans ministère, sans l’armée, sans le peuple, sans l’opinion publique, n’étant plus depuis la loi électorale du 31 mai le représentant du peuple souverain, sans yeux, sans oreilles, sans dents, sans rien, l’Assemblée nationale s’était transformée en un parlement de l’ancien régime qui abandonne l’action au gouvernement et doit se contenter de remontrances grognonnes post factum.

Le parti de l’ordre reçut le nouveau ministère par une tempête d’indignation. Le général Bedeau rappelle la bienveillance de la commission permanente pendant les vacances et les scrupules exagérés qui l’ont empêché de publier ses procès-verbaux. Le ministre de l’intérieur insiste alors en personne pour la publication de ces pièces qui, ne dévoilant aucun fait nouveau sont naturellement devenues aussi insipides que de l’eau tiède, et sont reçues par le public blasé sans la plus légère émotion. Sur la proposition de Rémusat, l’Assemblée se retire dans ses bureaux et nomme un « comité de mesures extraordinaires ». Paris s’écarte d’autant moins de son train ordinaire que le commerce prospère à ce moment. Les manufactures sont occupées. Le prix du blé est bas. Les vivres abondent. Les caisses d’épargne reçoivent tous les jours de nouveaux dépôts. Les « mesures extraordinaires » que le Parlement avait annoncé, avec tant de bruit se réduisent le 18 janvier à un vote de défiance dirigé contre les ministres où l’on ne fait pas même mention du général Changarnier. Le « parti de l’ordre » était obligé de poser ainsi la question pour s’assurer les voix des républicains. De toutes les mesures prises par le ministère, en effet, la destitution, de Changarnier était la seule qui eut l’approbation de ces derniers et le parti de l’ordre ne pouvait blâmer les autres actes gouvernementaux puisqu’il les avait lui-même dictés.

Le 18 janvier 415 voix contre 286 se prononcèrent en faveur de la motion de défiance. Elle passa seulement grâce à une coalition des légitimistes et des orléanistes avérés, alliés aux républicains purs et à la Montagne. C’était une preuve que le « parti de l’ordre » n’avait pas seulement perdu le ministère, perdu l’armée, mais qu’encore, dans les conflits avec Bonaparte, il ne possédait plus sa majorité parlementaire. Une troupe de représentants avait déserté son camp et cela par fanatisme de la conciliation, par crainte de la lutte, par affaissement, par des considérations de famille au sujet de fonctions publiques exercées par des parents, par spéculation sur les ministères qui allaient vaquer (Odilon Barrot), par ce bas égoïsme qui pousse toujours un bourgeois ordinaire à sacrifier l’intérêt général de sa classe à tel ou tel mobile particulier. Les représentants bonapartistes d’abord ne marchaient avec le « parti de l’ordre » que s’il s’agissait de lutter contre la révolution. Le chef du parti catholique, Montalembert, jetait déjà au profit de Bonaparte son influence dans la balance : il doutait en effet des chances qu’avait de vivre le parti parlementaire. Les chefs de ce parti, enfin, Thiers et Berryer, l’orléaniste et le légitimiste étaient obligés de se proclamer publiquement républicains, de confesser que si leur cœur était royaliste, leurs idées étaient républicaines et que leur république parlementaire restait la seule forme permettant la suprématie de la bourgeoisie tout entière. Ils se voyaient contraints de flétrir, aux yeux de la bourgeoisie même, de qualifier d’intrigue aussi dangereuse qu’étourdie les projets de restauration qu’ils poursuivaient sans se rebuter, à l’insu du Parlement.

Le vote de défiance du 18 janvier frappait les ministres, mais n’atteignait pas le président. Ce n’était cependant pas le ministère, c’était le président qui avait destitué Changarnier. Le « parti de l’ordre » devait-il mettre Bonaparte lui-même en accusation ? Pour ses velléités de restauration ? Elles ne faisaient que compléter celles de ce parti. Pour sa conspiration dans les revues militaires et au sein de la société du 10 décembre ? Le « parti de l’ordre » avait depuis longtemps enterré ces questions par l’ordre du jour pur et simple. Pour la destitution du héros du 29 janvier et du 13 juin, de l’homme qui en mai 1850, menaçait, en cas d’émeute, de mettre le feu aux quatre coins de Paris ? Les alliés des gens de l’ordre, la Montagne et Cavaignac ne permirent jamais de relever le « boulevard de la société » par un compliment de condoléance officiel. On ne pouvait contester au président le droit constitutionnel de destituer un général.

On tempêtait uniquement parce qu’il avait fait un usage anti-parlementaire du droit qu’il tenait de la constitution. Mais « le parti de l’ordre » n’avait-il pas fait un usage inconstitutionnel de ses prérogatives parlementaires, en particulier, en abolissant le suffrage universel ? On était donc tenu de se mouvoir exactement dans les limites parlementaires. Cela relevait de cette maladie spéciale qui depuis 1848 a fleuri sur tout le continent, le crétinisme parlementaire, qui relègue les malades qui en sont infectés en un monde imaginaire, leur enlève tout sens, tout souvenir, toute intelligence du grossier monde extérieur ; ils relevaient de ce crétinisme parlementaire les gens de l’ordre qui, de leurs propres mains, avaient anéanti toutes les conditions d’un pouvoir parlementaire. Ils devaient le faire dans leur lutte contre les autres classes, mais tenaient encore pour des victoires leurs succès parlementaires et croyaient atteindre le président en frappant les ministres. Ils lui fournissaient seulement l’occasion d’humilier de nouveau l’Assemblée nationale aux yeux de la nation. Le 20 janvier le Moniteur annonçait que la démission du ministère tout entier était acceptée. Sous prétexte qu’aucun parti parlementaire n’avait plus la majorité, comme le montrait le vote du 18 janvier, ce fruit de la coalition de la Montagne et des royalistes, Bonaparte nomma un soi-disant ministère de transition dont aucun membre du Parlement ne faisait partie et qui ne se composait que d’individus complètement inconnus et dénués de toute importance : c’était un ministère de simples commis et de scribes. Le « parti de l’ordre » pouvait désormais s’épuiser à jouer avec ces marionnettes : le pouvoir exécutif ne tenait plus pour nécessaire de se faire représenter sérieusement devant l’Assemblée nationale. Plus les ministres se réduisaient à n’être plus que de simples figurants, plus Bonaparte concentrait visiblement tout le pouvoir exécutif en sa propre personne, plus le champ devenait libre et lui permettait d’exploiter ce pouvoir pour arriver à ses fins.

Le « parti de l’ordre », coalisé avec la Montagne, se vengea en repoussant la dotation présidentielle de 1.800.000 francs. Le chef de la société du 10 décembre avait obligé ses commis ministériels à en faire la proposition. Une majorité de 102 voix décida de la question. Depuis le 18 janvier 27 voix avaient fait défection. La dissolution du « parti de l’ordre » faisait des progrès. Pour qu’on ne se méprît pas un instant sur le sens de sa coalition avec la Montagne, ce parti dédaigna de prendre même en considération une proposition signée de 189 membres de la Montagne, demandant une amnistie générale des condamnés politiques. Il suffit que le ministre de l’intérieur, un certain Vaissé, vint faire des déclarations : le calme n’était qu’apparent, au fond une grande agitation régnait, des sociétés de toutes espèces s’organisaient en secret, les feuilles démocratiques prenaient leurs dispositions pour paraître à nouveau, les nouvelles des départements étaient défavorables, les réfugiés de Genève dirigeaient une conspiration s’étendant sur Lyon et sur tout le midi de la France, le pays était à la veille d’une crise industrielle et commerciale, les fabricants de Roubaix avaient diminué la journée de travail, les prisonniers de Belle-Isle s’étaient révoltés, — il suffit qu’un simple Vaissé vint évoquer le spectre rouge pour que le « parti de l’ordre » rejetât la proposition sans discussion : elle aurait cependant conquis à l’Assemblée nationale une énorme popularité et obligé Bonaparte à se jeter de nouveau dans ses bras. Au lieu de laisser le pouvoir exécutif l’intimider par la perspective de nouveaux troubles, la Législative aurait dû bien plutôt donner un peu plus de champ à la lutte des classes pour se réserver un peu d’indépendance vis-à-vis de l’exécutif ; mais elle ne se sentait pas appelée à jouer avec le feu.

Cependant ce que l’on appelait le ministère de transition végéta jusqu’au milieu d’avril. Bonaparte fatigua, berna l’Assemblée en lui présentant constamment de nouvelles combinaisons. Tantôt il semblait vouloir constituer un ministère républicain avec Lamartine et Billault. Tantôt c’était un ministère parlementaire avec l’inévitable Odilon Barrot dont le nom n’est jamais absent dès qu’on parle de dupe. Tantôt un cabinet légitimiste avec Vatimesnil et Benoit d’Azy. Tantôt un orléaniste avec Malleville. Il maintenait ainsi tendues les relations entre les différentes fractions du « parti de l’ordre » et le effrayait toutes prises ensemble par la perspective d’un ministère purement républicain et du rétablissement devenu inévitable du suffrage universel. En même temps, il persuadait à la bourgeoisie que tous ses efforts sincères de constituer un ministère parlementaire échouaient devant l’inimitié intraitable des fractions royalistes. La bourgeoisie n’en réclamait qu’à plus hauts cris un « gouvernement fort », elle trouvait d’autant plus impardonnable de laisser la France « sans administration » qu’une crise commerciale universelle semblait imminente. Cette crise créait au socialisme des partisans dans les villes et le prix bas, ruineux, du blé faisait de même à la campagne. Le commerce devenait de jour en jour plus languissant. Le nombre des inoccupés augmentait à vue d’œil. A Paris, au moins 10.000 ouvriers se trouvaient sans pain. A Rouen, Mulhouse, Lyon, Roubaix, Tourcoing, St-Etienne, Elbeuf, etc., de nombreuses fabriques étaient arrêtées. Dans ces conditions, Bonaparte pouvait espérer de réinstaller le 11 avril le ministère du 18 janvier. Il se composait de MM. Rouher, Fould, Baroche, etc., renforcés par M. Léon Foucher que la Constituante à ses derniers jours avait, sauf les voix de cinq ministres, unanimement flétri d’un vote de défiance pour publication de fausses dépêches télégraphiques. Ainsi, l’Assemblée nationale avait le 18 janvier remporté une victoire sur le ministère, avait lutté avec Bonaparte pendant trois mois pour permettre le 11 avril à Fould et à Baroche d’admettre un tiers, Léon Foucher, le puritain, dans leur société ministérielle.

En novembre 1849, Bonaparte s’était contenté d’un ministère non parlementaire, en janvier 1851 d’un cabinet extra-parlementaire. Le 11 avril il se sentit assez fort pour constituer un ministère anti-parlementaire. Il réconciliait harmonieusement dans son sein les votes de défiance des deux Assemblées, Constituante et Législative, des républicains et des royalistes. Cette succession de ministères constituait le thermomètre auquel le Parlement pouvait mesurer la diminution de sa propre chaleur vitale. Il était tombé si bas à la fin d’avril que Persigny pouvait inviter Changarnier dans une rencontre à passer dans le camp du président. Bonaparte, lui assurait-il, considérait l’influence de l’Assemblée comme complètement nulle. La proclamation qui devait être publiée après le « coup d’État », qu’on avait toujours en vue, mais qu’un hasard venait de faire remettre à plus tard était prête. Changarnier communiqua aux chefs du parti de l’ordre ces présages de mort ; mais qui croirait que la morsure des punaises est mortelle ? Et le Parlement si abattu, si décomposé, si corrompu fût-il, ne pouvait se résigner à voir dans le duel qu’il engageait avec le grotesque chef de la société du 10 décembre autre chose qu’un duel avec une punaise. Mais Bonaparte répondit au « parti de l’ordre » ce que dit Agésilas au roi Agis : Je te parais être une fourmi ; mais je serai un jour lion.


