Traduction par Léon Remy.
Schleicher frères (p. 273-303).


V


La lutte reprit aussitôt entre l’Assemblée et Bonaparte dès que la crise révolutionnaire eût été traversée, que le suffrage universel eût été aboli.

La constitution avait fixé le traitement de Bonaparte à 600.000 francs. A peine six mois après son installation, il réussit à élever cette somme au double. Odilon Barrot arracha en effet à la Constituante un supplément annuel de 600.000 francs pour de soi-disant frais de représentation. Après le 13 juin, Bonaparte fit entendre des sollicitations du même genre sans cette fois trouver d’écho chez Barrot. Maintenant après le 31 mai, il profitait immédiatement du moment favorable ; il fit proposer à l’Assemblée nationale une liste civile de trois millions. Une longue vie d’aventurier et de vagabond lui avait donné les antennes les plus délicates qui lui permettaient de découvrir les moments faibles où il pouvait tirer de l’argent de ses bourgeois. C’était un « chantage » formel. L’Assemblée avait profané la souveraineté du peuple avec son concours, avec sa complicité. Il menaçait de dénoncer le crime au tribunal du peuple, si elle ne tirait pas sa bourse ; il achetait annuellement son silence avec trois millions. Elle avait dérobé le droit du suffrage à trois millions de Français. Il réclamait pour chaque Français n’ayant plus cours, un franc ayant cours, ce qui faisait exactement trois millions de francs. Lui, l’élu de six millions, il demandait une compensation pour les voix dont on l’avait filouté après coup. La commission de l’assemblée dénia l’urgence. La presse bonapartiste menaça. Est-ce que l’assemblée pouvait rompre avec le président de la république en un moment où elle-même avait rompu essentiellement. définitivement avec la masse de la nation ? Elle repoussa la liste civile annuelle, mais accorda un supplément unique de 2.160.000 francs. Elle se rendait ainsi coupable d’une double faiblesse ; elle accordait l’argent et elle montrait par son humeur qu’elle ne le donnait qu’à contre cœur. Nous verrons plus tard à quoi Bonaparte employa cet argent. Après cet épilogue désagréable qui suivit immédiatement l’abolition du suffrage universel et où Bonaparte vendit avec une impudence provocante au parlement usurpateur l’humilité de sa conduite pendant la crise de mars et d’avril, l’Assemblée s’ajourna pour trois mois, du 11 août au 11 novembre. Elle laissait derrière elle une commission permanente de 18 membres qui, si elle ne comprenait pas de bonapartistes, comptait par contre quelques républicains modérés. La commission permanente de 1849, n’avait compris que des gens de l’ordre et des bonapartistes. Mais alors le « parti de l’ordre » se déclarait en permanence contre la révolution. Cette fois, c’était la république parlementaire qui se déclarait en permanence contre le président. Après la loi du 31 mai, le « parti de l’ordre » n’avait plus que ce rival devant lui.

Quand l’Assemblée nationale se réunit de nouveau en novembre 1850, il semblait que le temps des escarmouches mesquines avec le président fût passé et qu’un grand combat, un combat désespéré, une lutte à mort dût s’engager entre les deux pouvoirs.

