Le Voyage d’un Missionnaire anglais en Sibérie

Le Voyage d’un Missionnaire anglais en Sibérie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 203-214).
LE
VOYAGE D'UN MISSIONNAIRE ANGLAIS
EN SIBERIE

Certaines idées ne peuvent venir qu’à un Anglais, il est des entreprises dont un fils d’Albion est seul capable. Celle qu’avait imaginée M. Henry Lansdell n’est assurément pas commune, et il peut être fier de l’avoir menée à bonne fin par son courage, par son indomptable persévérance, par son sublime entêtement. Il avait jadis pour principe, c’est lui-même qui nous le dit, qu’il faut faire en sa vie une part au plaisir, une autre au travail. « Amusez-vous quand vous vous amusez, travaillez quand vous travaillez : Play when you play, and work when you work, » telle était sa maxime. Mais il se ravisa ; il s’aperçut qu’on n’est vraiment heureux que lorsqu’on se rend utile, et il résolut de consacrer désormais ses vacances d’été à l’étude comparée des prisons dans tout l’univers habitable. Il commença par l’Angleterre, par Newgate, Portland et Millbank, après quoi, son idée en tête, il parcourut à plusieurs reprises tout le continent, sans oublier la Suède, la Finlande, la Roumanie, la Russie d’Europe. Quoiqu’on n’entre pas dans une prison comme dans un moulin, il fut partout bien accueilli, les portes les mieux fermées s’ouvrirent devant lui. Il n’a pas seulement l’opiniâtreté britannique, il a beaucoup d’entregent, une merveilleuse dextérité, des grâces insinuantes et persuasives, le talent de se faire bien venir, l’art de toucher les hommes, d’apprivoiser les grilles et les verrous. Il ne nous dit pas comment il s’y est pris, mais nous gagnerions peu à le savoir. Le magnétisme est un don personnel ; tant vaut le magnétiseur, tant valent ses procédés et ses passes.

Encouragé par son succès, M. Lansdell forma un projet plus vaste et plus hardi ; il résolut de visiter la Sibérie, ses effrayantes solitudes, ses redoutables mines d’or et d’argent, exploitées par des forçats. Ses amis lui firent plus d’une objection : « A quoi pensez-vous ? lui disaient-ils. Vous caressez un chimérique espoir. Le gouvernement russe se gardera bien de vous octroyer les autorisations nécessaires ; il ne peut lui convenir qu’un indiscret pénètre les sombres mystères de sa politique pénale. On vous amusera par de belles paroles ou vous essuierez des refus ironiques et polis, car l’ironie russe est toujours polie. En fin de compte, vous serez éconduit, ce qui est désagréable, et peut-être serez-vous ridicule, ce qui est plus désagréable encore. » La première condition du succès est de ne douter de rien. M. Lansdell ne se rendit point aux remontrances de ses amis ; ce qu’il avait juré de faire, il l’a fait.

Il a visité la Sibérie, il l’a traversée dans toute sa longueur, depuis l’Oural jusqu’aux rivages de la mer japonaise. Il a vu Tiumen, Tobolsk, Tomsk, Krasnoiarsk, Irkutsk, qui est trois fois plus près de Pékin que de Saint-Pétersbourg ; il a passé l’Obi, l’Iéniséi, la Lena, et, chemin faisant, il a rencontré des Samoyèdes petits et laids, des Buriates à la large face carrée, des Tongouses, des Ostiaks, des Mongols, des Chinois, des Giliaks, vêtus de peau de poisson. Après avoir franchi d’immenses espaces en tarantass, il a descendu l’Amur, il est arrivé à Nikolaievsk, sur la mer d’Okhotsk ; puis il s’est rendu à Vladivostok, où il s’est embarqué pour la Californie. Il était parti de Londres un mercredi matin, le 30 avril 1879 ; il y rentrait le 25 novembre, après avoir fait le tour du monde et accompli tout d’une haleine un voyage de plus de 10,000 lieues de poste. Voilà des vacances bien employées ! Pour nous raconter tout ce qu’il a vu, ce n’était pas trop de huit cents pages et de deux volumes in-octavo, qu’on lira avec autant de profit que de plaisir[1]. Il y a un proverbe anglais qui dit : « Aime la vérifié, mais invite quelquefois le mensonge à dîner : Love truth, but invite the lie to dinner. » M. Lansdell n’invite jamais le mensonge à dîner. Sa bonne foi ne peut être mise en doute, et comme à l’ingénuité dans la franchise il joint le goût du détail exact et précis, la netteté de son témoignage commande la confiance.

