Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise II/Dessein III

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DESSEIN TROISIESME.


Les Fortunez arriuent à la fontaine, & la Fee les recoit les menant en ſon palais, où elle leur raconte l’hiſtoire d’Asfalean, & la cauſe de la fontaine des amoureux, dont elle deduit les vertus. Diſcours notable d’amour plein de galantiſes. Deſpit d’vn amant ſe vengeāt.



LA bonne conſcience eſt vn des plus grāds acqueſts de la ſageſſe, & dont la force eſt telle, que l’on s'en peut preualoir abſolument. C’eſt ce qui rend ces Princes aſſeurez, c’eſt ce qui fait que ils ne craignent point l’infortune, pource qu'auec celà ils ſçauent que la vertu reluit, & tire des tenebres ceux que la calamité veut obſcurcir. S’eſtās donc embarquez au port de Finoſe, ils s’aduiſerēt de prēdre le nom de Fortunez, & ainſi voguerent tant qu’apres auoir eſté en Sympſiquee, où nous les auons veus, ils ſurgirent au grand Empire de Glindicee, là mettans pied à terre, & prenans cōgé de leurs amis de voyage, leſquels alloient vers la coſte des perles viues, dont ils s’eſtoient fort eſloignez, ils ſe mirent en chemin comme gens incogneus, & auançerent tant par leurs iourneess qu’ils ſe trouuerent à Belon, ville metropolitaine, en laquelle l’Empereur faiſoit preſque touſiours ſa demeure. Apres auoir conſideré l’aſſiette du pays, les belles yſſuës de la ville, & les lieux de plaiſir qui eſtoient autour, il leur vint à propos de s’arreſter pres le cours d’vne fontaine vn peu deſtournee du grand chemin, là aupres y a quantité de beaux arbres de toutes ſortes leſquels s’efleuēt preſques tous d’vn meſme ordre vers le Ciel, & donnēt ombre opportune au beau petit palais où eſt la Fǒtaine de laquelle la Fee Epinoyſe eſt gouuernante & concierge. L’Empereur ly a eſtablie, afin de monſtrer aux curieux qui abordent iournellemēt en ce lieu : tout ce qu’il y a d’exquis à ce qu’ils en rēportent ce qu’ils y trouueront côuenir à l’accōpliſſemēt de leurs deſirs. Les Fortunés qui ne s’attēdēt qu’au hazard & belles rēcontres qui leur ſuruiēdront, s’auiſerēt apres s’eſtre vn peu repoſez d’approcher de ceſte belle maiſon, eſperāt y voir quelque rareté : ainſi qu’ils approchent, ils ſurprirēt la Dame appellāt ſes oyſeaux, & la cōſideroiēt en ceſte actiō de bōne grace, & y ayāt vn peu tardé, s’approcherent d’elle & la faluērēt. En ceſte ſurpriſe elle leur fit fort bō accueil, ainſi que lō a de couſtume ſelō les circōſtāces de biē-ſeāce, puis les ayāt cōſideré & remarqué à leur cōtenāce, quelque eſclat de lumiere que la vertu faiſoit eſtinceller à leur rēcontre, les pria d’ētrer iuſques à l’interieur du Palais, ceſte excellence qui les rēdoit acceptables, multiplioit en elle le deſir de leur dōner l’entree plus familiere qu’aux autres. Ainſi excitee par ces beaux hoſtes leur dit, Encores que la couſtume des Fees ſoit de ne ſaluer iamais ceux que no° ne cognoiſsōs point, ſi nous ne les ſurprenons ſans qu’ils nous ayēt apperceues, ſi ne lairray-ie de vous faire accueil, eſtant marrie pour l’amour de vo° que ie n’ay eu ceſt aduātage, c’eſt tout vn, approchez vo°, & iouyſſez du plaiſir qui ſe trouue icy, lequel eſt preparé aux curieux. Incontinent à ſa voix vindrent quelques belles nymfes, qui apporterent la colation ſous la freſcheur. Les Fortunez inuitez par la Dame, ſceurēt courtoiſemēt en vſer, & cependāt les diſcours furēt tirez de fuiet en ſuiet, tellement que la Fee, qui veut ſpecialement gratifier ces beaux curieux, à leur requeſte leur raconta l’hiſtoire de la Fontaine, ce qu’elle fit filler ainſi, cependant qu’ils eſpluchoyent quelques grappes de raiſins ſecs que les belles faiſoyent des bouquets :

