Le Voyage du centurion/Deuxième partie/Chapitre I

L. Conrad (p. 199-225).

I

« DÉJÀ, LES CHAMPS SONT BLANCS POUR LA MOISSON »


ARGUMENT. — MAXENCE RECONNAÎT CET AUTRE CENTURION QUI VIT LE SAUVEUR SUR LA CROIX ET QUI CRUT. — LUI, IL N’A QUE LE CIEL À REGARDER, MAIS C’EST LE CIEL D’AFRIQUE, LE CIEL DU REJAILLISSEMENT INTÉRIEUR. — IL NE MANQUE À MAXENCE QUE LA GRÂCE. — LE COMBAT DANS LA NUIT. — LE HÉROS DÉVISAGE LA MORT. — MAIS LE JOUR RAMÈNE L’ACTION DE GRÂCES. — GRANDEUR ET SERVITUDE DE L’ÂME CHRÉTIENNE FIGURÉE PAR LE SOLDAT.



LE sable est l’élément primitif et cette matière même qui, à l’origine, fut séparée d’avec les eaux. On a peine à croire qu’il vienne de la désagrégation des rocs, mais au contraire les nappes qu’il forme sont à peine distinctes de la substance fluide d’une nébuleuse. Il est le mouvement, antérieur à la fixité, le pur mouvement originel, et l’impondérable où n’a pu s’accrocher la vie. Que de fois Maxence, devant la morne étendue, se trouva reporté à ces vastes tableaux de la Genèse, alors que le temps lui-même venait d’être créé, avec le premier jour et la première nuit ! Que de fois il se vit transporté à ces heures, qui furent les premières, pour la constitution de cette chose nouvelle : le présent joint au passé ! Que de fois il fut pris de vertige devant ce noyau en ignition de la planète, que pourtant il dominait de toute la hauteur de la pensée humaine !… — « L’Esprit de Dieu était porté sur les eaux. » Si l’on essaie de se représenter la troisième Personne planant sur les eaux qu’animent de grands remous paisibles, tandis que les armées innombrables des Anges viennent d’ apparaître dans le Ciel, on sera sur cette plus haute plate-forme de la rêverie humaine, comme le voyageur penché sur le pur espace et sur la forme impénétrable du Désert… L’esprit de Dieu est porté sur les sables.

Mais le plus souvent, surtout aux heures clémentes du matin, et quand il a devant lui la perspective d’une longue journée de route, Maxence se limite à la chose humaine et il attache son regard sur le cercle vivant inscrit dans le cercle de l’horizon, et circonscrit autour de lui. Il connaît ses hommes et ils le connaissent. Ils sont liés par la vie allant de l’un à l’autre. Il est leur chef et ils sont ses hommes. Et à eux tous, ils sont un petit système complet, un système de gravitation morale, roulant dans l’immensité sans rivage, et de toutes parts, battu par l’ouragan des sables. Maxence commande et ils obéissent. Et il est tel que le Centurion, ayant la centurie derrière lui, et disant à l’un : Va-t’en, et il s’en va, et à l’autre : Viens, et il vient. — Le voici semblable à ces humbles officiers des cohortes romaines qui apparaissent de loin en loin dans l’Évangile, afin que la préférence de Dieu soit manifeste. Et ce fut l’un d’eux qu’admira le Seigneur Jésus, le jour même qu’il entra dans Capharnaüm, car Il n’avait point trouvé une telle foi en Israël. Ô reconnaissance lointaine ! Douce et pénétrante salutation ! Un soldat a été proclamé le premier dans l’ordre chrétien, et un autre est au pied de la Croix, qui se découvre devant la Face misérable, et qui dit : « Cet homme était vraiment le fils de Dieu ! » Et un autre encore s’appelle Corneille qui était centenier dans une cohorte de la légion nommée l’Italienne et celui-là fut le premier parmi les Gentils qui reçut le Saint-Esprit avec la Parole de Jésus-Christ. Voici maintenant Maxence, qui est aussi un soldat entre beaucoup, un soldat semblable à ces soldats, car les soldats de tous les temps sont semblables, et tous ils sont rentrés dans l’amitié du Seigneur, un honnête soldat qui ne demande qu’à savoir et à obéir, et qui attend, dans la soumission véritable, l’ordre du Général.