M. Lansdell n’est pas seulement un philanthrope ; ce voyageur, aussi entreprenant qu’infatigable, est par surcroît un missionnaire qui unit un peu d’optimisme au zèle inquiet du salut des âmes. Il ne sort jamais de chez lui pour visiter une maison d’arrêt ou de détention sans avoir ses poches bourrées de petits traités religieux. Lorsqu’il partit pour la Sibérie, il emportait avec lui une pacotille énorme de brochures, accompagnée de toute une cargaison de grands et de petits Évangiles. Il les répandait à pleines mains ; dans la seule Sibérie occidentale, il a distribué quatre mille Nouveaux-Testamens, neuf mille brochures édifiantes, qu’il avait eu la précaution de faire agréer par la censure. Il s’était muni aussi « de papiers pour les murailles ; » c’étaient des gravures coloriées qui représentaient la parabole de l’enfant prodigue avec le texte russe en regard. A peine arrivé à l’étape, s’armant d’un marteau et de broquettes, il choisissait son endroit et y clouait bien vite une de ces estampes, qui faisaient ouvrir de grands yeux aux maîtres de poste. L’évangile renferme une page bien propre à décourager l’optimisme des missionnaires. Il y est écrit qu’un semeur sortit un matin pour semer, qu’une partie du grain tomba le long de la route, où les oiseaux le mangèrent, une autre sur un sol caillouteux, où le soleil le sécha, une autre encore parmi des épines qui l’étouffèrent. M. Lansdell ne se défie ni des oiseaux, ni du soleil, ni des épines. Peut-être se fait-il des illusions, mais elles sont trop respectables pour qu’on ait le cœur de les combattre.

Au demeurant, il n’affirme rien ; il ne répond pas de l’événement sur son salut. Il sème vaille que vaille, s’en remet à la grâce divine du soin de faire le reste en souhaitant qu’au jour du jugement dernier, sa moisson se trouve avoir été abondante, et nous le souhaitons comme lui. Mais on ne saurait trop admirer l’inconséquence des opinions humaines. A peine venait-il de débarquer à Irkutsk, lorsque éclata un terrible incendie qui consuma en quelques heures les trois quarts de cette malheureuse ville, bâtie en bois, comme cela se pratique dans toute la Sibérie. Une chapelle seule fut épargnée, et le clergé russe s’empressa de crier au miracle, en quoi il eut tort, remarque fort sagement M. Lansdell, attendu que cette chapelle était un des rares édifices de l’endroit qui fût construit en briques. Quelques pages plus loin, ce même M. Lansdell nous fait observer que, si la veille un des chevaux attelés à sa tarantass ne se fût avisé de rompre son trait et de s’enfuir, l’obligeant à demeurer en plan au milieu des bois durant une demi-journée, il serait arrivé à Irkutsk quelques heures plus tôt, qu’il aurait eu le temps de déballer son bagage et que, selon toute apparence, ses malles eussent été brûlées. Il en prend occasion pour rendre grâces à Dieu. C’est ainsi que popes russes ou missionnaires anglais, chacun a sa petite Providence particulière, dont il use et dont il abuse ; on croit fermement à la sienne, on croit plus difficilement à celle des autres.

Qu’on n’aille pas s’imaginer après cela que M. Lansdell soit un fanatique, ni qu’il appartienne à la classe des missionnaires ascètes, uniquement occupés de leur œuvre, indifférens à tout le reste et employant leurs loisirs à mortifier leur chair. Il estime qu’une sage philanthropie et une piété sincère ne sont inconciliables ni avec la belle humeur ni avec ces honnêtes petits plaisirs qui assaisonnent la vie et la rendent supportable. Certes il ne néglige jamais sa mission ; il s’en occupa consciencieusement, sans distraction comme sans paresse. Mais, une fois quitte envers son devoir, il s’accorde sans scrupule un peu de relâche ; qu’il découvre quelque occasion de se réjouir, il se croirait coupable devant Dieu s’il ne la mettait pas à profit. Ajoutez qu’il est homme avisé, qu’il a beaucoup de savoir-faire. Il ne pouvait s’accoutumer à sa tarantass, aux cahotemens, aux déplorables soubresauts de ce maudit véhicule sans ressorts, traîné au triple galop de trois chevaux fougueux qui dévorent l’espace, boivent le vent et se croiraient à jamais perdus de réputation s’ils trottaient pendant une demi-heure comme des chevaux raisonnables. Il imagina un beau jour de placer sous lui un rond, un coussin bien gonflé d’air et à côtes, a ribbed circular air-cushion, et il en ressentit les plus heureux effets. C’est, dit-il, un secret d’or, a golden secret, et il vous en fait part. Libre à vous d’en profiter lorsque vous vous promènerez en Sibérie ; mais n’oubliez pas de bénir l’inventeur.