L’Amour qui fait à ſon plaiſir des courages de facile emotion, toucha le cœur de Asfalean, qui a longuement ſouſpiré pour la belle Callonee, la quelle au cōmencement de ſes amours, le receut de ſorte, que cōme elle eſtoit ſa lumiere, il eſtoit ſon vnique, elle eſtoit ſa meilleure eſperance, il eſtoit ſon cher eſpoir, & ces deux, bien que pour vn tēps ſeparez fors de l’eſprit, ſe trouuerēt tant vnis d’amour, qu’ils n’eſtoiēt qu’vne ame viuāte en deux corps, mais ceſte belle violēce d’amitié ne dura pas tāt que deſiroit Asfalean : car ou par quelque malin & faux raport, ou autre accident d’amour, la Belle infecta sō cœur du venin de dedain, au peril de ce fidel amāt, qui le reſſentāt par l’effet cruel dont elle ſ’eſloigna, ſe trouua tāt cōfus, que ſon ame indignee fut preſte de ſ’en aller. Eſtāt en ce trouble, il ſe força & ſe voulut faire accroire, que ce fut vne douceur froide, exterieuremēt repaſſee ſur l’ombre de la diſgrace, pour l’eſprouuer : mais à la fin il lui en cōuint ſauourer l’amertume ; car endurāt la pointe ordinaire de ce meſpris, que ſa Belle dedaigneuſe multiplioit de iour en iour, il cognut que ſ’en eſtoit fait, que le malheur eſtoit formé, pour auquel remedier, il ne pouuoit en riē profiter, l’ēnui, la peine & le deuoir qu’il y cōtinuoit eſtoit perte, parquoy sō cœur ſe mutina, & finalemët ſe deſeſperāt ſe reuolta, & fit bāqueroute à l’Amour. Et pour ſe vēger autāt de ſoymeſme, que de l’amour & de ſa dame, la fureur lui ayāt recuit le courage, tout dépit il choiſit le tēps propre pour teſmoigner ſon indignatiō, &. faire preuue de la nouuelle audace qu’il auoit practiquee cōtre ſa maiſtreſſe ; & ce fut il y-a certains ans paſſez à l’anniuerſaire de la belle Glylitee, que no° celebrōs icy ſelon les ordōnāces de Floride : c’eſt ici le meſme endroit où ceſte couſtume ſ’obſerue, & qu’aueint la notable auāture que ie vous raconte. Pluſieurs belles eſtoiēt aſſemblees auec beaucoup de ieunes gēs, qui venoiēt rendre conte de leurs deportemēs amoureux. Asfalean eſtāt en sō ordre, de manifeſter ſes intétiōs (auec le cōgé de la Preſidēte) taiſant le nō de ſa Dame, qui eſtoit preſente, nous fit ce diſcours, que ie pēſe auoir retenu exactemēt. Mon deſtin ayāt eſté cōioint aux aſtres formellemēt vnis à l’influēce d’amour, il ne m’a pas eſté poſſible que perpetuellemēt ie n’aye reſpiré la douceur, que les bel les ames doiuēt cōceuoir, pour les obiets deſirables, & pource auſſi i’ay inceſsāment eu quelque ſuiet qui m’a excité ; tellemēt que pour paroiſtre braue amant, ie me ſuis eſleué vers les parfaites idees qui cauſent l’affectiō, ayant choiſi vn obiet qui m’auoit eſleu de ſon propre vouloir, & m’y eſtois tāt obligé, que ie croyois que ma fidelité contraignāt ma Belle de maintenir nos affectiōs, nous ſeriōs eternellemēt & ſans chāger en ſi belle cōdition. Mais i’ay eſté trōpé ; auſſi tout ce qui sēble eſtre le digne arreſt de nos eſperāces ne l’eſt pas, ſouuent les feintes lumieres nous paroiſſent vraye clarté, & ce ne sōt que bluettes. Faut-il que ie me manifeſte ? il faut que ie le die. A la rēcontre de cet amour, que ie fus heureux ! que i’eus de biē, & de cōtentement ! Noyé des delicieuſes ſuppoſitiōs de ma fidelité, ie me mocquois de la Fortune, ie lui dōnois congé, auātureux en deſſeins ie ne reſpirois que gloire, & mō ame ſe trouuāt toute ſatisfaite, ſe preſumoit au sōmet du ſouuerain biē. Tout glorieux de ſi bōne fortune, ie croyois que l’vnique obiet de perfectiō fut ceſtui-cy me poſſedoit. I’ay veu quelquefois de meſme les pourſuiuăs auoir telle eſtime de leur hazard : c’eſt ce qui rēd beaucoup d’ames abuſees, leſquelles ne cognoiſſent leur erreur, que lors