« Ô mon Dieu ! disait ce dernier venu, comme le lieutenant de Capharnaüm, son aîné — dites seulement une parole et mon âme sera guérie ! » Mais cette parole, et ce signe véritable, et cette réponse authentique, il les exigeait, et, comme le chef de guerre rassemble les matériaux de l’expédition avant le départ, il ne voulait rien entreprendre avant que les armes de la vérité ne fussent prêtes. « Je le sais, disait-il encore, il est des hommes qui prétendent aimer le vrai. Mais si une vérité vient de Dieu, ils la rejettent et se voilent la face comme des hypocrites et pharisiens. Ils veulent bien tout peser et tout contrôler, hormis ce qui dépasse l’apparence et la confabulation humaine. Ils admettent la vérité, à condition qu’elle rentre dans les cadres qu’ils lui ont préparés. Ceux-là verraient à Lourdes les mourants se redresser et les boiteux marcher droit, qu’ils diraient : Non, encore, dans leur malice infernale. Et ils mettraient leur bras dans la plaie ouverte qui est au flanc du Sauveur, comme fit Thomas Didyme, qu’ils diraient encore : « Je ne crois pas ! » Oh ! non, je ne suis pas comme ces hommes vraiment maudits. Il est vrai, mon cœur est fermé à Vous, ô mon Dieu, il est tardif et obstiné, il est lent à Vous accueillir. Mais montrez-moi seulement les plaies de Vos Mains et de Vos Pieds, et je dirai comme Votre Apôtre : « Mon Seigneur et mon Dieu ! Je ne résisterai pas à la vérité, quand même elle viendrait de Vous, et si Vous avez dit : Cela est, je ne dirai pas : Cela n’est pas, si cela est. »


Ainsi pensait Maxence vers la seconde année de ses voyages sahariens, sentant s’agrandir en lui sa capacité intérieure et le cercle de la possibilité spirituelle. Comme il était dans la plaine rocheuse du Tijirit, une pluie tomba, et ce soir-là, un ciel de merveille l’accueillit au sortir de sa tente. Il était peint de couleurs inaccoutumées, et sa teinte translucide était faite de vert d’eau très pâle, dans des profondeurs liquides. Elle rappelait aussi certaines roses délicates que Maxence avait vues en Chine, ou bien certains fonds de mer, dans les golfes de Bretagne. Vers le zénith, le tableau se fondait en rose, insensiblement, tandis que vers l’horizon, quelques nuages s’allongeaient, légers, et proches de l’éther glacé. Le soleil venait de disparaître, et des rayons divergents, semblables à de vastes plissements, partaient du point où il était tombé. Mais ces rayons n’étaient pas faits de lumière. Ils n’étaient que des traînées obliques d’un rose vert, un peu plus pâle que le reste du ciel. À ce moment, la plaine parut au voyageur d’une immensité prodigieuse. La chaîne de Tahament, vers laquelle il marchait depuis trois jours, était d’un gris très pâle et pourtant elle faisait une vive découpure sur l’infinie profondeur du couchant. Rien, hors d’elle, dans la plaine, n’attirait le regard, sinon une faible ligne argentée, — et c’était un de ces lacs éphémères de l’hivernage qui, après quelques jours, disparaissent, parfois pour plusieurs années. De grandes choses peuvent assurément se faire par ce ciel-là. Son silence et sa profondeur pressent Maxence, et le projettent hors de lui-même, dans cette région qui n’est plus donnée par le témoignage du corps, et qui s’étend au delà du cercle étroit de l’égoïsme. Je sens qu’il y a, dit-il, par delà les dernières lumières de l’horizon, toutes les âmes des apôtres, des vierges et des martyrs, avec l’innombrable armée des témoins et des confesseurs. Tous me font violence, m’enlèvent par la force vers le ciel supérieur, et je veux, je veux de tout mon cœur leur pureté, je veux leur humilité et leur pitié, je veux la chasteté qui les ceint, et la piété qui les couronne, je veux leur grâce et leur force. Je ne m’arrêterai pas, je m’avancerai vers la plus haute humanité, vers ce grand peuple qui est là-bas, derrière le dernier étage de l’horizon, entraîné dans le sillage immense du souffle divin.

