Traduction par E.A. Spoll.
Contes étrangesMichel Lévy Frères (p. 233-242).


LE VOYAGE DE NOCE



Cela m’a toujours attristé de voir combien les gens les plus sensés agissent sottement lorsqu’ils songent à se marier. Ils veulent se torturer l’esprit à chercher dans celle qui doit être leur compagne des qualités de convention, mille petits avantages extérieurs qu’il est bien difficile de trouver réunis dans une seule personne, fût-elle accomplie d’ailleurs.

C’est le comble de l’absurdité. Et qu’advient-il ? C’est que ces hommes affamés de perfection arrivent à leur insu jusqu’au seuil de la vieillesse, sans s’être décidés à faire un choix, et que dès lors ils sont condamnés à vieillir dans la solitude.

Comme si la bienveillante Providence n’avait point fait un sexe pour l’autre, une moitié du genre humain pour l’autre moitié ? Il est évident qu’à part quelques exceptions bizarres, le bonheur ne peut se trouver que dans l’état de mariage. Tenez pour certain que les objections les plus fortes en apparence, dirigées contre cette institution, s’évanouissent d’elles-mêmes quand on les passe au crible du raisonnement ; et croyez que l’amour légitime est capable d’opérer des miracles en faisant disparaître les incompatibilités les plus prononcées.

En voulez-vous un exemple personnel ? J’étais précisément tel, dans ma jeunesse, que je vous conseille de ne pas être. J’étais doué d’un tact exquis et d’une sensibilité toute féminine, et je n’exagère rien en affirmant que Thomas Bullfrog était plus femme sous ce rapport que la plus nerveuse des petites maîtresses. La finesse de mon goût était telle, et les perfections que je voulais trouver dans celle qui porterait mon nom étaient en si grand nombre qu’il y avait gros à parier que je ne trouverais jamais une femme à mon gré.

En un mot, j’étais si difficile à contenter que si quelque houri se fût donné la peine de descendre du paradis pour m’offrir sa main, il n’est pas certain que je l’eusse acceptée.

J’avais donc toutes les conditions requises pour vivre et mourir dans le célibat, lorsque, par le plus grand hasard du monde, étant allé faire un petit voyage dans les provinces, je fus engoué, ravi, captivé, saisi, marié, le tout en moins d’une quinzaine, à celle qui s’appelle aujourd’hui mistress Bullfrog.

Cette affaire avait été conclue si rapidement que je dus créditer ma fiancée des qualités qu’elle n’avait pas eu le temps de faire paraître, et fermer les yeux sur quelques légers défauts qui n’avaient pu m’échapper. J’appris bientôt, comme on va le voir, à estimer les imperfections de mistress Bullfrog à leur juste valeur.

Le jour même où nous fûmes unis, nous louâmes deux places dans le coupé d’une diligence pour nous rendre au siége ordinaire de mes affaires. Il n’y avait pas d’autres voyageurs, aussi étions-nous aussi libres que si j’avais loué une chaise pour notre voyage de noce. Ma femme était charmante, avec sa capote de soie verte et sa pelisse garnie de fourrures. Ses lèvres purpurines laissaient entrevoir, lorsqu’elle souriait, une double rangée de perles du plus bel orient. Telle était l’ardeur de ma passion que, profitant de ce que nous étions aussi seuls qu’Adam et Ève dans le paradis terrestre, à peine sortis du village, je pris la liberté de dérober à ma compagne un doux baiser, profanation dont ses yeux ne semblèrent point irrités.

Encouragé par cette indulgence, je relevais légèrement la capote verte sur son front blanc et poli, j’osai passer délicatement mes doigts dans les boucles brunes et soyeuses de ses cheveux, qui réalisaient à mes yeux ce que j’avais rêvé de plus idéal en ce genre.

— Cher ami, me dit tendrement mistress Bullfrog, vous allez me décoiffer.

— Non, ma douce Laura, répliquai-je, jouant toujours avec sa chevelure, votre main de fée n’enroulerait pas plus artistement une boucle que la mienne, et je me propose même le plaisir d’empapilloter chaque soir vos cheveux en même temps que les miens.

