Le Vote de l’Alsace

Le Vote de l’Alsace
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 909-919).
LE VOTE DE L’ALSACE

Un journal de Hambourg écrivait le 30 octobre dernier : « Les élections en Alsace-Lorraine vont nous donner des indications intéressantes. La France et l’Allemagne ne cesseront de se disputer l’âme de l’Alsace. Cette lutte doit se faire avec les armes de l’esprit et du cœur. Nous prévoyons que c’est l’Allemagne qui l’emportera. » Maintenant que l’Alsace et la Lorraine ont voté, j’aime à croire que le journal hambourgeois est servi, voire à souhait, et que l’Allemagne fera son profit de la haute leçon qui se dégage nettement de nos élections.

En effet, ces élections constituent le meilleur plébiscite qu’on puisse imaginer. Je sais bien que le plébiscite était fait depuis longtemps et que l’Alsace pouvait se dispenser de le renouveler. Les grandes manifestations populaires qui s’étaient produites spontanément dans nos provinces libérées lors de l’entrée des troupes françaises et qui se renouvelèrent le 9 décembre 1918 à l’occasion de la visite, dite des Quatre Présidents, avaient permis à M. Léon Ungemach, maire de Strasbourg, de dire à M. le Président de la République : « Pour tous ceux qui assistent à l’inoubliable spectacle que présente Strasbourg en ce jour solennel, les paroles étaient superflues. Vous avez vu la foule, vous avez entendu ses acclamations : le plébiscite, le voilà, éclatant, irrésistible. » Et c’était vrai. Mais comment l’Allemagne interpréta-t-elle ce premier plébiscite ? Ses journalistes affirmèrent sans rire que le gouvernement français avait versé vingt millions de francs à la presse alsacienne, pour « arranger » ces manifestations ! Sans me préoccuper autrement du jugement que les mêmes gazettes porteront sur le scrutin du 16 novembre 1919, j’essaierai de dire ici comment nos élections se sont passées.

L’Alsace, avant la guerre, comptait trois grands partis politiques : le Centre alsacien comprenant surtout les éléments catholiques ; les socialistes ; le groupe libéral-démocratique. Chaque parti souffrait d’une assez forte infiltration germanique. C’était fatal. Dès 1906, les catholiques alsaciens s’étaient rapprochés du Centrum d’outre-Rhin. Il convient cependant de faire observer que les députés catholiques d’Alsace au Reichstag formaient un petit groupe à part et que, pendant la guerre, ils s’abouchèrent plutôt avec la fraction polonaise. Les socialistes avaient partie liée avec Berlin depuis 1890 et les députés élus en Alsace faisaient corps avec le groupe parlementaire de la social-démocratie allemande. Quant aux libéraux-démocrates » ce n’est guère que vers 1909 qu’ils se décidèrent a pactiser avec la Volkspartei, ou parti populaire, de l’Allemagne du Sud.

Lorsqu’éclata la guerre, l’Alsace était représentée au Reichstag par six députés du Centre (MM. Wetterlé, Delsor, Hauss, Ricklin, Haegy et Thumann), quatre députés socialistes (MM. Peirotes, Fuchs, Roehle et Emmel) et un député libéral-démocrate (M. Rœser).

Le retour de l’Alsace à la France produisit une épuration radicale dans chaque parti : tout ce qui était allemand fut éliminé. C’est ainsi que les catholiques alsaciens se trouvèrent débarrassés d’un homme extrêmement remuant et dangereux, le professeur Spahn, qui, très souvent, s’était attaqué a M. l’abbé Wetterlé et avait fini par gagner une partie du jeune clergé a ses idées.