VI


La coalition avec la Montagne et les républicains purs à laquelle il se vit condamné dans ses efforts infructueux pour s’assurer la possession du pouvoir militaire et reconquérir la direction suprême du pouvoir exécutif, prouvait incontestablement que le parti de l’ordre avait perdu sa majorité parlementaire indépendante. La simple puissance du calendrier, l’aiguille des heures donna le 29 mai le signal de sa complète dissolution. Avec le 29 mai commençait la dernière année de l’existence de l’Assemblée. Il fallait se prononcer en faveur soit du maintien tel quel de la constitution, soit en faveur de sa revision. Mais la revision de la Constitution ne signifiait pas simplement règne de la bourgeoisie ou domination de la démocratie petite bourgeoise, démocratie ou anarchie prolétarienne, république parlementaire ou Bonaparte. Cette revision voulait également dire Orléans ou Bourbons ! Alors tomba au milieu du parlement la pomme de discorde qui devait visiblement exciter l’antagonisme des intérêts qui divisaient le « parti de l’ordre » en fractions ennemies. Ce parti était un mélange de substances sociales hétérogènes. La question de la revision créa une température politique telle que le produit se décomposa en ses éléments primitifs.

L’intérêt qu’offrait la revision aux bonapartistes était simple. Il s’agissait surtout pour eux d’obtenir l’abolition de l’article 45 qui interdisait à Bonaparte de se faire réélire, d’arriver à la prorogation de son pouvoir. La position des républicains n’était pas moins simple. Ils repoussaient absolument toute revision. Ils voyaient en elle une conspiration générale contre la République. Ils disposaient de plus du quart des voix de l’Assemblée et en vertu de la constitution, trois quarts des voix étaient exigés pour qu’on pût légitimement décider la revision et convoquer une Assemblée chargée de ce travail. Aussi leur suffisait-il de compter leurs voix pour être sûr de la victoire, et ils la tenaient pour assurée.

Loin d’être dans une position aussi claire, le « parti de l’ordre » se trouvait en proie à des contradictions inextricables. Repousser la revision ? C’était mettre le statu quo en péril en ne laissant plus à Bonaparte qu’une issue, en l’obligeant à employer la force ; c’était le 2 mai 1852, au moment décisif, livrer la France à l’anarchie révolutionnaire alors que le président avait perdu son autorité, que l’Assemblée ne la possédait plus depuis longtemps et que le peuple la voulait reconquérir. Voter pour la revision constitutionnelle ? On savait d’avance que c’était inutile, qu’on se heurterait en vertu de la constitution au veto des républicains. Déclarer contrairement à la constitution que la simple majorité était suffisante ? Il fallait alors s’attendre à ne pouvoir rester maître de la révolution qu’en se soumettant absolument à la domination de Bonaparte. C’était faire de Bonaparte le maître de la constitution, de la revision et de l’Assemblée elle-même. Une revision partielle en prolongeant les pouvoirs du président préparait les voies à l’usurpation impérialiste. Une revision générale qui eût abrogé l’existence de la République mettait inévitablement en conflit les prétentions dynastiques ; les conditions d’une restauration bourbonienne, celles d’une restauration orléaniste n’étaient pas seulement différentes, elles s’excluaient réciproquement.

La République parlementaire était mieux que le terrain neutre où les deux fractions de la bourgeoisie française, orléanistes et légitimistes, grande propriété foncière et industrie, pouvaient se maintenir côte à côte avec des droits égaux. La République parlementaire était la condition indispensable de leur domination en commun. C’était la seule forme de gouvernement où l’intérêt général de la classe rabaissât les prétentions de ses fractions isolées et les exigences de toutes les autres classes de la société. A titre de royalistes, ces deux fractions retombaient dans leur ancien antagonisme, dans la lutte pour la suprématie de la propriété foncière ou de l’argent et l’expression la plus élevée de cet antagonisme, sa personnification était fournie par leurs rois eux-mêmes, par leurs dynasties. De là vient la répugnance qu’inspirait au « parti de l’ordre » le rappel des Bourbons.

L’orléaniste Creton, représentant du peuple, avait périodiquement en 1849, 1850, 1851 déposé une proposition d’abrogation du décret de bannissement porté contre les familles royales. Le Parlement, tout aussi périodiquement, avait offert le spectacle d’une assemblée de royalistes qui fermait opiniâtrement à ses rois bannis les portes par lesquelles ils pouvaient rentrer. Richard III avait tué Henri VI en faisant la remarque qu’il était trop parfait pour cette terre et appartenait au ciel. Les royalistes français déclaraient que la France était trop méchante pour posséder ses rois à nouveau. Contraints par la force des circonstances, ils étaient devenus républicains et sanctionnaient, à des reprises différentes, le décret populaire qui avait chassé leurs rois de la France.

La revision de la constitution — et les circonstances forçaient à s’en préoccuper — menaçait outre la République le règne en commun des deux fractions de la bourgeoisie. En faisant renaître la possibilité de la monarchie, elle réveillait la rivalité des intérêts que la royauté avait heureusement représentés à tour de rôle, faisait recommencer la lutte pour la suprématie d’une fraction sur l’autre. Les diplomates du « parti de l’ordre » pensaient accommoder le différend par une prétendue fusion des deux dynasties, des partis royalistes et de leurs maisons royales. La véritable fusion de la Restauration et de la monarchie de Juillet était fournie par la république parlementaire où les nuances orléanistes et légitimistes, où les espèces bourgeoises s’étaient confondues dans la bourgeoisie pure et simple, dans le genre bourgeois. Maintenant il fallait que l’orléaniste devînt légitimiste et le légitimiste, orléaniste. La royauté qui personnifiait leur antagonisme devait incarner leur unité, l’expression des intérêts exclusifs de leur fraction, exprimer l’intérêt commun de leur classe. La monarchie devait effectuer ce que seule pouvait accomplir la république qui avait remplacé les deux monarchies. Telle était la pierre philosophale à l’élaboration de laquelle les docteurs du « parti de l’ordre » se rompaient la tête. Comme si la royauté légitime pouvait jamais devenir la monarchie de la bourgeoisie industrielle, ou la royauté bourgeoise être jamais la royauté de l’aristocratie foncière héréditaire. Comme si la propriété foncière et l’industrie pouvaient jamais se réconcilier sur une seule couronne, alors que la couronne ne pouvait coiffer qu’une tête, celle de l’aîné ou celle du cadet. Comme si l’industrie pouvait le moins du monde se mettre sur le même rang que la propriété foncière tant que cette dernière ne se serait pas décidée à devenir industrielle. Si Henri V mourait demain, le comte de Paris n’en deviendrait pas pour cela le roi des légitimistes, même s’il cessait d’être le roi des orléanistes. Cependant les philosophes de la fusion qui se donnaient de l’importance à mesure que la question de la revision passait au premier plan, qui s’étaient créé dans « l’Assemblée nationale » un organe officiel quotidien, qui en ce moment même (février 1852) sont encore à l’ouvrage, ces philosophes expliquaient toute la difficulté par la résistance et la rivalité des dynasties. Depuis la mort de Louis-Philippe, on avait tenté des efforts pour réconcilier la famille d’Orléans avec Henri V. Mais les intrigues dynastiques qui ne se nouaient en général que pendant les vacances de l’Assemblée, pendant les entr’actes, dans la coulisse, ressemblaient plus à une coquetterie sentimentale avec une vieille superstition qu’à une affaire traitée sérieusement. Ces tentatives passèrent au rang d’affaires d’État. Le « parti de l’ordre » leur fit l’honneur de la scène publique au lieu de les réserver, comme jusqu’alors, au théâtre d’amateur. Les courriers volent de Paris à Venise, de Venise à Claremont, de Claremont à Paris. Le comte de Chambord publie un manifeste où « avec l’aide de tous les membres de sa famille, » il annonce non sa restauration, mais la restauration « nationale. » L’orléaniste Salvandy se jette aux pieds de Henri V. Les chefs des légitimistes Berryer, Benoit d’Azy, Saint-Priest font un voyage à Claremont pour persuader les d’Orléans ; mais en vain. Les fusionistes s’aperçoivent trop tard que les intérêts des deux fractions de la bourgeoisie ne perdent rien de leur exclusivisme, ne gagnent rien en revêtant le caractère aigu d’intérêts de famille, d’intérêts de deux maisons royales. Si Henri V venait à reconnaître le comte de Paris pour son successeur — et c’était le seul bénéfice que la fusion pût rapporter dans l’hypothèse la plus favorable — la maison d’Orléans ne recueillait aucun avantage que la stérilité de Henri V ne lui eût par avance assuré. Elle perdait par contre tous les bénéfices que lui avait conquis la révolution de Juillet. Elle renonçait à ses revendications premières, à tous les titres arrachés à l’ancienne branche des Bourbons durant une lutte presque séculaire, elle troquait sa prérogative historique, la prérogative qu’elle devait à un arbre généalogique. La fusion se réduisait donc à une abdication volontaire de la maison d’Orléans. Elle se résignait à la légitimité et sortait du protestantisme politique pour rentrer avec repentance dans le catholicisme politique. Ce retour ne la replaçait pas sur le trône qu’elle avait perdu, mais sur les marches du trône où elle était née. Les anciens ministres orléanistes, Guizot, Duchâtel, etc., qui se hâtaient vers Claremont pour défendre la cause de la fusion ne représentaient en fait que la rancœur de la révolution de Juillet, le manque d’espoir en la royauté bourgeoise et en la royauté des bourgeois, la superstition de la légitimité, la dernière amulette qui leur restât à opposer à l’anarchie. Ils pensaient n’être que des intermédiaires entre les d’Orléans et les Bourbons : en réalité, c’étaient des orléanistes apostats et c’est en cette qualité que le prince de Joinville les reçut. Par contre, la partie belliqueuse, vivante des orléanistes, Thiers, Baze, etc., persuadèrent d’autant plus facilement à la famille de Louis-Philippe qui, si toute restauration purement monarchique supposait la fusion des deux dynasties, toute fusion de cette nature impliquait l’abdication des d’Orléans. Il était par contre entièrement dans la tradition de leurs ancêtres de reconnaître momentanément la République et d’attendre que les événements permissent de changer en trône le fauteuil présidentiel. On fit courir le bruit de la candidature de Joinville. La curiosité publique fut tenue en suspens. Et quelques mois plus tard, en septembre après le rejet de la revision, cette candidature fut officiellement posée.

Non seulement la tentative d’une fusion royaliste entre orléanistes et légitimistes avait échoué, leur fusion parlementaire, leur union sur le terrain républicain, était ruinée. Le « parti de l’ordre » était de nouveau décomposé en ses éléments primitifs. Mais à mesure que les relations devenaient plus tendues entre Claremont et Venise, que l’entente se rompait, que l’agitation en faveur de Joinville prenait de l’extension, les négociations entre Faucher, le ministre de Bonaparte, et les légitimistes devenaient plus ardentes, plus sérieuses.

La dissolution du « parti de l’ordre » ne s’arrêta pas à ses éléments primitifs. Chacune des deux grandes fractions se décomposa à son tour. Il semblait que toutes les anciennes nuances politiques, tous les vieux partis qui s’étaient autrefois combattus et opprimés sur le terrain de la royauté légitime ou de l’orléanisme, se fussent réveillés comme ces infusoires qui renaissent au contact d’une goutte d’eau. Il semblait que toutes ces anciennes factions eussent de nouveau acquis une nouvelle force vitale pour former ainsi des groupes particuliers et poursuivre leurs querelles d’une façon indépendante. Les légitimistes avaient l’illusion des disputes entre les Tuileries et le pavillon de Marsan, entre Villèle et Polignac. Les orléanistes revivaient l’âge d’or des tournois entre Guizot, Molé, Broglie, Thiers et Odilon Barrot.

