Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise I/Dessein XII

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DESSEIN DOUZIESME.


Progrez de la vengeance que veut prendre Epinoyſe des Fortunez, l’Empereur perſuadé l’eſcoute, & ſe diſpoſe de ſçauoir ce qui eſt d’vn auertiſſement qu’elle luy donne de trahiſon par les Fortunez.



IL n’y a rien de tant felon, qu’vne Dame qui ſe penſe eſtre dedaignee, & ſurtout, lors qu’elle ſçait qu’elle a du merite : parquoy Epinoyſe ayāt fait tous ſes efforts & les voyant inutiles, apres auoir longuement conſulté à part ſoy, & medité tout ce qui ſe pouuoit agiter fur ce ſuiet, deueint preſque furieuſe, tāt du depit qu’elle auoit, d’auoir honteuſement recherché vn homme, que du dedain qu’elle portoit de ſe cognoiſtre non aymee : En ceſte maligne opinion ſe conſeillant auec le deſeſpoir, le dépit & lavengeance, ſe mit à oublier Amour, amitié, & tbut reſpect, ſi qu’elle ſe lança au goufre vengeur, qui lui produiſit les inuentions de ſe vanger de ſon adverſaire, & ſe propoſa de perdre non ſeulement Caualiree, mais les trois freres & ruiner leur fortune, & tout ce qui les toucheroit d’amitié ſans eſpargner Lofnis, ny l’Empereur meſmes ; Elle auoit opinion que l’innocēte Dame ſ’eſtoit auiſee de ſon amour, & qu’elle en auoit deſtourné le Fortuné de peur, que l’eſpouſant, elle perdit l’eſperance d’eſtre ſon heritiere, car Epinoiſe eſtoit Dame de grandes terres, comme de la duché de Pragence, & autres dont venoyēt les plus belles commoditez de l’Empire, & dont Lofnis heriteroit, ſi la Fee mouroit ſans enfans, d’autāt qu’elle eſtoit ſa parente de par ſa mere. Parquoy # mutinât en ſon ame conſpira contre ſoy-meſme, coniurant la perte des innocens, machinant & executant cōtre eux, ce qu’elle peut : Il te faut vn peu pardonner pauurette, car tu ne ſcais ce que tu fais ny contre qui. En ſa pernicieuſe fantaiſie, ſans faire autre mine que de couſtume, elle à ſon ordinaire veint voir l’Empereur, & sās manifeſter aucun trait d’artifice, vſa d’vne contrefigure aux eſſais deceueurs de la court, s’accommodant aux ordinaires conceptions & entretiēs qui l’exerçoyent, & ainſi l’ayant mignonnement conſolé : comme ſouuent elle faiſoit, coula auec ſon propos le progrez de ce diſcours, reſpondāt à ce qu’il lui auoit dit de la grandeur amoureuſe qui le dominoit. Comment voulez vous touſiours vous affliger ſous la ſeruitude de ceſte maligne humeur, qui vous retient aux deceptions : dont voſtre ame ſe trouble ? pretendrez vous ſans ceſſe à voſtre ruine, n’auez vous point ſouuenāce de ce que vous auez eſté ? S’il auiēt que les eſtrangers & les voſtres meſmes deſcouurent voſtre incommodité, en quelle reputation vous auront ils, vous qu’ils ont eſtimé le plus ſage de tous les monarques : de vous voir comme vn enfant ſouſpirer honteuſement pour vne petite baſteleuſe, & de condition abiecte, qui ſous ombre d’vn petit eſclat de beauté paſſagere, fera gloire d’auoir gourmandé le plus bel eſprit du monde ? penſez vous qu’elle ne ſache pas bien ce que vous faites, & que ne ſoyez pas ſon ordinaire conte de riſee ? ne vous abuſez point, croyāt qu’elle ſoit la Princeſſe de Boron : Non Empereur, il eſt permis de ſe donner quelque licence pour le plaiſir de ſon cœur, mais il ne faut pas qu’vne ombre de cōmodité ioyeuſe, efface la gloire d’vn prince magnanime. C’eſt le fait de ceux qui n’ōt que faire, de ſ’amuſer aux belles vanitez de la paſſion d’amour : vn grād és mains duquel tant d’ames ſont recōmendees, a bien des affaires de plus grande conſequēce qui le doiuét empeſcher, ſans qu’il ſ’aille imprudemment enueloper en des cogitatiōs indignes de ce qu’il eſt, releuez voſtre cœur, reprenez voſtre courage, afin que vous ne cauſiez à voſtre nom vne tache qui ſeroit beaucoup plus difforme que iamais voſtre gloire n’a eſté ſplendide. Ceſte Fee diſoit bien, & ſ’il n’y eut rien eu de venin caché la deſſous, elle faiſoit paroiſtre vn vray conſeil ; mais comme tous Conſeillers donnent auis aux Rois, ſelon leur commodité, elle l’induiſoit à ſon intētion, & l’Empereur qui n’en ſçait rien luy reſpond. Ma Couſine, ſi tu auois ſenti en ton cœur quelle eſt la viue eſmotion d’vn amour fondé ſur le pudique deſir de la iouïſſance d’vn ſujet