Chez les socialistes l’épuration fut plus complète encore. Sur les quatre députés dont je viens de citer les noms, trois étaient des Allemands d’outre-Rhin : MM. Bœhle, député de Strasbourg-ville, Fuchs, député de Strasbourg-campagne, et Emmel, député de Mulhouse. Ce dernier prit la fuite avant l’entrée des poilus du général Hirschauer dans la grande cité industrielle du Haut-Rhin. L’ancien député de Strasbourg-ville se morfond actuellement dans le petit village badois de ses pères et M. Fuchs, d’origine saxonne, dut être expulsé manu militari. Les nombreux fonctionnaires allemands qui s’étaient réfugiés dans le parti libéral-démocratique, passèrent également le pont de Kehl et l’un des fondateurs de ce groupement, M. Goetz, s’en fut à Weimar afin d’amener l’Assemblée législative du nouveau « Reich » à protester aussi solennellement que possible contre la désannexion de l’Alsace-Lorraine. Bref, les partis politiques d’Alsace étaient complètement épurés quand s’ouvrit la campagne électorale. Les Allemands qui s’étaient appliqués à jouer un rôle prépondérant dans notre vie politique avaient jugé à propos de disparaître, et ceux qui étaient demeurés au pays se trouvaient dans l’impossibilité de voter. Pour la première fois depuis le 8 février 1871, date à laquelle les Alsaciens envoyèrent leurs députés à l’Assemblée de Bordeaux, l’Alsace a pu, le 16 novembre 1919, procéder à des élections purement alsaciennes. La signification du scrutin n’en est que plus haute.

Le fait que plusieurs listes (trois dans le Bas-Rhin, deux dans le Haut-Rhin) furent soumises au libre choix des électeurs ne change absolument rien à la portée des élections. Certes, il avait été d’abord question de s’entendre sans distinction de partis ou de croyances et de ne former qu’une seule liste dans chaque département. Le 31 août, M. le Dr Kayser, de Colmar, m’écrivait une lettre que je reproduis ici parce qu’elle reflète à merveille les sentiments de tous ceux qui voulaient que nos premières élections françaises se fissent dans une atmosphère de parfaite harmonie politique. Voici cette lettre :


La campagne électorale est virtuellement ouverte en France. Pour la première fois depuis 1871, l’Alsace et la Lorraine seront appelées à participer aux élections françaises et à prendre une part active à la vie politique, économique et sociale de la France. La grosse question qui se pose chez nous, à la veille de la grande consultation nationale, est celle-ci : « Est-il sage, est-il patriotique que les élections en Alsace et Lorraine se fassent comme elles se sont faites jusqu’à présent chez nous sous le régime allemand comme elles se font en France, c’est-à-dire que les électeurs se groupent selon les programmes politiques du parti auquel ils adhèrent ? »

Déjà nombre de questions qui de tout temps ont divisé le corps électoral (question de la séparation des Églises et de l’État, question des écoles, etc.), sans parler du domaine social, sont mises en avant. D’amères polémiques vont s’ensuivre et faire la joie de quelques sectaires incorrigibles et surtout de nos bons amis d’outre Rhin. Continuerons-nous à leur donner ce triste spectacle au moment où, pour la première fois, nous ferons acte de citoyens français en allant aux urnes ? L’occasion de nous montrer en vrais patriotes français est unique. Depuis 1874 et 1887, cette belle occasion ne s’est plus retrouvée. Eh bien ! ce que nos pères et devanciers ont fait lorsqu’ils étaient encore sous la botte d’un Bismarck, ce nouveau plébiscite d’Alsace et de Lorraine ne pourrions-nous pas le réaliser aussi sous le régime de la liberté ? Ne pourrions-nous pas montrer au monde entier et à l’Allemagne en particulier qu’avant tout nous sommes heureux d’être redevenus Français ? Ne devrions-nous pas célébrer solennellement aux prochaines élections cet ineffable bonheur d’être réintégrés dans la mère-patrie en nous groupant tous, cette fois, autour du drapeau national et en mettant à l’arrière-plan toutes les revendications et questions qui nous ont divisés jusqu’à présent et nous diviseront sans doute encore dans l’avenir ?

En face de l’Allemagne aux aguets soyons unis et ne faisons pas le jeu de nos anciens oppresseurs en nous déchirant réciproquement à ces premières élections françaises. Laissons à la future Chambre des députés le soin de trancher certaines questions dont l’urgence ne s’impose nullement et manifestons ensemble, socialistes, radicaux, cléricaux et libéraux d’Alsace, notre immense joie d’être retournés à la France, en votant pour une liste nationale commune. Ce serait le plus beau don de joyeux avènement que l’Alsace pourrait offrir à la France qui a sacrifié ses enfants pour nous reprendre. France d’abord ! Tel doit être notre mot d’ordre commun.