Comme en 1849, le « parti de l’ordre » s’était pendant les vacances parlementaires divisé en ses diverses fractions ; chacune d’elles s’occupait de ses propres intrigues : elles avaient trouvé un nouvel aliment dans la mort de Louis-Philippe. Le roi des légitimistes Henri V avait même nommé un ministère pour la forme, qui résidait à Paris et où siégeaient les membres de la commission permanente. Bonaparte était donc en droit, de son côté, de faire des tournées dans les départements français, et, suivant l’opinion de la ville qu’il gratifiait de sa présence, il divulguait tantôt plus ouvertement, tantôt plus timidement ses propres projets de restauration et tâchait de conquérir des voix. Dans ces voyages que le grand Moniteur officiel, et les petits moniteurs particuliers de Bonaparte célébraient comme des tournées triomphales, le président était constamment accompagné par des affiliés de la société du 10 Décembre. Cette société date de 1849. Sous le prétexte de fonder une société de bienfaisance, on avait organisé la canaille[1] de Paris en sections secrètes ; chaque section était dirigée par des agents bonapartistes ; à la tête du tout était placé un général bonapartiste. A côté de « roués » ruinés, aux moyens de subsistance douteux et d’origine également douteuse, à côté des déchets de la bourgeoisie, d’aventuriers et de corrompus, on rencontrait des vagabonds, des soldats et des forçats libérés, galériens en rupture de ban, filous, charlatans, lazzaroni, voleurs à la tire, escamoteurs, joueurs, maquereaux, tenanciers de bordels, porte-faix, hommes de lettres, tourneurs d’orgues, chiffonniers, gagne-petit, rétameurs, mendiants, bref toute cette masse indéterminée, décomposée, flottante que les Français appellent « la Bohême ». Avec ces éléments ayant les mêmes affinités que lui, Bonaparte forma le fond de la société du 10 décembre. C’était une « société de bienfaisance » — en ce sens que tous ses membres, comme Bonaparte, sentaient le besoin de se donner de l’agrément aux dépens du peuple qui travaille. Ce Bonaparte qui s’institue le chef de la canaille[2], qui retrouve là seulement la masse des intérêts qu’il poursuit lui-même personnellement, qui dans ce rebut, ce déchet, cette écume de toutes les classes reconnaît la seule sur laquelle il puisse absolument s’appuyer, ce Bonaparte est le vrai Bonaparte, le Bonaparte « sans phrase ». Vieux roué, rusé, il prend la vie historique des peuples, leurs affaires d’État pour une comédie au sens le plus vulgaire du mot, une mascarade où les grands costumes, mots et postures ne servent qu’à masquer la plus mesquine des gueuseries. Lors de son entrée à Strasbourg, un vautour suisse apprivoisé représente l’aigle napoléonienne. À son escapade de Boulogne, il habille de l’uniforme français quelques laquais de Londres. Ils représentent l’armée. Dans sa société du 10 décembre, il rassemble 10.000 gueux qui doivent représenter le lion populaire. À un moment où la bourgeoisie jouait la comédie la plus complète, mais le plus sérieusement du monde, sans contrevenir à aucune des exigences les plus pédantesques de l’étiquette dramatique française, où elle était à demi aveuglée, à demi convaincue de la magnificence de ses propres hauts faits, de ses affaires d’État, dans ces circonstances, c’était l’aventurier qui devait l’emporter, lui qui prenait cette comédie tout simplement pour ce qu’elle était. C’est seulement quand il s’est débarrassé de son majestueux ennemi, quand il prend lui-même son rôle d’empereur au sérieux et pense qu’il lui suffit du masque napoléonien pour représenter vraiment Napoléon, qu’il devient la victime de sa façon particulière de concevoir le monde. Polichinelle sérieux, il ne prend plus l’histoire pour une comédie ; il prend sa comédie pour de l’histoire. Ce que les ateliers nationaux avaient été pour les ouvriers socialistes, et les « gardes mobiles » pour les républicains bourgeois, la société du 10 décembre le fut pour Bonaparte : c’était l’armée spéciale à son parti. Dans ses voyages, les sections emballées dans les wagons devaient lui improviser un public, exciter l’enthousiasme, hurler : « Vive l’Empereur », insulter et rosser les républicains et cela naturellement sous la protection de la police. Au retour à Paris, ils formaient l’avant-garde, prévenaient les démonstrations hostiles et les mettaient en déroute. La société du 10 décembre lui appartenait, était son œuvre, constituait sa pensée la plus originale. Ce qu’il s’est jamais approprié, c’est la force des circonstances qui le lui a donné, ce qu’il a jamais fait, ce sont les circonstances qui l’on fait pour lui, ou bien encore, il s’est contenté de copier les actions des autres. Quand il prononçait publiquement devant les citoyens ses discours officiels sur l’ordre, la religion, la famille, la propriété, il avait derrière lui la société secrète des Cartouches et des Mandrins, la société du désordre, de la prostitution et du vol. Bonaparte lui-même se montrait alors auteur original : l’histoire de la société du 10 décembre est sa propre histoire. Il était arrivé, par exception, que des représentants appartenant au « parti de l’ordre » eussent à souffrir des gourdins des décembristes. Il y avait mieux. Le commissaire de police Yon, attaché à l’Assemblée nationale et chargé de veiller sur sa sûreté, apprit à la commission permanente, sur la déposition d’un certain Alais, qu’une section de décembristes avait décidé le meurtre du général Changarnier et de Dupin, le président de l’Assemblée, et désigné les individus chargés de l’exécution. On comprend la terreur de M. Dupin. Une enquête parlementaire sur la société du 10 décembre — et c’était profaner le mystère du monde bonapartiste — paraissait inévitable. Immédiatement avant la réunion de l’Assemblée, Bonaparte fit prudemment dissoudre sa société. Uniquement sur le papier comme bien on pense, puisqu’à la fin de 1851, le préfet de police Carlier, dans un mémoire détaillé, cherchait à le déterminer à disperser réellement les décembristes.

La société du 10 décembre devait rester l’armée particulière de Bonaparte jusqu’à ce qu’il ait réussi à transformer l’armée nationale en une société du 10 décembre. Bonaparte tenta, pour la première fois, d’atteindre ce but peu après la prorogation de l’Assemblée et au moyen de l’argent qu’il lui avait arraché. En qualité de fataliste, il vivait dans la persuasion qu’il existe certaines puissances supérieures auxquelles l’homme et surtout le soldat ne peuvent résister. Parmi ces puissances, il rangeait en première ligne les cigares et le champagne, la volaille froide et le saucisson. Il traita donc les officiers et les sous-officiers dans les salons de l’Élysée et leur offrit des cigares et du champagne, de la volaille froide et des saucissons. Le 3 octobre, il renouvelle cette manœuvre sur la masse des troupes à la revue de Saint-Maur, et le 10 octobre, il la répète sur une plus grande échelle à celle de Satory. L’oncle se rapelait les campagnes d’Alexandre en Asie, le neveu des conquêtes de Bacchus dans le même pays. Alexandre était certainement un demi-dieu, mais Bacchus était un dieu, et, qui plus est, le dieu tutélaire de la société du 10 décembre.