Au surplus, cet excellent voyageur fait toujours bonne mine à mauvais jeu ; le triste dénûment des maisons de poste, qui servent d’hôtelleries dans tout l’empire russe, n’a jamais eu raison de sa philosophie naturelle. La salle destinée aux étrangers ne renferme qu’une table, une chaise, un chandelier, un lit ou plutôt un banc qui n’est pas souvent rembourré, une sainte image, un miroir et quelques affiches plus ou moins bien encadrées, où est indiqué le tarif exact d’une foule de mets et de boissons. Mais n’allez pas supposer un seul instant que, pour tout l’or du monde, vous réussiriez à vous les procurer. Le gouvernement enjoint à tout maître de poste de prendre une licence d’hôtelier et de faire savoir à quel prix il vendrait un verre de madère ou un plat d’ortolans s’il les avait ; le malheur est qu’il ne les a pas. De l’eau bouillante et du pain noir, voilà sur quoi vous pouvez compter ; si d’aventure on vous offre par-dessus le marché quelque maigre volaille ou de la viande un peu rance, tenez-vous pour un homme béni du ciel. Heureusement il n’en va pas de même dans les villes, et M. Lansdell y prenait sa revanche. Il est surtout certains pâtés de saumon dont il se souvient avec plaisir, il leur rend un excellent témoignage ; il n’a pas l’ingratitude de l’estomac. Tout ce qui concerne l’économie politique, sociale et même culinaire l’intéresse beaucoup plus que la botanique et la géologie, et dans chacune des provinces qu’il a traversées, il a noté avec un soin religieux le prix de tout ce qui se laisse boire ou manger. Certains chapitres de son livre pourraient être intitulés : le Manuel de la. parfaite ménagère en Sibérie. En le lisant, vous apprendrez par exemple qu’à Krasnoiarsk les dindons valent 3 shillings la paire, qu’un veau de neuf mois n’en coûte que 3 ou 4, mais que, si jamais, vous passez à Irkutsk, vous devrez débourser plus de 17 francs pour pouvoir sabler une bouteille de Champagne et que vous en donnerez plus de 3 pour vous procurer un citron.

Ces détails ne sont pas à mépriser, ils font connaître un pays. Mais les renseignemens circonstanciés que nous fournit M. Lansdell touchant le sort des criminels et surtout des déportés politiques, condamnés aux travaux forcés eu Sibérie, nous intéressent beaucoup, plus encore. Ce nom de Sibérie exerce sur les imaginations une sorte de charme sinistre et navrant, il éveille, dans l’esprit l’idée d’une morne désolation, du plus affreux des tombeaux. Cette mystérieuse contrée, dont les steppes mesurent 2 millions de milles carrés de plus que l’Europe tout entière, dans laquelle tiendraient des empires, et qui du pied des monts Altaï descend par une pente faible jusqu’aux tristes toundras où le renne déterre le lichen sous la neige, et jusqu’aux banquises de l’Océan-Glacial, cette incommensurable province qui, cent fois plus grande que l’Angleterre, n’a que la population de sept comtés anglais, c’est-à-dire 8 millions d’habitans, nous apparaît comme un enfer glacé, comme le royaume de l’éternelle solitude et de l’éternel silence. On sait à la vérité qu’elle possède d’immenses richesses minérales, des mines inépuisables d’or, d’argent et de houille, cent variétés de jaspes, l’émeraude, l’onyx, le grenat, le lapis-lazuli, l’opale, la tourmaline et l’alexandrite, cette pierre étrange qui dans le jour est du plus beau cramoisi et qui la nuit semble verte. Mais l’homme ne vit pas d’émeraudes et d’onyx, ni même d’alexandrite, et malgré ses trésors, la Sibérie passe pour un pays où tout est difficile, sauf de mourir.

