Traduction par Léon Remy.
Schleicher frères (p. 208-228).


II


Reprenons la suite de notre développement.

A partir des journées de Juin, l’histoire de l’Assemblée nationale constituante est l’histoire de la domination et de la dissolution de la fraction républicaine de la bourgeoisie, fraction que l’on connaît sous les noms de républicains tricolores, républicains purs, républicains politiques, républicains formalistes, etc.

Sous la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe ce parti avait formé l’opposition républicaine officielle et par suite constitué une portion du monde politique d’alors. Il avait ses représentants dans les chambres et une sphère d’action importante dans la presse. Son organe parisien, le National, passait pour être, à sa façon, aussi respectable que le journal des Débats. Cette situation sous la monarchie constitutionnelle correspondait au caractère de ce parti. Ce n’était pas une fraction de la bourgeoisie que réunissait un puissant intérêt commun, que déterminaient des conditions de production particulières. C’était une coterie de bourgeois, d’écrivains, d’avocats et de fonctionnaires possédant des idées républicaines. Leur influence se fondait sur les antipathies personnelles que le pays nourrissait contre Louis-Philippe. Elle avait sa source dans les souvenirs de la première république, dans les convictions républicaines d’une quantité d’enthousiastes. Elle reposait surtout sur le nationalisme français dont la haine envers les conventions de Vienne et l’alliance avec l’Angleterre ne désarmait jamais. Une grande partie de l’influence que le National possédait sous Louis-Philippe était dû à cet impérialisme secret qui plus tard sous la République pouvait se personnifier sous les traits de Louis Bonaparte. Il combattait l’aristocratie financière comme le faisait alors tout le reste de l’opposition bourgeoise. La polémique qu’il soutenait contre le budget qui, en France, se lie à la lutte contre l’aristocratie de la finance, lui créait une popularité à trop bon compte, lui fournissait une trop riche matière à leading articles puritains pour ne pas être exploitée. La bourgeoisie industrielle lui était reconnaissante de sa défense servile du système protecteur français qu’il adoptait pour des raisons plus nationales qu’économiques. La bourgeoisie tout entière lui savait gré de ses dénonciations haineuses du communisme et du socialisme. Au reste le parti du National était républicain pur : il voulait que la domination bourgeoise revêtît une forme républicaine au lieu d’une forme monarchique ; ce qu’il demandait avant tout c’était de jouir d’une part de lion. Il était peu clair sur les conditions de cette transformation. Ce qui par contre éclatait comme le jour, ce que l’on proclama dans les banquets réformistes des derniers temps de Louis-Philippe, ce fut son impopularité chez les petits bourgeois démocrates et surtout chez les prolétaires révolutionnaires. Ces républicains purs, s’il peut toutefois s’en rencontrer, étaient déjà sur le point de se contenter d’abord d’une régence de la duchesse d’Orléans quand éclata la révolution de Février qui offrit à ses représentants les plus connus une place dans le gouvernement provisoire. Ils jouissaient naturellement de prime abord de la confiance de la bourgeoisie et de la majorité de l’Assemblée nationale constituante. Les éléments socialistes du gouvernement provisoire furent aussitôt exclus de la commission exécutive que l’Assemblée nationale constitua dès sa réunion. Le parti du National profita de plus de l’insurrection de Juin qui éclata pour congédier la commission exécutive et se débarrasser ainsi de ses rivaux les plus immédiats, les républicains petits bourgeois ou démocrates, Ledru, etc. Cavaignac, le général du parti républicain bourgeois, qui commandait la bataille de Juin, investi d’une sorte de pouvoir dictatorial, remplaça la commission exécutive. Marrast, jadis rédacteur en chef au National devint le président perpétuel de l’Assemblée nationale constituante et les ministères, ainsi que tous les autres postes importants, tombèrent au pouvoir des républicains purs.