Les fractions du « parti de l’ordre » étaient toutes d’accord sur l’utilité de la revision, mais se trouvaient aussitôt divisées sur les limites de celle-ci ; elles se composaient des légitimistes sous la conduite de Berryer et de Falloux d’une part, de Larochejaquelein d’autre part, et comprenaient aussi les orléanistes fatigués de lutter, dont les chefs étaient Molé, Broglie, Montalembert et Odilon Barrot. Elles s’unirent toutes aux bonapartistes pour faire déposer une proposition indéterminée et lâche : « Les représentants soussignés dans le but de rendre à la nation le plein exercice de sa souveraineté déposent la motion de revision de la constitution ». Mais ensuite ils déclarent unanimement par la bouche de leur rapporteur, Tocqueville, que l’Assemblée n’avait pas le droit de proposer l’abolition de la république ; seule la Chambre chargée de la revision en avait le pouvoir. D’ailleurs la constitution ne pouvait être revisée que par voie légale et si les trois-quarts du nombre des voix prescrites par la constitution décidaient la revision. Après six jours de débats bruyants, le 19 juillet, la revision fut repoussée comme on pouvait s’y attendre. 446 voix se prononcèrent en sa faveur, mais 278 contre elle. Les orléanistes avérés, Thiers, Changarnier votèrent avec les républicains et la Montagne.

La majorité du Parlement se déclarait ainsi contre la constitution, mais la constitution elle-même prenait parti en faveur de la minorité et tenait sa décision pour valable. Mais le « parti de l’ordre » n’avait-il pas le 31 mai 1850, le 13 juin 1849 subordonné la constitution à la majorité parlementaire ? Est-ce que toute sa politique intérieure ne reposait pas sur la subordination des paragraphes de la constitution aux décisions de la majorité parlementaire ? N’avait-il pas laissé aux démocrates la superstition en la lettre de la loi, superstition digne de l’ancien testament et n’en avait-il pas puni les démocrates ? Mais, en ce moment la revision de la constitution signifiait le maintien du pouvoir présidentiel et le maintien de la constitution ne voulait dire qu’une chose : la destitution de Bonaparte : le Parlement s’était déclaré en sa faveur mais la constitution se prononçait contre le Parlement. Bonaparte agissait donc dans le sens du Parlement en déchirant la constitution et il agissait dans le sens de la constitution en chassant le Parlement.

Le Parlement avait déclaré la constitution et, avec elle, son propre pouvoir « hors la majorité. » Par sa décision, il avait aboli la constitution et prolongé le pouvoir présidentiel. En même temps il avait proclamé que si l’une ne pouvait mourir, l’autre ne pouvait vivre tant qu’il subsisterait lui-même. Les fossoyeurs qui devaient enterrer l’Assemblée étaient déjà à ses portes. Tandis qu’elle discutait sur la revision, Bonaparte retirait au général Baraguey d’Hilliers, qui se montrait indécis, son commandement de la première division militaire et nommait à sa place le général Magnan, le vainqueur de Lyon, le héros des journées de décembre, une de ses créatures qui s’était déjà plus ou moins compromise pour lui sous Louis-Philippe lors de l’expédition de Boulogne.

Le parti de l’ordre montrait par son vote au sujet de la revision qu’il ne savait ni régner ni servir, ni vivre ni mourir, ni supporter la République, ni la renverser, ni maintenir la constitution, ni la jeter à la voirie, ni faire cause commune avec le président, ni rompre avec lui. De qui attendait-il la solution de toutes ces contradictions ? Du calendrier, de la marche des événements. Ce parti cessait de s’attribuer un pouvoir sur eux. C’était donner aux événements la tentation de lui faire violence, c’était provoquer à l’attentat le pouvoir auquel il avait, dans sa lutte contre le peuple, abandonné l’une après l’autre toutes ses attributions au point de se trouver maintenant désarmé en face de lui. Pour permettre au chef du pouvoir exécutif d’élaborer plus tranquillement son plan de campagne contre elle, de renforcer ses moyens d’attaques, de choisir ses instruments, l’Assemblée résolut de disparaître de la scène dans ce moment critique et de s’ajourner à trois mois : du 10 août au 4 novembre.

Non seulement le parti parlementaire s’était divisé en ses deux grandes fractions, non seulement chacune de ces fractions s’était elle-même décomposée, mais encore le « parti de l’ordre » qui siégeait au Parlement s’était brouillé avec le « parti de l’ordre » resté hors du Parlement. Les orateurs et les écrivains de la bourgeoisie, sa tribune et sa presse, bref les idéologues bourgeois et la bourgeoisie elle-même, les représentants et les représentés étaient devenus étrangers et ne se comprenaient plus.

Les légitimistes de province, à l’horizon limité, à l’enthousiasme illimité accusaient leurs chefs parlementaires Berryer et Falloux de désertion dans le camp bonapartiste et de défection à la cause de Henri V. Ces lys croyaient au péché, mais non à la diplomatie.

La rupture de la bourgeoisie commerçante avec les politiciens qui la représentaient était incomparablement plus néfaste et plus décisive. Elle leur reprochait, non comme les légitimistes le faisaient aux leurs, d’avoir abandonné le principe, mais au contraire de se tenir à des principes sans utilité désormais.

J’ai indiqué déjà que, depuis l’entrée de Fould au ministère, la fraction de la bourgeoisie commerçante qui s’était adjugé la part de lion du pouvoir sous Louis-Philippe, que l’aristocratie financière était devenue bonapartiste. Fould ne représentait pas seulement les intérêts de Bonaparte à la Bourse, il était aussi l’interprète des intérêts de la Bourse auprès de Bonaparte. Une citation de son organe européen, l’Economist, de Londres, dépeint d’une manière frappante la situation de l’aristocratie financière. Dans son numéro du 1er février 1851, elle publia cette correspondance de Paris : « Nous avons maintenant pu constater de tous côtés que la France demande avant tout du repos. Le président le déclare dans son message adressé à l’Assemblée législative, l’écho le répète à la tribune de l’Assemblée ; les journaux l’affirment solennellement ; la chancellerie le proclame ; la susceptibilité des valeurs d’État à la plus légère perspective de trouble ; leur fermeté à chaque victoire du pouvoir exécutif vient nous le prouver. »

Dans son numéro du 29 novembre 1851, l’Economist déclare en son nom : Dans toutes les Bourses d’Europe, on reconnaît maintenant dans le président la sentinelle de l’ordre. L’aristocratie financière maudissait donc la lutte parlementaire menée par le « parti de l’ordre » contre le pouvoir exécutif ; c’était pour elle un trouble apporté à l’ordre. Elle célébrait par contre chaque victoire du président sur les prétendus représentants : elle devenait une victoire de l’ordre. Il ne faut pas entendre ici par aristocratie financière uniquement les grands spéculateurs, les grands entrepreneurs d’emprunts : on comprend facilement que l’intérêt de ceux-ci coïncide avec les intérêts du pouvoir. Tout le commerce d’argent de notre époque, toute la banque est intéressée des plus étroitement avec le crédit public. Une partie du capital commercial est nécessairement engagée dans des valeurs d’État facilement convertibles. Les dépôts, le capital, mis à la disposition des banquiers et distribué par eux aux industriels et aux commerçants, rentre en partie sous forme de dividendes revenant aux rentiers sur l’État. Si, à toute époque, la stabilité du pouvoir a paru être pour tout le marché monétaire et pour les prêtres qui y officient la loi et les prophètes, n’est-ce pas surtout maintenant que cette croyance doit être ferme quand chaque déluge menace d’emporter, avec les anciens États, les dettes qu’ils ont contractées ?

La bourgeoisie industrielle, dans son amour fanatique de l’ordre, était mécontente, elle aussi, des querelles que le « parti de l’ordre » cherchait au pouvoir exécutif. Thiers, Anglas, Sainte-Beuve reçurent, après leur vote du 18 janvier à propos de la destitution de Changarnier, des remontrances publiques de leurs mandants habitant précisément des districts industriels. On y flagellait leur coalition avec la Montagne comme une haute trahison envers l’ordre. Nous avons vu que les taquineries fanfaronnes, les intrigues mesquines par lesquelles se manifestait la lutte du « parti de l’ordre » contre le président ne méritaient pas un meilleur accueil. D’autre part, c’était le parti bourgeois qui demandait à ses représentants de laisser passer sans opposition le pouvoir militaire des mains de son propre Parlement dans celles d’un prétendant aventurier. Ce parti ne méritait même pas qu’on se dépensât en intrigues dans son intérêt. Il prouvait ainsi que la lutte que l’on menait pour revendiquer ses intérêts publics, ses propres intérêts de classe, son pouvoir politique ne faisait que l’indisposer, l’importuner parce qu’elle troublait son petit commerce.

Les notabilités bourgeoises des villes départementales, les conseils, les juges consulaires reçurent partout, presque sans exception, de la façon la plus servile Bonaparte dans ses tournées, même quand il attaqua, sans retenue, comme à Dijon, l’Assemblée nationale et, en particulier, « le parti de l’ordre. »

Quand le commerce allait bien, comme c’était encore le cas au début de 1851, la bourgeoisie commerçante s’élevait contre toute lutte parlementaire : elle craignait que le commerce n’en perdît son entrain. Quand les affaires allaient mal, elle se plaignait des luttes parlementaires, y voyait la cause de la crise et demandait à grands cris que l’on se tût pour permettre au commerce de reprendre la parole. Les débats sur la revision tombèrent précisément dans ce mauvais moment. Comme il s’agissait de l’être ou du non être de la forme politique existante, la bourgeoisie se sentit d’autant plus en droit de demander à ses représentants la fin de ce provisoire qui la tourmentait et, en même temps, le maintien du statu quo. Il m’y avait pas là contradiction. En demandant la fin du provisoire, elle entendait précisément le prolonger, ajourner le moment où il lui faudrait prendre une décision, le reléguer en un lointain nébuleux. Le statu quo ne pouvait être maintenu que de deux façons : par la prolongation du pouvoir de Bonaparte ou la retraite constitutionnelle de celui-ci et la nomination de Cavaignac. Une partie de la bourgeoisie désirait cette seconde solution et ne savait donner à ses représentants de meilleur conseil que de garder le silence et de ne pas faire allusion à cette question brûlante. Si les représentants ne parlaient pas, Bonaparte n’agirait pas. Ils auraient désiré un Parlement d’autruches qui se serait caché la tête pour ne pas être vu. Une autre partie de la bourgeoisie voulait qu’on laissât Bonaparte sur le fauteuil présidentiel parce qu’il l’occupait déjà : de cette façon tout continuerait à suivre l’ancienne ornière. Elle s’irritait parce que son Parlement ne violait pas ouvertement la constitution et n’abdiquait pas sans autre forme de procès.

Les Conseils généraux, ces représentations provinciales de la grande bourgeoisie, qui siégeaient pendant les vacances de l’Assemblée à partir du 25 août, se déclarèrent presque à l’unanimité favorables à la revision. Ils se prononçaient donc contre le Parlement et en faveur de Bonaparte.

La bourgeoisie manifesta sa fureur contre ses représentants littéraires, contre sa propre presse plus clairement encore que contre ses représentants parlementaires quand elle rompit avec eux. Les condamnations à des amendes écrasantes, à des peines d’emprisonnement cyniques prononcées par les jurys bourgeois pour punir toute attaque des journalistes bourgeois dirigée contre les velléités de restauration de Bonaparte, toute tentative faite par la presse pour défendre les droits politiques de la bourgeoisie contre le pouvoir exécutif, firent l’étonnement, non seulement de la France, mais même de toute l’Europe.