qu’auec vergongne, le dédain les chaſle honteuſemët, & qui pis eſt, infinis ſ’obſtinēt à leur malheur, & au lieu de ſe ietter és erres d’vne belle reſolution, ſe laiſſent emporter au faſcheux coulāt de leur calamité. La cauſe de leur mal eſt l’ignorance qui fait qu’ils ne diſcernēt pas que les dedains cōtinuels de l’obiet deſiré, ſont ſignes certains, que les deſtinees no° appellēt à quelque choſe de meilleur euenemēt. Malheur à ceux qui practiquās le deſplaiſir que causēt tels reuers ſ’y obſtinēt. Et pour quoy veut vn eſprit ſe bāder en biē à ce qui lui eſt cōtraire ? n’alez point disāt, que faute de courage, fait que l’on ſe retire ſur ſa perte. Il y a de la grandeur à dedaigner ce qui dedaigne, cōme il ſe trouue de la laſcheté à ſe laiſſer maſtiner, par vn œil orgueilleux qui voudra rēplir le mōde de ſes preſomptions, vne iuſte audace eſt plus à priſer, ſecouant vn ioug faſcheux que n’apporte de commodité ou deſtine vne hōteuſe laſcheté, qui fait que l’on ſ’humilie deuāt vn eſprit presūptueux, qui n’eſt pas capable de recognoiſtre les merites de ce qui le recherche. Si cecy eſtoit bien practiqué où ſeroit celle qui oſeroit irriter vn braue cœur, l’abādonnant apres l’auoir nourri de la mignonne amorce d’eſperāce ? à peine ſ’en trouueroit-il autre que celle qui ſelō la tradition des indiſcrettes oubliāt ſon deuoir, & ne pouuāt ſuporter l’eſclat de la perfection de celui qui la ſert, ſ’adonne à vn moindre qui la gourmādera ; iamais il ne ſe fait dechāge en amour, que ceſte particuliere fortune n’auiēne aux chāgeātes, quād elles oublient vn courage gracieux. A ces incōueniens il faut oppoſer ceſte loy. Le courage parfait conſiderera ſi ſon obiect eſt preocupé d’affection, puis recognoiſtra f’il y a des deſirs mutuels, ſ’ils cōtinuent, & puis choiſiſſant & ſuiuant ce qui eſt, ſe multipliera d’amitié où ſe diſtraira galēmēt. Ce n’eſt point mon deſplaiſir qui me fait parler, de proceder de telle ſorte, car mō cœur a conceu tāt de valeur pour obtenir liberté, en ſ’adonnant à quelque ſujet de contētemēt, que la ſeule raiſon me contraint de dire mes penſees ſecrettes : En ceſte pointe, ie diſſipe tous les nuages de mon eſprit, & cognoi mes anciénes erreurs, & viēs apres es mauuaiſes fortunes ancrer ma nef au haure de la plus belle de toutes les eſperāces. Cepēdāt vous Belle qui auez indignement veſcu auec moy, ne pēſez pas que ie vous laiſſe eſchapper, ſans vous faire depit, ie vous prononceray l’arreſt de la punition deuë à voſtre preſomption, & vous amās par mon auanture apprenez à iuger des apparēces, afin de bien choiſir. Quelques delicats me viēdront oppoſer qu’il n’y a point de iugemēt en amour à cauſe que les eſprits eſtans offenſez, on ne peut riē diſcerner : ô ! blaspheme inſuportable, cōtre la plus belle de toutes les eſmotiōs du cœur, & de laquelle on trouble la dignité, chāgeāt ceſte ſainte & iuſte paſſion en vne deſraiſonnable fantaiſie. Poſez vn but certain à vos deſleins, & enfans de raiſon ne preſumez outre ce qu’elle eſtablit : Que ſi par hazard le boüillon des ſens nous eſleue, rabatons-le par induſtrie raiſonnable, & en telle conduite, ſuyuons nos bonnes deſtinees. Ie penſois auoir rencontré la perfection de fidelité, qui me fut eſcheuë à l’egal de mes fideles deſirs, quand la beauté pour laquelle i’ay ſouſpiré ſans fruit me follicita de la ſeruir, & ie confeſſe que ie m’abădonné à ce ſujet plus ſtimulé d’inconſideration que conduit de ſageſſe, cōme il eſt ordinaire en l’enfance de l’amour, i’auois en l’opinion des imaginations magnifiques : & ceſte Belle me façonnoit aux conditions de ſes yeux, & par l’artifice de ſon inconſtāce, elle imprimoit en moy de beaus deſirs : & afin de m’ētretenir allumé de viues flames d’affectiō, ſe faignoit fauorable à mes vœux : i’eſtois eſperduëment engagé à ſon obeiſſance, & elle (qui n’eſt point pauure des artifices de ces belles, qui font des trofees des cœurs que leur cōuoitiſe vole facilemēt) auisāt la naïueté de mes comportemens, me formoit à ſa fantaiſie, & me vouloit tellement enlacer en vne indigne ſeruitude, que i’euſſe en fin eſté comme vn eſclaue, & le deshonneur des courages amās, mais croiſſant en iugement, ie m’apperceu que ie fuſſe deuenu le triſte ſujet de ſes audacieux triomphes, qu’elle ſe propoſoit en ma ruine, & iugeant que pour m’abatre du tout, elle me gourmandoit auſſi indignement, qu’elle m’auoit traitté amiablement, i’entray en grande perplexité, Il eſt vray que ie me voulois flatter, pour ne croire point ſon impieté, & ne ſçachant en quoy i’auois erré, i’eſpandois quelques regrets inutiles pour expier ma faute, ie tombois deuant elle en humbles ſupplications, ie lui repreſentois ma fidelité immaculee, & bien que ie continuaſſe à ſupporter les indignitez qu’elle me faiſoit, elle n’en tenoit conte, toutesfois il y auoit quelques heures qu’elle ſembloit eſtre eſmeue de mes ſouſpirs, & m’en fit vne feinte demonſtration à l’autre anniuerſaire, auquel temps ie luy ramentit l’acceptation qu’elle auoit annuellement fait de mon ſeruice, luy teſmoignant comme ie l’auois accouſtumé tous les ans, qu’il n’y auoit qu’elle qui eut pouuoir ſur moy, & luy certifiant ainſi :

L’Aſtre qui renouuelle en ſon cœur les annees
Fait reuenir le temps de mes deuotions,
Ainſi continuant mes bonnes deſtinees
Mon cœur ſe renouuelle en ſes affections.
Quand ie m’offris à vous au grand anniuerſaire,
Il vous pleut accepter mon fidele deuoir,
Ce qui plaiſt vne fois ne doit iamais deſplaire,
Par ces loix vous denez encor me receuoir.
A tel iour qu’auiourd’huy vous me fuſtes propice,
Je vous fis le ſerment de mes fidelitez,
Vos yeux voulurent bien m’arreſter au ſeruice
Qui me fit demeurer deuot à vos beautez,
Belle continuez voſtre humeur agreable,

Pour maintenir mon ame en ſa parfaite ardeur
Et comme on vous cognoiſt l’vnique deſirable,
On me recognoiſtra l’vnique ſeruiteur.

Mais cela ne la toucha point, car elle leua tout le beau-ſemblant, & parie ne ſçay quel tranſport, me fit paroiſtre l’abus où mō eſpoir me portoit, d’autant qu’ayant receu ce vœu, elle auança ſa main à vn arbre, dont les fruits n’eſtoyent pas meurs, & m’en donna ce qu’elle cueillit, & de-là en auāt ſe manifeſta vers moy tant, & tāt auſtere, que ſes façons me deuindrēt inſuportables. Ces eſclairs là, au lieu de m’obſcurcir m’ont ouuert les yeux, deſquels aperceuāt mon inutile paſſion, & diſcernant clairemēt les fraudes de ceſte Belle, qui ſe vouloit donner quelque vaine gloire à mō deſauantage, ie recueilli mon iugemët, & deliberé de me vanger d’elle, d’Amour & de moy-meſme : Or Belle dedaigneuſe, qui en cet eſcheq perdez plus que moy, qui gaigne ma liberté, & m’arrache d’entre vos doigts inhumains, ſachez que la vengeāce que ie prēdray de vous ne ſera point à mon deſauantage, ie ne feray pas comme ces melācholiques, qui ſe iettēt és ſolitudes ou ſ’enuelopent des habits de penitence ſous ombre de meſpriſer nos belles occupations, & le reſte du monde. Ie n’yray point lamentant pour vos inſolences, ie ne profaneray point ma voix de piteux accens, pour vn ſujet qui ne peut plus eſtre mon bien. Ains ie m’auantageray, & pour vous monſtrer voſtre peu de iugement, à la conſideration de mes merites, ie me rēdray d’vne fortune tāt auguſte & grāde, auec abondāce d’honneurs, que quād vous ſcaurez mes bonnes auātures, vo° aurez regret de n’auoir practiqué auec le gracieux