— Monsieur Bullfrog, répéta-t-elle, je vous prie de laisser mes cheveux tranquilles.

Cette fois, cela était dit sur un ton décidé auquel ne m’avait pas encore accoutumé la plus douce des épouses. En même temps elle emprisonna ma main dans une des siennes pour l’éloigner du fruit défendu, et de l’autre lissa soigneusement son bandeau.

Comme je suis très-remuant et qu’il faut toujours que j’aie quelque chose dans les mains, une fois privé des boucles de ma bien-aimée, je cherchai des yeux ce qui pourrait bien me servir de jouet. Sur la banquette était un de ces élégants paniers dans lesquels les voyageuses, trop délicates pour s’asseoir à la table commune, ont l’habitude de placer de petites provisions telles que pain d’épices, biscuits, jambon froid et autres victuailles propres à soutenir l’estomac durant la route. Soulevant donc le couvercle du panier, je glissai la main sous le journal qui en recouvrait soigneusement le contenu.

— Qu’est-ce que cela, ma chère ? m’écriai—je en voyant apparaître le goulot d’une bouteille.

— Une bouteille de Kalydor, répondit ma femme, en me prenant la corbeille des mains pour la replacer sur la banquette.

Il n’y avait aucun doute à émettre sur le mot que venait de prononcer ma femme, et pourtant ce kalydor sentait diablement le xérès. J’allais lui exprimer ma crainte que cette lotion ne lui gâtât le teint, lorsqu’un accident imprévu vint nous menacer inopinément de quelque chose de plus grave qu’une écorchure. Notre automédon, sans y prendre garde, était monté sur un tas de cailloux et avait culbuté si complétement la voiture que nos pieds étaient à la place qu’auraient dû occuper nos têtes. Que devint ma raison dans cette triste occurrence ? Je ne saurais trop le dire, vu qu’elle à la fâcheuse habitude de toujours m’abandonner dans les moments où j’ai le plus besoin d’elle. Or il arriva que, dans le trouble où me jeta cette catastrophe, j’oubliai de la manière la plus complète qu’il y eût au monde une mistress Bullfrog. La pauvre femme, c’est un sort commun à bien d’autres, servait en ce moment-là de marchepied à son époux. Après quelques efforts, je parvins à sortir de cette boîte et je rajustais instinctivement ma cravate, lorsque j’entendis le bruit d’un soufflet tombant d’aplomb sur l’oreille du cocher.

— Tiens, gueux, attrape cela ; tu m’as défigurée, goujat !

En même temps un second soufflet dirigé sur l’autre oreille fut si malheureusement envoyé qu’il tomba en plein sur le nez du pauvre diable, dont le sang jaillit avec abondance.

Qu’était-ce que cette étrange apparition, infligeant au conducteur une si rude correction ? J’avoue que c’était une énigme pour moi. Les soufflets avaient été appliqués par une personne dont la tête chenue était ça et là parsemée de quelques poils grisonnants, au teint bilieux et qui pouvait aussi bien appartenir à la plus belle moitié du genre humain qu’à l’autre. Sa voix était cassée, comme enrouée par le manque de dents, et ses gencives démeublées figuraient assez bien deux pieds de veau. Quel pouvait être ce monstre ?

J’omets la circonstance la plus terrible pour moi, c’est que cet être, quel qu’il fût, avait une pelisse pareille à celle de mistress Bullfrog, et de même qu’elle une capote verte, qui, s’étant détachée par suite de la violence de ses gestes, pendait sur ses épaules. Dans ma frayeur et ma confusion d’esprit, j’imaginais que le vieux Nick avait subtilisé ma femme et s’était glissé dans ses vêtements. Et cette idée prenait d’autant plus de consistance que mistress Bullfrog avait disparu sans qu’il restât la moindre trace de cette femme adorée.

— Allons, monsieur, dépêchez-vous d’aider ce misérable à redresser sa voiture, me dit l’apparition.