La conviction très arrêtée de M. Lansdell est qu’on a calomnié la Sibérie. Sur les bords de l’Iéniséi aussi bien que de l’Obi se trouvent de vastes districts de terre noire d’une remarquable fécondité, vrai terreau de jardin, où prospèrent à souhait le froment, l’avoine, l’orge, toutes les céréales. Plus au nord, de gras pâturages s’étendent jusqu’à la région boisée, dans laquelle pullulent les animaux à fourrure. Une gazette anglaise accusait naguère le gouvernement russe de faire acheter dans les abattoirs de Sheffield des provisions considérables de viande de cheval, qui arrivait pourrie et dont il nourrissait ses prisonniers politiques. Cette assertion paraît à M. Lansdell aussi plaisante que monstrueuse. Ce serait, remarque-t-il, porter à grands frais du. charbon à Newcastle et vouloir se ruiner de gaîté de cœur, puisqu’il est facile de trouver à Irkutsk de la viande fraîche d’excellente qualité pour 2 pence ou 4 sous et qu’à Tobolsk. on peut l’avoir à meilleur prix encore. Cependant il n’engage pas ses compatriotes à venir tenter fortune sur les rives de l’Irtich ou du lac Baïkal ; un climat où le thermomètre monte quelquefois à 40 degrés au-dessus de zéro et descende 40 au-dessous ne serait pas à leur convenance. Pour sa part, il n’a pas tâté des hivers de la Sibérie, mais ses étés lui ont semblé fort agréables. Le 6 juin, il vit encore tomber de la neige, après quoi le soleil brilla sans intermittence jusqu’aux premiers jours de l’automne, et le temps fut tout simplement délicieux, simply delightfal. Malgré les lassitudes que lui causaient sa tarantass et grâce peut-être aux coussins à air, son rude voyage n’a point pris sur sa santé ; quant à ces terribles moustiques qui jouissent d’une si triste célébrité, il ne s’en plaint guère. Il avait découvert un autre « secret d’or » pour s’en débarrasser ; il se frottait le visage et les mains avec de l’huile essentielle de clou de girofle.

Si M. Lansdell estime qu’on a calomnié la Sibérie, il pense qu’on a été plus injuste encore envers le gouvernement russe et qu’on a singulièrement exagéré les sévices qu’il exerce sur ses prisonniers. Les nombreux Anglais qui ont lu son livre ont été fort étonnés d’apprendre qu’il y a beaucoup à rabattre de tous les bruits qui ont couru à ce sujet, que les forçats russes sont bien nourris, que leur ordinaire est très mangeable et plus abondant que celui d’un convict anglais, que les chaînes dont on les charge leur sont souvent épargnées, que le travail qu’on leur impose n’excède jamais la mesure des forces humaines, qu’au contraire, dans maint endroit, ils ne trouvent pas à occuper suffisamment leurs journées et leurs mains et que leur désœuvrement est leur plus cruel supplice, que les châtimens corporels sont réservés pour les cas d’infractions graves et de récidive, que les prisonniers politiques sont beaucoup moins nombreux qu’on ne se l’imagine, qu’ils obtiennent facilement par leur bonne conduite la faculté de vivre dans leur famille et dans une condition de demi-liberté, qu’au surplus les prisons sont aussi bien aménagées, aussi bien tenues que celles d’Europe. « Les maisons de détention de Tobolsk, nous dit-il, m’ont rappelé celles que j’avais visitées à Vienne et à Cracovie, et à plusieurs. égards la comparaison serait en leur faveur. » Et il ajoute : « Ma conviction est qu’un déporté russe, s’il se conduit bien, peut vivre en Sibérie mieux que dans beaucoup de prisons du monde et aussi bien que dans la plupart. »