Daymō qui m’auoit attire à vous, pour me conſeruer : car alors vous ſouhetterez obtenir de moy ce que i’euſſe deu requerir de vo° : vo° ſcaurés auec abondāce de depit, que les plus excellētes ſe pēſeront heureuſes quād ie ſeray à elles, les plus belles que vous ſ’eſtimerōt fauoriſees, quād i’obtiendray leurs faueurs, & vos ſemblables ſe maudirōt ſi ie ne fay cas d elles. Adōc ma fortune ſera au terme de perfectiō, & me trouuāt moy meſme exēpt de mauuaiſes paſſions, ie ſauourerai ma vie auec les bontez du contētemët : la paix ſera en mon cœur, & ie verray toutes les autres ames en ſe repreſentāt mon bien, rechercher les fruits de leurs ſouhaits en m’imitāt. Ie ſeray ma lumiere & mon propre feu, ie ſeray Prince abſolu de moymeſme, & sās plus m’occir indiſcretemēt par occurrences d’opinions ineptes, ſans me bruſler aux feux ingrats d’vne inconſtante, & ne ſouillāt plus ma valeur, que ie n’abaiſſerai iamais ſo° l’ignominieuſe violēce que vous m’auez fait ſentir, i’excellerai entre les beaux eſprits qui ont de la reſolutiō : Ie ſeray vn patrō de valeur à ceux qui dedaignerōt tout ce qui ne cōsētira à leur volonté : C’eſt à ce coup que vous gemirez, depite mangeant votre aduerſité, & pour deceuoir les yeux en cachāt voſtre douleur, vo° les eſblouirés quelque geſte de biēſeāce, afin qu’ils ne voyēt que c’eſt voº qui venez icy eſtoufāt vos ſouſpirs, couler quelques larmes en lige recognoiſſance à l’amour que vous auez felonnement deceu, & puis ayant crainte que l’on ſache que vous auez fraudé la vertu, vous ferés ſemblāt que voſtre cōſcience amoureuſe eſt iuſte & blaſmerez celle qui a tant ingratement troublé ſon ſeruiteur, & ſuppoſant vn nom au lieu du voſtre, vous ferez à ce nom porter vos iniquitez. Que voulez vous ? En la ſorte que l’amour merite recompenſe, voſtre indiſcretion coulpable de crime de leſe amour, eſt digne que ſoyez affligee, & que vous oyez que ie vous annonce voſtre chaſtiment.

Il fut long temps à ſon diſcours, pource qu’vne beauté merite que l’on parle longtemps d’elle, ſoit pour la ſeruir, ſoit pour la laiſſer ; & apres qu’il nous en eut entretenus, il mit aux pieds de celle qui preſidoit l’exemplaire de ſon deſdain qu’il auoit doucement chanté en teſmoignage de ſa reſolution. Quoy ? luy dit la Dame, vous m’offrez vn faſcheux preſent : il reſpond ; Ie ne vous l’offre point Madame, ains ie le vous preſente pour en iuger : Ie l’euſſe mis en la main de celle qui a eſté vnique belle à mon ame : mais vne ſage Nymphe Angeuine me conſeilla de ne le faire pas, & meſme me defendit de la nommer, encor vouloit elle que ie ſupprimaſſe mon depit. Luy obeiſſant en ce que i’ay peu, i’ay teu ce nom tant de fois, tant honoré, & bien que la belle ſoit preſente, ie ne luy veux faire ouyr que le ſon de mes raiſons, qui ne ſ’addreſſeront à elle qu’au prix que ſa conſcience la iugera. Cela dit, il ſe retira d’auec nous, & de telle promptitude, ſubtilement exercee, que ſans que nous y priſſions garde, il ſ’euada tellement que depuis nous ne l’auons point veu. I’ay eu la charge de m’en enquerir, & de faire eſtat de ce qui ſ’eſtoit paſſé, meſmes i’ay recueilly ſon excez de deſpit-galant, que le docte Bauduyn a mis en muſique, vous en oyrez tantoſt les accords, & ſi vous y prenez plaiſir, & que voſtre curioſité embraſſe ce deduit, vous le diſcernerez & en iugerez. Là, encor faut-il auiſer à ces confitures ; Page, donnez vn peu de ce muſcat de la bouche, c’eſt ceſte bouteille coiffee d’eſtoupes de ſoye violette. Or la belle qui auoit ouy tous les propos de cet amant, ſe conteint longuement auec grande conſtance, toutefois la puiſſance de la verité qui luy faiſoit cognoiſtre ſa faute, luy