accomply, tu ne me viendrois pas tourmenter, & ne taſcherois à me faire dedaigner ce qui m’eſt ſi precieux, mais ie te pardonne pour autant que tu m’aymes. La Fee. Il eſt vray que ie vous ayme, & pource auſſi (car il y va de voſtre vie) ie vous repreſenteray la difference qu’il y a de ſe mignarder en vne paſſion ingrate, ou ſauourer l’excellence, de la grandeur qu’on ne doit iamais maculer : c’eſt vn contentement d’eſprit incomprehenſible, vne lieſſe nō meſurable, d’aymer & eſtre aymé ſelon toutes les qualitez qu’il vous plaira, ie le veux, ie l’accorde, & eſt non ſeulement en penſee vne extreme lieſſe, mais auſſi en effet vn ſouuerain bien. Si eſt-ce qu’il y a bien à dire, entre ceſte nuagere & & friuole delectation, & la ſolide iouiſſance d’vn grand eſtat, & la vie : les appetits voluptueux ceſſent ſi les commoditez temporelles periſſent : mais les ſolides eſtabliſſemens de ce qui nous fait eſtre, demeurent, & les amours ſ’exalent, ils ſont vapeurs agreables & paſſageres. Les eſtats, les biens & le viure, ſont neceſſitez & ſubſtances fermes & arreſtees, quand nous les tenons : Cela eſt beau, magnifique & d’eſtime, d’eſtre recognu grand, vaillant, iuſte & amant ; mais il eſt bien plus excellent, fructueux & honorable, d’eſtre & ſe monſtrer ce que l’on doit eſtre, magnanime, ſage & viuant, pour ſe conſeruer en ſa ſplendeur, pour ſe rendre redoutable aux ennemis, & profitable aux ſiens : Il y a vne grande diſtance entre ſe maintenir en ſon deuoir, & à ſe laifſer deceuoir ſous ombre de quelques deſirs inſolens. Ne penſez vous point que vous vous aneantiſſiez vous meſme ? Ne vous diffamez-vous pas de vous outrer de melancholie pour vn ſi petit ſujet, & de ſi peu de conſequence, pour vne petite impudente, qui poſſible maintenant eſt à ſe noyer de contentements, auec pluſieurs qu’elle raſſaſie de voluptez, ſe mocquāt de voſtre indecente captiuité d’eſprit ? La Fee diſoit comme vray, mais elle blaſphemoit cōtre la beauté, l’höneur & l’amour, & toutesfois elle remuoit l’eſprit de l’Empereur, le faiſant peiner extrememét, à cauſe qu’il auoit de la conſideration. Il eſt certain que quand vn cœur a receu en ſoy quelque venin qui l’a detraqué de ſon œconomie, il eſt ſuſceptible de toute autre mauuaiſe & maligne qualité, & pourtant l’Empereur eſtant en ceſte agonie d’incertitude, lui reſpondit en perplexité, Ie n’entēs point vos diſcours, eſclairciſſez moy. La Fee. Si vous les voulez entēdre, reprenez voſtre eſprit Royal, redeuenez hōme, & tenez pour jeu ce qui vous eſt ſerieux, touchant les paſſiös d’aimer, &ores qu’il eſt queſtion d’affaires ſerieuſes penſezy : Mettez les conſiderations delectables pour le temps de recreation, & ſaiſiſſez celles de conſequence au beſoin, & ſi vous auez l’ame capable d’entendre ce qui eſt de voſtre bien, ie vous feray ſçauoir ce qui concerne le plus cher de ce qui vous touche. L’emperevr. Quand il faut vſer d’vn agreable artifice, il en faut vſer, mais en choſes ſerieuſes dites ſerieuſement, expliquez vous, Epinoyse. Es gentilleſſes d’eſprit, ie taſche d’exceller, pour auec la beauté de l’art conduire à fin, ce que ie veux pour le plaiſir, & ſcay bien accommoder le temps & le ſujet, mais ores qu’il y va de voſtre reſte, & que ce n’eſt plus ieu, ie laiſſe les ombres de ioyeuſeté à part, ie parle à bon eſcient, & afin que tout d’vn coup ie vous iette aux affaires, dites moy, les artifices des Fortunez ne vo° ſont point encor manifeſtes ? N’auez vo° point apperceu qu’ils vous deçoiuent, & que vous pipans par leurs inuentions, ils vous preparent vne cheute de ſi grande conſequence, que iamais vous ne pourrez vo° en releuer ? Ils vous meinent comme vn lyon enchaiſné, & trafiquås voſtre grandeur vous veulent ruiner d’eſprit & de fortune. l’emp. Que dites vous ? Ceux que vous auez inſinuez en ma grace qui m’ont ſerui tant fidelement, deſquels l’affection m’eſt ſi cognuë : & dont recentemēt les ſeruices paroiſſent, m’ayans conſerué la vie, me la voudroyent-ils rauir ? ceux qui ſont pour le maintien de moy meſme, me voudroyent-ils deffaire ? à la verité, ie ne puis me perſuader qu’ils euſſent en l’ame, autres deſſeins que pour mon bien. la fee. Il eſt permis d’eſtre deceu au commencemét, lors que l’artifice precede