Lorsqu’il traversa le Pacifique, M. Lansdell lia connaissance avec un clergyman américain, qui lui représenta que l’auteur de l’Oncle Tom avait été prudemment, inspiré en plaçant la scène de sa tragique fiction dans une localité fort lointaine, inconnue au plus grand nombre de ses lecteurs. Il remarque qu’on en pourrait dire autant de la plupart des voyageurs et des journalistes qui ont parlé des déportés sibériens et des horribles souffrances qu’on leur inflige. Dès 1864, un Anglais, né en Russie, lui avait conté que les plus dangereux des criminels russes étaient envoyés dans des mines de mercure, où ils respiraient des vapeurs infectes et malsaines qui les tuaient en quelques semaines. Depuis, il avait lu dans plus d’un journal d’effroyables descriptions de ces fameuses mines de mercure, plus d’une fois aussi on lui en parla pendant son voyage ; mais personne ne put lui apprendre où elles étaient, et il en est venu à douter qu’il y ait dans toute la Sibérie une seule mine de mercure en exploitation. Quant aux mines d’or et d’argent, il fut frappé de voir que les rapports des convicts qui avaient eu le malheur d’y travailler différaient sensiblement des récits ampoulés de ceux qui ne les connaissaient que par ouï-dire. On lui avait dit à Tobolsk : « Ne jugez pas du système pénal russe par la Sibérie occidentale, où les prisonniers sont traités avec quelque humanité. Si vous voulez savoir ce qu’il en est, franchissez la Lena, laissez derrière vous les eaux profondes du lac Baïkal et ses montagnes neigeuses ; là seulement commence le royaume des horreurs. » A mesure qu’il avançait, le royaume des horreurs semblait reculer devant lui. « Allez plus loin, allez à Nertschinsk, » lui disait-on. Mais il rencontra un Polonais qui avait été envoyé à Nertschinsk, quelques années auparavant, comme prisonnier politique et condamné aux travaux forcés. Ce Polonais lui assura qu’il n’avait eu à se plaindre ni de ses geôliers, qui ne le forçaient pas à travailler et lui permettaient d’écrire une lettre tous les trois mois, ni du régime de la prison, ni de son ordinaire, lequel consistait en trois livres de pain et une demi-livre de viande. Peu de temps après, son sort s’était amélioré, il était devenu commis dans une maison de poste, et il déclarait que si l’empereur lui faisait grâce et l’autorisait à revoir la Pologne, il partirait bien vite, mais qu’il se souciait peu de retourner en Russie, qu’il préférait rester où il était, la surveillance de la police étant moins tracassière en Sibérie que de l’autre côté de l’Oural.

— N’allez pas juger de la Sibérie par ce que vous voyez à Nertschinsk, disait-on derechef à M. Lansdell. Poussez jusqu’à Kara, si vous en avez le courage ; les horreurs que vous y découvrirez vous feront venir la chair de poule. — Et M. Lansdell poussa jusqu’à Kara. Au mois de septembre 1879, la Contemporary Revieio publia un article sur les mines sibériennes, que l’auteur, sur la foi d’un écrivain allemand, M. Robert Lemke, représentait comme de vrais sépulcres souterrains, où étaient ensevelis tout vivans des milliers d’infortunés hâves, livides, vêtus de haillons, quelques-uns nu-pieds ; de hideuses cellules creusées dans le roc leur tenaient lieu de dortoirs ; ils y couchaient sur une paillasse humide, attachés par le cou comme des chiens enragés à une chaîne de fer rivée dans la muraille. Le 15 mai 1881, l’Echo renchérissait sur ces peintures et transformait les cellules en d’immenses cavernes, illuminées par des torches de pin, où vivaient pêle-mêle des hommes, des femmes, des enfans, condamnés à mourir sans avoir revu le soleil. Quoiqu’il n’eût pas encore lu ces articles de haute fantaisie, M. Lansdell arrivait à Kara le cœur plein de sinistres appréhensions, et il ressentait les angoisses de Dante pénétrant dans un des cercles de l’enfer.

La nuit commençait à tomber, lorsqu’il s’engagea, accompagné du commandant de la colonie, le colonel Kononovich, dans une vallée sauvage et déjà obscure, qui apparaissait à ses yeux troublés comme un paysage d’outre-tombe. Les collines étaient tapissées de broussailles, auxquelles se mêlaient des conifères ; çà et là dans un gazon vigoureux et touffu se montraient quelques fleurs tardives et des lis orangés, hauts de deux pieds, qui avaient un air étrange. Notre missionnaire n’avançait qu’à regret ; à chaque pas le cœur lui battait plus fort ; il allait bientôt contempler face à face ce royaume des horreurs qu’on lui avait si souvent annoncé. Tout à coup, à l’un des détours du chemin, il se croisa avec quelques journaliers qui venaient de quitter l’ouvrage et qui le saluèrent eh passant. « Qui sont ces gens-là ? demanda-t-il. — Ce sont des convicts, » lui répondit le colonel, qui lui apprit à sa vive surprise que près de la moitié des condamnés étaient dispensés d’habiter la prison et vivaient chez eux en famille.