flagella le courage, & ſingulierement apres que les myſteres furent accomplis, & qu’elle ſe pourmena au iardin, là eſtant, l’inquietude de ſon cœur ſ’augmenta, & il luy aduint ou d’enragé deſpit, ou de fort regret, qu’elle ne peut ſi bien ſe commander & retenir l’air de ſon ennuy, qu’il ne luy cheut quelque larme de l’œil, dont vne par hazard tomba ſur le vegetable vniuerſel, aupres duquel elle ſ’eſtoit negligemment aſſiſe : or ceſte mignonne liqueur conuient auec celle qui eſt en cet agent, ſans lequel rien ne prend naiſſance ou augmentation. Donques ſe rencontrant au temps de la formelle vegetation, ſa ſeue eſtant en vigueur conceuante, & la receuant elle ſe multiplia appertement par l’heureuſe production eſſentielle, qui luy fournit abondante occaſion de fluer. Le iardinier, qui ſeul de ce nom eſt recognu entre les curieux, a fort bien remarqué ce qui en eſt auenu, & meſmes y a pris garde, pourçe qu’il auoit veu ceſte Damoiſelle (non ineſtimable entre nous) qui ſ’eſtoit arreſtee en ce lieu, tout ainſi que ſi expres elle ſi fut miſe, & penſant que ce fut quelque Fée, l’auoit laiſſee ſans luy auoir rien dit, ayant eu ceſte opinion & veu ſon geſte, qui contenoit ſous ſa grace quelque myſtere, en auertit le ſage Hermes l’ami de l’Empereur, lequel ne meſpriſe rien, & pourtant il alla auec luy recognoiſtre ce qui en eſtoit, ſi qu’ayant eſpluché la cauſe de cet effect, & puis l’effect en toutes ſes circonſtances en fit vn grād eſtat, & fit entendre au iardinier qu’il eſtoit beſoin pour ſon honneur & profit notable qu’il teint ceſte affaire ſecrette, iuſques à ce qu’il fut temps. Les ceremonies acheuees, & tout ayant eſté celebre à l’auantage des bons, & vrays amās ; les pelerins d’amour ſ’eſtants retirez & nous demeurez ſeuls, le ſage Hermes ayāt informé l’Empereur de ce qu’il auoit entendu & ſceu, le conſeil fut aſſemblé & la place viſitee : adonc par vne ſage deliberation ioincte aux aduis de la ſageſſe, il fut dit que ceſte liqueur ſeroit eſpargnee, & ſelon le reſultat du conſeil & le vouloir de l’Empereur qui eſt magnifique en deſpenſes, fut faicte ceſte fontaine pour receuoir ceſte mignonne coulante ; qui peut ſ’eſpancher dans les cœurs : & ainſi a eſté baſtie ceſte double fontai ne, en laquelle ſont les deux eaux : car ce petit endroit que vous voyez vn peu releué, eſt i’eauë ſacree de cette larme, & ce qui eſt au grand baſſin eſt la commune, qui luy ſert de rafraiſchiſſement, & ſ’adapte indifferemment à l’vſage vulgaire. Ceſte petite (pour vous la ſpecifier mieux, à ce qu’elle vous ſoit en plus d’eſtime) eſt la pure diſtillation virginale, & a eſté recueillie en ce porphire d’or, au bord duquel vous voyez encor la pointe du grand vegetable qui ſe noie en ſon onde naturelle, laquelle ſort de luy viue & viuifiee, vous m’auez regardee quand i’ay parlé de Porfire d’or, vous eſtes quelques entendus, ie ſçay bien que ce terme n’eſt pas commun autre part qu’icy où nous diſtinguons les porfires, parce qu’il y en a autant de natures que de ſortes de metaux. Mais ce n’eſt pas encor tout, vous ſçaurez ce quieſt de ceſte fontaine qui nous a eſté manifeſté par plufieurs obſeruations. Cette fontaine à cauſe de ſes effaicts, eſt nommee la Fontaine des Amoureux : auſſi les bōs amans viennent icy faire preuue de ce qu’ils ſont ; car tous ſ’y examinent ainſi : Si quelque fidele boit de l’eau de ceſte fontaine, à cauſe qu’il eſt veritable, il ſe trouue conſolé, ceſte liqueur luy cauſe vn eſprit vif, qui luy rectifie les humeurs, & le met en beatitude corporelle & ſpirituelle, bien qu’elle ſoit indiferente aux autres, ſur leſquels elle n’a aucune efficace, pource qu’ils n’ont rien dans le cœur qui luy