La fraction des républicains bourgeois, qui depuis longtemps se considérait comme l’héritière légitime de la monarchie de Juillet, se trouva avoir ainsi dépassé son idéal. Seulement elle arrivait au pouvoir d’une tout autre façon qu’elle ne l’avait rêvé sous Louis-Philippe. Ce n’était pas une révolte libérale de la bourgeoisie contre le trône qui l’y portait, mais une émeute du prolétariat dirigée contre le capital et qu’on avait battu à coups de feu. Ce qu’elle s’était représenté comme le plus révolutionnaire des évènements fut en réalité le plus contre-révolutionnaire. Le fruit tombait dans son sein, mais il s’était détaché de l’arbre de la science et non de l’arbre de la vie.

La suprématie exclusive des républicains bourgeois ne se maintint que du 24 juin au 10 décembre 1848. Son histoire se résume en l’élaboration d’une constitution républicaine et dans la mise en état de siège de Paris.

La nouvelle constitution n’était au fond que l’édition républicaine de la charte constitutionnelle de 1830. La restriction du cens électoral sous la monarchie de Juillet, qui excluait du pouvoir politique une grande partie de la bourgeoisie même était incompatible avec l’existence de la République bourgeoise. La révolution de Février avait, sur-le-champ, proclamé à la place de ce cens le suffrage universel direct. Les républicains bourgeois ne pouvaient empêcher que cet événement ait eu lieu. Ils durent se contenter d’y adjoindre une disposition restrictive, l’obligation d’une résidence de six mois au lieu du vote. L’ancienne organisation de l’administration, de la commune, de la justice, de l’armée ne fut pas modifiée. Quand la constitution l’amenda, la réforme portait sur la table des matières et non sur le contenu, sur le mot et non sur la chose.

L’inévitable état-major des libertés de 1848, liberté personnelle, liberté de la presse, de la parole, d’association, de réunion, d’enseignement, des cultes, etc, reçut un uniforme constitutionnel qui le rendait invulnérable. Chacune de ces libertés était naturellement proclamée comme le droit absolu du citoyen français. Mais une note marginale déclarait toujours que ce droit était illimité dans la mesure où il n’était pas limité par les droits égaux d’autrui et par la sécurité publique, ou bien encore par des lois destinées à assurer précisément cette harmonie. Par exemple : « Les citoyens ont le droit de s’associer, de s’assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner et d’exprimer leurs opinions par la presse ou par tout autre moyen. La jouissance de ces droits n’a d’autre limite que les droits égaux d’autrui et la sécurité publique (cap. II, § 8 de la Constitution). — L’enseignement est libre. Cette liberté de l’enseignement doit être exercée dans les conditions fixées par la loi et sous le contrôle suprême de l’État » (l. c, § 9). — Le domicile de tout citoyen est inviolable sauf dans les formes prévues par la loi. » (cap. I,§ 3), etc.

La constitution renvoie continuellement à de futures lois organiques, destinées à compléter ces notes marginales et à régler la jouissance de ces libertés absolues de telle façon qu’elles ne se blessent pas entre elles et ne blessent pas non plus la sécurité publique. Plus tard, les lois organiques ont été mises au jour par les amis de l’ordre et toutes ces libertés ont été réglées de telle façon que la bourgeoisie ne rencontra dans leur jouissance aucun obstacle dans les droits égaux des autres classes. Quand les lois « organiques » refusent complètement ces libertés, ou subordonne leur jouissance à des conditions qui sont autant de pièges policiers, c’est toujours, comme le prescrit la constitution, dans l’intérêt de la sécurité publique, c’est-à-dire de la sécurité de la bourgeoisie. Des deux côtés on se prévalait en toute justice de la constitution, les amis de l’ordre qui anéantissaient toutes ces libertés, comme les démocrates qui les réclamaient toutes en s’appuyant sur elle. Chaque paragraphe de la constitution contient, en effet, sa propre antithèse ; sa propre chambre haute, sa propre chambre basse ; la phrase générale reconnaît la liberté, la glose marginale supprime cette liberté. Aussi longtemps donc que le nom de la liberté fut respecté et que seule sa réalisation véritable fut interdite, l’existence constitutionnelle de la liberté resta entière, intacte, bien que son existence, au sens vulgaire du mot, fut totalement anéantie.

