Le Voyageur enchanté/Chapitre 14

Traduction par Victor Derély.
Albert Savine (p. 247-260).

XIV


— Eh bien ! et après ? demanda-t-on à Ivan Sévérianitch.

— Après, tout eut lieu comme il l’avait promis.

— Qui avait promis ?

— Le magnétiseur qui m’avait fourré dans cette aventure : il s’était engagé à me délivrer du démon de l’ivrognerie et il m’en a débarrassé : depuis lors je n’ai plus bu un seul petit verre. Ç’a été de l’ouvrage bien fait.

— Oui, mais comment vous êtes-vous arrangé avec votre prince, après avoir donné la volée à ses cygnes ?

— Je ne le sais pas moi-même, cela se fit très simplement. Lorsque j’eus quitté ces tsiganes et que je fus revenu chez moi, je ne me rappelle pas comment je me couchai, seulement j’entends que le prince cogne et m’appelle. Je veux me lever, mais je ne trouve pas le bord de mon coffre et ne puis en descendre. Je me traîne d’un côté — ce n’est pas le bord ; je me retourne de l’autre — là non plus il n’y a pas de bord… Est-ce que je me serais perdu sur le coffre ?… Le prince crie : « Ivan Sévérianitch ! » Je réponds : « Tout de suite ! » et je me vire en tous sens, mais je ne parviens pas davantage à trouver le bord. À la fin, je me dis : « Allons, s’il n’y a pas moyen d’en descendre, je vais sauter en bas. » Je prends mon élan, je saute le plus loin possible et je sens que je me suis donné un coup au visage ; autour de moi quelque chose résonne et se répand par terre ; derrière moi le même bruit se fait entendre et je perçois la voix du prince qui dit à son denchtchik[1] : « Éclaire vite ! » Je reste immobile à ma place parce que je ne sais pas si c’est en état de veille ou en rêve que je vois tout cela, je me figure que je suis toujours sur le coffre dont je n’ai pu trouver le bord. Mais, quand le denchtchik apporte de la lumière, je m’aperçois que je suis sur le plancher : en sautant j’ai été donner de la tête contre l’étagère sur laquelle la logeuse met ses cristaux et j’ai tout cassé…

— Comment donc vous êtes-vous trompé ainsi ?

— C’est bien simple : je croyais m’être couché, comme d’ordinaire, sur mon coffre et, sans doute, en arrivant de chez les tsiganes, je m’étais tout bonnement étendu sur le plancher ; voilà pourquoi j’avais beau me tourner dans tous les sens, je ne trouvais pas le bord et ne pouvais pas le trouver ; ensuite je sautai et mon élan m’emporta jusqu’à l’étagère. La cause de ma méprise c’est que ce… magnétiseur m’avait bien délivré du démon de l’ivrognerie, mais il avait mis à la place celui de l’erreur… Je me rappelai alors une parole qu’il m’avait dite : « Ce serait pire si l’on renonçait à la boisson », et je voulus me rendre auprès de lui pour le prier de me démagnétiser, attendu que j’aimais mieux revenir à mon ancien état ; mais je ne le trouvai pas. Il s’était chargé de mon démon et en avait été victime : les excès de boisson auxquels il s’était livré dans un cabaret situé en face de l’établissement des tsiganes l’avaient fait passer de vie à trépas.

— De sorte que vous êtes resté magnétisé ?

— Oui.

— Et ce magnétisme a agi longtemps sur vous ?

— Comment, longtemps ? Il agit peut-être encore à l’heure qu’il est.

— Nous serions pourtant curieux de savoir ce qui s’est passé entre vous et le prince… Se peut-il que vous n’ayez pas eu d’explication ensemble au sujet des cygnes ?

— Si, nous eûmes une explication, mais elle fut sans importance. Le prince qui avait passé la nuit au jeu arrive nettoyé et me demande de lui donner de quoi prendre sa revanche. Je lui réponds :

— Voilà qui tombe bien, je n’ai pas d’argent.

Il croit que je plaisante.

— Non, c’est la vérité, lui dis-je, — en votre absence j’ai fait une grande sortie.

— Comment donc, interroge-t-il, — as-tu pu dépenser cinq mille roubles en une seule sortie ?

— Je les ai jetés tous d’un seul coup à une tsigane…

Il se refuse à le croire.

— Allons, ne le croyez pas si vous voulez, mais je vous dis les choses comme elles sont.

Cette fois il se fâche.

— Ferme la porte, ordonne-t-il, — je vais t’apprendre à dissiper l’argent de l’État.

