Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise II/Dessein XIIII

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DESSEIN QuATORZIESME.


Les Fortunez ſont bien receus de la Royne de Sobare. Apres les mutuels accords paſſez. Caualiree fait diſparoir la main fatale. La Royne luy en demande le ſecret, qu’il luy declare au tabernacle des Antiques. Elle prie les Fortunez de ſeiourner vn peu.



AVec la diligence conuenable & le labeur aſſidu, les Fortunez vindrēt au grād Royaume de Sobare, & y eurent libre accez, ayans de claré qu’ils venoient de la part de l’Empereur de Glindicee gratifier la Royne Sarmate à ſon nou ueladuenement à la Couronne : On le fit enten dre à la Maieſté, qui les fit receuoir dignement, & loger honorablement, ſeur faiſant ſçauoir que, le lendemain ils auroient audience. L’heure ve · nue, les Fortunez furent introduits deuant la Royne, qui leur fitvn accueil fauorable, & eux’ſelon leur pouuoir luy firent entendre la ioye que l’Empereur auoit de ſon heureux Couronnemét, puis luy declarerent le point ſpecial de leur le gation, qui eſtoit d’obtenir d’elle le Miroir qui iadis auoit eſté aux predeceſſeurs de l’Empereur. Et pource qu’il ſçauoit que la retenuë du Miroir ne venoit point de † des Roynes de Soba re, mais de la malice de celuy qui l’auoit enleué, il la prioit de luy rendre, veu qu’il luy eſtoit inu tile : & d’auantage, afin qu’elle euſt occaſion de l’eſtimer ſon amy & ſeruiteur, il s’eſtoit ſubmis volontairementaux conditions que les Eſtats de Sobare auoient eſtablis ſur la recompenſe de ce ſte reſolution. La Royne ayant exalté les vertus & bonté de l’Empereur, de l’amitié duquel elle faiſoit eſtat, promit aux Fortunez de leur faire reſponſe promptement, & de fait les remit ſeule ment au lendemain : cependant elle leur fit dreſ ſer vn grand & § banquet, les faiſant entretenir des grands & doctes du pays, leſquels par deuis recogneurent incontinant la ſuffiſance exquiſe des trois freres, dontilsfurent grandemét ſatisfaits.L’affaire ayant eſté propoſee auConſeil, il fut reſolu que les offres de l’Empereur de Glindicee ſeroient acceptees : parquoy les Ambaſſa deurs ayans eſté appellez & ouys, les accords ſe paſſerent entre la Royne & eux, & au meſme acte ils declarerent qu’ils effectueroient ce dont il e ſtoit queſtion pour la Main fatale & ruyneuſe, & fut pris iour pour ceſt affaire au Mecredy pro chain à Soleilleuant. La nouuelle en fut inconti nant ſemee, tellemét que chacun ſe prepara pour en voir la merueille, le plus ſage n’en voulut point perdre ſa part, & l’idiot deſira d’en ſçauoir, auſſi le mediocre en eut intention.Au terme de-— ſigné auant le iour les Fortunez furent preſts, les Princes, les grands, les Seigneurs, & gens d’eſtat vindrent en † logis pour les conduire & ac compagneraulieu où la main paroiſſoit, & yar riuerentauant Soleilleué où tout eſtoit en ordre. La lumiere voulant eſtablir leiour parfait, laſcha comme vn petit clin, apres §f brillant plus viuement, voicy arriuer le pere du iour, dont les rayons tremblottans s’eſpardoient çà & là, le † comme ſortant du fonds des eaux, vint s’e— endre & ietter ſes flammes de tous coſtez, à ceſt inſtant que ce grand flambeau que Dieu ayant creé pour reeeuoir la lumiere, a eſté & eſt la ſour ce perénelle de feu, à ce point meſme que ce gou üerneur du iour fut eſleué ſur l’horizon, la Main auſſi couſtumiere de ſuiure à cetem ps là leSoleil, ſeleua de dedans l’abiſme, ſelon ſon ordinaire. Adonc Caualiree ayant diſpoſé les cœurs & les yeux, par les diſcours qu’il en auoit auancez, ten dant & au ſufet qui s’offre& à la deliurance de ce ſte pe ſecution, ſortit de la compagnie, & s’aduä $ant ſur le bord de la mer ſe tourna en plā oppoſé à la Main, puis il eſleua ſa main droite toute dreſ—. ſee, &en ſerra dans la paulme les bouts dupoulce, de l’annulaire, & del’auriculaire : ainſi ces doigts eſtans en la paulme, l’index & le moyen leuez & droits vers le ciel, ill’offrit oppoſitemêt par trois fois à la Main ruynante, &ainſi luypropoſantvne main ouuerte&fermee en ſymbole excellët ſur la ſignificatiö de la fatalité de la Main monſtrueuſe † en la mer : ceſte main fatale