Cette constitution, si subtilement rendue invulnérable, était cependant, comme Achille, vulnérable en un point, non au talon toutefois, mais à la tête, ou plutôt aux deux têtes en lesquelles elle se partageait, l’Assemblée constituante d’un côté, le président de l’autre. Que l’on feuillette la constitution et l’on découvrira que seuls les paragraphes où sont déterminés les rapports du président avec la Constituante sont absolus, positifs, sans contradiction, inaltérables. Il s’agissait en effet pour les républicains bourgeois de leur propre sécurité. Les §§ 47 à 70 de la constitution sont rédigés de telle façon que l’Assemblée nationale peut écarter le président constitutionnellement et que le président ne peut se débarrasser de l’Assemblée que par voie inconstitutionnelle, en supprimant la constitution elle-même. Elle provoque donc par là même son anéantissement violent. Elle ne se contente pas de célébrer, comme la charte de 1830, la division des pouvoirs, elle la pousse jusqu’à la contradiction la plus insupportable. Le jeu des pouvoirs constitutionnels comme Guizot nommait la dispute parlementaire qui surgit entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, joue constamment « va banque » dans la constitution de 1848. D’un côté se trouvent sept cent cinquante représentants du peuple, élus au suffrage universel et rééligibles, formant une Assemblée nationale libre de tout contrôle, indissoluble, indivisible, Assemblée nationale qui jouit de la toute-puissance parlementaire, décide en dernière instance en matière de paix, de guerre, de traités de commerce, possède seule le droit d’amnistie ; sa permanence met sans interruption cette Assemblée au premier plan. D’autre part, le président est pourvu de tous les attributs du pouvoir royal, a la faculté de nommer et de révoquer ses ministres sans intervention de l’Assemblée nationale ; il réunit en ses mains tous les moyens d’action du pouvoir exécutif, pourvoit à tous les emplois, décide de l’existence d’un million et demi de citoyens, c’est en effet le nombre formé par les cinq cent mille fonctionnaires et par les officiers de tous grades. Il est à la tête de toute la force armée. Il jouit du privilège de gracier isolément les criminels, de suspendre les gardes nationaux, de révoquer, d’accord avec le Conseil d’État, les conseillers généraux, cantonaux, communaux élus par les citoyens. L’initiative dans les traités, la direction des négociations lui sont réservées. Tandis que l’Assemblée reste constamment sur les planches exposée au grand jour, à la critique, il mène une vie cachée dans les Champs-Élysées, ayant devant les yeux et dans son cœur l’article 45 de la constitution qui lui crie tous les jours : « Frère, il faut mourir ! » Ton pouvoir cesse le second dimanche du joli mois de mai, dans la quatrième année de ton élévation ! Alors ton règne prend fin, il n’y aura pas de seconde représentation. Si tu as des dettes, vois à temps au moyen de les payer avec les 600.000 francs que t’alloue la constitution, à moins que tu ne préfères partir pour Clichy le deuxième lundi du joli mois de mai ! Si la constitution attribue au président le pouvoir réel, elle tente d’assurer à l’Assemblée nationale le pouvoir moral. Outre qu’il est impossible de créer un pouvoir moral au moyen d’articles de loi, la constitution se détruit ici elle-même en faisant élire au suffrage direct le président par tous les Français. Tandis que les suffrages de la France se dispersent sur les sept cent cinquante membres de l’Assemblée nationale, ils se concentrent ici sur un unique individu. Alors que chaque député ne représente que tel ou tel parti, telle ou telle ville, telle ou telle tête de pont, ou même la simple nécessité d’élire un sept cent cinquantième quelconque, opération dans laquelle on se montre peu difficile tant sur l’homme que sur la chose, Lui est l’Élu de la nation et son élection est l’atout que le peuple souverain joue tous les quatre ans. Un rapport métaphysique réunit l’Assemblée nationale élue et la nation, mais le président élu est en rapport personnel avec cette dernière. L’Assemblée nationale traduit bien par ses divers représentants les faces multiples de l’esprit national, il s’incarne dans le président. Il a sur elle l’avantage d’un droit divin particulier, il est par la volonté du peuple.