Si, comme je l’ai montré, le parti parlementaire de l’ordre s’était condamné au repos en réclamant le repos à grands cris, s’il avait proclamé que le pouvoir politique de la bourgeoisie était incompatible avec la sécurité et l’existence de la bourgeoisie elle-même puisqu’il avait anéanti de ses propres mains, dans sa lutte contre les autres classes de la société, toutes les conditions de son propre régime, du régime parlementaire ; par contre, la masse extra parlementaire de la bourgeoisie, par sa servilité envers Bonaparte, par les injures dont elle couvrit le Parlement, par la brutalité, les mauvais traitements qu’elle exerça contre sa propre presse, excita Bonaparte à opprimer, à anéantir ceux qui chez elle écrivaient et parlaient, ses politiciens et ses littérateurs, sa tribune et sa presse. Elle voulait pouvoir se livrer avec confiance à ses petites affaires sous la protection d’un gouvernement fort et absolu. Elle déclara clairement qu’elle brûlait du désir de se débarrasser de son propre pouvoir politique pour se délivrer en même temps des soucis et des dangers du pouvoir.

Et cette bourgeoisie qui s’était indignée de voir mener une lutte purement littéraire et parlementaire en faveur de la suprématie de sa propre classe, qui avait trahi les chefs qui conduisaient la lutte, elle ose après coup, faire un crime au prolétariat de ne pas s’être soulevé en sa faveur, d’avoir reculé devant une sanglante bataille, de n’avoir pas livré pour elle un combat désespéré ! Cette bourgeoisie qui, à tout moment, sacrifiait son intérêt général de classe, son intérêt politique à l’intérêt particulier le plus borné, le plus malpropre, qui exigeait de ses représentants un sacrifice analogue, elle se lamente maintenant et se plaint que le prolétariat ait sacrifié son idéal politique à ses intérêts matériels. Elle se donne pour une bonne âme que le prolétariat égaré par les socialistes méconnaît et qu’il a abandonnée au moment critique. Ses plaintes trouvent partout un écho dans le monde bourgeois. Je ne parle naturellement pas ici des politiciens marrons et des lourdauds intellectuels de l’Allemagne. Je renvoie, par exemple, au même Economist qui encore, le 29 novembre 1851, c’est-à-dire quatre jours avant le coup d’État proclamait que Bonaparte était la « sentinelle de l’ordre », et Thiers et Berryer, des « anarchistes ». Déjà le 27 décembre 1851, quand Bonaparte avait déjà condamné ces « anarchistes » au repos, l’Economist reproche à grands cris la trahison que les « masses prolétariennes ignorantes, grossières et stupides ont perpétré au détriment de l’habileté, de la science, de la discipline, de l’influence spirituelle, des ressources intellectuelles et de l’importance morale des couches moyennes et supérieures de la société. » La masse stupide, ignorante et grossière n’était personne d’autre que la masse même des bourgeois.

La France avait, il est vrai, traversé en 1851, une espèce de petite crise commerciale. A la fin de février les exportations étaient en diminution sur celles de 1850. En mars le commerce souffrait et les fabriques se fermaient. En avril, la situation des départements industriels semblait aussi compromise qu’après les journées de Février. En mai, les affaires n’avaient pas encore repris. Le 28 juin encore, le portefeuille de la Banque de France dénotait, par l’accroissement effroyable des dépôts et la diminution aussi forte des avances sur effets, l’arrêt de la production. Ce ne fut qu’au milieu d’octobre que se produisit de nouveau une amélioration progressive des affaires. La bourgeoisie française expliquait cette crise commerciale par des raisons purement politiques, par le différend entre l’Assemblée et le pouvoir exécutif, par le peu de sûreté que présentait une forme de gouvernement restée provisoire, par la perspective terrifiante du 2 mai 1852. Je ne veux pas contester que toutes ces circonstances aient pesé sur différentes branches d’industrie parisiennes. Cependant cette influence des événements politiques était locale et insignifiante. Ce qui le prouve bien, c’est que l’amélioration dans l’état des affaires se produisit précisément au moment où la situation politique empirait, où l’horizon s’assombrissait, et où l’on atttendait à tout moment l’éclair qui devait partir de l’Elysée, à la mi-octobre. Le bourgeois français dont « le savoir-faire, la science, l’influence morale et les ressources intellectuelles » ne dépassent pas le bout de son nez, pouvait du reste, pendant toute la durée de l’Exposition industrielle de Londres, donner du nez sur la cause de sa misère commerciale. Tandis qu’en France les fabriques se fermaient, en Angleterre éclataient les banqueroutes commerciales. Tandis qu’en France la panique industrielle atteignait en avril et en mai son apogée, la panique commerciale en Angleterre arrivait en avril et en mai à son point culminant. Si les fabriques anglaises de cotonnades continuaient à travailler, elles ne le faisaient plus avec les mêmes bénéfices qu’en 1849 et en 1850. La différence résidait en ce que la crise était industrielle en France alors qu’elle était commerciale en Angleterre. En France, les fabriques étaient arrêtées, en Angleterre elles se développaient, mais dans des conditions plus défavorables que les années précédentes. En France, c’était l’exportation ; en Angleterre, l’importation qui était principalement atteinte. La cause commune de ces crises, cause qu’il ne faut naturellement pas rechercher dans les limites de l’horizon politique français, sautait aux yeux.

Dans les années 1849 et 1850 la production industrielle avait été supérieure et la surproduction qui s’en suivit n’apparut qu’en 1851. Elle fut augmentée encore en vue de l’Exposition industrielle. Les circonstances particulières qui vinrent s’ajouter à la cause primordiale furent les suivantes : la mauvaise récolte du coton de 1850 et de 1851, puis la certitude d’une récolte plus fructueuse qu’on ne s’y attendait, produisirent une hausse, puis une baisse subite, bref des oscillations dans le prix du coton. La récolte de soie brute était, au moins en France, tombée au-dessous de la moyenne. La fabrication des lainages s’était enfin tellement étendue que la production de cette matière ne pouvait suffire et le prix de la laine brute monta d’une façon très disproportionnée avec celui des marchandises de laine. Ainsi la matière brute de trois industries intéressant le marché universel fournit déjà une triple raison à la naissance d’une crise commerciale. Abstraction faite de ces circonstances spéciales, la crise apparente de 1851 n’était que l’arrêt qui, dans le cycle que décrit l’industrie, naît chaque fois de la surproduction et de la surspéculation au moment où la crise n’a pas rassemblé encore toutes ses forces pour traverser ensuite, avec une rapidité fébrile, la dernière partie du cycle et revenir à son point de départ, la crise générale du commerce. Durant les intervalles de l’histoire du commerce, des banqueroutes de négociants éclatent en Angleterre, tandis qu’en France l’industrie même est mise au repos, soit parce que la concurrence anglaise qu’elle ne peut plus soutenir l’oblige à battre en retraite sur tous les marchés, soit parce que, comme industrie de luxe, elle est frappée de préférence par la crise. La France traverse donc outre la crise générale sa crise commerciale propre, nationale ; mais cette dernière est cependant bien davantage déterminée, conditionnée par l’état général du marché universel que par des influences locales et propres à la France. Il ne sera pas sans intérêt d’opposer au préjugé du bourgeois français le jugement du bourgeois anglais. Une des plus grandes maisons de Liverpool écrit dans son rapport commercial annuel pour 1851 : « Peu d’années ont davantage trompé les prévisions faites à leur début que celle qui vient de s’écouler. Au lieu de nous apporter la prospérité que l’on attendait, elle s’est montrée l’année la plus décourageante que l’on ait vue depuis un quart de siècle. Cela s’applique naturellement aux classes mercantiles, non aux classes industrielles. Et cependant les raisons ne manquaient sûrement pas qui permettaient, au début de l’année, d’espérer le contraire. Les stocks de marchandises étaient pauvres ; le capital surabondant ; les moyens de subsistance bon marché ; une riche récolte était assurée. Une paix ininterrompue régnait sur le continent et en Angleterre aucun trouble politique ou financier n’était à déplorer. En fait, jamais le commerce n’avait été plus libre de prendre son essor… A quoi attribuer ce résultat défavorable ? Nous croyons qu’il faut en chercher la cause dans les excès du commerce tant pour l’importation que pour l’exportation. Si nos négociants n’imposent pas eux-mêmes une limite à leur activité, une panique tous les trois ans peut seule nous remettre dans l’état normal. »

Représentons-nous maintenant le bourgeois français : au milieu de cette panique commerciale, combien sa cervelle, aussi malade que le commerce, ne devait-elle pas être tourmentée, abasourdie, stupéfiée par les bruits de coup d’État et de rétablissement du suffrage universel. Quel effet devaient produire sur lui la lutte entre le Parlement et le pouvoir exécutif, la Fronde des orléanistes et des légitimistes, les conspirations communistes du midi de la France, les espèces de jacqueries dans les départements de la Nièvre et du Cher, les réclames des différents candidats à la présidence, les recettes charlatanesques des journaux, les menaces des républicains de défendre la constitution et le suffrage universel les armes à la main, les évangiles des héros in partibus émigrés à l’étranger qui prophétisaient la fin du monde pour le 2 mai 1852. On comprend que, dans cette bruyante et incroyable confusion de fusion, revision, prorogation, constitution, conspiration, coalition, émigration, usurpation et révolution, le bourgeois affolé se soit mis de rage à crier à sa république parlementaire : Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin.

Bonaparte comprit ce cri, ses facultés de compréhension se trouvaient aiguisées par la violence croissante de ses créanciers. A chaque coucher de soleil qui rapprochait le jour de l’échéance, le 2 mai 1852, ils voyaient le mouvement des étoiles protester du non-paiement de leurs billets terrestres. Ils étaient devenus de véritables astrologues. L’Assemblée nationale avait enlevé à Bonaparte l’espérance d’une prorogation constitutionnelle de son pouvoir. La candidature du prince de Joinville ne permettait pas d’hésiter plus longtemps.

Si jamais événement s’est fait deviner longtemps avant sa venue par l’ombre qu’il projetait devant lui, ce fut bien le coup d’État de Bonaparte. Dès le 29 janvier 1849, un mois à peine après son élection, il s’en était ouvert à Changarnier. Son propre premier ministre, Odilon Barrot, avait dans l’été de 1849, secrètement combattu la politique du coup d’État ; Thiers, dans l’hiver de 1850, l’avait officiellement dénoncée. En mai 1851, Persigny avait essayé d’intéresser Changarnier au coup d’État ; le Messager de l’Assemblée publia cet entretien. A chaque tempête parlementaire, les journaux bonapartistes menaçaient d’un coup d’État, et plus la crise s’approchait, plus leur ton s’élevait. Dans les orgies que Bonaparte célébrait chaque nuit avec des hommes et des femmes du « swel mob », chaque fois que l’heure de minuit s’approchait, quand d’abondantes libations avaient délié les langues et excité la fantaisie, on décidait le coup d’État pour le lendemain matin. On tirait les épées, on choquait les verres : les représentants prenaient la fenêtre, le manteau impérial tombait sur les épaules de Bonaparte ; puis l’aurore venait apaiser le vacarme et Paris apprenait de la bouche de vestales peu renfermées et d’indiscrets paladins le danger auquel il venait d’échapper. Dans les mois de septembre et d’octobre les bruits de « coup d’État » se multipliaient. L’ombre prenait de la couleur comme dans un daguerréotype. Que l’on feuillette, dans les organes de la presse quotidienne de l’Europe, les numéros des mois de septembre et d’octobre et l’on trouvera en propres termes des indications comme les suivantes : « Des bruits de coup d’État remplissent Paris. Pendant la nuit, on remplirait la capitale de troupes et le matin nous apporterait des décrets dissolvant l’Assemblée nationale, mettant le département de la Seine en état de siège, rétablissant le suffrage universel et en appelant au peuple. Bonaparte chercherait des ministres pour exécuter ces décrets illégaux. » Les correspondances qui relatent ces nouvelles se terminent toujours fatalement par remis à une autre date. Le coup d’État avait toujours été l’idée fixe de Bonaparte. C’est hanté de cette idée fixe qu’il avait de nouveau foulé le sol français. Elle le possédait à un si haut degré qu’il la trahissait et la divulgait constamment. Il était si faible qu’il y renonçait tout aussi constamment. Le spectre du coup d’État était devenu un fantôme si familier aux Parisiens qu’ils ne voulaient plus y croire jusqu’au moment où ils le verraient apparaître en chair et en os. Ce ne fut donc ni une réserve discrète du chef de la société du 10 décembre, ni une surprise imprévue de l’Assemblée nationale qui permit à l’attentat de réussir. S’il réussit, il le fit malgré l’indiscrétion de l’un et malgré la connaissance qu’en avait au préalable l’autre. C’était un résultat nécessaire, inévitable du développement historique antérieur.