Dès le lendemain, M. Lansdell poursuivit son enquête. Il constata que, sur les deux mille déportés qui vivaient à Kara, il y avait huit cents meurtriers, quatre cents voleurs, sept cents brodiagi, ou gens sans aveu, et quarante et un prisonniers politiques, à savoir treize Russes et vingt-huit Polonais. Il descendit dans la mine et il s’avisa que presque tout le travail se faisait à ciel découvert et qu’aucune femme n’y était jamais employée. La nuit venue, il vit les condamnés partir, les uns pour regagner leur geôle, les autres pour rentrer chez eux, et il nous affirme que personne ne couchait sous terre. On le conduisit à l’hôpital, où ce qui l’étonna le plus fut une serre dans laquelle mûrissait un melon. Il visita l’école où les enfans des déportés apprenaient à lire, et il lui parut qu’ils étaient propres et bien soignés. Il examina en détail là prison, il put s’introduire dans les cellules réservées aux condamnés dont on redoutait le plus l’évasion. L’une d’elles était habitée par un juif, prisonnier politique de haute volée, qui en été travaillait de six heures du matin à sept heures du soir, mais qui en hiver n’avait le plus souvent qu’à se croiser les bras. Sa femme demeurait dans le voisinage et pouvait le voir deux fois par semaine. Sa cellule, d’honnête dimension, était bien tenue, bien aérée, bien éclairée, et dans le mobilier figurait une petite bibliothèque. La fenêtre, qui commandait la vue de toute la vallée, donnait sur un grand chemin ; le prisonnier pouvait voir tout ce qui s’y passait. « Je dis la pure vérité, ajoute M. Lansdell par forme de conclusion, en affirmant que, si j’avais le malheur d’être condamné à la prison pour la vie et qu’on me permît d’opter entre Millbank à Londres ou la cellule du juif à Kara, je choisirais sans hésiter la cellule du juif. »

En Angleterre comme partout ailleurs, il y a des hommes très entêtés de leurs préventions, peu disposés à en démordre ; ils croient fortement tout ce qu’ils croient, et on les désoblige en les engageant à décroire. Ces amis des histoires reçues ont insinué que M. Lansdell s’était laissé séduire par les grâces dangereuses des colonels russes, qu’il était trop naïf pour avoir su deviner la main de fer sous le gant de velours. Il s’est déclaré prêt à disputer contre tout venant, pourvu que ses adversaires lui opposassent des noms, des faits, des dates, sans se réfugier dans de vagues allégations. Son défi n’a pas été relevé. Il nous en coûte peu, pour notre part, de lui donner raison. Il ne faut pas croire trop facilement aux cruautés inutiles. Qu’un roitelet cafre fesse couper dix mille têtes pour le seul plaisir de les couper, qu’un Caligula noir s’amuse à torturer ses prisonniers pour le seul agrément de les voir souffrir, on peut tout attendre de leur imbécile férocité. Mais chez les peuples civilisés les Caligula sont rares, l’intérêt bien entendu tempère les instincts vindicatifs, haineux ou farouches. Que gagneraient les Russes à torturer leurs déportés en Sibérie, à hâter leur fin par des sévices, par des recherches de cruauté ? Ne leur servent-ils pas de colons ? Ne leur sont-ils pas nécessaires pour exploiter les richesses minérales de cette immense province qui manque d’habitans ? A moins d’être un idiot, on ménage ses outils. Tel charretier qui brutalise un cheval qui n’est pas à lui le traiterait avec plus d’égards s’il en devenait propriétaire.

M. Lansdell ne prétend pas qu’il ait tout vu ni que les directeurs de colonies pénales soient tous des anges. Il nous peint le colonel Kononovich comme un homme fort intelligent, de mœurs douces, animé d’excellentes intentions, conciliant les sévérités de sa charge avec les lois de l’humanité. Mais il nous parle aussi d’un certain Rotsguildief, qui gouvernait jadis les convicts de Nertscninsk et ne les condamnait pas à recevoir tant de coups de fouet, mais à user sur leur dos dix ou quinze livres de verges. Il y a en Sibérie des Rotsguildief et des Kononovich, et sûrement on y trouve aussi des directeurs qui ne sont ni très humains ni très féroces, mais qui par bonheur sont corruptibles ; la corruption est quelquefois une garantie. On raconte que le fouetteur public de Moscou était si habile dans le maniement de son knout qu’il pouvait à volonté d’un seul coup de lanière couper en deux une cigarette posée contre une fenêtre, sans casser la-vitre, ou briser une planche épaisse d’un pouce et, par conséquent, la colonne vertébrale d’un homme. Quand sa fille se maria, il eut l’orgueilleux plaisir de lui allouer une dot de 60,000 roubles. Il les avait gagnés en rançonnant ses victimes. Il leur administrait toujours le nombre de coups prescrits, mais sa main devenait miraculeusement légère à qui payait. Mieux vaut avoir affaire à un fouetteur moscovite qui se laisse corrompre qu’à tel rigide geôlier anglais, qui ne connaît que sa consigne et croirait pécher contre Dieu et contre l’honneur s’il lui arrivait jamais de fermer les yeux. Nous sommes persuadé que nulle part il n’y a autant d’arbitraire que dans les prisons russes, mais que, sauf les accidens fâcheux ou terribles, elles sont moins dures que beaucoup d’autres.