Après la revue du 3 octobre, la commission permanente appela devant elle le général d’Hautpoul. Il promit que ces atteintes à la discipline ne se reproduiraient plus. Dans ces deux revues, Changarnier avait commandé comme commandant en chef de l’armée de Paris. Tout à la fois membre de la commission permanente, chef de la garde nationale, « sauveur » du 29 janvier et du 13 juin, « boulevard de la société », candidat du « parti de l’ordre » à la dignité présidentielle, Monk présumé de deux monarchies, il n’avait jamais jusqu’alors reconnu sa subordination envers le ministre de la Guerre. Il s’était toujours ouvertement moqué de la constitution républicaine et avait poursuivi Bonaparte d’une protection équivoque. Maintenant il était un partisan zélé de la discipline contre le ministre de la Guerre et de la constitution contre Bonaparte. Tandis que, le 10 octobre, une partie de la cavalerie faisait entendre le cri de : « vive Napoléon ! vivent les saucissons ! », Changarnier prit ses dispositions pour qu’au moins l’infanterie qui défilait sous les ordres de son ami Neumayer observât un silence de fer. Comme punition le ministre de la Guerre releva, à l’instigation de Bonaparte, le général Neumayer de son poste à Paris sous prétexte de le nommer général en chef des 14e et 15e divisions. Neumayer refusa ce déplacement et dut ainsi prendre sa retraite. Changarnier, de son côté, publiait, le 2 novembre, un ordre du jour où il défendait aux troupes de se permettre sous les armes aucun cri, aucune démonstration politique d’aucune espèce. Les feuilles à la dévotion de l’Élysée attaquèrent Changarnier, les journaux du parti de l’ordre s’en prirent à Bonaparte, la commission permanente multiplia ses séances secrètes où à plusieurs reprises on proposa de déclarer la patrie en danger ; l’armée parut divisée en deux camps ennemis ayant chacun son état-major siégeant l’un à l’Élysée où habitait Bonaparte, l’autre aux Tuileries où demeurait Changarnier. Il semblait que la réunion de l’Assemblée eût suffi pour donner le signal du combat. Le public français jugea ces frottements entre Bonaparte et Changarnier comme ce journaliste anglais qui les a caractérisés dans les termes suivants : « Les souillons politiques de la France détournent la lave brûlante de la révolution avec de vieux balais et se querellent en accomplissant ce travail. »

Entre temps. Bonaparte se hâtait de relever le ministre de la Guerre, d’Hautpoul, de ses fonctions, de l’expédier précipitamment à Alger et de nommer le général Schramm ministre à sa place. Le 12 novembre, il envoie à l’Assemblée nationale un message d’une prolixité américaine, surchargé de détails, embaumant l’ordre, brûlant de désirs de conciliation, résigné à la constitution, traitant de tout et de chacun, sauf des questions brûlantes du moment. Il laisse échapper, comme en passant, que conformément aux dispositions expresses de la constitution le président seul dispose de l’armée. Le message se termine par ces protestations solennelles :

« La France demande avant tout du repos… Uniquement lié par un serment, je resterai dans les limites étroites qu’il m’a tracées. Pour moi, choisi par le peuple et lui devant uniquement mon pouvoir, je me conformerai toujours à sa volonté légalement exprimée. Si vous décidez au cours de cette session la revision de la constitution, une Assemblée constituante réglera la situation du pouvoir exécutif, sinon le peuple en 1852 fera connaître solennellement sa décision. Mais quelles que puissent être les solutions que l’avenir nous réserve, accordons nous à ne jamais laisser la passion, la surprise ou la violence décider du sort d’une grande nation… Ce qui requiert avant tout mon attention, ce n’est pas de savoir qui gouvernera la France en 1852, mais c’est d’employer le temps dont je dispose de telle façon que l’intervalle s’écoule sans agitation et sans trouble. Je vous ai ouvert mon cœur avec franchise : vous répondrez à ma sincérité par votre confiance, à ma bonne volonté par votre concours et Dieu fera le reste. »

Le langage de la bourgeoisie, honnête, hypocritement modéré, plein de lieux communs vertueux, revêt sa signification la plus profonde dans la bouche du chef effectif de la société du 10 décembre, du héros de pique-nique de St-Maur et de Satory. Les burgraves du « parti de l’ordre ne se firent pas un instant illusion sur la confiance que méritait cette ouverture. Depuis longtemps blasés sur les serments, ils comptaient dans leurs rangs des vétérans, des virtuoses du parjure. Le passage relatif à l’armée ne leur avait pas échappé. Ils remarquaient avec mécontentement que dans l’énumération prolixe des lois promulguées depuis peu, le message avait, avec affectation, passé sous silence la plus importante : la loi électorale et, bien mieux que dans le cas où la constitution ne serait pas revisée, il confiait à la nation l’élection du président en 1852. La loi électorale était le boulet qui entravait la marche du « parti de l’ordre » et l’arrêtait bien plus encore dans son assaut ! De plus, Bonaparte, en dissolvant, par mesure administrative, la société du 10 décembre et en relevant de ses fonctions le ministre de la Guerre d’Hautpoul, avait, de sa propre main, immolé les boucs émissaires sur l’autel de la patrie. Il avait émoussé l’acuité de la collision attendue. Enfin le parti de l’ordre cherchait avec angoisse à éviter, à affaiblir, à assoupir tout conflit décisif avec le pouvoir exécutif. Par crainte de perdre les conquêtes arrachées à la révolution, il en abandonnait les fruits à ses rivaux. « La France demande avant tout du repos ». C’était le cri que le « parti de l’ordre » adressait à la révolution depuis février ; c’était le cri que Bonaparte, dans son message, lançait au « parti de l’ordre. » « La France demande avant tout du repos ! » : Bonaparte commettait des actes qui conduisaient à l’usurpation ; mais le parti de l’ordre perpétrait le « désordre » en faisant du bruit sur ces entreprises et en les commentant avec hypocondrie. Les saucisses de Satory seraient restées muettes comme des carpes si personne n’en avait parlé. « La France demande avant tout du repos ! » Bonaparte voulait donc qu’on le laissât tranquillement faire et le parti parlementaire était paralysé par une double crainte : la crainte d’évoquer de nouveau le désordre révolutionnaire, celle de paraître lui-même un fauteur de désordre aux yeux de sa propre classe, aux yeux de la bourgeoisie. Comme la France demandait avant tout du repos, le « parti de l’ordre » n’osait pas, Bonaparte ayant émis dans son message des paroles de paix, y répondre par la Guerre. Le public qui s’était flatté d’assister à de grands scandales à l’ouverture de l’Assemblée nationale fut trompé dans son attente. Les députés de l’opposition qui réclamaient le dépôt des procès-verbaux de la commission permanente au sujet des événements d’octobre, furent battus par la majorité. On évita par principe tous les débats irritants. Les travaux de l’Assemblée en novembre et décembre 1850 furent sans intérêt.