Thétis, déesse de la mer, avait prophétisé à Achille qu’il périrait dans la fleur de sa jeunesse. La constitution qui avait son point vulnérable comme Achille, pressentait, comme lui, qu’elle s’en irait prématurément. Les « républicains purs » de la Constituante n’avaient qu’à jeter, du ciel nébuleux de leur République idéale, un regard sur le monde profane pour reconnaître que leur propre discrédit, que l’arrogance des royalistes, bonapartistes, démocrates, communistes croissaient tous les jours à mesure que s’approchait l’époque où leur grand chef-d’œuvre législatif serait parachevé. Pour voir cela, il n’était pas besoin que Thétis délaissât la mer et vint leur révéler ce secret. Les « républicains purs et simples » cherchèrent à tromper le destin par une ruse constitutionnelle, par le paragraphe 111 de la constitution en vertu duquel toute proposition de revision de la constitution ne pouvait être votée que par les 3/4 des suffrages, après trois débats successifs entre chacun desquels tout un mois devait s’écouler ; il fallait encore que cinq cent membres au moins de l’Assemblée prissent part au vote. C’était une tentative impuissante d’exercer encore un pouvoir comme minorité parlementaire, état auquel ils se voyaient déjà prophétiquement réduits et, en ce moment où ils disposaient encore de la majorité parlementaire et de tous les moyens de gouvernement, ce pouvoir s’échappait tous les jours davantage de leurs mains débiles.

Enfin, dans un paragraphe mélodramatique, la constitution se confie elle-même « à la vigilance et au patriotisme du peuple français tout entier et de chaque Français en particulier, » après avoir, dans un autre paragraphe, signalé les « vigilants » et les « patriotes » à l’attention délicate et pénale du tribunal suprême qu’elle avait inventé, de la « haute cour. »

Telle était la constitution de 1848 qui succomba le 2 décembre 1851. Ce ne fut pas une tête qui la renversa. Il suffit qu’un simple chapeau l’ait frôlée. Ce chapeau était à la vérité le tricorne de Napoléon.

Tandis que les républicains bourgeois étaient occupés, dans l’Assemblée, à subtiliser, à discuter et à voter cette constitution, Cavaignac, au dehors de l’Assemblée maintenait Paris en état de siège. L’état de siège de Paris avait assisté la Constituante dans son enfantement républicain. Si la constitution fut plus tard assassinée à coup de baïonnettes, il ne faut pas oublier que c’était la baïonnette, baïonnette dirigée contre le peuple qui l’avait protégée dans le sein de sa mère, que c’était encore la baïonnette qui l’avait mise au monde. Les aïeux des « républicains honnêtes » avaient fait faire le tour de l’Europe à leur symbole, le drapeau tricolore. Les « républicains honnêtes » firent aussi une invention qui, d’elle-même fit son chemin dans tout le continent, mais revint toujours avec une prédilection nouvelle en France jusqu’à ce qu’elle eût acquis le droit de cité dans la moitié des départements. C’était l’état de siège. Invention remarquable, périodiquement employée dans chaque crise ultérieure survenue au cours de la révolution française. Mais la caserne et le bivac que l’on imposait périodiquement à la société française pour peser sur son cerveau et en faire une personne tranquille ; le sabre et le mousqueton à qui l’on faisait périodiquement rendre la justice et administrer, exercer l’office de tuteur et de censeur, jouer le rôle de la police et remplir le personnage de veilleur de nuit ; la moustache et l’habit de munition que l’on célébrait périodiquement comme l’expression supérieure de la société, dont on faisait le recteur de la société ; — la caserne et le bivac, le sabre et le mousqueton, la moustache et l’uniforme ne devaient-ils pas finir par croire qu’il valait mieux sauver la société une fois pour toutes, publier que leur régime était le plus élevé de tous et délivrer complètement la société civile du souci de se gouverner elle-même ? La caserne, le bivac, le sabre et le mousqueton, la moustache et l’uniforme devaient d’autant plus s’arrêter à cette idée qu’ils pouvaient s’attendre à être mieux payés, puisque les services rendus étaient plus importants ; dans les mises en état de siège périodiques, dans les sauvetages passagers de la société sur l’injonction de telle ou telle fraction de la bourgeoisie, l’agrément était maigre : quelques morts et quelques blessés ; quelques grimaces amicales des bourgeois. Est-ce que le militaire ne devait pas enfin commencer à jouer de l’état de siège dans son propre intérêt et pour son propre intérêt et assiéger en même temps les bourses des bourgeois ? Il ne faut pas oublier d’ailleurs, notons le en passant, que le colonel Bernard, ce président de la commission militaire qui, sous les ordres de Cavaignac, avait gratifié sans jugement quinze mille insurgés de la déportation, se remuait à ce moment à la tête de la commission militaire fonctionnant à Paris.