Dans les monarchies absolues comme dans les pays constitutionnels, l’autorité subit à la longue l’empire de l’opinion publique, qui crée les mœurs, et M. Lansdell nous assure qu’aucune autre nation n’égale les Russes en bienveillance et en mansuétude envers les prisonniers. D’un bout de la Sibérie à l’autre, à Ekaterinbourg, à Tomsk, à Irkutsk, se sont formés des comités locaux, occupés d’adoucir le sort des déportés, de leur procurer quelque argent, quelques livres, quelques petites douceurs, de vêtir et d’élever leurs enfans, de venir en aide à leurs femmes. Les populations s’associent à cette bonne œuvre. Des villages voisins de Tomsk arrivent fréquemment des envois de farine et de victuailles à destination des détenus ; les aumônes qu’on leur fait sont recueillies dans des boîtes placées à la porte des prisons, et on est si libéral à leur égard, les jours de fête surtout, que dans beaucoup d’endroits, aussi bien qu’à Saint-Pétersbourg, ils reçoivent plus d’œufs de Pâques qu’ils n’en peuvent manger.

Nous admettons sans peine que le peuple russe est plus humain que beaucoup d’autres pour les prisonniers. La charitable. bienveillance qu’il leur témoigne fait honneur à son caractère ; mais elle tient aussi à ce que la Russie est peut-être le pays du monde où l’on ressent le moins d’horreur pour les criminels. Le Russe respecte infiniment son empereur, ce dieu sur terre, qu’il ne voit jamais ; mais il voit souvent de trop près les demi-dieux chargés de le gouverner, et ils lui paraissent beaucoup moins respectables. Leur conduite n’est pas toujours canonique, ils n’ont pas toujours les mains nettes, ils s’affranchissent volontiers des lois qui les gênent, et leurs méfaits mettent les consciences à l’aise. Les grands voleurs justifient les petits.

Ajoutons que le Slave est de tous les hommes celui qui se possède le moins, celui qui est le plus gouverné par sa passion, qui obéit le plus à des fougues d’esprit, à de mystérieux entraînemens dont il n’a pas conscience. On peut plus ou moins jurer de ce qu’un Anglais est capable de faire ou de ne pas faire ; on dirait plus difficilement de quoi un Russe est incapable. Il n’en faut pas conclure qu’il vaille moins que l’Anglais ; mais, sans contredit, il est moins sûr de lui-même et de ses lendemains. Il a souvent l’humeur glissante, le désir infini et une imagination orientale, qui ne se refuse rien. M. Lansdell nous rapporte, sur la foi d’un témoin oculaire, que quand le mineur russe qui n’est pas un forçat, mais qui s’est engagé librement au service d’une société ou d’un particulier, vient de toucher son salaire, montant à 40 ou 50 livres sterling, il se livre à toute sorte d’extravagances. Celui-ci lie partie avec une fille publique, l’habille de velours et de satin ; au bout de huit jours, n’ayant plus rien, il lui arrache ses vêtemens de dessus le dos pour se procurer de quoi boire. Un autre achète une douzaine de bouteilles de vin de Champagne, les range en file, s’amuse à les briser à coups de pierre. Un troisième fait emplette d’une pièce de cotonnade, qu’il étale dans la boue du chemin et foule d’un pied superbe, tandis qu’un quatrième attelle à sa téléga ceux de ses compagnons qui ont vidé leur tirelire et goûte le suprême bonheur de se faire traîner par des êtres humains. Durant quelques heures on se croit tsar, sultan, calife, Haroun-al-Raschid, après quoi on se réveille ; mais le rêve était beau, c’est autant de pris sur les misères de la vie.