Enfin, vers la fin de décembre s’engagea une guerre d’escarmouches sur certaines prérogatives du Parlement. Le mouvement se perdait dans des chicanes mesquines sur les prérogatives des deux pouvoirs, depuis que la bourgeoisie avait, en abolissant le suffrage universel, terminé la lutte des classes.

Un jugement pour dettes avait été obtenu contre Mauguin, représentant du peuple. Sur demande du président du tribunal, le ministre de la Justice, Rouher, déclara qu’il fallait établir sans autres formalités un mandat d’arrêt contre le débiteur. Mauguin fut donc jeté dans la prison pour dettes. L’Assemblée nationale tempêta quand elle eut connaissance de l’attentat. Elle ne se contenta pas d’ordonner la mise en liberté immédiate du représentant, elle le fit, le soir même, extraire violemment de Clichy par son greffier. Cependant, comme elle tenait à confesser sa foi en la sainteté de la propriété privée, et dans l’arrière pensée aussi d’ouvrir, en cas de besoin, un asile à des Montagnards devenus importuns, elle permit l’emprisonnement pour dettes de représentants du peuple après demande préliminaire de son autorisation. Elle oublia de décréter que le président lui-même pouvait être incarcéré pour dettes. Elle anéantit la dernière apparence d’inviolabilité qui protégeait ses propres membres.

On se souvient que le commissaire de police Yon avait, sur le témoignage d’un certain Alais, accusé une section de décembristes d’avoir prémédité le meurtre de Dupin et de Changarnier. A ce propos, dès la première séance, les questeurs proposèrent de créer une police particulière du Parlement, payée par le budget spécial de l’Assemblée et complètement indépendante du préfet de police. Le préfet de l’intérieur, Baroche, avait protesté contre cette incursion dans son domaine. On conclut alors un misérable compromis, d’après lequel le commissaire de police de l’Assemblée, était bien appointé par le budget particulier de cette dernière et était nommé et révoqué par ses questeurs, mais après entente préalable avec le ministre de l’intérieur. Sur ces entrefaites, Alais avait été poursuivi devant les tribunaux par le gouvernement. Il était, dès lors, facile de faire de sa déposition une mystification et de jeter, par la bouche de l’accusateur public, un jour ridicule sur Dupin, Changarnier, Yon et sur toute l’Assemblée nationale. C’est alors que, le 29 décembre, Baroche, ministre de l’intérieur, écrit une lettre à Dupin, où il demande le renvoi de Yon. Le bureau de l’Assemblée décide de maintenir Yon en sa place, mais l’Assemblée, effrayée par la violence de sa conduite dans l’affaire Mauguin, habituée d’ailleurs, pour un coup qu’elle a osé porter au pouvoir exécutif, à en recevoir deux en échange, ne sanctionne pas cette décision. Elle renvoie Yon pour le récompenser de son zèle et se prive elle-même d’une prérogative parlementaire, indispensable pour se défendre contre un homme qui ne prend pas la nuit les décisions qu’il veut exécuter dans la journée, mais décide le jour et exécute la nuit.

Nous avons vu que l’Assemblée nationale pendant les mois de novembre et de décembre, dans des occasions importantes, palpitantes, évita, apaisa la lutte engagée avec le pouvoir exécutif. Nous la voyons maintenant obligée à la reprendre, sous les prétextes les plus mesquins. Dans le cas de Mauguin, elle confirme le principe de l’incarcération pour dettes des représentants du peuple, mais elle se réserve de n’en permettre l’application qu’à des représentants qui lui déplaisent, et, à propos de cet infâme privilège, elle se querelle avec le ministre de la Justice. Au lieu de se servir du soi-disant projet de meurtre, pour décréter une enquête sur la société du 10 décembre et de découvrir irrémédiablement, sous les yeux de l’Europe et de la France, Bonaparte sous son véritable aspect de chef de la canaille[3] de Paris, elle laisse ce conflit tomber à un niveau tel qu’il ne s’agit que de savoir qui, d’elle ou du ministre de l’Intérieur, est compétent pour nommer ou révoquer un commissaire de police. Pendant toute cette période, nous voyons le parti de l’ordre contraint par sa position équivoque de consumer, de dissiper ses forces en de mesquines querelles de compétence, en chicanes, contestations, conflits de pouvoirs et faire des questions de forme les plus insipides l’objet de son activité. Ce parti n’ose pas créer un conflit au moment où le pouvoir exécutif est réellement exposé, et où la cause de l’Assemblée deviendrait celle de la nation. Ce serait indiquer à celle-ci une marche à suivre et on ne craint rien tant que de voir la nation se remuer. Dans ces occasions, l’Assemblée repousse les propositions de la Montagne et passe à l’ordre du jour. Une fois que le litige qui avait pris de l’importance est ainsi réglé, le pouvoir exécutif attend tranquillement le moment où il peut reprendre la question sous un motif mesquin, insignifiant, où, pour ainsi dire, elle n’offre plus qu’un intérêt local, parlementaire. C’est alors qu’éclate la rage contenue du « parti de l’ordre » ; c’est alors qu’il déchire les voiles, montre les coulisses. Il dénonce le président. Il déclare la patrie en danger ; mais alors son pathos paraît insipide. La cause de la bataille semble n’être plus qu’un prétexte hypocrite et n’en valoir pas la peine. La tempête parlementaire devient une tempête dans un verre d’eau, la lutte, une intrigue, la collision, un scandale. Tandis que la malignité des classes révolutionnaires se repaît de l’humilité de l’Assemblée, (ces classes mettent en effet autant d’ardeur à défendre les prérogatives parlementaires que l’Assemblée), les bourgeois qui ne sont pas au Parlement ne comprennent pas que ceux qui s’y trouvent puissent dissiper leur temps en querelles aussi mesquines et exposer la tranquillité publique par d’aussi misérables rivalités avec le président. La bourgeoisie est déconcertée par une stratégie, qui consiste à conclure la paix au moment où tout le monde attend la bataille, et à attaquer à l’instant où chacun croit la paix signée.