Si les « républicains honnêtes », les « républicains purs », avaient, avec l’état de siège, préparé le terrain où les prétoriens du 2 décembre 1851 devaient prospérer, ils méritent par contre un éloge : au lieu d’exagérer le sentiment national comme sous Louis-Philippe, maintenant qu’ils commandaient à la puissance nationale, ils rampaient devant l’étranger ; au lieu de libérer l’Italie, ils la laissèrent reconquérir par les Autrichiens et les Napolitains. L’élection de Louis Bonaparte à la présidence, le 10 décembre 1848 mit fin à la dictature de Cavaignac et à la Constituante. Dans le paragraphe 44 de la constitution, il est dit : « Le président de la République française ne doit jamais avoir perdu sa qualité de citoyen français. » Le premier président de la République française, Louis-Napoléon Bonaparte, ne s’était pas contenté de perdre sa qualité de citoyen français : non seulement il avait été « special constable » en Angleterre, mais il s’était même fait naturaliser Suisse.

J’ai montré autre part quelle était l’importance de l’élection du 10 décembre. Je n’y reviens pas. Il suffit de remarquer qu’elle était une réaction des paysans qui avaient dû payer les frais de la révolution de Février, réaction dirigée contre les autres classes de la nation, réaction de la campagne contre la ville. Elle trouva un grand écho d’abord dans l’armée à qui les républicains du National n’avaient su fournir ni gloire, ni haute paie, puis dans la grande bourgeoisie qui voyait en Bonaparte le pont qui la conduirait à la monarchie, enfin chez les petits bourgeois et les prolétaires qui saluaient en lui le fléau de Cavaignac. Je trouverai plus tard l’occasion d’étudier de plus près la situation où les paysans se trouvent vis-à-vis de la révolution française.

L’intervalle qui s’étend du 20 décembre 1848 à la dissolution de la Constituante en mai 1849 comprend l’histoire de la chute des républicains bourgeois. Après avoir fondé une République au profit de la bourgeoisie, chassé le prolétariat révolutionnaire du champ de bataille et réduit momentanément au silence la petite bourgeoisie démocrate, ils sont eux-mêmes mis à l’écart par la masse de la bourgeoisie qui, à bon droit, confisque cette République qu’elle considère comme sa propriété. Mais cette masse bourgeoise était royaliste. Une partie, les grands propriétaires fonciers, avait régné sous la Restauration ; elle était donc légitimiste. L’autre, les aristocrates de la finance et les grands industriels, avait régné sous la monarchie de Juillet : elle était donc orléaniste. Les grands dignitaires de l’armée, de l’Université, de l’Église, du barreau, de l’Académie et de la presse étaient partagés, bien qu’en proportion inégale, par ces deux courants. Ils avaient trouvé la forme d’État sous laquelle ils pouvaient régner en commun dans la République bourgeoise, qui ne portait ni le nom de Bourbon, ni celui d’Orléans, mais bien celui de capital. L’insurrection de Juin les avait déjà réunis en « parti de l’ordre ». Maintenant il s’agissait d’abord de mettre à l’écart la coterie des républicains bourgeois qui occupait encore les sièges de l’Assemblée nationale. Autant ces « républicains purs » avaient agi brutalement vis-à-vis du peuple, abusé à son égard de la force physique, autant ils montraient de lâcheté devant le pouvoir exécutif et les royalistes ; filant doux, abattus, incapables de résistance, ils lâchaient pied quand il s’agissait de proclamer leur républicanisme et de revendiquer leur droit législatif. Je n’ai pas à raconter ici la honteuse histoire de leur décomposition. Ils n’ont pas péri : ils ont disparu. Leur histoire est à jamais terminée. Dans les périodes suivantes, ils ne figurent que comme souvenirs, soit dans l’Assemblée, soit en dehors d’elle, souvenirs qui paraissent reprendre un peu de vie lorsqu’il s’agit uniquement du nom de République, et chaque fois que le conflit révolutionnaire paraît devoir s’abaisser au niveau le plus bas. Je remarque en passant que le journal qui donna son nom à ce parti, le National, se convertit au socialisme dans la période suivante.