La noble proposition émise par l’auteur de cette lettre ne put être réalisée. En effet, le 8 septembre, trente délégués de la Fédération socialiste du Bas-Rhin se réunissaient à Strasbourg et décidaient, par 16 voix contre 14, de s’abstenir de tout compromis électoral avec les électeurs bourgeois. En conséquence, les socialistes marcheraient seuls aux urnes ! Une décision analogue fut prise par la Fédération socialiste du Haut-Rhin. Ces deux décisions étaient d’ailleurs conformes au mot d’ordre donné par le Congrès national socialiste de Paris.

Dans le Haut-Rhin, les autres partis, — appelons-les « bourgeois » pour simplifier les étiquettes, — formèrent un Bloc National après de laborieux pourparlers. Ce Bloc comprenait les catholiques, les libéraux-démocrates, les radicaux, soit tous les éléments d’ordre sans distinction de croyances et d’opinions. Quelques petits groupements qui s’étaient constitués sous différents noms adhérèrent également à ce Bloc, où l’on rencontrait les comités Mascuraud, les prêtres, les pasteurs, les industriels, les syndicats d’ouvriers indépendants, etc. À l’exception des socialistes, qui s’étaient exclus eux-mêmes, on venait donc de réaliser cette union nationale préconisée par M. le docteur Kayser.

Dans le Bas-Rhin l’idée de coalition entre partis non socialistes eut moins de succès. Les libéraux-démocrates d’avant-guerre s’étaient scindés, quelque temps auparavant, en deux groupes distincts ; l’un avait pris l’étiquette radicale de la rue de Valois ; l’autre s’appelait parti républicain-démocratique. Ce dernier tendit la main aux catholiques de même qu’à un autre groupe, dit républicain indépendant. Ainsi fut constitué le Bloc National du Bas-Rhin ayant un programme identique à celui du Haut-Rhin.

La situation au point de vue des partis était donc la suivante. Bas-Rhin : trois partis en présence (Bloc National, radicaux, socialistes), partant trois listes.

Haut-Rhin : deux partis en. présence (Bloc National, socialistes), partant deux listes.

Le nombre des députés à élire dans le Bas-Rhin d’après la nouvelle loi électorale étant de neuf, alors qu’il n’était que de six sous le régime allemand, chaque parti se mit en quête de ses candidats. Quant au Haut-Rhin qui n’envoyait jusqu’ici que cinq députés à Berlin, il était appelé à élire sept représentants.

Comme toujours ce sont les socialistes qui furent prêts les premiers. Dans le Bas-Rhin, ils présentèrent :

M. Jacques Peirotes, ancien député au Reichstag, maire de Strasbourg.
M. Georges Weill, ancien député au Reichstag.
M. Eugène Imbs, secrétaire général de l’Union des Syndicats.
M. Michel Heysch, ébéniste.
M. Charles Riehl, conseiller municipal.
M. Charles Hueber, secrétaire de syndicat.
M Louis Kœssler, journaliste.
M. Emile Fuerstoss, cheminot.
M. Ernest Haas, tailleur.

Cette liste contenait les noms de plusieurs gréviculteurs notoires. Tous les amis de l’ordre avaient encore présent à l’esprit le nom d’un de ces candidats qui s’était particulièrement distingué pendant certaine grève des tramways au cours de laquelle des officiers français, place Broglie à Strasbourg, avaient été frappés.

Les partisans du Bloc National du Bas-Rhin s’accordèrent sur la base suivante : cinq sièges reviendraient aux catholiques trois aux républicains-démocrates et un aux indépendants. La liste fut constituée comme suit :

M. Charles Altorffer, pasteur à Wissembourg.
M. le comte J. de Leusse, maire de Reichshoffen.
M. Charles Frey, rédacteur en chef de la Neue Zeitung.
M. l’abbé E. Muller, doyen de la Faculté de théologie catholique de Strasbourg.
M. Jules Jaeger, notaire à Hochfelden.
M. le docteur Oberkirch, à Wasselonne.
M. Thomas Seltz, rédacteur en chef de l’Elsaesser,
M. Camille Simonin, maire de Schirmeck.
M. Michel Walter, professeur à Strasbourg.