Ainsi son cœur était-il aspiré vers la perfection, et vers ce point, objet de toutes ses recherches, qui est la conjonction du beau avec le vrai. Le beau, il l’apercevait déjà, et par là, il s’approchait de la connaissance de Dieu. N’est-il pas chrétien en quelque manière cet homme-là, qui désire un certain rejaillissement de l’âme en lui, qui a soif de la vertu surnaturelle, qui désire de vivre avec les anges, et non plus avec les bêtes, qui a la volonté de s’élever, de se spiritualiser sans cesse, et dont le cœur est si vaste qu’il déborde les limites de la terre ? N’est-il pas digne, en quelque manière, de la nourriture catholique, celui qui a cette angoisse d’être meilleur, celui qui a ce goût, de s’organiser dans l’absolu, celui qui a cette finesse de dire : « La morale des hommes, c’est bien, mais la morale de Dieu, c’est mieux… » ? Et n’appartient-il pas déjà au Ciel, celui qui en a le désir et là mystérieuse préférence ?

« Mais c’est peu, s’écrie Maxence. Je suis ici, où les misérables discussions sont mortes, et en cet endroit de l’espace où les voix aigres des docteurs dans le temple ne parviennent plus. Je suis ici, tendant mon cou vers le soir incomparable, tandis que les hommes de mensonge, penchés sur la glose et la leçon, se réjouissent là-bas, à cause de la subtilité de Satan qui est en eux. Rien ne m’arrive plus de la mauvaise querelle, ni cet éclat de rire de celui qui, du coin de la porte, se réjouit du bon tour qu’il a joué, ni cette clameur du juge infâme qui a tué Dieu avec la lettre. Tout cela est mort, comme le cri de l’oiseau des grèves ne dépasse pas, dans la nuit profonde, la dixième vague. Tout ce bruit s’est noyé dans ce silence. Tout ce bruit mortel s’est résorbé dans le silence immortel. Toutes ces voix périssables se sont tues, devant le silence de l’Esprit. Que dis-je ? Tandis que je suis seul et lointain, le fait éclate immensément de toutes parts. Les évangélistes ont parlé, le témoignage a été porté, et la quadruple affirmation est si forte et si nue qu’elle suffit, et donne à tout, réponse. L’Église de Pierre la perpétue, portant elle-même par l’accomplissement de sa promesse le gage de sa vérité. Et parfois des signes formidables font trembler le monde. Les morts ressuscitent sous le baiser des saints, et dans une piscine, plus précieuse encore que celle de Bethsaïda, les ulcères horribles sont guéris et les écailles tombent des yeux aveugles, pour la confusion des faux savants. De toutes parts, le fait surgit, avec l’appareil de la certitude et l’indubitable constatation. Le monde est troublé jusque dans sa profondeur. Les méchants sont pris de tremblement et les hommes véridiques courbent la tête, parce qu’ils ont reconnu la présence de Dieu.

Mais moi, je n’ai pas besoin de ces signes et de ces prodiges, parce que je suis ici et que je considère ce monde, et mon âme au milieu de ce monde. Ce miracle me suffit, d’être là, et de me connaître moi-même comme inconnaissable. Ce miracle me suffit, que j’aie une âme au milieu de ce monde, et si profonde que je reste tremblant au-dessus d’elle, comme l’oiseau immobile, les deux ailes déployées, au-dessus de l’abîme. Il ne m’a pas été donné de contempler la terre secouée par la face du Seigneur, je n’ai pas vu les rivières remonter vers leur source, ni les montagnes sauter comme des béliers. L’ordre de la nature n’a point été suspendu devant mes yeux. Mais j’ai assisté à ce miracle, de l’ordre de la nature se perpétuant. J’ai vu Dieu laissant toute chose en sa place, selon l’ordonnance primitive. J’ai vu le monde prodigieux, et rien ne manque à l’ensemble. Tout est plein jusqu’au bord, et pourtant il n’y a rien de trop. La matière remplit exactement la forme, et mon âme, c’est-à-dire ce que je sens en moi de non mortel, est à la capacité de ce monde. Ô merveille ! J’ai contemplé le système des choses invisibles, manifestées visiblement, et l’adaptation de la chose à l’intelligence