Puis, jetant les yeux sur trois paysans qui se tenaient à quelque distance, tranquilles spectateurs de cette scène :

— Eh bien, vous autres, qu’avez-vous à rester ainsi plantés sur vos jambes quand vous voyez une femme dans un pareil embarras ?

Les paysans, au lieu de fuir comme je m’y attendais, accoururent avec empressement et commencèrent à soulever la caisse de la voiture. Je me mis également à l’œuvre malgré mon peu de force et l’exiguïté de ma taille ; enfin le conducteur suivit mon exemple, bien que le nez lui saignât encore avec abondance, dans la crainte sans doute qu’un troisième soufflet ne lui brisât le crâne. Et cependant, tout abîmé qu’était le pauvre garçon, il jetait sur moi des regards de commisération, comme si ma position avait été plus déplorable encore que la sienne. Ne pouvant m’ôter de l’idée que je rêvais tout éveillé, je guettais le moment où les roues retomberaient sur le sol pour y placer deux doigts de la main gauche ; la douleur m’eût infailliblement réveillé…

— Que faisons-nous là, puisque tout est réparé ? demanda derrière moi une voix pleine de douceur ; merci de votre assistance, mes amis….. Comme vous transpirez, monsieur Bullfrog, laissez-moi essuyer votre visage…. il ne faut pas prendre cet accident trop à cœur, cocher ; nous sommes encore bien heureux de n’avoir point le nez cassé.

— Il paraît que le mien compte pour rien, murmura le conducteur en se frottant l’oreille et se tâtant le nez pour voir s’il tenait encore à son visage. — Ma foi, ajouta-t-il, je crois que cette femme est sorcière.

Le lecteur ne le croira pas, et c’est cependant la plus exacte vérité. Ma femme se tenait debout, à côté de moi, avec ses belles boucles d’ébène et ses rangées de perles entre des lèvres vermeilles ; mieux encore avec son céleste sourire. Elle avait sans doute réussi à reprendre au monstre sa pelisse et sa capote, et c’était bien, des pieds à la tête, l’épouse aimée que j’avais à mes côtés au moment de la culbute. Comment avait—elle disparu ? par qui avait-elle été remplacée ? depuis quand était-elle revenue ? C’étaient là des problèmes trop embrouillés pour que mon pauvre cerveau pût les résoudre. Ma femme était là, ce fait seul était positif. Il ne me restait plus qu’à remonter avec elle dans la diligence et à continuer d’être son compagnon de route non-seulement durant ce voyage, mais encore pour toute ma vie.

Comme le cocher fermait sur nous la portière du coupé, je l’entendis crier aux trois paysans :

— Croyez-vous qu’on soit à l’aise en cage avec un chat-tigre ?

Cette question ne pouvait avoir de rapport avec ma situation. Cependant, tout déraisonnable que ce fût, mon enthousiasme était loin d’être le même que lorsque pour la première fois j’appelai mienne la chère mistress Bullfrog. C’était bien la plus douce des femmes, l’ange du bonheur conjugal ; mais je craignais qu’au beau milieu d’un amoureux transport la tête de l’ange ne fît place à celle du fantôme. Je me rappelais involontairement ce conte dans lequel une fée paraît tantôt sous la figure d’une belle femme, tantôt sous les traits d’un monstre hideux ; et je regardais mistress Bullfrog dans l’attente de quelque effroyable transformation.

Pour distraire mon esprit de cette affreuse pensée, je ramassai le journal qui couvrait les provisions et sur lequel, en se brisant, la bouteille de kalydor avait laissé des traces non équivoques du liquide qu’elle contenait. Ce journal avait deux ou trois ans de date, cependant j’y découvris, en le parcourant, un article de plusieurs colonnes qui attira singulièrement mon attention.

C’était un procès, et il s’agissait d’une promesse de mariage dont on demandait la nullité. Au nombre des preuves à l’appui et autres documents, se trouvaient de brûlants extraits d’une correspondance amoureuse. La fille abandonnée avait comparu en personne devant la cour pour montrer aux juges quelle était l’ingratitude de son amant, eu égard aux preuves d’amour qu’il avait reçues d’elle ; elle concluait à des dommages-intérêts que sa partie aimait mieux payer que de supporter, sa vie durant, l’affreux caractère de la plaignante. En lisant le nom de cette dernière un horrible soupçon traversa mon esprit.