appartienne. Il eſt vray à cauſe de l’audace des inſolens, que ſi quelque effronté en goute, ſi vn affronteur en ſauoure, il auient que comme il eſt feint en ſes affections, volage en ſes penſees, precipité en ſes cupiditez & cauteriſé en toutes ſes opinions, il reçoit en ſoy vne froideur maligne qui le rend affreux, & l’inquiete tant qu’il n’a que des troubles en ſon eſprit pour iamais, ſi la dame offencee ne luy pardonne : Les Dames ont auſſi leur part de la punition en cas requis, mais non ſi rigoureuſement. Les ſages nous ont dit que la cauſe de l’effect de cette liqueur, eſt parce que la larme ſortit à l’inſtant de pure paſſion, au propre mouuement de l’effect actif de l’emotion de l’ame de la Belle. Encor il y a en ce baſſin vne notable ſingularité, tiree de celles de Floride & de Minerue, c’eſt que l’eau ayant pris ſa hauteur, ne baiſſe ny ne monte, & ſe tient au terme qu’elle a atteint, en perpetuel & vniforme eſtat. Que ſi on en oſte auec ce vaiſſeau d’electre, incötināt elle ſe mouuera pour croiſtre lentement, tant qu’elle ait pris ſon orizon premier auquel elle ſ’arreſtera.

Les Fortunez furent tres-aifes de ſi bon commencement, & leur ſembloit deſia que tout leur rioit. Le diſcours paſſé & la collation acheuee, les liures, les luths, & pluſieurs ſortes d’inſtruments de muſique furent preſentez, c’eſtoit iuſtement mettre ces ieuncs auanturiers en leur propre element ; chacun donques ayant pris ſelon ſon inſtinct, à la priere de la Dame, & des Nimphes, les voix furent accordees aux inſttuments : Le ſujet de la muſique fut le deſpit de l’amant en la defaueur de la belle deſdaigneuſe, & pource que l’accent en plaiſoit à quelques vnes, l’Empereur l’auoit fait reduire à l’antique façon de chanter, & à la nouuelle auſſi ſous les loix des douze tons de muſique, où les accords pathetiques auoient eſté obſeruez ſelon la rencontre du ſujet, & en la douceur de ceſte harmonie, ſ’oublians preſques en la delicieuſe occupation de leur eſprit, ils remplirent l’air de ces ſouſpirs :

C’eſt trop patienter, il faut que ie me vange.
Deteſtant de l’amour toutes les trahiſons,
Celles qui trouueront ceſte reuolte eſtrange,
M’excuſeront poſſible, entendant mes raiſons.
Ie viuois franc de ſoing, ſans paſſion mauuaiſe,
Quád le plus beau des yeux vint ſur moy ſ’arreſter
Mais qu’eſtoit il beſoin pour offencer mon aiſe
Que cet aſtre cruel me vint ſolliciter ?
Que j’ay de deſplaiſir que mon humeur galante,
Se ſoit proſtituee à l’air d’vne beauté.
Or il eſt ordonné que mon cœurſ ſ’en repente,
Ie trenche donc les nœuds de ma captiuité.
Belle ne dictes pas que c’eſt vne priere
Que ie deſguiſe ainſi d’vn ardeur de courroux,
Vous m’auez tant faſché, que mon ame eſt ſi fiere
Qu’elle ne daigne plus ſe ſonuenir de vous.
Vous eſtes, il eſt vray, belle entre les plus belles,
Vos merites tenoient le premier rang d’honneur,
Mais vos façons eſtans ingrates & cruelles,
A droit vous deſcheés de ce rang de grandeur,
Vous m’auez faict depit, ie vous rendray depite,
Car ie meſpriſeray voſtre ingrate beauté :
Et deſtruiſant ainſi l’heur de voſtre merite
Ie ſeray malgré vous, encor en liberté :
Qui vous auoit contraint d’accepter mon ſeruice ?
Vous deſiriez auoir ceſte barre ſurmoy,
Auſſi i’ay bien cognu vos reuers de malice,
Deſquels vous me leurriez pour corrompre ma foy.
Vos yeux m’eſtaient ſi doux afin de me ſurprendre,
Vos diſcours ſe feignoient conduits de verité,
Vous vouliez triompher, ie voulois bien me rēdre
Ne me deffiant pas de voſtre legerté.

Ie me paſſionnois en l’ardeur de mon zele,
Mon ſeul deſir eſtoit voſtre contentement,
Mon cœur he pretendoit qu’au ſeruice fidele
Ou pour vous ie m’eſtois obligé follement.