Que manquait-il donc à Maxence ? Quelle force l’arrêtait au seuil des joyeuses demeures de l’Absolu, et quelle était cette angoisse mystérieuse qui se mêlait à l’ivresse exultante de la conquête du monde ? C’est que sa voix était seule dans le désert. C’est que ce Dieu qu’il appelait n’était pas venu. C’est qu’il sentait que rien de ce qui était en lui n’était le ciel. Dans l’angélique dialogue qui s’était institué, sur ce coin perdu de la terre, entre une âme et son créateur, la voix principale n’avait pas encore parlé. Les mots de la libération n’avaient pas retenti, et Maxence sentait bien qu’il n’avancerait plus, si le Maître ne venait à lui et ne lui disait : « Lève-toi et marche ! »

Considérons pourtant cet homme, en plein désert, avec son travail humain et l’accomplissement de sa mission sur la terre. Il a la charge d’imposer la France partout où il passe. À chaque jour de sa vie, il engage le nom français. Toute défaillance lui est interdite. Il a le devoir de vaincre, il a l’obligation de réussir. Ce n’est pas un rêveur, c’est un homme de réalités. Il est l’artisan de la souveraineté française. Cette tâche lui a été mesurée, d’être avec les hommes, pour la paix ou pour la guerre, afin que les bons rentrent dans son amitié et que les mauvais soient châtiés. Toute la trame de sa vie tend à lui donner une magnifique idée de l’effort humain.


Maxence est depuis quelques jours dans le Tassarat, quand il apprend par ses goumiers que le campement de Sidina ben Aïllal, récemment soumis à Atar, est proche, et ces gens n’ont pas encore payé leur amende de guerre. Le jeune Français s’élance, et trente Maures, pris parmi les meilleurs, suivent ses traces… Voici le campement du chef, vingt-trois tentes misérables, que la plaine n’a pu dissimuler… Vingt-trois tentes ? Qu’importe à Maxence ? Il a derrière lui tout un peuple. Tandis qu’il prélève sur les troupeaux de la tribu le nombre d’animaux qui est dû à la France, le vieux cheikh le regarde d’un air sombre et il contient difficilement sa fureur. Pourtant, quand l’opération est achevée, il se ressaisit, il discute, il implore, il proteste même de son désir de vivre en bonne intelligence avec les vainqueurs. On cause longtemps sous la tente. Sidina semble s’adoucir. Et comme l’eau manque dans la région, on décide que tout le monde partira le lendemain, les Français vers l’ouest et Sidina vers l’est. La nuit se passe, Maxence va lever le camp.

Mais qu’est-ce à dire ? Les Maures ont déjà décampé, et il n’y a nulle trace vers l’est. Sidina est parti vers le nord. « Tenons-nous sur nos gardes, se dit Maxence. Ce vieux prépare un mauvais coup. » On repart, la marche est lente à cause de la fatigue des chameaux. Vers le soir, on s’arrête au puits de Bir Igni. Nul souffle humain. La terre est immensément abandonnée… « Mes amis, dit Maxence, je crois que nous serons attaqués cette nuit. Tenez-vous prêts, et surtout, que personne ne tire sans mon ordre… À tout à l’heure. » Un vent froid s’est levé. Maxence se promène de long en large. Il pense au bruit de l’Europe, au son des cloches sur les villages, à la chanson d’un pauvre qui passe, aux échos d’une forge que l’on ne voit pas.

