Le Voyage artistique à Bayreuth / V- Analyse musicale – (9/14) Tannhäuser
Bien que Wagner ait intitulé Tannhauser action[1], manifestant par cela l’intention de créer une nouvelle forme dramatico-musicale, il est bien certain que par sa coupe générale, avec morceaux d’ensemble, airs, duos, finales… et ouverture, cet ouvrage se rattache encore musicalement aux procédés de l’ancien opéra, et qu’on y retrouve maintes fois l’influence de l’admiration que Wagner professait hautement pour Weber. Disons même que c’est un Opéra dans toute la force du terme. Toutefois Wagner s’y dessine déjà par une tendance marquée à éviter les répétitions de paroles, par la souplesse des liens qui unissent les morceaux, par la beauté et la pureté de la diction, et surtout peut-être par l’absence de toute idée de concession au goût public. On y trouve aussi de grandes envolées et des formes mélodiques qui lui sont bien personnelles.
des principaux Leit-motifs de TANNHAUSER dans l’ordre de leur première apparition intégrale. |
Ouverture | 1er ACTE | 2me ACTE | 3me ACTE | |||||||||||||
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[Pr.= Prélude] | 1er tabl. | 2me tabl. | Pr. | Pr. | |||||||||||||
SCÈNES : | 1 | 2 | 3 | 4 | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | |||
Le Vénusberg | ■ | ■ | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | ■ | .. | .. | .. | ■ | ||
Le Chant des Pèlerins | .. | .. | .. | ■ | .. | .. | .. | .. | .. | .. | ■ | ■ | |||||
Élisabeth | .. | .. | .. | .. | ■ | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | ■ |
Le Chant de Wolfram | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | ■ | .. | ■ | ||||
La Damnation | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | .. | ■ | .. | .. | ■ |
L’ouverture contient en raccourci tout le résumé du drame.
En premier lieu apparaît le fameux Chœur des Pèlerins[2], représentant l’élément religieux ; il est d’abord présenté avec une gravité pleine d’onction, puis majestueusement développé sous un dessin persistant des violons, et il s’éteint en s’éloignant. Sans transition, le motif du Vénusberg nous transporte au séjour de la luxure et des jouissances maudites.
[D’une allure qui rappelle à la fois Weber fantastique et Mendelssohn féerique, celui-ci a le caractère de Leit-motif, car nous le retrouverons dans la scène du concours (2e acte, scène V), chaque fois que Tannhauser va prendre la parole, trahissant ainsi avant lui son état d’esprit ; puis encore au 3e acte, à la fin de la scène IV, où il annonce l’apparition de Vénus.]
Plus loin éclate comme une fanfare l’Hymne à Vénus, d’abord en si majeur, puis, après de beaux développements symphoniques, dans le ton principal, mi majeur ; une longue pédale de dominante ramène le Chœur des Pèlerins, bientôt escorté du trait strident des violons, et l’Ouverture se termine par une large et étincelante péroraison.
C’est une coupe très classique, très belle aussi.
Au lever du rideau, et comme encadrés dans une bacchanale qui reproduit la plupart des motifs profanes de l’Ouverture, une Danse de Bacchantes, un Chœur de Sirènes, puis le grand Duo entre Tannhauser et Vénus, dans lequel apparaît par trois fois, et chaque fois un demi-ton plus haut (en ré ♭, en ré, en mi ♭) l’Hymne à Vénus, déjà entendu dans l’Ouverture. Cette scène, d’une exaltation toujours croissante, est d’un effet des plus saisissants.
Au deuxième tableau, un berger prélude sur son chalumeau, et fredonne une chanson d’un tour archaïque, à laquelle s’enchaîne immédiatement, pendant que continue à se dérouler en capricieuses arabesques la rustique ritournelle, le Chant des Pèlerins en forme de choral.
[Il reparaîtra à l’orchestre au début de la grande phrase du Landgrave qui coupe le Finale du 2e acte, comme encore à la fin de ce même acte.]
Il n’est séparé que par une fanfare de chasse du Septuor, qui lui-même est interrompu lorsque Wolfram prononce le nom d’Élisabeth répété comme en extase par Tannhauser.
[Une disposition absolument semblable se retrouve au début du
Finale du 3e acte, lorsque les mêmes personnages évoquent le
souvenir d’Élisabeth, dont le cortège funèbre passe devant eux.]
Ensuite le Septuor reprend et se termine par un bel
ensemble.
Après un court entr’acte, le 2me acte débute par un Air d’Élisabeth, précédé d’un récitatif ; ici encore on retrouve la couleur de Weber : vient un Duo dans la forme consacrée entre Élisabeth et Tannhauser, un récitatif entre le Landgrave et sa nièce, puis la Marche avec Chœurs annonçant le Concours des chanteurs. Au début de cette scène du concours, Wolfram chante l’amour sur une belle mais froide cantilène, qui donne lieu à une vive discussion entre Tannhauser, Walther et Biterolf ; ici se place le beau Chant de Wolfram, large et chaude mélodie, d’une coupe noble et pure, célébrant l’amour chaste et respectueux.