Lors auſſi vous viuieK d’agreable apparence,
Receuant du plaiſir de mes humbles ſouspirs,
Vous acceptieK les vœux de mon obeiſſance,
''Eſcoutant les accens de mes chaſtes deſirs.
Mais la cruelle erreur de voſtre ame volage,
Vous a faict retracter, & ie ne ſçay pourquoy,
Sinon que deſirant faire l’apprentiſſage
D’abuſer les amans vous l’eſſeyez ſur moy.
Si i’auois delinqué i’aurois l’ame affligee,
Mais ie n’ay point fait faute en mes deuotions,
Les Dames le ſauront & vous ſerez iugee
Ingrate, deſloyale, & ſans affections :
Lors que vous vous plaiſieK au bon heur de mō ame,
Qu’auec affection vous receuiez mes vœux.
Ie me bruſlois pour vous, d’vne ſi viue flame
Que i’eſtois tout d’amour, de deſirs & de feux.
Mais vous voyant deſchoir, ie deſchay de courage,
Pour vn ingrat ſujet ne daignant m’obliger,
Voſtre cœur indiſcret en aura le dommage,
Et ie voux en verray quelque iour affliger.
Vous auez eu l’honneur d’auoir ſur moy puiſſance,
Quebpour l’amour de vous i’aynfait de beaux proiects,
Ie m’en reuolteray : auſſi ma ſuffiſance
Pour vne autre que vous conçoit de grand ſujects.
Lors que ie vous aimais, vous eſtiez ſeule aimable,
Quand ie vous honorois, ſeule vaus meritiez
L’eſtat que i’en faiſois, uous rendoit déſirable,
Comme ie le diſois, parfaicte vous eſtiez.

On vous verra paſſer comme vne fleur fanee,
Et chacun en mettra la cauſe en mes amours,
Son braue ſeruiteur l’ayant abandonnee,
Diront ils, à regret elle tire fes iours.
J’en ſeray bien marri ſans y pouuoir que faire,
Car ne les aymant plus vos beautez i’oubliray
Vous m’enſeignez aſſez comme il ſe faut diſtraire
Auſſi le pratiiquant ie me retireray.
J’y ſuis determiné, comme ie le proteſte,
Vos inſolens dedains m’ont aſſez reſolu,
Je ne veux plus qu’amour par vos yeux me moleſte,
Uoſtre œil ne ſera plus mon ſeigneur abſolu.
Bien que i’aye regret de cette departie,
Pour le plaiſir receu de ſeruage ſi doux,
Si faut-il eſchapper pour le bien de ma vie,
Car ie ne me veux plus incommoder pour vous :
Ie cognois tout ainſi que ie vous trouuois belle,
Que vou manquez d’eſprit comme de loyauté,
Eſt-ce point en manquer que faire la cruelle,
Sur mon cœur, rebatu de telle vanité ?
Auſſi c’eſt à ce coup, tenez, rompons la paille,
Uiure d’afflictions ie ne veux & ne puis,
Ie veux auoir du bien en quelque part que i’aille,
Auec contentement ſans le payer d’ennuis.
Mais pourtant vos deſdains n’ont point tant d’efficace,
Que par eux ie ſouſpire en ſi parfaicts accens,
Car quand ie ſuis aimé i’ay bien meilleure grace,
A dire les effects du plaiſir que ie ſens.
Vous euſſiez eu plus d’heur, de merite & de gloire,
D’entretenir mon cœur, que le diſgratier,
Mais vous y perdrez tout, car ie perds la memoire

De uos yeux que ie ueux pour iamais oublier.
Ie deſdaignois ainſila belle deſdaigneuſe,
Et brauois ſon deſdain de plus braues deſdains,
Elle en aura deſpit : car elle eſt glorieuſe.
Tels ſont les fiers effects de deſpiteux deſſeins.

Le reſte du iour, le plus beau de l'eſpargne des heures apres le midy, ayant eſté vſé en ces plaiſirs doucement exagerez, au contentement de communication de pluſieurs ſingularitez exquiſes, & remarquables ils prirent congé de la Fée, auec promeſſe ſur ſa priere de la retourner voir, auant que prendre reſolution de partir de ceſte contree. Voila que peut la bonne grace & la vertu que ceſte Dame recognut en ces eſtrangers, qui l'occaſiōna de les prendre en affection, & telle que ſi elle eut oſé honneſtement les retenir, les eut contraints de ſ'arreſter en ſon petit palais.