Et soudain il s’arrête, car il a perçu, au fond de l’ombre froide, toute la douce musique de la patrie. Puis, brusquement « Oh ! que je voudrais tuer ce chien-là ! » Il suppute la direction de l’attaque, mais ces combats de nuit sont traîtres : il ne les aime pas. La promenade reprend, monotone, interminable. À mesure que l’heure approche, il sent mieux l’immense présence de la mort, et il se considère avec gravité en face d’elle. « N’est-ce donc rien, dit-il, que de mourir ? N’est-ce donc rien que ceci, qui n’est pas en moi le corps périssable, soit fixé pour l’éternité dans l’arrêt instantané de la vie ? Je ne sais, mais on voudrait, à cette heure, que l’âme fût claire et sans tache. On voudrait dépouiller toute la misère humaine, et que la laideur du péché fût effacée. Voici devant moi, le champ de la Mort, et il est beau comme la Terre de la Promesse. Voici l’ange tenant le Livre, la nuit est tout illuminée sous son aile, nous sommes dans le reflet de l’éternité. N’est-ce donc rien, ô mon Dieu, que cette heure qui est seule, entre toutes, cette heure qui n’est semblable à aucune autre, car aucune heure ne la suivra ? Oh ! comme l’on voudrait être propre, pour cette libération à tout jamais de la chose terrestre ! Me voici pourtant devant toi, ô Mort, tel que je suis, et sans que je puisse changer un iota à ce qui a été. Me voici avec toute ma vie, telle que je l’ai vécue, ayant fait beaucoup de mal et peu de bien. De tout le mal que j’ai commis, j’ai une sincère contrition, et le peu de bien, je ne m’en prévaux pas, mais je demande simplement qu’il ne meure pas et qu’il porte des fruits d’éternité… » Et, ayant trouvé ces paroles en son cœur, il se renferme en elles, et oublie l’aventure humaine où il se trouve engagé… Tout à coup, la commotion violente, comme d’une déchirure soudaine de la nuit. Maxence a bondi près des siens :

« On ne voit rien, ne tirez pas ! » La suspension de l’attente silencieuse, puis le crépitement des coups de feu perçant l’ombre de toutes parts. Le bruit dessine dans l’invisible la ligne sinueuse de l’enveloppement. « Seule, la confusion pourrait nous perdre, raisonne Maxence dans un éclair ; si ces enfants terribles restent calmes, je suis sûr de mon affaire. » Car sa troupe est placée sur un terre-plein, avec la défense naturelle de rocs amoncelés. L’ennemi se trouble devant l’obscurité qui ne donne pas réponse. Les coups de feu s’égrènent, puis dans un sursaut, se resserrent. On sent des larves humaines qui progressent dans la matière épaisse de la nuit. « Ah ! les voici, dit Maxence… Deux cartouches seulement… Feu !… » L’immense détonation couronne le faîte, le cercle de la flamme est autour de Maxence, et l’absence de bruit succède aussitôt à la rafale aiguë de la mousqueterie. « Le jour ne se lèvera-t-il pas ? » pense le chef, dilatant sa pupille sur l’abîme. Soudain, une clameur, la mêlée épouvantable, des cris de rage !… L’ennemi s’est glissé par le joint et a pénétré, par le défaut du roc, jusqu’au camp. Maxence, ivre de colère, se précipite, la pointe du sabre en avant. Il fonce, il a au bout de son bras la sensation de la graisse humaine transpercée. Tous les siens, dans l’effort désespéré, frappent tête baissée, et le sang coule immensément de toutes parts. Enfin le jour paraît, il envahit la scène : le désert indifférent et le petit cercle de la passion humaine exaspérée. Partout où était l’ombre sinistre est le soleil, illuminant le carnage et la folie sinistre des hommes… Les Maures ont fui. C’est fini. On est comme à la fin d’un rêve, quand l’homme, après les phantasmes de la nuit, salue les choses existantes dans le doux rayonnement de la lumière…


Un nouveau soir est venu. On a marché tout le jour, et voici une plaine blanche, poudrée de clartés, et nul ne sait son nom. Il y a des dunes faites d’un sable si léger, que nulle herbe n’a pu s’y fixer. Le monde est dans l’attente de la nuit. Le soleil lui-même s’est tu. Et plus grand, plus lourd encore est le silence de la fatigue humaine. Maxence veille, étant celui qui est toujours debout, et que toujours l’on voit dressé comme un pilier puissant au-dessus de la terre. Alors l’immense action de grâces s’échappe de sa poitrine : « Je suis content, ô terre, de me retrouver parmi toi. Qu’il est beau de baigner dans la vie, et d’être parmi elle, comme la barque, sur un fleuve débordé, lutte contre le courant, et chante ! Qu’il est beau, le ciel, vu du rivage de la terre ! Ô grâce mystérieuse de la vie, je te bénis ; ô source profonde, ô principe essentiel, je te loue, je t’exalte et je te loue ! Je suis, je respire profondément tout ce sol, j’ai ma place sous le soleil ! Ô miracle ! J’ai la permission formidable d’être un homme ! »