Mais à peine a-t-il prononcé cette parole qu’il revient à des sentiments plus doux.

— Non, dit-il, — je suis moi-même tout aussi désordonné que toi.

Là-dessus, il va achever sa nuit dans sa chambre et j’en fais autant dans le grenier à foin. Je me réveillai à l’hôpital ; on m’apprit que j’avais eu une attaque de delirium tremens, que j’avais voulu me pendre et qu’il avait fallu me mettre une camisole de force. Lorsque j’eus recouvré la santé, je me rendis chez le prince, je l’allai voir dans son village car, sur ces entrefaites, il avait quitté le service.

— Altesse, commençai-je, — j’ai une dette à acquitter envers vous.

— Va-t’en au diable ! me répondit-il.

Je vis qu’il était encore très fâché contre moi, je m’approchai de lui et je tendis le dos.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il.

— Du moins, étrillez-moi comme il faut, je vous en prie.

— Comment sais-tu, reprit le prince, — si je suis en colère contre toi ? Peut-être même qu’à mes yeux tu n’es pas du tout coupable.

— Allons donc, répliquai-je, — comment ne serais-je pas coupable quand j’ai gaspillé une pareille quantité d’argent ? Je sais moi-même que la potence serait un châtiment encore trop doux pour un coquin comme moi.

— Que veux-tu, mon ami ? tu es un artiste.

— Comment cela ?

— Oui, c’est ainsi, très cher Ivan Sévérianitch ; vous êtes un artiste, mon à demi très honoré.

— Je ne comprends pas.

— Ne cherche aucun sens injurieux dans ce mot, car moi-même je suis aussi un artiste.

« Allons, cela se comprend, pensai-je, il est clair que je ne suis pas le seul qui aie eu une attaque. »

Il se leva et frappa avec sa pipe contre le plancher.

— Qu’y a-t-il d’étonnant, observa-t-il, — à ce que tu lui aies sacrifié ce que tu avais sur toi ? Moi, mon ami, j’ai donné pour elle ce que je n’avais même pas.

Je le regardai avec stupéfaction.

Batuchka, altesse, que dites-vous là, miséricorde ! Vos paroles me font peur !

— Allons, ne t’effraie pas trop : Dieu est miséricordieux et peut-être que je me tirerai d’affaire d’une façon quelconque ; toujours est-il que, pour cette Grouchka, j’ai donné au tabor[2] cinquante mille roubles.

Je poussai un cri.

— Comment, cinquante mille roubles ! Pour une Tsigane ! Mais est-ce que cet aspic vaut cela ?

— Eh bien ! mon à demi très honoré, vous venez de dire une sottise et non une parole d’artiste !… Comment, si elle vaut cela ? Une femme vaut tous les trésors du monde, car la blessure qu’elle fait, un empire n’y porterait pas remède, et seule elle peut en un moment la guérir.

Je sentais que tout cela était vrai, mais je continuais à hocher la tête et à m’exclamer :

— Une pareille somme ! Cinquante mille roubles !

— Oui, oui, fit le prince, — et ne répète plus cela, car c’est bien heureux qu’ils se soient contentés de ce chiffre, vu que j’aurais donné davantage encore… j’aurais donné tout ce qu’on aurait voulu.

— Il fallait cracher là-dessus, voilà tout.

— Je ne pouvais pas cracher, mon ami, je ne le pouvais pas.

— Pourquoi donc ?

— J’avais reçu la blessure de sa beauté et de son talent, et il fallait que je m’en guérisse, autrement je serais devenu fou. Mais dis-moi la vérité : est-elle belle ? Hein ? Y a-t-il vraiment là de quoi devenir fou ?

Je me mordis les lèvres et me bornai d’abord à secouer silencieusement la tête.

— Certainement, répondis-je enfin.

— Moi, tu sais, poursuivit le prince, — il ne m’en coûterait pas de mourir pour une femme. Peux-tu comprendre que la mort, dans ces conditions, soit indifférente ?

— Qu’y a-t-il là d’incompréhensible ? La beauté, la perfection de la nature…

— Comment l’entends-tu ?

— Je veux dire que la beauté est la perfection de la nature, et que l’homme qui en est épris sacrifie sa vie pour elle… même avec joie.

— Bravo ! s’écria mon prince, — bravo, mon presque à demi très honoré et beaucoup peu considérable Ivan Sévérianovitch ! Oui, en effet, la mort est une joie et maintenant il m’est doux d’avoir pour elle brisé ma carrière : j’ai quitté le service, j’ai hypothéqué mon bien et désormais je vivrai ici sans voir personne, mais je jouirai exclusivement de sa présence et je ne cesserai pas de contempler son visage.