Le 10 octobre, Bonaparte annonça à ses ministres sa volonté de rétablir le suffrage universel. Le 16, ils donnèrent leur démission, le 26, Paris apprit la constitution du ministère Thorigny. En même temps, le préfet de police Carlier était remplacé par Maupas ; le chef de la première division militaire, Magnan, rassembla les régiments les plus sûrs dans la capitale. Le 4 novembre, l’Assemblée nationale rouvrait ses séances. Il ne lui restait plus qu’à reprendre, brièvement, rapidement, sous forme de répétition, le cours qu’elle avait déjà suivi, qu’à montrer qu’elle ne fut enterrée que quand elle était déjà bien morte.

Le ministère était le premier poste de combat qu’elle avait perdu dans sa lutte contre le pouvoir exécutif. Elle dut solennellement convenir du dommage quand elle dut prendre au sérieux le ministère Thorigny, ministère purement illusoire. La commission permanente avait reçu par des rires M. Giraud, quand il s’était présenté au nom du nouveau cabinet. Un ministère si infirme chargé de prendre des mesures aussi grosses que le rétablissement du suffrage universel ! Mais il s’agissait précisément de ne rien faire aboutir dans le Parlement, de tout faire aboutir contre le Parlement.

Dès le premier jour de sa session, l’Assemblée nationale reçut le message de Bonaparte où il demandait le rétablissement du suffrage universel et l’abrogation de la loi du 31 mai 1850. Les ministres déposèrent en même temps un décret conçu en ce sens. L’Assemblée repoussa la motion d’urgence présentée par le cabinet et rejeta la loi elle-même le 13 novembre, par 355 voix contre 348. Elle déchirait son mandat une fois de plus. Elle affirmait une fois encore que, représentation librement choisie par la nation, elle était devenue le Parlement usurpateur d’une classe. Elle reconnaissait, une fois encore, qu’elle-même avait tranché les muscles qui réunissaient la tête parlementaire au corps de la nation.

Si le pouvoir législatif, par sa proposition de rétablissement du suffrage universel, en appelait de l’Assemblée nationale au peuple, le pouvoir législatif, par la proposition des questeurs, en appelait du peuple à l’armée. Le but de cette proposition était d’établir le droit du législatif à la réquisition directe des troupes, à la constitution d’une armée parlementaire. Si elle faisait l’armée juge de son différend avec le peuple, de sa querelle avec Bonaparte, l’Assemblée devait avouer, d’autre part, que, depuis longtemps, elle avait renoncé à la prétention de donner des ordres au pouvoir militaire. Au lieu de requérir immédiatement des troupes, elle discutait sur son droit de réquisition : n’était-ce pas avouer qu’elle doutait de son propre pouvoir ? En rejetant la proposition des questeurs, elle proclama ouvertement son impuissance. Cette proposition tomba avec une minorité de 108 voix. La Montagne avait fait pencher la balance. Elle se trouvait ainsi dans la posture de l’âne de Buridan ; elle ne se trouvait pas entre deux bottes de foin, et n’avait pas à choisir celle des deux qui lui paraissait la plus séduisante : placée entre deux volées de coups de bâton, il lui fallait décider quelle serait la plus pénible. D’un côté, elle avait à craindre Changarnier, de l’autre Bonaparte. Il faut avouer que la situation n’avait rien d’héroïque.

De plus, le 18 novembre, on présenta un amendement à la loi sur les élections communales, proposée par le « parti de l’ordre », amendement d’après lequel une année de domicile, au lieu de trois ans, était déclarée suffisante pour les électeurs municipaux. L’amendement fut repoussé par une seule voix, et encore cette voix de majorité fut reconnue être due à une erreur. Le « parti de l’ordre », en se résolvant en ses fractions ennemies, avait depuis longtemps perdu sa majorité parlementaire indépendante. On voyait qu’il n’y avait plus de majorité du tout dans le Parlement. L’Assemblée nationale était devenue incapable. Ses éléments atomiques n’étaient plus réunis par une force de cohésion quelconque ; elle avait dépensé son dernier souffle, elle était morte.

La masse de la bourgeoisie étrangère au Parlement, devait, quelques jours avant la catastrophe, affirmer solennellement sa rupture avec la bourgeoisie du Parlement. Thiers qui, en qualité de héros parlementaire, était particulièrement affecté de la maladie incurable du crétinisme parlementaire, avait, après la mort du Parlement, machiné une nouvelle intrigue parlementaire avec le conseil d’État : il s’agissait d’une loi de responsabilité qui devait enfermer le président dans les limites de la constitution. Bonaparte qui, le 15 septembre, date de l’inauguration des Halles, avait, nouveau Masaniello, séduit les « dames des halles », les marchandes de marée, — et certes, une marchande de marée valait bien, en puissance réelle, autant que dix-sept burgraves — Bonaparte qui, le jour du dépôt de la proposition des questeurs, enthousiasmait les lieutenants traités à l’Élysée, ralliait maintenant à lui la bourgeoisie industrielle, en distribuant de sa propre main, le 25 novembre, aux exposants rassemblés au Cirque, les médailles de l’Exposition industrielle de Londres. Je donne ici la partie caractéristique de son discours d’après le Journal des Débats :

« En présence de succès aussi inattendus, je suis autorisé à répéter encore combien la République française serait grande s’il lui était permis de poursuivre ses intérêts réels et de réformer ses institutions, au lieu de se laisser troubler, d’une part, par les démagogues, d’un autre côté, par les hallucinations monarchiques. (Applaudissements vifs, impétueux, répétés dans toutes les parties de l’amphithéâtre.) Les hallucinations monarchiques empêchent tout progrès et toute industrie sérieuse. La lutte remplace le progrès. On voit des hommes, autrefois les soutiens les plus zélés de l’autorité et des prérogatives royales, devenir les partisans d’une convention uniquement dans le but d’affaiblir l’autorité née du suffrage universel. (Applaudissements vifs et répétés.) Nous voyons des hommes qui ont le plus souffert de la Révolution, et s’en sont le plus plaint, en provoquer une nouvelle, uniquement pour enchaîner la volonté nationale… Je vous promets le calme à l’avenir (bravo, bravo, tonnerre de bravos). » — C’est ainsi que la bourgeoisie industrielle prodigue ses bravos serviles au coup d’État du 2 décembre, à l’anéantissement du Parlement, à la chute de sa suprématie, à la dictature de Bonaparte. Au tonnerre d’applaudissements du 25 novembre répondit le tonnerre du canon le 4 décembre, et la maison de M. Sallandrouze, un de ceux qui avaient le plus applaudi, fut une de celles qui eut le plus à souffrir des bombes.

Quand Cromwell procéda à la dissolution du Long Parlement, il se rendit seul au milieu de lui, tira sa montre pour l’empêcher de continuer à exister une minute même après le délai qu’il s’était fixé et chassa chacun des membres du Parlement en lui lançant des brocards humoristiques. Napoléon, inférieur à son modèle, se rendit au moins le 18 brumaire au corps législatif et lui lut, la gorge serrée il est vrai, son arrêt de mort. Bonaparte le second, qui disposait d’ailleurs d’un pouvoir d’un tout autre genre, ne chercha pas un modèle dans les annales de l’histoire, mais dans les annales de la société du 10 décembre, dans celles de la justice criminelle. Il vole à la Banque de France 25 millions, achète le général Magnan un million, les soldats quinze francs pièce, l’eau-de-vie par-dessus le marché, se rencontre, comme un voleur, secrètement dans la nuit avec ses complices, fait faire irruption dans les maisons des chefs parlementaires les plus dangereux, tirer de leur lit Cavaignac, Lamoricière, Leflô, Changarnier, Charras, Thiers, Baze, etc., garnir de troupes les places principales de Paris et le palais du Parlement, et, dès le matin, couvrir tous les murs de placards charlatanesques où il annonce la dissolution de l’Assemblée nationale et du conseil d’État, le rétablissement du suffrage universel et la mise en état de siège du département de la Seine. Peu de temps après, il fait passer dans le Moniteur un document faux d’après lequel des parlementaires influents se seraient groupés autour de lui en un sénatus-consulte.

Le Parlement-croupion, réuni à la mairie du Xe arrondissement, composé principalement de légitimistes et d’orléanistes décide, aux cris répétés de : « Vive la République » la déchéance de Bonaparte, harangue inutilement la foule qui badaude devant l’édifice, et est enfin traîné, sous la conduite de chasseurs d’Afrique, dans la caserne d’Orsay, puis emballé dans des voitures cellulaires et transporté dans les prisons de Mazas, Ham et Vincennes. Ainsi finirent le « parti de l’ordre », l’Assemblée législative et la Révolution de Février. Avant de passer à la conclusion, nous allons donner brièvement le résumé de son histoire.

I. Première période. — Du 24 février au 4 mai 1848. Période de février. Prologue. Charlatanisme de fraternité générale.

II. Deuxième période. — Période de la constitution de la République et de l’Assemblée nationale constituante.

1. Du 4 mai au 25 juin 1848. Lutte engagée par toutes les classes contre le prolétariat. Défaite de ce dernier pendant les journées de Juin.

2. Du 25 juin au 10 décembre 1848. Dictature bourgeoise des républicains purs. Rédaction de la constitution. Mise en état de siège de Paris. La dictature bourgeoise est écartée le 10 décembre par l’élection de Bonaparte à la présidence.

3. Du 20 décembre 1848 au 29 mai 1849. Lutte de la Constituante entre Bonaparte et le « parti de l’ordre » uni à lui. Fin de la Constituante. Chute de la bourgeoisie républicaine.

III. Troisième période. — Période de la République constitutionnelle et de l’Assemblée nationale législative.

1. Du 29 mai 1849 au 13 juin 1849. Lutte des petits bourgeois contre la bourgeoisie et contre Bonaparte. Défaite des petits bourgeois démocrates.

2. Du 13 juin au 31 mai 1850. Dictature parlementaire du « parti de l’ordre ». Il parfait sa domination par l’abolition du suffrage universel, mais perd le ministère parlementaire.