À qui parle donc ce Maxence, ce grand abandonné ? Il parle à son Père, à son Dieu qu’il ne connaît pas, et lui-même, il ne cesse pas d’être le lutteur qui a sa place marquée dans la mêlée. Il parle à son Père, mais il sait ce que peut son bras. Sa place n’est pas parmi les pacifiques, mais au contraire il a l’audace et toute la mâle vertu de la jeunesse. Il est celui qui forcera le ciel, il est ce violent qui ravira de haute main l’éternité. Il est celui à qui tout est permis. Ne s’est-il donc pas affronté avec la mort ? Tous ses soirs ne sont-ils pas des soirs de bataille ?

Mais il parle à son Père, il sait qu’il a un maître, et que ce maître peut tout, et que lui ne peut rien. Adorable contradiction ! L’effort de cette âme est vain, s’il n’y a pas la soumission, mais qu’est-ce qu’une soumission qui ne laisserait pas de place à l’effort ? Maxence entrevoit que le plus haut état de la conscience humaine est là, dans cet accord suprême de l’effort avec la soumission, de la liberté avec la servitude, et que cet accord ne se fait nulle part ailleurs qu’en Jésus-Christ. En effet, on peut avoir le désir d’élargir sa vie morale en dehors de Dieu. Ainsi les stoïciens, les huguenots. Mais alors vient l’orgueil qui gâte tout, et qui est mensonge. Car nous savons bien au dedans de nous que cette voix sonne faux et que cette pourpre de l’orgueilleux est le vêtement de la plus affreuse misère. Au lieu qu’en Jésus-Christ, l’homme désire monter infiniment haut, tout en se sachant infiniment bas. Et cela est vrai, puisque nous sommes dans la liberté, autant que dans la servitude : « La misère se concluant de la grandeur, dit Pascal, est la grandeur de la misère. » Et : « Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous prennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève. » Et encore : « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. » Ainsi nos misères ne cessent de nous toucher, elles sont présentes, il suffit d’ouvrir les yeux. Mais en même temps, un instinct est en nous, qui nous avertit de notre dignité et de la place privilégiée que nous tenons dans le monde. Car, jusqu’au plus profond de notre corps, il y a la nature, et il y a la grâce.

Ô la douce, la pénétrante lumière ! Qu’il est heureux, l’inquiet soldat, quand il aperçoit ce bel équilibre de la raison chrétienne, cette mesure suprême où tout a été pesé, cette tranquille harmonie où toute chose en nous a été envisagée selon la juste évaluation et la règle exacte ! Tout est lié désormais en lui, et hors de lui. Il se connaît et il connaît Dieu. Il s’est taillé sa part dans l’héritage de la Croix, et ce champ où il se promène, il est sa possession dans l’éternité.


Le centurion de César, s’il commande à ses hommes, il obéit à César. Et certes la puissance est en lui de commander, et d’inventer ce qui est utile dans le moment opportun, et il a la signature dans la portion humaine où il a été délégué. Mais en même temps, il est le serviteur sous les yeux du maître, et l’esclave de la plus étroite dépendance. Or Maxence est exactement ce centurion de César, connaissant la puissance de sa parole sur les hommes, et l’immense impuissance de la servitude. Qu’il considère pourtant, non plus le centurion de César, mais le centurion du Christ Jésus, et il reconnaîtra, non pas un autre homme, mais le même exactement. Car le Maître lui a donné la volonté puissante et le cep de vigne de la domination sur la matière, et il l’a envoyé pour combattre avec les armes de l’esprit intérieur. Mais en même temps sa main n’a pas cessé d’être au-dessus de lui pour la bénédiction des travaux de la terre. Il s’est manifesté dans sa puissance, afin que l’homme connût sa place, et il a fait sentir sa douce présence dans les batailles amères de la vie. Mais entre tous les hommes, c’est le soldat qu’il a choisi, afin que la grandeur et la servitude du soldat fussent la figuration, sur la terre, de la grandeur et de la servitude du chrétien.