— Comment contemplerez-vous son visage ? demandai-je à voix basse. — Est-ce qu’elle est ici ?

— Mais comment pourrait-il en être autrement ? sans doute, elle est ici.

— Est-ce possible ?

— Attends, dit-il, — je vais l’amener. Tu es un artiste, à toi je ne la cacherai pas.

Et il sortit de la chambre. En attendant son retour, je me dis :

« Eh ! tu as tort de déclarer si haut que tu contempleras exclusivement son visage ! Tu en seras vite las ! » Mais je ne creusai pas cette idée, car, en songeant que Grouchka était maintenant si près de moi, je me sentais au cœur une chaleur cuisante et mon esprit se troublait. « Se peut-il que dans un instant je la voie ? » pensais-je.

Tout d’un coup ils entrent : le prince se montre le premier ; d’une main il tient une guitare à laquelle est adapté un large ruban incarnat, de l’autre il traîne après lui Grouchenka ; elle marche les yeux obstinément baissés, sans faire attention à rien, mais ses longs cils noirs, pareils à des ailes d’oiseau, s’agitent sur ses joues.

Le prince la prend dans ses bras et la dépose comme un enfant sur le coin d’un large et moelleux divan ; il fourre un coussin de velours derrière son dos, en met un autre sous son coude droit, lui passe à l’épaule le ruban de la guitare et lui pose les doigts sur les cordes. Ensuite il s’assied par terre en face du divan, incline sa tête sur le petit soulier en maroquin rouge de la jeune femme et m’invite du geste à m’asseoir aussi.

Je me laisse tomber tout doucement sur le parquet, je ramène mes jambes sous moi à l’imitation du maître de la maison et, dans cette posture, je regarde Grouchka. Le silence est tel qu’il en devient même ennuyeux. À force de rester assis, je finis par avoir les genoux brisés. Je regarde de nouveau la Tsigane : elle est toujours dans la même position. J’observe le prince : il mord sa moustache et n’adresse pas une parole à sa maîtresse.

« Faites-la donc chanter ! » lui dis-je par signes. Il mime une réponse qui peut se traduire ainsi : « Elle ne m’écoutera pas. »

Et tous deux, assis sur le parquet, nous restons dans l’attente. Tout à coup elle se met, semble-t-il, à délirer, elle soupire, elle sanglote, une larme se suspend à ses cils, et ses doigts glissent, comme des guêpes, sur les cordes… Soudain, d’une voix douce et basse, presque larmoyante, elle commence à chanter : « Bonnes gens, écoutez le chagrin de mon cœur. »

— Eh bien ? fait tout bas le prince.

— Une petite compa… murmuré-je en français, mais je n’achève pas, car en ce moment la voix de Grouchka atteint les notes les plus élevées : « On me vendra pour ma beauté, on me vendra ! » Puis elle envoie la guitare rouler à terre, elle arrache le fichu qui entoure son cou, se jette à plat ventre sur le divan et pleure, le visage caché dans ses mains. En la regardant, je pleure aussi, le prince à son tour fond en larmes, cependant il prend la guitare et commence d’un ton dolent, comme s’il chantait l’office des morts : « Si tu savais combien mon amour est ardent, si tu connaissais tout le chagrin de mon âme enflammée !… » Et il continue à travers ses sanglots : « Tranquillise mon cœur inquiet, rends le bonheur à un infortuné. » Je m’aperçois que l’agitation à laquelle il est en proie ne laisse pas Grouchka insensible ; touchée des larmes qu’il répand, elle se calme peu à peu, retire une des mains qui couvrent son visage et passe maternellement ses bras autour de la tête du prince...

Je compris alors qu’elle avait pitié de lui, qu’elle allait dans un moment le consoler, guérir le tourment de son âme enflammée et, me levant tout doucement, je sortis sans attirer l’attention.

— Et c’est sans doute alors que vous êtes entré dans un monastère ? demanda quelqu’un au narrateur.

— Non, c’est plus tard seulement, répondit Ivan Sévérianitch ; — il était dit qu’avant cela je serais encore mêlé pour une grande part à la vie de cette femme.

Naturellement les auditeurs le prièrent de leur raconter, ne fût-ce qu’en quelques mots, l’histoire de Grouchka, et Ivan Sévérianitch satisfit ce désir.



  1. Sorte de planton ou d’ordonnance.
  2. Campement de Tsiganes.