3. Du 31 mai au 2 décembre 1851. Lutte entre la bourgeoisie parlementaire et Bonaparte.

a) Du 31 mai au 12 janvier. Le Parlement perd le commandement suprême de l’armée.

b) Du 12 janvier au 11 avril 1851. Il succombe dans ses tentatives de s’emparer de nouveau du pouvoir administratif. Le « parti de l’ordre » perd la majorité parlementaire indépendante. Sa coalition avec les républicains de la Montagne.

c) Du 11 avril 1851 au 9 octobre 1851. Tentatives de revision, de fusion et de prorogation. Le « parti de l’ordre » se résout en ses éléments particuliers. La rupture de la bourgeoisie parlementaire et de la presse bourgeoise avec la masse de la bourgeoisie se confirme.

d) Du 9 octobre au 2 décembre 1851. Rupture ouverte entre le Parlement et le pouvoir exécutif. Il consomme son trépas et succombe abandonné par sa propre classe, par l’armée et par toutes les autres classes. Fin du régime parlementaire et du règne de la bourgeoisie. Victoire de Bonaparte. Parodie de restauration impériale.


VII


La République sociale parut au seuil de la révolution de Février. C’était une phrase, une prophétie. Dans les journées de juin 1848, elle fut étouffée dans le sang du prolétariat parisien, mais elle réparait, sous forme de spectre, dans les actes du drame qui suivirent. La République démocratique s’annonce. Elle s’évanouit le 13 juin 1849 avec la fuite de ses petits bourgeois. Mais dans sa retraite, elle laisse derrière elle des réclames doublement vantardes. La République parlementaire s’empare avec la bourgeoisie de la scène toute entière ; elle termine ses jours dans la plénitude de son existence, mais le 2 décembre l’enterre sous les cris d’angoisse des royalistes coalisés : « Vive la République. »

La bourgeoisie française se cabrait à la pensée de la domination du prolétariat. Elle réussit à faire régner la canaille[13] ayant à sa tête le chef de la société du 10 décembre. La bourgeoisie maintenait la France toute haletante dans la crainte de la terreur future, de l’anarchie rouge. Bonaparte escompta cet avenir en faisant le 4 décembre descendre de leurs fenêtres à coups de fusil par l’armée de l’ordre, enthousiasmée par l’eau-de-vie, les bourgeois distingués du boulevard Montmartre et du boulevard des Italiens. Elle fit l’apothéose du sabre ; le sabre la gouverne. Elle anéantit la presse révolutionnaire ; sa presse propre est supprimée. Elle plaça les réunions populaires sous la surveillance de la police ; la police surveille ses salons. Elle a dissous la garde nationale démocratique ; sa propre garde nationale est dissoute. Elle mit en état de siège ; l’état de siège est prononcé contre elle. Elle remplaça le jury par des commissions militaires ; ses jurys sont remplacés par des commissions militaires. Elle soumit l’instruction populaire au prêtre ; les prêtres se soumettent sa propre instruction. Elle transporta sans jugement ; elle est transportée sans jugement. Elle fit opprimer par les pouvoirs publics tout mouvement de la société ; tout mouvement de sa société est réprimé par les pouvoirs publics. Par enthousiasme pour son sac d’écus, elle se révolta contre ses politiciens et ses littérateurs ; ses littérateurs et ses politiciens sont mis à l’écart, mais ses écus sont pillés, après que sa bouche eût été fermée et sa plume brisée. La bourgeoisie criait infatigablement à la Révolution ce que saint Arsène disait aux chrétiens : Fuge, tace, quiesce ! Bonaparte crie à la bourgeoisie : Fuge, tace, quiesce !

La bourgeoisie française avait depuis longtemps résolu le dilemme posé par Napoléon : Dans cinquante ans l’Europe sera républicaine ou cosaque.[14] Elle avait depuis longtemps résolu la question par la « République cosaque ». Ce n’était pas une Circé qui avait, par des charmes néfastes, défiguré en un monstre le chef-d’œuvre qu’était la République bourgeoise. Cette République n’a perdu que l’apparence de la respectabilité. La France actuelle se trouvait déjà toute faite dans la République parlementaire. Il suffisait d’un coup de baïonnette pour faire crever la bulle et pour que le monstre sautât aux yeux.

Pourquoi le prolétariat parisien ne s’est-il pas soulevé après le 2 décembre ?

La chute de la bourgeoisie était seulement décrétée, le décret n’avait pas encore été exécuté. Toute révolte sérieuse du prolétariat lui aurait aussitôt rendu quelque vie, l’aurait réconciliée avec l’armée et aurait assuré aux ouvriers une nouvelle défaite de Juin.

Le 4 décembre, le prolétariat fut poussé à la lutte par des bourgeois et des épiciers. Le soir de ce jour, plusieurs légions de la garde nationale promirent de se jeter dans la bataille en armes et en uniformes. Le bourgeois et l’épicier avaient en effet découvert que Bonaparte, dans un de ses décrets du 2 décembre, abolissait le secret du vote : il ordonnait, en effet, d’inscrire son Oui ou son Non sur les registres publics en face du nom. La résistance du 4 décembre intimida Bonaparte. Pendant la nuit, il fit afficher à tous les coins de rue des placards qui annonçaient le rétablissement du vote secret. Le bourgeois et l’épicier crurent avoir atteint leur but. Ceux qui ne parurent pas le lendemain matin, ce furent le bourgeois et l’épicier.

Un coup de main de Bonaparte avait privé, dans la nuit du 1er au 2 décembre, le prolétariat de Paris de ses chefs de barricades. Armée sans officiers, détournée par les souvenirs de Juin 1848 et 1849 et de mai 1850 de combattre sous la bannière des montagnards, il laissa à son avant-garde, aux sociétés secrètes, le soin de sauver l’honneur insurrectionnel de Paris. La bourgeoisie livra si volontiers cette réputation en pâture à la soldatesque que Bonaparte, plus tard, put désarmer la garde nationale sous un motif ironique : il craignait que les anarchistes fissent un mauvais usage des armes de la garde nationale contre elle-même !

« C’est le triomphe complet et définitif du socialisme[15] ! » C’est ainsi que Guizot caractérisait le 2 décembre ; mais si le renversement de la République parlementaire contient, en germe, le triomphe de la révolution prolétarienne, le résultat prochain et palpable était la victoire de Bonaparte sur le parlement, du pouvoir exécutif sur le législatif, du pouvoir sans phrase sur le pouvoir de la phrase. Dans le Parlement, la nation élevait la volonté générale au rang d’une loi ; de la loi de la classe dominante, elle faisait la volonté générale. En présence du pouvoir exécutif, toute volonté particulière abdique et se soumet à l’ordre supérieur d’une volonté étrangère, à l’autorité. Le pouvoir exécutif contrairement au pouvoir législatif, exprime l’hétéronomie de la nation opposée à son autonomie. La France semble donc n’échapper au despotisme d’une classe que pour tomber sous le despotisme d’un individu, bien plus, sous l’autorité d’un individu sans autorité. Le différend paraît si bien accommodé que toutes les classes, également impuissantes et également muettes, s’agenouillent devant une crosse de fusil.

Mais la révolution va au fond des choses. Actuellement, sa route traverse encore le purgatoire. Elle conduit son affaire avec méthode. Jusqu’au 2 décembre 1851, elle n’avait accompli que la moitié de ses préparatifs, elle s’occupe maintenant de l’autre moitié. Elle a d’abord parfait le pouvoir parlementaire pour qu’il lui fût possible de le renverser. Maintenant qu’elle a atteint ce but, elle parfait le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, en fait l’unique grief pour pouvoir concentrer contre lui toutes ses forces de destruction. Et quand elle aura accompli la seconde moitié de son œuvre préparatoire, l’Europe se dressera debout et lui criera dans sa joie : « Bien creusé, vieille taupe ! »

Ce pouvoir exécutif avec son énorme organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme compliqué et artificiel, cette armée de fonctionnaires nombreuse de plus d’un demi-million à côté d’une armée comptant un autre demi-million, cet effroyable parasite qui enveloppe comme d’un réseau le corps de la société française et en bouche tous les pores, naquit à l’époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité qu’il aide à précipiter. Les privilèges seigneuriaux des grands propriétaires fonciers et des villes se transformèrent en un nombre égal d’attributs du pouvoir public, les dignitaires féodaux se changèrent en fonctionnaires salariés et la carte bigarrée des droits souverains, datant du moyen âge et contradictoires entre eux, devint le plan bien réglé d’une puissance publique dont le travail est divisé et centralisé comme celui de la fabrique. La première révolution française qui avait pour tâche de briser les pouvoirs indépendants, locaux, territoriaux, urbains et provinciaux pour créer l’unité bourgeoise de la nation devait parfaire ce qu’avait commencé la monarchie absolue : la centralisation. Mais il lui fallait en même temps accroître l’étendue, les attributions du pouvoir gouvernemental, multiplier ses serviteurs. Napoléon compléta ce mécanisme. La monarchie légitime et la monarchie de Juillet n’y ajoutèrent rien, sauf une plus grande division du travail. Cette division du travail politique croissait d’ailleurs dans la mesure où la division du travail créait dans la société de nouveaux groupes d’intérêts et donnait ainsi un nouvel aliment à l’administration de l’État. Chaque intérêt commun fut aussitôt détaché de la société, lui fut opposé à titre d’intérêt supérieur, d’intérêt général, dérobé à l’activité personnelle des membres de la société. Tout devint ainsi un objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école, la propriété communale d’un village jusqu’aux chemins de fer, aux propriétés nationales et aux universités provinciales. Enfin la République parlementaire se vit obligée, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer, par ses mesures répressives, les moyens d’action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Tous les bouleversements n’ont fait que rendre plus parfaite la machine gouvernementale au lieu de la briser. Les partis qui, à tour de rôle, luttaient pour la suprématie voyaient dans la prise de possession de cet édifice énorme la proie principale du vainqueur.

Mais sous la monarchie absolue, comme sous la première révolution et sous Napoléon, la bureaucratie n’était que le moyen de préparer la domination de classe de la bourgeoisie. Sous la restauration, sous Louis-Philippe, sous la République parlementaire, elle était l’instrument de la classe dominante, quel que fût d’ailleurs son désir de se constituer en autorité indépendante.

Ce n’est que sous le second des Bonapartes que l’État semble avoir acquis l’indépendance complète. Le mécanisme de l’État s’est si bien consolidé vis-à-vis de la société civile que, pour le conduire, il suffit du chef de la société du 10 décembre, un chevalier de fortune venu de l’étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre, qu’il achète avec de l’eau-de-vie et des saucissons, à laquelle il ne peut cesser de lancer sans cesse de nouveaux saucissons. De là vient le misérable découragement, le sentiment de l’humiliation, de l’abaissement le plus épouvantable qui oppresse la France et la laisse haletante. Elle se sent comme déshonorée.

Ce gouvernement cependant ne plane pas dans les airs. Bonaparte représente une classe et même la classe la plus nombreuse de la société bourgeoise, les paysans parcellaires.

Les Bourbons avaient été la dynastie de la grande propriété foncière, les d’Orléans la dynastie de l’argent : les Bonapartes sont la dynastie des paysans, c’est-à-dire de la masse de la nation française. L’Élu des paysans n’est pas le Bonaparte qui se soumettait au Parlement bourgeois, c’est celui qui le chassa. Pendant trois ans, les villes avaient réussi à fausser le sens de l’élection du 10 décembre et à tromper les paysans sur le rétablissement de l’Empire. L’élection du 10 décembre 1848 a été complétée seulement par le « coup d’État » du 2 décembre.