conduite par | le Daymon de ſon intelligence, auecvn grandeſ · lancement s’enfonça au fonds des ondes.Tous les preſens à ce ſpectacle eſtrange furêt eſmerueillez de ceſte merueille, admiransvn effet tant remar quable, dont auſſitoſt la Royne aduertie fut cö blee d’aiſe & touchee d’eſpoir, & voulut aller ſur le lieu pour cognoiſtre&veoir ſi ceſteMain eſtoit diſparue : &pour honorer ces tant rares perſonna ges les embraſſa courtoiſement, &les mena en ſes iardins au tabernacle des Antiques, où elle com manda qu’on couurit pourle diſner, pour elle, les Ambaſſadeurs, & les Princes, afin de ſolëniſer ceſte gråde deliurāce.Ce Tabernacle eſt vne mai ſon en forme de Palais Royalbaſty au milieu des iardins ſur l’eau d’vn lac qui n’a point de fonds, on va en ce Palais par baſteaux : Or ce Palais eſt vn chef-d’œuureinimitable baſty ſur l’eau qui eſt en vn abyſme : & toutesfois il perſiſte ferme & ſer ré en ſesiointures, l’artifice en eſt en celà qui le ſupporte ſur l’eau, & au naturel du bois qui fuyt eſgalement les terres.Apresle banquet la Royne † Fortunez à part, &les mena en vne cham bre de cabinet, &là lespria de luydeclarer les my ſteres de la Main, & le moyë pour lequel elle s’ eſtoit euanouye, & ſi elle ne reuiendroit plus. Les deux puiſnez pour faire honneur à la Royne & à leuraiſné ſe retirerét vn peu, &elle auecCaualiree ſe soignit à vne feneſtre † le Midy.’Adöc illuy dit, Madame, rié n’eſt en ce m6de qui n’ayt ſon oppoſé : tout a ſon amy& ſon cótraire, ce qui l’excite & ce qui le ruine, ce qui l’aſsëble & ce qui le diſſout : parquoy ſuiuât ce propos i’ay conſulté mon cœur ſur les diuerſes intelligences, & ay po ſévn fait touchāt ceſte main möſtrueuſe, &par ſes eſfets&accidéti’ay iugéquemöintétiö eſtoit bö ne. La main eſtédue& ouuerte propoſoit figuré ment & moralement, que ſil’on pouuoit aſſem bler cinq eſprisd’vn meſme accord, en ſemblable conuenance tédant à meſme fin, pour meſme ſu † ſeroiét capables d’obtenir le treſorvni uerſel, cóme dignes de gouuerner tout l’vniuers à cauſe de leur abondâte ſuffiſance : & pource que ceſte doute eſtoit propoſee aux hómes pour eſtre expliquee, lamain enuahiſſoit tous les iours quel que perſonne, à ce que par tel dömage les cœurs fuſſent excitez à s’addöner aux bonnesintelligen ces pour la reſoudre : On luya monſtré le Miroir de iuſtice, qui eſtoit preſques approcher de ce que il conuenoit faire, mais non abſolumét, par ainſi elle a laiſſé de precipiter les hommes puis qu’ils ne ſe rendoient pas capables de ce qui leur eſtoit propoſé, & s’eſt addonnee aux beſtes, ſigne euidét que la pluſpart de ceux qui s’amusët à la bellere cherche ſont cöme beſtes parce qu’ils s’attachét à l’apparence, & il faut s’addreſſerau fonds : Mais Madame ne pēſez-pas qu’elle ayt ruiné les hōmes qu’elle a rauis, non, ils ſont en l’iſle d’Ofir, où elle les a releguez, & y ſerōt ceux qui ſuruiuront tant que quelqu’vn quivous appartiëdra ira là cöque rir le grädBien, &les vous reſtituera : quätaux be ſtes elle les a fait paſture des poiſſons, indignes de cheminer entre les hömes ou entrer en leur ſub ſtāce.Apres les coniectures que i’ay ainſi eſplu chees, ieme ſuis reſolu de ce queie deuois faire, & luy ay möſtré le ſigne de la main, cöme ie l’ay or d5nee, &tenãt les deux doigts en hault, i’ay fait pa roiſtre que deux ſont ſuffiſans d’acheuer l’auâtu re par leurs propres vertus, enſerrant en leur raci ne cômune& origine premiere les forces desau tres, dont ils ſont produits en toute excellence & perfectiö. Le Daymó parroiſſant en la Mains eſt trouué ſatisfait, & par ſa diſparitió a confeſſé que ie ſuis venu à la verité cachee, que ie recognois, ce qui a fait que pouriamais ceſteapparéce eſt ef*. facee.Mais Madame ceſte expoſition eſt pour le vulgaire, & telle qu’il la faut publier : car la veri té plus recluſe & le ſens myſtique va bien plusa uant, il comprend le grand § le ſecret desſe crets, l’amour & le treſor parfait qui eſt concedé aux bônesames.Et n’y a lieu au möde auquel ce cy deuoit paroiſtre que ceRoyaume, duquell’An ge a attiré ceſte puiſſance auec telle demóſtratiö pour attraire les beaux eſprits, qui par vous ſe ront en vous