Le 20 décembre, Pascal Duprat, interpellait le ministre de l’intérieur sur la loterie des lingots d’or. Cette loterie était une « fille de l’Élysée ». Elle devait le jour à Bonaparte et à ses fidèles, et le préfet de police, Carlier, l’avait prise officiellement sous sa protection, bien que la loi française interdit toutes les opérations de ce genre à moins qu’elles ne fussent destinées à un but de bienfaisance. Il y avait sept millions de billets, le billet valait un franc pièce, et le bénéfice était soi-disant destiné à embarquer pour la Californie des vagabonds parisiens. Les rêves dorés devaient supplanter les songes socialistes du prolétariat de Paris, et la perspective illusoire du gros lot remplacer le doctrinaire droit au travail. Les ouvriers de Paris ne reconnaissaient naturellement pas, sous l’éclat des lingots californiens, les francs ternis qu’on leur tirait de la poche ; mais, en somme, il s’agissait d’une escroquerie pure et simple. Les vagabonds qui voulaient exploiter les mines d’or californiennes, sans d’ailleurs se donner la peine de quitter Paris, étaient Bonaparte et sa table ronde perdue de dettes. Les trois millions accordés par l’Assemblée avaient été joyeusement dépensés ; il fallait remplir la caisse par un moyen ou par un autre. C’est en vain que Bonaparte avait ouvert une souscription nationale pour l’érection de soi-disant « cités ouvrières », en tête de laquelle il figurait pour une somme importante. Les bourgeois sans cœur attendirent avec méfiance qu’il ait payé ses actions. Comme ce paiement n’eut naturellement pas lieu, la spéculation sur les châteaux en Espagne socialistes tomba à plat. Les lingots d’or firent meilleure recette. Bonaparte et consorts ne, se contentèrent pas d’empocher la différence entre la valeur des lingots mis en lots et les sept millions reçus. Ils fabriquèrent de faux billets, ils émirent sous le même numéro, dix, quinze, jusqu’à vingt billets. C’était là une opération financière bien dans l’esprit de la société du 10 décembre ! L’Assemblée nationale n’avait plus maintenant en face d’elle le président fictif de la République : c’était le Bonaparte en chair et en os. Elle pouvait ici le prendre sur le fait, en conflit, non plus avec la constitution, mais avec le « Code pénal ». Si la Législative passa à l’ordre du jour, sur l’interpellation de Duprat, ce n’était pas seulement parce que la proposition de Girardin de se déclarer « satisfait » rappelait au « parti de l’ordre » sa corruption systématique. Le bourgeois et surtout le bourgeois enflé de sa dignité d’homme d’État complète sa bassesse pratique d’une exaltation théorique. En qualité d’homme d’État, il devient, comme l’État lui-même, un être supérieur et ne peut plus être combattu que sous une forme supérieure et consacrée.

Bonaparte qui précisément comme « Bohémien », comme canaille[4] princière, avait sur un gredin bourgeois l’avantage de pouvoir mener la lutte bassement, s’aperçut, quand l’Assemblée l’eut amené sur le terrain glissant des banquets militaires, des revues, de la société du 10 décembre et enfin du « Code pénal », que le moment était venu où il lui était possible de passer d’une défensive apparente à l’offensive. Il se trouvait peu gêné des petites défaites essuyées entre temps, par les ministres de la Justice, de la Guerre, de la Marine, des Finances, défaites qui manifestaient le mécontentement grognon de l’Assemblée. Il n’empêcha même pas les ministres de se retirer. Il laissa ainsi reconnaître la subordination du pouvoir exécutif vis-à-vis du Parlement. Il pouvait accomplir ce qu’il avait commencé pendant les vacances de la Législative, effectuer la séparation du pouvoir exécutif et du Parlement et révoquer Changarnier.

Une feuille, dévouée à l’Élysée, publia un ordre du jour, soi-disant adressé pendant le mois de mai à la première division. Il provenait donc de Changarnier. Cet ordre commandait aux officiers, en cas d’émeute de ne pas ouvrir leurs rangs aux traîtres, de les fusiller sur-le-champ et de refuser à l’Assemblée nationale les troupes si elle les réquisitionnait.