Les paysans parcellaires forment une masse énorme. Ils vivent dans la même situation, mais ils ne sont pas unis par de nombreux rapports. Leur mode de production les isole les uns des autres au lieu de les amener à un commerce réciproque. Cet isolement est encore augmenté par le mauvais état des moyens de communications français et par la pauvreté des campagnards. Leur champ de production, la parcelle, ne permet pas de diviser le travail dans sa culture, interdit l’utilisation de la science ; on ne trouve ni diversité dans le développement, ni variété dans les talents, ni richesse, dans les rapports sociaux. Chaque famille isolée se suffit presque à elle-même, produit directement la plus grande partie de ce qu’elle consomme et obtient ses moyens d’existence plutôt par un échange avec la nature que par son commerce avec la société. D’un côté, la parcelle, avec le paysan et sa famille. A côté, une autre parcelle, un autre paysan, une autre famille. Une soixantaine de ces familles forment un village et une soixantaine de villages un département. Ainsi la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom à peu près de la même façon qu’un sac de pommes de terre. Ces paysans ne forment une classe qu’à un point de vue : des millions de familles vivent dans des conditions économiques qui séparent leur mode d’existence, leurs intérêts et leur culture de ceux des autres classes et les placent à l’égard de ces dernières dans une position hostile. Ils ne forment pas une classe à un autre point de vue ; seul un lien local réunit les paysans parcellaires ; la similitude de leurs intérêts ne crée pas de communauté, d’unité nationale et d’organisation politique entre eux. Ils sont par suite incapables de faire prévaloir, en leur propre nom, leurs intérêts de classe soit par un Parlement, soit par une convention. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, il faut les représenter. Leur représentant doit leur apparaître de plus sous la forme d’un maître, d’une autorité, d’un pouvoir illimité, capable de les protéger contre les autres classes et de faire en leur faveur la pluie et le beau temps. L’influence politique des paysans parcellaires trouve donc sa dernière expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif.

La tradition historique a fait naître dans l’esprit du paysan français la croyance miraculeuse qu’un homme du nom de Napoléon le rétablirait dans toute sa splendeur. Il se trouva un individu qui se faisait passer pour cet homme parce qu’il portait le nom de Napoléon, d’accord en cela avec le « code Napoléon » qui proclame : « La recherche de la paternité est interdite[16]. » Après un vagabondage long de vingt ans et une série d’aventures grotesques, la légende s’accomplit et l’homme devint empereur des Français. L’idée fixe du neveu se réalisa parce qu’elle se confondait avec l’idée fixée de la classe la plus nombreuse de France.

Mais, pourra-t-on me dire, et les insurrections paysannes qui ont couvert la moitié de la France, la chasse donnée par l’armée aux campagnards, leur incarcération et leur transportation en masse ?

Depuis Louis XIV, la France n’a pas traversé une semblable persécution de paysans sous prétexte de « menées démagogiques ».

Mais comprenons bien. La dynastie des Bonapartes ne représente pas le paysan révolutionnaire, mais le paysan conservateur, ne représente pas le paysan qui veut se délivrer de sa condition d’existence sociale, la parcelle, mais le paysan qui veut la consolider ; elle ne représente pas la population des campagnes qui, par sa propre énergie et d’accord avec les villes, veut renverser l’ancien ordre de choses, elle représente au contraire celle qui sottement renfermée dans cet ordre ancien, veut se voir sauvée et protégée avec sa parcelle par l’ombre de l’empire. La dynastie Bonaparte ne représente pas le progrès du paysan, mais sa superstition ; non son jugement, mais son préjugé ; non son avenir, mais son passé ; non des Cévennes modernes, mais sa moderne Vendée.

Les trois années qu’avait duré la pénible domination de la République parlementaire avaient délivré une partie des paysans français de l’illusion napoléonienne et leur avait inspiré des idées révolutionnaires, encore superficielles, il est vrai ; mais la bourgeoisie avait repoussé les campagnards avec violence chaque fois qu’ils se mettaient en mouvement. Sous la République parlementaire une lutte s’établit entre la conscience moderne et la conscience traditionnelle du paysan. Le procès se poursuivit sous la forme d’un combat incessant mené par les instituteurs contre les prêtres. La bourgeoisie abattit les maîtres d’école. Les paysans pour la première fois s’efforçaient de se conduire avec indépendance vis-à-vis de l’action gouvernementale. On le vit dans les conflits continuels survenus entre les maires et les préfets. La bourgeoisie révoqua les maires. Enfin pendant la période de la République parlementaire, les paysans se soulèvent en plusieurs endroits, contre leur propre fille : l’armée. La bourgeoisie les punit par l’état de siège et des exécutions. Et cette même bourgeoisie s’en va maintenant criant contre la stupidité des masses, de la « vile multitude » qui l’a traîtreusement livrée à Bonaparte. C’est elle-même pourtant qui a violemment consolidé l’impérialisme de la classe paysanne. C’est elle qui a maintenu les conditions où cette religion paysanne prend son origine. Assurément la bourgeoisie doit craindre la stupidité des masses tant qu’elles restent conservatrices et l’intelligence des masses dès qu’elles deviennent révolutionnaires.

Une partie des paysans français protesta après le « coup d’État » par des insurrections, les armes à la main, contre son propre vote du 10 décembre 1848. L’école qu’ils avaient suivie depuis 1848, les avait rendus plus sages. Ils s’étaient vendus à l’enfer de l’histoire ; l’histoire les prit au mot, et cependant la majorité était encore si fascinée que c’est précisément dans les départements les plus rouges que la population campagnarde vota le plus ouvertement en faveur de Bonaparte. A son avis, l’Assemblée avait arrêté le président dans sa marche. Bonaparte avait brisé les liens dont les villes avaient entravé la volonté des campagnes. Elles nourrissaient même par endroits l’idée grotesque d’associer une convention à un Napoléon.

Après que la première révolution eut transformé les paysans de demi-serfs en propriétaires libres, Napoléon fixa et réglementa les conditions sous lesquelles ils pouvaient tranquillement exploiter le sol de la France qui venait de tomber entre leurs mains et satisfaire leurs juvéniles désirs de propriété. Mais ce qui ruine actuellement le paysan français, c’est sa parcelle même, la division du sol, la forme de propriété que Napoléon consolida en France. Les conditions matérielles sont les mêmes qui ont fait du paysan féodal un paysan parcellaire et de Napoléon un empereur. Deux générations ont suffi pour montrer le résultat inévitable auquel devait conduire cette situation ; détérioration progressive de l’agriculture, endettement progressif de l’agriculteur. La forme de propriété « napoléonienne » qui, au début du xixe siècle, était nécessaire à la libération et à l’enrichissement de la population campagnarde française est devenue, au cours de ce siècle, la loi de sa servitude et de son paupérisme. Et précisément cette loi est la première des idées napoléoniennes que Bonaparte le second doit défendre. S’il partage encore avec le paysan l’illusion que ce n’est pas dans la propriété parcellaire, mais en dehors d’elle, dans l’influence de circonstances secondaires, qu’il faut chercher la cause de sa ruine, ses expériences, comme des bulles de savon, viendront se briser au contact des rapports de production.

Le développement économique de la propriété parcellaire a renversé de fond en comble le rapport qui unissait les paysans aux autres classes de la société. Sous Napoléon, la mise en parcelle du sol était le complément de la libre concurrence et de la grande industrie des villes encore à son début. La classe paysanne était une protestation générale contre l’aristocratie foncière qui venait d’être renversée. Les racines que la propriété parcellaire jeta dans le sol français privèrent le féodalisme de tout aliment. Ses limites fournirent à la bourgeoisie une défense naturelle contre tout coup de main de ses anciens maîtres ; mais au cours du xixe siècle, l’usurier de la ville remplaça le seigneur féodal, l’hypothèque succéda aux charges féodales du sol, le capital bourgeois prit la place du bien-fonds aristocratique. La parcelle du paysan n’est plus que le prétexte qui permet au capitaliste de tirer du champ profit, intérêt et rente, et laisse au paysan le soin de savoir comment il pourra se procurer son salaire. La dette hypothécaire pesant sur le sol français impose aux cultivateurs français un cens égal à l’intérêt annuel de toute la dette publique de l’Angleterre. La propriété parcellaire réduite par le capital en cet état d’esclavage vers lequel son développement la pousse irrémédiablement a transformé la masse de la nation française en troglodytes. Seize millions de paysans (femmes et enfants compris) habitent des cavernes, dont une grande partie ne possède qu’une ouverture, une autre, deux, et la plus favorisée, trois. Les fenêtres sont à une maison ce que les cinq sens sont à la tête. L’ordre bourgeois, qui, au commencement du siècle, plaçait l’État en sentinelle devant la parcelle nouvellement née et l’engraissait de lauriers lui suce le sang du cœur et la cervelle du crâne et les jette dans la chaudière du capital, nouvel alchimiste. Le « Code Napoléon » n’est que le code de la saisie, de la subhastation, de la licitation forcée. Aux quatre millions (enfants, etc. y compris) de pauvres officiels, vagabonds, criminels et prostituées que compte la France, viennent s’ajouter cinq millions d’hommes suspendus au bord de la ruine ; ou bien ils habitent la campagne même ou bien encore ils passent leur vie à promener leurs haillons et leurs enfants des champs à la ville et de la ville aux champs. L’intérêt des paysans ne se trouve donc plus comme sous Napoléon en accord, mais en opposition avec les intérêts de la bourgeoisie, du capital. Ils trouvent leurs alliés et leurs chefs naturels dans le prolétariat des villes dont la tâche est de renverser l’ordre bourgeois. Mais un gouvernement fort et absolu, et c’est là la seconde « idée napoléonienne » que Napoléon le second doit mettre à exécution, est appelé à défendre violemment cet ordre « matériel ». Et c’est cet ordre matériel qui dans toutes les proclamations de Bonaparte donne la réplique aux paysans révoltés.

A côté de l’hypothèque dont le capital la charge, l’impôt de son côté vient peser sur la parcelle, L’impôt est la source où puisent leur vie la bureaucratie, l’armée, les prêtres et la cour, bref, tout l’appareil du pouvoir exécutif. Un gouvernement fort s’identifie avec de forts impôts. La propriété parcellaire, par sa nature même, a toutes les qualités nécessaires pour servir de base à une bureaucratie toute puissante et innombrable. Elle nivelle, sur toute la surface du pays, les rapports et les personnes. Elle permet par là même à un centre supérieur d’exercer également son influence sur tous les points de cette masse égale. Elle anéantit les couches aristocratiques intermédiaires interposées entre la masse de la nation et le pouvoir central. Elle appelle, de tous côtés, l’action directe de ce pouvoir et l’intervention de ses organes immédiats. Elle crée, en outre, une surpopulation sans travail qui ne trouve sa place ni dans les villes ni dans les campagnes. Elle cherche à s’emparer des fonctions d’État qui constituent une sorte d’aumône respectable et favorise ainsi la création de ces fonctions. Napoléon remboursa avec usure les impôts forcés en ouvrant à la baïonnette de nouveaux marchés et en pillant le continent. L’impôt aiguillonnait alors l’industrie du paysan ; il lui enlève maintenant ses dernières ressources et la laisse complètement désarmée contre le paupérisme. Et une énorme bureaucratie, bien galonnée et bien nantie, est « l’idée napoléonienne » qui sourit le plus au second des Bonapartes. Comment ne lui plairait-elle pas à lui, qui est contraint de créer à côté des véritables classes de la société, une caste artificielle pour qui le maintien du régime devienne une question de subsistance. Une de ses premières opérations financières consista donc à relever les appointements des fonctionnaires à leur ancien taux et à créer de nouvelles sinécures.