cognoiſſant ſoulagez en leurs re cherches. Pour reuenir à noſtre verité : Cinq ſub ſtances ont vne meſme racine ainſi que la Main le demonſtroit, deſquelles ſi on peut rencontrer les eſpris vniſſans, on acheuroit aiſément tout ce qui eſt moindre, & le conduiroit-on au but parfaict, qui eſt en deux : c’eſt ce que la Main ſignifioit, & au commencement enleuoitvn homme, pource qu’iln’yauoit que les † & vrayement hom mes qui cherchoient ce ſecret, apres leſquels ſont venus d’autres moins ſages, leſquels delaiſſans les vrays preceptes, ont ſuiuy de faux enſeignemens, & n’ont peu rien faire.Ceſte ignorance a eſté de monſtree par ce qu’en a fait la Main deuät le Mi roir de iuſtice, & qu’à ceſte cauſe les pourſuiuans s’en ſont démis, & d’autres encores moins auiſez qu’eux, & infinis incapables de ſciences s’y ſont vouluintroduire, & s’en ſont meſlez en rappor tant le meſme fruit que les autres ignorans qui y ſont peris, ce que la main a denotté en ſaiſiſſant des animaux irraiſonnables.Et puisquädle Day mon de la Maina cogneu noſtreintelligence, ila cedé à la verité, &sö enigme reſoluë il s’eſt eſua nouy : carie luy ay monſtré que les deux ſubſtan ces ſpiritualiſeesn’ont qu’vne origine quiles vnit † nature, auſſi elles ne ſont qu’vn, ayant puiſ ance muante, diſſoluante, aſſemblante & con uertible. C’eſt le ſuiet & l’accompliſſement de, la pretention des Sages.La Royne ayant entendu ceſte expoſition, qu’elle croit veritable par l’effet, futioyeuſe & ſatisfaite, & pour l’honneur de l’a— uanture ſi bien acheuee, en a fait eſleuer la figu re en or ſur le Portique du Tabernacle des Anti ques, ainſi quel’on le ſçaura cy apres phus am lement, cependantelle auoit en admiration ces perſonnages, qu’elle eſtimoit l’eſlite des accom plis, & les entretint auec tout ce que l’honneur & ſa grandeur luypermettoient, les retenant auec toutes les courtoiſies qu’elle peut imaginer. Quelquesiours paſſez les Fortunez ſe preparerét à demâder leur congé.faiſans entédre à laRoyne, qu’ayās ſatisfait (ſelō les accords paſſez) à leur deuoir qu’ils deſiroyent auſſi d’auoirle miroirpro mis.Elle leur reſpondit auec grande prudence & froideur de persöne, séblant ſe vouloir ſubmet tre outre ſon deuoir (pource qu’elle deſiroit ſca uoir d’auantage.) Qu’il eſtoit raiſonnable qu’el le leur reſtituaſt le miroir, pour le remettre és mains de l’Empereur, mais qu’elle ne pouuoit iuſtement y conſentir, † ne fut bien aſſeu ree que la perſecutió de la main deſtruiſante, fut eſteinte pouriamais ne retourner.Et pource leur dit qu’elle vouloit parler à eux à part. Ce qu’e— ſtant elle leur dit, Ie ne veux point penſer ny meſmes auoir en l’opinion que vous ſoyez def fectueux en vos actions, mais ie deſire eſtreaſ ſeuree, de ce qui metouche, & ie croy que vous ne ſerez pointennuyez que ie vous die, que ie ſcay vn moyen d’en auoir certitude parfaite, par tantie vous prie qu’il me ſoit loiſible de vous di re quelque choſe quei’ay en l’ame, à quoy ſivous, me reſpondez, ie ſeray parfaitement ſatisfaite. Le feu Roy monſeigneur & pere, vn peu auant ſon decés, m’admonneſtant de mon deuoir, & de ce que ie pouuois deuenir en me gouuernant bié en mon Royaume, quandi’y ſerois, entré autres commandemens qu’il me fit, m’enchargea CX preſſemët d’auiſer à cecy : C’eſt qu’auec grãd cö ſeil, ie me prouueuſie d’vn mari ſage & prudent, car ce n’eſt pas toutd’auoir † en la main, il faut ſçauoir rendre le droit à chacun, faireiu ſtice, & ſe ſcauoir maintenir. Ie ſcay, diſoit-il, que pluſieurs vous rechercheront à cauſe de vos moyens, mais n’en acceptez aucun qui ne vous rende raiſon d’vne des doutes que ie vous laiſſe pour l’eſſayer. Or ayant deſia veu de vos vertus & coniecturant qu’eſtans freres, vous eſtes conioints en conſeil & amitié, & comme ie croy en fortune, i’ay penſé que quelqu’vn de vous ou tous enſemble me pourriez reſoudre & conſeiller touchant celui que ie dois eſpouſer, & d’auantage expoſant ce que ie vous preſenteray ie ſeray eſclarcie, & aſſeuree que la main affligeante ne reuiendra point, & pour ces eſfaits ie vous remets à demain : cela fut dit de ſi belle grace qu’ils accorderent à ſa majeſté ce qu’il luy pleut.