Le 3 janvier 1851, le cabinet fut interpellé sur cet ordre du jour. Il demande pour examiner le fait d’abord trois mois, puis une semaine, enfin vingt-quatre heures de réflexion. L’Assemblée réclame une explication immédiate. Changarnier se lève et déclare que cet ordre du jour n’a jamais existé. Il ajoute qu’il se hâterait toujours d’obéir aux ordres de l’Assemblée et qu’en cas de conflit, elle pouvait compter sur lui. Elle accueille sa déclaration par des applaudissements inexprimables et lui décerne un vote de confiance. Elle abdique, elle décrète elle-même sa propre impuissance et la toute-puissance de l’armée en se plaçant sous la protection particulière d’un général. Le général s’illusionne en mettant à la disposition de l’Assemblée contre Bonaparte une puissance que ce dernier n’a fait que lui prêter. Il se flatte quand de son côté il attend une protection de ce Parlement, de ce protecteur qui a besoin lui-même d’être protégé. Mais Changarnier croit à la puissance mystérieuse dont la bourgeoisie l’a doué depuis le 29 janvier 1849. Il se croit un troisième pouvoir différent des deux autres. Il partage le sort de tous les héros ou plutôt des saints de cette époque dont la grandeur consiste précisément dans la bonne opinion que l’intérêt de leur parti parvient à faire courir sur leur compte : ils se réduisent à n’être plus que des figures banales dès que les circonstances les invitent à faire miracle. L’incrédulité surtout est l’ennemi mortel de ces héros prétendus et de ces saints véritables. Aussi manifestent-ils une indignation morale et digne vis-à-vis des gens de peu d’enthousiasme, diseurs de bons mots et moqueurs.

Le soir même les ministres sont appelés à l’Élysée. Bonaparte veut imposer la destitution de Changarnier. Cinq ministres se refusent à la signer. Le Moniteur annonce une crise ministérielle. Enfin la presse de l’ordre menace de la constitution d’une armée parlementaire sous le commandement de Changarnier. La constitution donnait au « parti de l’ordre » le droit de le faire. Il suffisait pour cela de nommer Changarnier président de l’Assemblée nationale et de requérir une masse quelconque de troupes pour assurer sa sécurité, Elle pouvait le faire d’autant plus sûrement que Changarnier se trouvait encore réellement la tête de l’armée et de la garde nationale de Paris et ne désirait rien tant qu’être requis avec la troupe. La presse bonapartiste n’osait pas encore contester le droit de l’Assemblée à la réquisition directe des troupes, scrupule juridique qui, dans la circonstance, ne présageait pas le succès. Il est vraisemblable que l’armée eût obéi aux ordres de l’Assemblée nationale si l’on considère que Bonaparte dût chercher pendant huit jours dans tout Paris pour trouver enfin deux généraux — Baraguay-d’Hilliers et Saint-Jean d’Angely, — qui se déclarèrent prêts à contre-signer la destitution de Changarnier. Il est par contre plus que douteux que le parti de l’ordre eût trouvé dans ses propres rangs et au Parlement le nombre de voix nécessaire pour prendre une pareille décision. Souvenons-nous, en effet, que huit jours plus tard, 286 voix se séparèrent de lui, et que la Montagne repoussa une proposition semblable encore en décembre 1851, à la minute la plus critique. Cependant les burgraves auraient peut-être encore réussi à entraîner la masse de leur parti à un héroïsme, qui consiste à se sentir en sûreté derrière une forêt de baïonnettes, et à accepter les services d’une armée qui a passé dans son camp. Au lieu de cela, messieurs les burgraves se rendirent le soir du 6 janvier à l’Élysée pour faire renoncer Bonaparte, pour des raisons et des considérations de prudence et de politique, à la destitution de Changarnier. Quand on cherche à persuader quelqu’un, c’est qu’on le reconnaît maître de la situation. Rassuré par cette démarche, Bonaparte nomme le 12 janvier, un ministère où les chefs de l’ancien, Fould et Baroche, étaient conservés. Saint-Jean d’Angely devient ministre de la Guerre. Le Moniteur publie le décret de destitution de Changarnier. Son commandement est partagé entre Baraguay-d’Hilliers qui obtient la première division et Perrot qui prend la garde nationale. Le « boulevard de la société » est congédié. L’édifice n’en est pas ébranlé, mais les cours de la Bourse montent.

En repoussant ainsi l’armée qui se met à sa disposition dans la personne de Changarnier, en la livrant ainsi irrévocablement au président, le « parti de l’ordre » proclame qu’il a perdu toutes qualités pour régner désormais. Il n’y avait plus de ministère parlementaire. En perdant ainsi toute prise sur l’armée et sur la garde nationale, de quel moyen de résistance pouvait encore disposer ce parti, pour défendre à la fois le pouvoir usurpé par le parlement au détriment du peuple et son pouvoir constitutionnel en butte aux attaques du président ? D’aucun. Il ne lui restait plus qu’à faire appel à des principes impuissants. Il en avait fait de ces règles générales que l’on prescrit aux autres pour garder soi-même une plus grande liberté d’allure. La première partie de la période que nous considérons, celle de la lutte entre le « parti de l’ordre » et le pouvoir exécutif, se termine par la destitution de Changarnier et la prise de possession du pouvoir militaire par Bonaparte. La guerre entre les deux pouvoirs est déclarée ouvertement, est conduite ouvertement, maintenant que le « parti de l’ordre » a perdu les armes et les soldats. Sans ministère, sans l’armée, sans le peuple, sans l’opinion publique, n’étant plus depuis la loi électorale du 31 mai le représentant du peuple souverain, sans yeux, sans oreilles, sans dents, sans rien, l’Assemblée nationale s’était transformée en un parlement de l’ancien régime qui abandonne l’action au gouvernement et doit se contenter de remontrances grognonnes post factum.