Avant d’en finir avec cette époque, il nous faut encore reporter nos regards sur les deux puissances dont l’une anéantit l’autre le 2 décembre 1851, tandis que du 20 décembre 1848 jusqu’au départ de la Constituante, elles entretenaient ensemble des relations conjugales. Nous entendons par là, Louis Bonaparte, d’une part, et le parti des royalistes coalisés, parti de l’ordre, de la grande bourgeoisie, d’autre part. Dès le début de sa présidence, Bonaparte forma aussitôt un ministère pris dans le « parti de l’ordre », à la tête duquel il plaça Odilon Barrot, nota bene, l’ancien chef de la fraction la plus libérale de la bourgeoisie parlementaire. M. Barrot avait enfin conquis le ministère dont l’ombre le poursuivait depuis 1830, et, mieux encore, la présidence de ce ministère, mais non comme il le rêvait sous Louis-Philippe, non en qualité de chef le plus avancé de l’opposition parlementaire. Il avait pour tâche d’assassiner un parlement et cela en société avec tous ses ennemis jurés, jésuites et légitimistes. Il ramenait enfin la fiancée à la maison, mais après s’être prostituée. Pour Bonaparte, il s’éclipsait totalement en apparence. Le « parti de l’ordre » agissait pour lui.

Dans le premier conseil des ministres, l’expédition de Rome fut décidée : on convint de la mener à l’insu de l’Assemblée nationale et de lui en arracher les moyens sous un faux prétexte. On débuta donc par une escroquerie commise au détriment de l’Assemblée et par une conspiration secrète tramée avec les puissances absolues de l’étranger contre la république romaine qui était révolutionnaire. Bonaparte prépara de la même façon et par les mêmes manœuvres son coup du 2 décembre dirigé contre la Législative royaliste et sa République constitutionnelle. N’oublions pas que le même parti, qui le 20 décembre 1848 fournissait Bonaparte d’un ministère, constituait, le 2 décembre 1851, la majorité à l’Assemblée législative.

La Constituante avait décidé, au mois d’août, de ne se séparer que quand elle aurait élaboré et promulgué toute une série de lois organiques qui devaient compléter la constitution. Le « parti de l’ordre » fit proposer, le 6 janvier 1849, par le représentant Rateau de laisser là les lois organiques et de décider sa propre dissolution. Non seulement le ministère, M. Barrot en tête, mais tous les membres royalistes de l’Assemblée déclarèrent alors impérieusement à cette dernière que sa séparation était nécessaire à l’établissement du crédit, à la consolidation de l’ordre. On mettrait enfin un terme au provisoire indéterminé et on fonderait un état de choses définitif. L’Assemblée entravait la productivité du nouveau gouvernement et ne cherchait à prolonger son existence que par rancune. Le pays était las d’elle. Bonaparte nota toutes ces invectives contre le pouvoir législatif, les apprit par cœur et montra aux royalistes parlementaires le 2 décembre 1851 qu’il avait profité à leur école. Il tourna contre eux leurs propres rubriques.