Une autre « idée napoléonienne » fait de la domination du prêtre un moyen de gouvernement. Mais si la parcelle nouvellement née, en accord avec la société, en état de dépendance vis-à-vis des forces naturelles et de soumission à l’autorité, était naturellement religieuse, la parcelle accablée de dettes, brouillée avec la société et l’autorité, obligée de dépasser son insuffisance, devient naturellement irreligieuse. Le ciel était jadis un joli supplément offert au mince lopin de terre que l’on venait d’acquérir, d’autant plus qu’il faisait la pluie et le beau temps ; il devient une insulte dès qu’on l’impose en compensation de la parcelle. Le prêtre n’apparaît plus que comme le limier béni de la police terrestre — une autre « idée napoléonienne ». — L’expédition contre Rome se reproduira la prochaine fois en France même, mais dans un tout autre sens que ne le voudrait M. de Montalembert.

Le comble des « idées napoléoniennes » est enfin la prépondérance de l’armée. L’armée était le point d’honneur du paysan parcellaire : elle faisait de lui un héros, défendait la nouvelle propriété contre l’étranger, glorifiait cette nationalité qu’on venait d’acquérir, pillait et révolutionnait le monde. L’uniforme était le costume de gala du campagnard, la guerre sa poésie ; la parcelle, fantastiquement allongée et arrondie devenait la patrie et le patriotisme, la forme idéale du sentiment de propriété. Mais les ennemis contre lesquels le paysan français doit maintenant défendre sa parcelle, ce ne sont plus les cosaques, ce sont les huissiers et les percepteurs. La parcelle ne se trouve plus dans la soi-disant patrie ; elle est couchée sur les rôles des hypothèques. L’armée elle-même n’est plus la fleur de la jeunesse paysanne, c’est la fleur de marais de la canaille[17] campagnarde. Elle consiste en grande partie, en remplaçants, de même que le second Bonaparte n’est que le remplaçant de Napoléon. Ses hauts faits se réduisent aux battues qu’elle exécute contre les paysans, à un service de gendarmerie, et si les contradictions internes de son système font jamais passer la frontière au chef de la société du 10 décembre, elle récoltera, après quelques actes de banditisme, non des lauriers, mais une volée de bois vert.

On le voit : toutes les « idées napoléoniennes » sont des idées propres à la parcelle non encore développée, dans sa plus tendre jeunesse. Elles sont absurdes quand elles s’appliquent à la parcelle qui a fait son temps. Ce sont les hallucinations de son agonie ; des mots qui ne sont plus que des mots ; des esprits qui se changent en spectres. Mais la parodie de l’impérialisme était cependant nécessaire pour délivrer la masse de la nation française du poids de la tradition et élaborer dans toute sa pureté l’antagonisme entre l’État et la société. La ruine progressive de la propriété parcellaire fera s’écrouler l’État édifié sur elle. La centralisation politique dont la société moderne a besoin, ne peut s’élever que sur les ruines de la machinerie gouvernementale, militaire et bureaucratique, forgée autrefois pour lutter contre le féodalisme.

La condition du paysan français nous dévoile l’énigme des élections générales des 20 et 21 décembre qui conduisirent Bonaparte sur le Sinaï, non pour recevoir des lois, mais pour en donner.

La bourgeoisie alors n’avait pas le choix ; il lui fallait élire Bonaparte. Quand les puritains, au concile de Constance se plaignaient de la vie dépravée des papes et se lamentaient sur la nécessité de réformer les mœurs, le cardinal Pierre d’Ailly s’écria d’une voix de tonnerre : « Seul le diable en personne peut sauver l’Église catholique et vous demandez des anges. » De même, la bourgeoisie française s’écria après le « coup d’État » : « Seul, le chef de la société du 10 décembre peut sauver la société bourgeoise ! Seul le vol peut sauver la propriété ; le parjure, la religion ; la bâtardise, la famille ; le désordre, l’ordre !

Bonaparte, une fois le pouvoir exécutif devenu une puissance indépendante, sent son devoir d’assurer « l’ordre de choses bourgeois ». Mais la force de cet ordre réside dans la classe moyenne. Il se pose donc comme représentant de cette classe et publie des décrets en ce sens. Cependant, s’il est quelque chose, c’est parce qu’il a brisé le pouvoir politique de cette classe moyenne et le brise encore quotidiennement. Aussi se déclare-t-il l’adversaire de la puissance politique et littéraire de cette classe ; mais en protégeant sa puissance matérielle, il crée de nouveau à son profit sa puissance politique. La cause doit donc être maintenue en vie, mais l’effet, là où il se montre, doit être supprimé. Mais tout cela ne peut se faire sans qu’il se produise quelques petites confusions entre la cause et l’effet, puisque la cause et l’effet, dans leur action et réaction réciproques, perdent leur caractère distinctif. De nouveaux décrets effacent la ligne de démarcation. Bonaparte en même temps s’oppose à la bourgeoisie en qualité de représentant des paysans et du peuple en général. Il veut, au sein de la société bourgeoise, faire le bonheur des classes inférieures. De nouveaux décrets privent par avance les « vrais socialistes » de leur sagesse gouvernementale ; mais Bonaparte se pose avant tout comme chef de la société du 10 décembre, comme représentant de la canaille[18]. Il en fait partie, lui, son « entourage », son gouvernement et son armée. Et pour la canaille il s’agit avant tout de se donner de l’agrément et de tirer du trésor public des lots californiens. Et il s’affirme chef de la société du 10 décembre par décrets, sans décrets et malgré les décrets.

Cette tâche contradictoire de l’homme explique les contradictions de son gouvernement, ses tâtonnements confus, cherchant tantôt à se gagner tantôt à humilier cette classe, puis cette autre, et finissant par les irriter toutes contre lui. Cette incertitude pratique forme un contraste hautement comique avec le style catégorique, impérieux des actes publics, style docilement emprunté à l’oncle.

L’industrie et le commerce, les occupations de la classe moyenne, doivent fleurir comme en serre sous un gouvernement fort ; d’où octroi d’une foule de concessions de lignes de chemins de fer. Mais la canaille bonapartiste doit s’enrichir ; d’où tripotages sur les concessions commis à la Bourse par les initiés. Mais aucun capital ne se présente pour s’engager dans les chemins de fer ; aussi la Banque est-elle obligée de faire des avances sur les actions. Mais il est également indispensable d’exploiter personnellement la Banque ; il faut la « cajoler » ; aussi la Banque est-elle relevée de l’obligation de publier hebdomadairement son rapport ; d’où encore contrat léonin au bénéfice de la Banque et au détriment du gouvernement. Le peuple doit. être occupé ; on ordonne la construction d’édifices publics. Mais les travaux élèvent les charges fiscales qui pèsent sur le peuple ; on diminue les impôts et l’on s’en prend aux rentiers ; on convertit le 5 0/0 en 4 1/2 0/0. Mais la classe moyenne réclame une « douceur » ; on double donc l’impôt des boissons pour le peuple qui achète le vin « en détail », on le diminue de moitié pour la classe moyenne qui le boit « en gros » ; on dissout les véritables associations ouvrières, mais on célèbre les futurs miracles de l’association. Il faut faire quelque chose pour le paysan ; on crée des banques hypothécaires qui précipitent son endettement et favorisent la concentration de la propriété. Mais ces banques doivent servir à tirer de l’argent des biens confisqués de la maison d’Orléans. Aucun capitaliste ne veut consentir à s’y employer, le décret restant muet sur ce point. La banque hypothécaire reste un simple décret, etc., etc.

Bonaparte aurait voulu se poser comme le bienfaiteur patriarcal de toutes les classes ; mais il ne peut rien donner à l’une, sans l’enlever à l’autre. De même qu’à l’époque de la Fronde on disait du duc de Guise qu’il était l’homme le plus obligeant de France parce qu’il avait transformé tous ses biens en obligations que ses partisans avaient envers lui ; de même Bonaparte aurait voulu être l’homme le plus obligeant de France et convertir toute la propriété, tout le travail de la France en une obligation personnelle envers lui. Il aurait voulu voler toute la France pour pouvoir lui en faire cadeau après, ou plutôt pour qu’il lui fût possible d’acheter la France avec l’argent français, car, comme chef de la société du 10 décembre, il est clair, qu’il lui faut acheter ce qui doit lui appartenir. Tout sert à acheter, les institutions d’État, Sénat, Conseil d’État, corps législatif, la Légion d’honneur, la médaille militaire, les lavoirs, les Travaux publics, les chemins de fer, l’état-major sans soldats de la garde nationale, les biens confisqués de la maison d’Orléans. Chaque place de l’armée, du mécanisme gouvernemental devient un moyen d’achat. Le principal dans cette affaire où l’on volait la France pour lui faire des dons fut ce qui revint en dividende au chef et aux membres de la société du 10 décembre. Le mot d’esprit par lequel la comtesse L., maîtresse de M. de Morny, a caractérisé la confiscation des biens des d’Orléans : « C’est le premier vol de l’aigle », s’applique à chacun des essors de ce corbeau. L’aigle et ses partisans se répètent journellement ce que ce chartreux disait à l’avare qui lui énumérait fastueusement les biens que des années n’auraient suffi à dissiper : « Tu fai conto sopra i beni, besogna prima far il conto sopra gli anni. » Pour ne pas se tromper dans le compte des années, ils calculaient par minutes. A la cour, dans les ministères, à la tête de l’administration et de l’armée, se presse une masse d’individus dont on peut dire du meilleur qu’on ne sait d’où il sort, une « Bohême » bruyante, mal famée, pillarde, qui rampe dans ses habits chamarrés avec autant de dignité que les hauts dignitaires de Soulouque. On peut se représenter cette sphère supérieure de la société du 10 décembre quand on saura que Véron-Crevel était son moraliste, et Granier de Cassagnac son penseur. Quand Guizot, à l’époque de son ministère, employait ce Granier dans une petite feuille pour lutter contre l’opposition dynastique, il avait coutume de le glorifier de la façon suivante : « C’est le roi des drôles. » On aurait tort de rappeler la Régence ou Louis XV à propos de la cour et de la suite de Bonaparte, car « la France a déjà souvent vécu sous un gouvernement de maîtresses, mais jamais sous un gouvernement « d’hommes entretenus ».

Pressé par les exigences contradictoires de sa situation, se trouvant comme un escamoteur dans la nécessité de tenir fixés sur lui par une surprise continuelle les yeux des spectateurs pour leur faire croire qu’il était bien le remplaçant de Napoléon, obligé, par conséquent, de faire tous les jours un coup d’État « en miniature », Bonaparte met toute l’économie de la société bourgeoise sens dessus-dessous, touche à tout ce qui avait semblé intangible à la Révolution de 1848. Grâce à cela, il rend les uns résignés à une Révolution, les autres désireux d’en faire une et crée l’anarchie au nom même de l’ordre. En même temps, il dérobe son auréole au mécanisme gouvernemental, le profane et le rend à la fois répugnant et ridicule. Il renouvelle à Paris le culte de la sainte tunique de Trêves qu’il remplace par le manteau impérial de Napoléon. Mais quand ce manteau tombe enfin sur les épaules de Louis Bonaparte, la statue d’airain de Napoléon est précipitée du haut de la colonne Vendôme.


FIN
  1. Commandant militaire du district de Saint-Louis, pendant la guerre civile américaine.
  2. Der achtzehnte Brumaire des Louis Bonaparte, von Karl Marx. Dritte Auflage. Hamburg. Otto Meissner. 1885.
  3. En français dans le texte.
  4. Lumpenproletariat.
  5. En français dans le texte.
  6. En français dans le texte.
  7. En français dans le texte.
  8. Lumpenproletariat.
  9. Lumpenproletariat.
  10. Lumpenproletariat.
  11. Lumpenproletariat.
  12. Lumpenproletarier.
  13. Lumpenproletariat.
  14. En français dans le texte.
  15. En français dans le texte.
  16. En français dans le texte.
  17. Lumpenproletariat.
  18. Lumpenproletariat.