Les radicaux éprouvèrent quelque difficulté à dresser une liste vouée d’avance à un insuccès complet. Quant aux candidats du Bloc National, il était certain qu’ils réuniraient le plus grand nombre de suffrages. Ils avaient pour eux, avant tout, les puissantes organisations catholiques ; une bonne partie des voix protestantes leur était également assurée. Leur liste contenait un nom qui venait d’être beaucoup cité à propos de la découverte d’un complot neutraliste dont le siège se trouvait à Baden-Baden. J’ai nommé M. Charles Frey, journaliste remarquable, chef du parti républicain-démocratique. En revanche, on s’était quelque peu étonné, dans certains milieux intransigeants, de rencontrer sur cette liste le nom de M. l’abbé Muller qui, sous le régime allemand, s’était fait le défenseur ardent de la faculté de théologie catholique à l’Université de Strasbourg, institution mal vue du vieux clergé alsacien et patriote.

Ces listes, notons-le, ne contenaient que des noms du terroir. D’anciens députés français avaient en vain essayé d’y figurer. Les comités locaux s’y étaient formellement opposés. On alla jusqu’à décréter que tout candidat devait être d’origine alsacienne et parler le dialecte du pays. Une exclusive plus particulière interdisait même aux comités catholiques d’accepter, comme candidats, des banquiers, financiers, etc. Trop est trop.

Dans le Haut-Rhin, la liste socialiste ne contenait guère qu’une « vedette, » M. Salomon Grumbach, collaborateur de l’Humanité.

Voici quels étaient dans ce département les candidats du Bloc National :

M. l’abbé Wetterlé, ancien député au Reichstag. ;
M. le Docteur Pfleger, membre du Conseil National.
M. Brogly, membre du Conseil National.
M. Bilger, secrétaire de syndicats d’ouvriers.
M. Seheer, pasteur à Mulhouse.
M. Baradé, avocat à Colmar.
M. Jourdain, industriel à Altkirch.

Les lecteurs de la Revue connaissent M. l’abbé Wetterlé. Le patriote alsacien avait, dans le courant de cet été, manifesté le désir de se retirer de la vie politique et il avait l’intention de ne pas se présenter aux élections. Ses amis lui firent comprendre que sa candidature s’imposait et que le seul fait de ne pas se présenter aux premières élections françaises en Alsace serait de nature à provoquer certains commentaires outre-Rhin. A ses côtés se trouve M. le docteur Pfleger, chef du parti catholique alsacien. Lui aussi est un ardent patriote. Etudiant, il fut condamné pour avoir chanté la Marseillaise en public. Pendant la guerre, il dut s’expatrier et passer de longs mois d’exil en Westphalie. A l’époque où il était membre de la Délégation d’Alsace-Lorraine, il s’écria un jour en plein Parlement : « Nous protesterons tant et si haut qu’on finira par entendre notre plainte en France ! » Comme lui, M. Brogly a été récemment nommé chevalier de la Légion d’honneur ; ce dernier a, à son actif, une condamnation à dix ans de travaux forcés pour avoir indiqué le bon chemin à un détachement français, le soir de la première bataille de Mulhouse...


J’ai dit plus haut que le fait de nous être trouvés en présence de plusieurs listes ne nuisait en rien à la signification nationale des élections : il suffit, en effet, de jeter un coup d’œil sur les programmes des différents partis pour s’en rendre compte.

Ecoutez ce que disent les socialistes. Nous respectons scrupuleusement le texte original :


CITOYENS !

Les années sanglantes sont passées. Les peuples qui ont dû vider jusqu’à la lie le calice rempli d’angoisse et de misère, connaissent maintenant le fond de la douleur humaine. Depuis que le monde est monde, aucune génération n’a subi pareilles épreuves...

Au lendemain de la période la plus atrocement sanglante de l’histoire, vous êtes appelés à renouveler tout le personnel politique. Il y a huit ans environ, vous avez pu pour la dernière fois, désigner vos représentants dans les assemblées législatives. Vous allez, dans des conditions absolument nouvelles, nommer


Le dimanche 16 novembre 1919, vos représentants à la Chambre des Députés.