Le ministère Barrot et le parti de l’ordre allèrent plus loin. Ils suscitèrent dans toute la France des pétitions adressées à l’Assemblée nationale où on la priait très amicalement de vouloir bien disparaître. Ils faisaient ainsi ouvrir le feu par la masse inorganique de la nation contre l’Assemblée nationale, émanation du peuple, constitutionnellement organisée. Ils enseignèrent à Bonaparte à en appeler des assemblées parlementaires à la nation. Enfin vint le 29 janvier 1849, jour où la Constituante devait décider de sa propre dissolution. L’Assemblée trouva le lieu de ses séances militairement occupé. Changarnier, le général du « parti de l’ordre », entre les mains duquel était réuni le commandement supérieur des troupes de ligne et de la garde nationale, passa de grandes revues à Paris, comme si l’on se trouvait à la veille d’une bataille et les royalistes coalisés déclarèrent, en menaçant, à la Constituante qu’on emploierait la violence si elle ne se montrait pas docile. Elle était docile et ne marchanda qu’une toute petite prolongation d’existence. Qu’était le 29 janvier sinon le « coup d’État » du 2 décembre 1851, tenté cette fois-ci par les royalistes avec Bonaparte contre l’Assemblée républicaine ? Ces messieurs ne remarquèrent pas, ou ne voulurent pas le faire, que Bonaparte profita du 29 janvier pour faire défiler devant lui une partie des troupes devant les Tuileries et précisément saisit avec empressement l’occasion de cette première levée de troupes dirigée contre le pouvoir parlementaire pour faire présager Caligula. Mais ces messieurs n’avaient d’yeux que pour leur Changarnier.

Les lois organiques, lois destinées à compléter la constitution, telles que la loi sur l’enseignement, sur les cultes etc., étaient un motif qui poussait tout particulièrement le « parti de l’ordre » à abréger violemment la durée de l’existence de la Constituante. Il était de toute importance pour les royalistes coalisés de faire ces lois eux-mêmes et de ne pas en abandonner la confection aux républicains devenus défiants. Parmi ces lois organiques, d’ailleurs, il y en avait une relative à la responsabilité du président de la République. En 1851, l’Assemblée législative était précisément occupée à l’élaboration de cette loi quand Bonaparte prévint ce coup par le 2 décembre. Qu’auraient donné les royalistes coalisés dans leur campagne parlementaire de l’hiver de 1851 pour avoir toute faite cette loi sur la responsabilité présidentielle, pour l’avoir toute élaborée par une Assemblée républicaine défiante et haineuse.

Quand le 29 janvier 1849, la Constituante eut brisé elle-même sa dernière arme, le ministère Barrot et les amis de l’ordre la mirent aux abois, n’épargnèrent rien de ce qui pouvait l’humilier et arrachèrent à sa faiblesse et à son peu de confiance en elle-même des lois qui enlevèrent au public le dernier reste de considération qu’il pouvait avoir pour elle. Bonaparte, occupé de son idée fixe, l’idée napoléonienne, était assez impertinent pour exploiter cet abaissement du pouvoir parlementaire. Quand en effet, le 8 mai 1849, l’Assemblée nationale infligea un vote de blâme au ministère à propos de l’investissement de Civita Vecchia par Oudinot et ordonna de ramener l’expédition romaine à sa destination prétendue, Bonaparte publia, le soir même, dans le Moniteur, une lettre adressée à Oudinot où il le félicitait de ses actions d’éclat et se posait en protecteur magnanime de l’armée vis-à-vis des écrivassiers parlementaires. Les royalistes en sourirent. Ils tenaient Napoléon simplement pour leur dupe. Enfin comme Marrast, président de la Constituante, ayant cru un instant que la sécurité de l’Assemblée nationale était compromise et s’appuyant sur la constitution, avait requis un colonel avec son régiment, le colonel refusa d’obéir, argua de la discipline et renvoya Marrast à Changarnier qui l’éconduisit dédaigneusement en remarquant qu’il n’aimait pas les « baïonnettes intelligentes[1]. » Quand, en novembre 1851, les royalistes coalisés voulurent engager la bataille décisive avec Bonaparte, ils cherchèrent à faire adopter dans leur célèbre motion des questeurs, le principe de la réquisition directe des troupes par le président de l’Assemblée nationale. Un de leurs généraux, Leflô, avait signé le projet de loi. Ce fut en vain que Changarnier vota pour la proposition et que Thiers rendit hommage à la sagesse et la circonspection de l’ancienne Constituante. Le ministre de la guerre, Saint-Arnaud, lui répondit comme Changarnier l’avait fait à Marrast, aux applaudissements de la Montagne !

Ainsi le parti de l’ordre, quand il n’était pas encore l’Assemblée nationale, quand il n’était encore que le ministère, avait déjà flétri le régime parlementaire. Et il poussa de hauts cris quand le 2 décembre 1851 bannit de France ce régime. Nous lui souhaitons bon voyage.

  1. En français dans le texte.