— Madame, dis-je en plaçant le papier sous les yeux de mistress Bullfrog, — et en ce moment je dus avoir l’air terrible, — madame, répétai-je les dents serrées, étiez-vous la demandeuse en cette cause ?

— Comment, mon cher Bullfrog, mais je croyais que tout le monde connaissait cette affaire ?

— Horreur ! horreur ! m’écriai—je en me laissant aller sur les coussins de la voiture.

Et, couvrant mon visage de mes deux mains, je me mis à gémir comme si j’allais rendre l’âme. Moi, l’homme du monde le plus délicat et le plus difficile, moi dont l’épouse devait être la plus idéale et la plus accomplie des femmes ; moi qui voulais m’enivrer de l’étincelante rosée de ce bouton de rose qu’on appelle le cœur d’une vierge ! tout me revint alors à l’esprit, et les boucles d’ébène, et les dents de perle, et le kalydor, et le nez du cocher, et ses tendres secrets d’amour qu’elle était allée divulguer à plaisir devant les juges, le jury et des milliers d’assistants. Mes gémissements redoublèrent.

— Monsieur Bullfrog ! me dit ma femme.

Et comme je gardais le silence, elle me prit gentiment les mains dans les siennes et me regarda bien en face.

— Monsieur Bullfrog, reprit-elle avec douceur, mais cependant avec toute la décision dont elle était susceptible, laissez-moi chasser ce nuage de votre esprit et vous prouver qu’il est de votre intérêt d’être aussi bon mari que j’ai l’intention d’être pour vous une bonne femme. Vous avez découvert dans votre compagne quelques légères imperfections. Soit ; mais qu’aviez-vous donc espéré ? Les femmes ne sont pas des anges ; s’il en était ainsi, elles ne se marieraient qu’au ciel, ou tout au moins elles se montreraient plus difficiles dans leur choix.

— Pourquoi donc alors cacher ces imperfections ? dis-je convulsivement.

— Oh ! que vous êtes un naïf petit homme, répondit-elle en me donnant une légère tape sur la joue. Où avez—vous vu qu’une femme découvrait ses défauts avant la noce ? Savez-vous que vous êtes fort amusant ?

— Mais ce procès ? grommelai-je.

— Eh bien, qu’a-t-il de déshonorant pour moi ? S’écria mistress Bullfrog, est—il possible que vous jugiez cette affaire à un point de vue aussi faux ? je vous avoue que je ne m’attendais pas à cela de votre part. Comment ? vous m’accusez parce que je me suis défendue d’une manière triomphante contre la calonmie, et que j’ai obligé la cour à venger l’offense faite à mon honneur.

— Mais, continuai-je en me reculant un peu, dans la crainte que tant de contradictions n’exaspérassent ma chère moitié, mais, ma chère amie, n’aurait-il pas été plus digne de garder le silence et d’accabler cet homme de votre dédain ?

— Bien jugé, monsieur Bullfrog, fit ironiquement ma femme ; et si j’avais agi de cette manière, dites-moi, je vous prie, où seraient les cinq mille dollars qui vont approvisionner vos magasins ?

— Sur votre honneur, mistress Bullfrog, demandai-je haletant comme si ma vie eut été suspendue à ses lèvres, ne faites-vous pas erreur ? C’est bien cinq mille dollars que vous avez dit ?

— Sur mon nom et sur mon honneur, répliqua-t-elle, le jury m’alloua tant pour cent sur la fortune de ce coquin, et j’ai gardé tout cela pour mon cher Bullfrog.

— Alors, chère femme, m’écriai-je au paroxysme de la joie, laisse-moi te serrer sur mon cœur ! la paix du ménage est désormais assurée et j’oublie tes imperfections, puisqu’elles ont produit un si beau résultat. Bien plus, je me réjouis à présent de l’injustice qui a causé ce procès béni. Oh ! heureux Bullfrog que je suis !