Le monde a changé de face. A vrai dire, le bouleversement qui a été la conséquence fatale de la guerre, fait encore sentir ses effets. Mais pour nous Alsaciens et Lorrains, les horreurs des dernières années ont eu au moins un résultat définitif : nos départements ont été de nouveau réunis à la France.

Par le retour de l’Alsace et de la Lorraine à la France, la violence de 1871 est effacée. Contre cette violence, dès cette époque, la démo- cratie socialiste du monde entier joignit sa protestation à celle du peuple alsacien et lorrain. Aujourd’hui, en accord profond avec la population tout entière d’Alsace et de Lorraine, le parti socialiste adhère résolument et sans restrictions à notre réintégration dans l’unité française.

Les socialistes s’élèvent, par conséquent, de toutes leurs forces


Contre toute tendance neutraliste !

Le prétendu neutralisme n’est qu’une façade. Créé de toutes pièces avec l’or allemand, il ne sert que les ambitions et les convoitises allemandes.

Le peuple d’Alsace et de Lorraine est français et veut rester français !


Les radicaux ont mis une certaine coquetterie à ne pas user de la formule nationale. « Nous sommes Français, disaient-ils, à quoi bon le crier sur les toits ? » J’extrais de leur programme les passages suivants :


La France est une et indivisible. Nous en faisons partie. Nous sommes un morceau de sa chair.

Nous devons arriver à une fusion législative et administrative avec notre patrie.

Pour cela nous estimons surtout en matière ouvrière et sociale que les lois actuelles paraissant utiles à conserver ou à développer devront être appliquées avec le temps à la France entière et non à la seule Alsace.

Un groupe ne saurait accaparer l’idée nationale, qui appartient à tous. Nous aussi, nous sommes nationaux. L’amour de la France n’est pas un monopole.


Les radicaux ajoutent : « Nous sommes avant tout Français et seulement après Alsaciens ! »

Quant aux candidats du Bloc National, voici ce qu’ils disent :


ÉLECTEURS !

Le 16 novembre, le suffrage universel vous appellera au scrutin, — la première fois depuis quarante-huit ans, — pour élire vos représentants à la Chambre française.

Il faut que cette démonstration électorale soit un écho retentissant de celle qu’ont faite vos pères en 1871.

En face de l’Europe et du monde, il faut que vous répétiez la protestation qu’ils ont élevée en 1871 et en 1874 contre l’annexion violente de l’Alsace et de la Lorraine à l’Allemagne ; que vous renouveliez solennellement l’expression de votre volonté ferme et inébranlable d’être et de rester Français.

Les élections doivent aussi être un hommage de reconnaissance à la France pour les immenses sacrifices qu’elle a consentis comme rançon de notre libération, un hommage de reconnaissance aux 1 300 000 morts qui ont scellé de leur sang notre retour à la Patrie.

C’est pour qu’il n’y ait aucune voix discordante à côté de ce cri d’amour et de dévouement que les partis soussignés ont cru devoir maintenir, pendant cette lutte électorale, l’union sacrée qui a fait la force de la France et lui a permis de remporter la victoire.


Peut-on mieux parler de la France ? On songe à ce que M. Georges Clemenceau disait l’autre jour au maire de Strasbourg : « Il faut venir en Alsace pour entendre ainsi parler de la France. » Et peut-être sont-ce là les « indications intéressantes » auxquelles les journalistes d’outre-Rhin ne s’attendaient probablement pas !

On est en droit de le dire : même dans le cas où nous n’aurions eu qu’une liste commune, le programme n’aurait pu être plus net au point de vue national. D’ailleurs, il ne faut nullement s’émouvoir de ce que les électeurs alsaciens se soient trouvés en présence de plusieurs listes. Cela prouve tout au plus que chaque parti a, pour ainsi dire, gardé sa liberté d’action et que l’électeur n’a subi nulle contrainte. L’essentiel est que tous, sans distinction, aient affirmé leur volonté française. On évoque souvent les élections historiques de février 1871. Faut-il rappeler qu’à cette époque trois listes furent établies dans le Bas-Rhin, tout comme ce fut le cas de nos jours ?