Le parti de l’ordre reçut le nouveau ministère par une tempête d’indignation. Le général Bedeau rappelle la bienveillance de la commission permanente pendant les vacances et les scrupules exagérés qui l’ont empêché de publier ses procès-verbaux. Le ministre de l’intérieur insiste alors en personne pour la publication de ces pièces qui, ne dévoilant aucun fait nouveau sont naturellement devenues aussi insipides que de l’eau tiède, et sont reçues par le public blasé sans la plus légère émotion. Sur la proposition de Rémusat, l’Assemblée se retire dans ses bureaux et nomme un « comité de mesures extraordinaires ». Paris s’écarte d’autant moins de son train ordinaire que le commerce prospère à ce moment. Les manufactures sont occupées. Le prix du blé est bas. Les vivres abondent. Les caisses d’épargne reçoivent tous les jours de nouveaux dépôts. Les « mesures extraordinaires » que le Parlement avait annoncé, avec tant de bruit se réduisent le 18 janvier à un vote de défiance dirigé contre les ministres où l’on ne fait pas même mention du général Changarnier. Le « parti de l’ordre » était obligé de poser ainsi la question pour s’assurer les voix des républicains. De toutes les mesures prises par le ministère, en effet, la destitution, de Changarnier était la seule qui eut l’approbation de ces derniers et le parti de l’ordre ne pouvait blâmer les autres actes gouvernementaux puisqu’il les avait lui-même dictés.

Le 18 janvier 415 voix contre 286 se prononcèrent en faveur de la motion de défiance. Elle passa seulement grâce à une coalition des légitimistes et des orléanistes avérés, alliés aux républicains purs et à la Montagne. C’était une preuve que le « parti de l’ordre » n’avait pas seulement perdu le ministère, perdu l’armée, mais qu’encore, dans les conflits avec Bonaparte, il ne possédait plus sa majorité parlementaire. Une troupe de représentants avait déserté son camp et cela par fanatisme de la conciliation, par crainte de la lutte, par affaissement, par des considérations de famille au sujet de fonctions publiques exercées par des parents, par spéculation sur les ministères qui allaient vaquer (Odilon Barrot), par ce bas égoïsme qui pousse toujours un bourgeois ordinaire à sacrifier l’intérêt général de sa classe à tel ou tel mobile particulier. Les représentants bonapartistes d’abord ne marchaient avec le « parti de l’ordre » que s’il s’agissait de lutter contre la révolution. Le chef du parti catholique, Montalembert, jetait déjà au profit de Bonaparte son influence dans la balance : il doutait en effet des chances qu’avait de vivre le parti parlementaire. Les chefs de ce parti, enfin, Thiers et Berryer, l’orléaniste et le légitimiste étaient obligés de se proclamer publiquement républicains, de confesser que si leur cœur était royaliste, leurs idées étaient républicaines et que leur république parlementaire restait la seule forme permettant la suprématie de la bourgeoisie tout entière. Ils se voyaient contraints de flétrir, aux yeux de la bourgeoisie même, de qualifier d’intrigue aussi dangereuse qu’étourdie les projets de restauration qu’ils poursuivaient sans se rebuter, à l’insu du Parlement.

Le vote de défiance du 18 janvier frappait les ministres, mais n’atteignait pas le président. Ce n’était cependant pas le ministère, c’était le président qui avait destitué Changarnier. Le « parti de l’ordre » devait-il mettre Bonaparte lui-même en accusation ? Pour ses velléités de restauration ? Elles ne faisaient que compléter celles de ce parti. Pour sa conspiration dans les revues militaires et au sein de la société du 10 décembre ? Le « parti de l’ordre » avait depuis longtemps enterré ces questions par l’ordre du jour pur et simple. Pour la destitution du héros du 29 janvier et du 13 juin, de l’homme qui en mai 1850, menaçait, en cas d’émeute, de mettre le feu aux quatre coins de Paris ? Les alliés des gens de l’ordre, la Montagne et Cavaignac ne permirent jamais de relever le « boulevard de la société » par un compliment de condoléance officiel. On ne pouvait contester au président le droit constitutionnel de destituer un général.

On tempêtait uniquement parce qu’il avait fait un usage anti-parlementaire du droit qu’il tenait de la constitution. Mais « le parti de l’ordre » n’avait-il pas fait un usage inconstitutionnel de ses prérogatives parlementaires, en particulier, en abolissant le suffrage universel ? On était donc tenu de se mouvoir exactement dans les limites parlementaires. Cela relevait de cette maladie spéciale qui depuis 1848 a fleuri sur tout le continent, le crétinisme parlementaire, qui relègue les malades qui en sont infectés en un monde imaginaire, leur enlève tout sens, tout souvenir, toute intelligence du grossier monde extérieur ; ils relevaient de ce crétinisme parlementaire les gens de l’ordre qui, de leurs propres mains, avaient anéanti toutes les conditions d’un pouvoir parlementaire. Ils devaient le faire dans leur lutte contre les autres classes, mais tenaient encore pour des victoires leurs succès parlementaires et croyaient atteindre le président en frappant les ministres. Ils lui fournissaient seulement l’occasion d’humilier de nouveau l’Assemblée nationale aux yeux de la nation. Le 20 janvier le Moniteur annonçait que la démission du ministère tout entier était acceptée. Sous prétexte qu’aucun parti parlementaire n’avait plus la majorité, comme le montrait le vote du 18 janvier, ce fruit de la coalition de la Montagne et des royalistes, Bonaparte nomma un soi-disant ministère de transition dont aucun membre du Parlement ne faisait partie et qui ne se composait que d’individus complètement inconnus et dénués de toute importance : c’était un ministère de simples commis et de scribes. Le « parti de l’ordre » pouvait désormais s’épuiser à jouer avec ces marionnettes : le pouvoir exécutif ne tenait plus pour nécessaire de se faire représenter sérieusement devant l’Assemblée nationale. Plus les ministres se réduisaient à n’être plus que de simples figurants, plus Bonaparte concentrait visiblement tout le pouvoir exécutif en sa propre personne, plus le champ devenait libre et lui permettait d’exploiter ce pouvoir pour arriver à ses fins.