Ce n’est point ainsi que le comprend Tannhauser, qui discute, et dont chaque réplique, comme nous l’avons déjà fait observer, est annoncée par un rappel du Venusberg.
Biterolf prend la parole à son tour et le provoque ; avant la réponse dédaigneuse de Tannhauser, troisième apparition du même motif.
Enfin, Tannhauser, au comble de l’exaltation, entonne
une dernière fois son Hymne à
Vénus[3], encore un
demi-ton plus haut que précédemment (en mi majeur), et l’acte
s’achève par un ensemble puissant, très mouvementé et
longuement développé.
Cet acte est certainement le plus beau de l’ouvrage. Un imposant Entr’acte, qui serait mieux nommé Prélude, le précède, contenant, dans ses développements, des rappels du Chœur des Pèlerins et l’annonce du thème de La Damnation, qui ne paraîtra que plus tard.
Les Pèlerins reviennent de Rome, chantant avec recueillement le chœur que nous a fait connaître l’ouverture ; Elisabeth exhale une suave Prière, et remonte lentement la colline, comme en extase, accompagnée des regards de Wolfram, que souligne tristement le motif du Chant de Wolfram, confié maintenant à la clarinette-basse. C’est alors que celui-ci, après un récit plein d’ampleur, soupire la célèbre Romance de l’Étoile.
Aussitôt, à l’entrée de Tannhauser, tout s’assombrit, le thème de La Damnation se fait entendre, lugubre et terrifiant.
[partition à transcrire]
et, après un court dialogue avec Wolfram, Tannhauser
entreprend l’émouvant Récit de son voyage à Rome, au
cours duquel La Damnation se fait encore entendre. Ce
récit, l’une des plus belles pages de l’ouvrage, est empreint
du désespoir le plus navrant, de l’émotion la plus
étreignante. Soudain l’orchestre mystérieux, dont les sons
semblent jaillir du sein de la montagne, reprenant avec
persistance des fragments empruntés au motif du
Vénusberg, annonce l’apparition de Vénus, soulignée par un
ingénieux rappel du Chœur des Sirènes.
Tannhauser va faiblir de nouveau et se laisser enlever, lorsque dans le lointain on entend les voix des Pèlerins qui transportent le corps d’Élisabeth. Tannhauser se prosterne sur son cercueil et y tombe mort. Il est sauvé !
Alors toutes les voix réunies entonnent un immense
chant de foi et d’espérance, merveilleux et grandiose
épilogue qui s’élève comme une sorte d’Alléluia joyeux et
triomphal, pour trouver son épanouissement splendide sur les
premières mesures du thème religieux de l’Ouverture, nous laissant sous l’influence consolatrice du grand acte
de Rédemption qui vient de s’accomplir sous nos yeux.
Il est encore dans la partition certaines formes, soit mélodiques, soit harmoniques, que l’on peut considérer comme des Leit-motifs d’ordre secondaire ou épisodique, comme, par exemple, le Chant des Sirènes du 1er acte,
qui accompagne, au 3e acte, l’apparition de Vénus,
La deuxième phrase du Chœur des Pèlerins,
[partition à transcrire]
qui se retrouve dans leur Chant en forme de Choral, puis,
à la 27e mesure de l’Entr’acte du 3e acte, après avoir déjà
figuré dans l’ouverture, et dont Wagner fera plus tard
un nouvel emploi dans « Parsifal » ;
Enfin la belle harmonie[4] qui traverse tout le récit du Voyage à Rome, Le Pardon,
et a déjà une grande importance dans l’Entr’acte
précédent ; et peut-être d’autres…
On peut encore remarquer, à titre de rappel mélodique, cette phrase de Vénus dans le Duo du 1er acte,
qui se retrouve intentionnellement (dans le ton de mi ♭)
vers le milieu de l’Entr’acte qui précède le 2e acte ;
encore celle-ci,
Élisabeth, reproduite à l’orchestre pendant le discours
que le Landgrave adresse aux chanteurs après la Marche,
et peut-être quelques autres.
- ↑ Handlung.
- ↑ Je crois superflu de noter en musique ici les thèmes ayant caractère indépendant, qui sont dans la mémoire de tous, et d’une riche abondance dans Tannhauser.
- ↑ Ces fréquentes répétitions de l’Hymne à Vénus en font le motif principal et dominant de l’ouvrage, mais ne le transforment pas en Leit-motif, car il ne sort jamais que de la bouche de Tannhauser, et il est toujours chanté in extenso. Il figure aussi dans l’Ouverture, mais, au cours de l’œuvre, il ne donne lieu à aucune allusion symphonique, à aucune insinuation, ce qui est le propre des Leit-motifs.
- ↑ Cette belle harmonie, par son onction, offre beaucoup de rapports, comme caractère, avec certains motifs de « Parsifal », notamment la Foi.