la preud’hommie. Et puis les occaſions font ſouuent changer les courages, il y a des eſprits ainſi faits, ils ſ’adonnent à de grands & ſignalez deuoirs, font des ſeruices remarquables pour deceuoir plus facilement, & s’expoſent afin de ne faillir à leurs entrepriſes, ils veulent tout ou rien, & les hazards où ils ſ’auanturent, eſt le grand artifice, par lequel ils aſſeurent leur gibier puis ils frapent leur coup. l’emp. Ma mignonne voudriez vous attribuer telle deſloyauté aux Fortunés qui m’ont tant obligé ? la fee. Ce n’cſt pas tout, qu’ils vous ayent fait du bien, il conuient pour le faire eſtimer tel, qu’ils perſeuerēt, car de ruyner ce qu’on a eſtabli, ou ſouſtenu, eſt trop plus dommageable que n’a eſté fructueux le premier bien : celuy qui oſte la vie, fait vn mal mille fois plus grand, que la commodité de l’auoir conſeruee n’eſt euidente : parquoy ces gens vous preparent vn dōmage plus mauuais que n’a eſté excellent le bien qu’ils vous ont fait : Et ſi vous y prenez garde vous trouuerez par les apparences de la verité, que nous auōs tous eſté deceus en eux. Mais laiſſons le paſſé : ou ſ’il eſt expediant peſons le auec le futur, & voyons ce qu’ils pretendent, ce qui vous ſera aiſé à remarquer & iuger : auſſi vous en laiſſeray-ie donner l’arreſt apres que ie vous auray declaré ce qui en eſt. A dire vray, ce leur eſt vne grāde facilité d’affaires, d’auoir trouué vn eſprit qui les croid & eſt abuſé d’eux : A quoy ie vous ſupplie, tend le voyage qu’ils vous font entreprendre, & auquel vous eſtes reſolu, que pour vous trainer en lieu où ſous ombre de vetilles de neant, & de vaines conſolations d’eſprit, ils ſe rendront maiſtres de voſtre corps, comme ils le ſont de voſtre ame, & puis à leur gré ils ſ’empareront de voſtre empire, qu’ils partageront enſemble, ſ’y eſtabliſſants premierement ſous voſtre authorité, & fe faiſants donner les charges & lieutenances que vous leurs commettrés, & puis eſtans fortifiez ils acheueront leur tragedie, & vous foible & abatu mignardé, en ceſte humeur melācholique de concupiſcēce où ils vous ſcauront bien nourrir, afin de deuenir vos tuteurs, les laiſſerés faire & vous manier comme furieux, puis ils vous paſſeront la plume par le bec. Que ſ’il vous plaiſt me donner voſtre parole, puis que ie vous ay diſpoſé à entendre voſtre fortune, & tenir ceci ſecret, ie vous donneray vn auis particulier qui vous acertenera de tout L’Emper. vous me perſuadez eſtrangement, & ſollicitez par raiſons euidcntes & terribles, or bien, ie vous iure de faire comme vous dites ; mais ſurtout ie vous prie ne me trompez pas. La fee, le ſang ne peut mentir, c’eſt ce qui m’induit principalement, & la pitié de preuoir vne ſi grande ruyne me fait gemir. Et ie ne ſcay que ie doy propoſer ou ſouffrir, voſtre perte ou celle d’vne perſonne que i’ayme comme ma vie : mais quoy ? il faut touſiours obuier au plus grand mal : Et il y a beaucoup à dire d’vne branche à tout l’arbre, il faut que voſtre conſeruation me ſoit plus chere, que le plaiſir de voſtre fille par voſtre aneantiſſement. Sachés que la pauure Lofnis a eſté ſeduitte par ces infideles, & eſt la partie qu’ils ont braſſee contre vous, qui eſt telle que le fait auenant, l’aiſné aura le tiltre d’Empereur, le ſecond eſpouſera voſtre fille, à laquelle demeureront les biens de ſa mere auec la Duché, & autres biens dont elle heritera de moy, qui ſeray confinee en la tour du iardin, ſi ie n’ay pis, & le ieune aura les iſles, voyla le partage qu’ils ont fait, & ſi vous doutez de mon dire, ie vous feray voir le lieu d’où i’ay tout appris, & de là, pourrez remarquer vne circonſtance vous rendra eſbahi ſur l’apres midi enuiron trois heures, paſſez coyment par la petite galerie, par où on va de la chappelle en la chambre de Lofnis, & vous coulez vers la double muraille, où il y a vne petite feneſtre à l’antique, qui a ſon regard ſur le iardin de plaiſir, que Lofnis a fait faire, & vous y preſentez lentement, vous verrés voſtre fille en conſeil auec le ſecond, & afin que vous puiſſiez y aller ſecrettement, voyla la clef qui ouure la petite porte d’entre les deux murailles. L’Emp. Ie mettray ordre à tout, & n’en parlez point, le temps ſ’approche qu’ils doiuent entrer, car ie les ay mandez.