Ce qu’il importe encore de retenir, c’est le caractère patriotique qui a marqué les réunions publiques. Je suis, depuis vingt ans, mêlé à la politique alsacienne et lorraine, j’ai assisté à bien des réunions électorales sous le régime allemand. A cette époque, il ne m’est jamais arrivé d’entendre un auditoire alsacien lever une séance au cri de : « Vive l’Allemagne ! » ou en chantant le Heil Dir im Siegerkranz.

Quelle différence, cette fois ! Je garderai longtemps le souvenir d’une réunion contradictoire qui eut lieu le 12 novembre à Bischwiller, l’ancienne cité des drapiers alsaciens, dans une salle de l’hôtel du Lion que les Allemands appelaient « Hôtel Vive la France » parce que les patriotes de l’endroit s’y retrouvaient chaque jour devant les chopes de bière blonde. Bischwiller est une petite ville où la population ouvrière est assez fortement représentée. C’est dire que les électeurs socialistes y sont nombreux. La salle était bondée. Contre tout usage, les ouvriers occupaient les sièges de droite, alors que les patrons et petits bourgeois se tenaient à gauche. On était plutôt en famille qu’entre adversaires.

Aux murs, des tentures où sont piquées de grosses cocardes tricolores. C’est un notable du lieu qui préside, M. Vonderweidt, ancien sergent-major français de 1870, emprisonné pendant la Grande Guerre par les Allemands. Il arbore à la boutonnière le ruban des vétérans de 1870.

Deux orateurs du Bloc National, le docteur Oberkirch et M. Charles Frey, prennent la parole en dialecte alsacien et disent la joie qu’éprouve l’Alsace à faire des élections françaises. Trois orateurs socialistes leur succèdent. Ils se défendent d’être des révolutionnaires, voire des bolchévistes. La réunion, commencée à huit heures, ne prend fin qu’à-onze heures. Le président adresse quelques mots de remerciement aux auditeurs et, se tournant vers les candidats, leur dit : « Quant à vous, retenez ceci : une fois à Paris, faites le moins possible de politique de parti. Contribuez surtout à remettre la France debout ; faites de bonne besogne pratique ! » Cela est dit sur un ton paternel. Puis l’ancien soldat de 1870 s’écrie : « Vive la France ! »

Toute l’assemblée reprend ce cri avec enthousiasme. Ensuite les orateurs socialistes et bourgeois s’en furent prendre des bocks de bière mousseuse. Pouvait-il en être autrement ? Tout à l’heure, en s’adressant aux socialistes, les partisans du Bloc national les appelaient « Messieurs ! » et les socialistes répondaient en disant : « Honorables auditeurs » (Verehrti Anwesendi).

Évidemment les choses ne se passent pas toujours ainsi, et parfois la discussion prend un tour très vif. Ce fut surtout le cas dans le Haut-Rhin, où l’on a le bonnet alsacien très près de l’oreille. Mais on n’a pas signalé d’incidents particulièrement regrettables au cours de toute la campagne qui vient de prendre fin.

Il ne me reste plus qu’à rappeler ce que fut le scrutin. À cet effet, il suffira de laisser les chiffres parler. Les listes du Bloc national ont passé à une grande majorité, de sorte que l’Alsace n’enverra pas un seul socialiste ni un seul radical à la Chambre.

Dans le Bas-Rhin, le nombre des. électeurs inscrits était de 155 707 contre 160 957 avant la guerre. Les premières données officielles sur le scrutin du 16 novembre indiquent que 130 737 électeurs de ce département ont marché aux urnes. Nous sommes donc en présence d’un joli pourcentage. Il est peut-être intéressant de rappeler que le nombre des abstentions fut plus élevé en 1871, lors des élections à l’Assemblée de Bordeaux ; en effet, le 8 février 1871, le Bas-Rhin comptait 101 741 votants sur 145 183 électeurs inscrits.

Qu’on le veuille ou non, nous sommes en présence d’un plébiscite : l’Alsace a parlé !


PAUL BOURSON.