Seulement il se trouve quelquefois que pendant qu’on rêvait, on a commis quelque action fâcheuse dont il faut rendre compte après avoir reprisses sens. C’est une histoire connue qu’un paysan russe, passant dans sa charrette sur une grande route, aperçut un voyageur, recru de fatigue, qui s’était assis dans le fossé. Par un mouvement d’obligeante sympathie, il lui offre une place, le fait monter. L’imprudent voyageur lui laisse voir son or, un désir sauvage s’allume dans le cœur du charitable moujik : il tue l’homme, il le dépouille. Devant le tribunal, son avocat le défendit de son mieux ; il l’interrompait en s’écriant : « J’ai tué, tuez-moi ! Je ne sais comment cela s’est fait. » Les hommes doués d’une imagination vive et sujets aux entraînemens commettent des crimes sans trop savoir ce qui leur arrive, cela s’appelle faire un malheur, et voilà pourquoi, en Russie, les innocens ont une indulgence naturelle pour les crimes des autres. Les tentations sont si fortes ! la chair est si faible !

Il ressort de bien des faits rapportés par M. Lansdell que les criminels jouissent en Russie de grâces d’état qui leur sont refusées ailleurs ; nous n’en voulons citer que deux. Dans la Sibérie orientale, aux environs des mines, le paysan dépose la nuit sur le rebord de sa fenêtre un peu de nourriture destinée aux forçats évadés qui viendraient rôder autour de sa cabane, et, d’autre part, les directeurs des prisons ne méprisent pas assez les meurtriers et les larrons confiés à leurs soins pour leur interdire de se donner un gouvernement. Chaque chambrée de prisonniers élit ses starostas, ou anciens, chargés de recueillir les aumônes, de payer et de corrompre les employés subalternes, d’en obtenir quelques menues faveurs. Ils sont les banquiers, les pourvoyeurs, les factotums du petit corps qui les a nommés, et les officiers de l’empereur reconnaissent cet arrangement, exemptent les staroslas de tout travail, traitent avec eux presque de puissance à puissance. Ils savent que le peuple russe, comme on l’a dit, est le plus sociétaire de tous les peuples, ils autorisent les voleurs à se former en société et ils prennent au sérieux leurs magistrats. Étrange pays, où, pour compenser le désordre qui se mêle trop souvent à l’ordre, on met un peu d’ordre dans le désordre et où, si sévère que soit la loi, la charité pour le pécheur s’allie à beaucoup de tolérance tacite pour le péché.

Les adversaires de M. Lansdell l’ont accusé d’être tombé amoureux de la Sibérie ; c’est aller bien loin. Il confesse cependant que l’hospitalité qu’on y exerce à l’égard des étrangers lui a laissé le meilleur souvenir, que, du jour où il eut franchi la frontière russe, il trouva partout l’accueil le plus empressé, le plus cordial, et qu’à Vladivostok, au moment de quitter un pays où il avait été si bien reçu, il se prit à pousser un demi-soupir de regret. En ferons-nous autant si nous voyons jamais la Sibérie ? Il n’y a pas d’apparence, et nous persistons à plaindre de tout notre cœur tous ceux qui, n’étant ni assassins, ni brigands de profession, ni récidivistes endurcis, sont condamnés à y finir leur vie. Mais nous savons beaucoup de gré à M. Lansdell d’avoir fait justice d’exagérations mensongères qui obtenaient trop facilement créance. En débarquant dans le pays de Satin, Pantagruel aperçut un petit vieillard bossu, contrefait, monstrueux, aveugle, paralytique des jambes ; il avait la tête couverte d’oreilles qui étaient énormes, la gueule fendue jusqu’aux oreilles et sept langues dans la gueule. On le nommait Ouï-dire. Près de lui se tenaient « beaucoup de modernes historiens cachés derrière une pièce de tapisserie, écrivant en tapinois de belles besognes et tout par ouï-dire. » Il devait y avoir dans le nombre plusieurs journalistes, dont quelques-uns étaient Anglais. Défions-nous des ouï-dire, des propos vagues, des décisions téméraires, ne calomnions personne, pas même la Sibérie, et reconnaissons qu’un missionnaire, qui a des bottes de sept lieues et l’esprit critique, ne fait pas une œuvre inutile en courant tout d’une haleine des monts Ourals au Pacifique, quand le résultat de son voyage est de réfuter des légendes auxquelles on est heureux de ne plus croire.


G. VALBERT.

  1. Rhough Siberia, by Henry Lansdell, with illustrations and maps ; Londres, 1882.