Le « parti de l’ordre », coalisé avec la Montagne, se vengea en repoussant la dotation présidentielle de 1.800.000 francs. Le chef de la société du 10 décembre avait obligé ses commis ministériels à en faire la proposition. Une majorité de 102 voix décida de la question. Depuis le 18 janvier 27 voix avaient fait défection. La dissolution du « parti de l’ordre » faisait des progrès. Pour qu’on ne se méprît pas un instant sur le sens de sa coalition avec la Montagne, ce parti dédaigna de prendre même en considération une proposition signée de 189 membres de la Montagne, demandant une amnistie générale des condamnés politiques. Il suffit que le ministre de l’intérieur, un certain Vaissé, vint faire des déclarations : le calme n’était qu’apparent, au fond une grande agitation régnait, des sociétés de toutes espèces s’organisaient en secret, les feuilles démocratiques prenaient leurs dispositions pour paraître à nouveau, les nouvelles des départements étaient défavorables, les réfugiés de Genève dirigeaient une conspiration s’étendant sur Lyon et sur tout le midi de la France, le pays était à la veille d’une crise industrielle et commerciale, les fabricants de Roubaix avaient diminué la journée de travail, les prisonniers de Belle-Isle s’étaient révoltés, — il suffit qu’un simple Vaissé vint évoquer le spectre rouge pour que le « parti de l’ordre » rejetât la proposition sans discussion : elle aurait cependant conquis à l’Assemblée nationale une énorme popularité et obligé Bonaparte à se jeter de nouveau dans ses bras. Au lieu de laisser le pouvoir exécutif l’intimider par la perspective de nouveaux troubles, la Législative aurait dû bien plutôt donner un peu plus de champ à la lutte des classes pour se réserver un peu d’indépendance vis-à-vis de l’exécutif ; mais elle ne se sentait pas appelée à jouer avec le feu.

Cependant ce que l’on appelait le ministère de transition végéta jusqu’au milieu d’avril. Bonaparte fatigua, berna l’Assemblée en lui présentant constamment de nouvelles combinaisons. Tantôt il semblait vouloir constituer un ministère républicain avec Lamartine et Billault. Tantôt c’était un ministère parlementaire avec l’inévitable Odilon Barrot dont le nom n’est jamais absent dès qu’on parle de dupe. Tantôt un cabinet légitimiste avec Vatimesnil et Benoit d’Azy. Tantôt un orléaniste avec Malleville. Il maintenait ainsi tendues les relations entre les différentes fractions du « parti de l’ordre » et le effrayait toutes prises ensemble par la perspective d’un ministère purement républicain et du rétablissement devenu inévitable du suffrage universel. En même temps, il persuadait à la bourgeoisie que tous ses efforts sincères de constituer un ministère parlementaire échouaient devant l’inimitié intraitable des fractions royalistes. La bourgeoisie n’en réclamait qu’à plus hauts cris un « gouvernement fort », elle trouvait d’autant plus impardonnable de laisser la France « sans administration » qu’une crise commerciale universelle semblait imminente. Cette crise créait au socialisme des partisans dans les villes et le prix bas, ruineux, du blé faisait de même à la campagne. Le commerce devenait de jour en jour plus languissant. Le nombre des inoccupés augmentait à vue d’œil. A Paris, au moins 10.000 ouvriers se trouvaient sans pain. A Rouen, Mulhouse, Lyon, Roubaix, Tourcoing, St-Etienne, Elbeuf, etc., de nombreuses fabriques étaient arrêtées. Dans ces conditions, Bonaparte pouvait espérer de réinstaller le 11 avril le ministère du 18 janvier. Il se composait de MM. Rouher, Fould, Baroche, etc., renforcés par M. Léon Foucher que la Constituante à ses derniers jours avait, sauf les voix de cinq ministres, unanimement flétri d’un vote de défiance pour publication de fausses dépêches télégraphiques. Ainsi, l’Assemblée nationale avait le 18 janvier remporté une victoire sur le ministère, avait lutté avec Bonaparte pendant trois mois pour permettre le 11 avril à Fould et à Baroche d’admettre un tiers, Léon Foucher, le puritain, dans leur société ministérielle.

En novembre 1849, Bonaparte s’était contenté d’un ministère non parlementaire, en janvier 1851 d’un cabinet extra-parlementaire. Le 11 avril il se sentit assez fort pour constituer un ministère anti-parlementaire. Il réconciliait harmonieusement dans son sein les votes de défiance des deux Assemblées, Constituante et Législative, des républicains et des royalistes. Cette succession de ministères constituait le thermomètre auquel le Parlement pouvait mesurer la diminution de sa propre chaleur vitale. Il était tombé si bas à la fin d’avril que Persigny pouvait inviter Changarnier dans une rencontre à passer dans le camp du président. Bonaparte, lui assurait-il, considérait l’influence de l’Assemblée comme complètement nulle. La proclamation qui devait être publiée après le « coup d’État », qu’on avait toujours en vue, mais qu’un hasard venait de faire remettre à plus tard était prête. Changarnier communiqua aux chefs du parti de l’ordre ces présages de mort ; mais qui croirait que la morsure des punaises est mortelle ? Et le Parlement si abattu, si décomposé, si corrompu fût-il, ne pouvait se résigner à voir dans le duel qu’il engageait avec le grotesque chef de la société du 10 décembre autre chose qu’un duel avec une punaise. Mais Bonaparte répondit au « parti de l’ordre » ce que dit Agésilas au roi Agis : Je te parais être une fourmi ; mais je serai un jour lion.

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