Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 15 (p. 81-96).
Troisième livraison

Un bateau à vapeur sur le Volga. — Dessin de Moynet.


LE VOLGA,


PAR M. MOYNET[1].


1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Astrakan, son passé et son présent. — Intérieur tatar. — Les pêcheries. — Une réception princière. — Cérémonies religieuses. — Les courses. — Une caravane dans le désert. — Chasse au faucon.

Astrakan (l’Étoile du Désert), dont l’histoire remonte pour nous au douzième siècle, date pour les Orientaux d’une époque qui se perd dans l’histoire des peuples tatars.

Pendant les douzième, treizième et quatorzième siècles, cette ville était l’entrepôt général des marchandises de l’extrême Orient. Ce fut pour s’emparer de ce commerce, que les Génois vinrent jusqu’au Don en 1220. Quand les Turcs se rendirent maîtres de Constantinople, ils fermèrent les Dardanelles et supprimèrent d’un seul coup, au profit de Smyrne, le commerce des Génois et la suprématie d’Astrakan.

Au quinzième siècle, la découverte du passage par le cap de Bonne-Espérance acheva la ruine de la ville. Aujourd’hui, Astrakan n’est plus une capitale ; c’est un chef-lieu de province ; elle a de trente-cinq à quarante mille habitants, population qui augmente d’un tiers au moment de la pêche. Les Russes y sont en minorité.

Le port d’Astrakan a conservé toutefois une certaine importance et peut même en acquérir davantage, si la population augmente en Russie. Il est, par la mer Caspienne, en relation directe avec la Perse et le Turkestan. Au printemps, des caravanes y arrivent de l’est et de la Sibérie orientale, et apportent des quantités considérables de marchandises, qui remontent par le Volga.

Placée par 46°,21 de latitude nord entre les sables des steppes et la mer Caspienne, assise à quelques pieds seulement au-dessus des eaux de cette mer, dont le niveau est lui-même déprimé de plus de vingt-cinq mètres au-dessous de celui de l’Océan, Astrakan doit à sa situation un de ces climats que Humboldt qualifie d’excessifs. Si, grâce à la chaleur rayonnante de la concavité dont elle occupe le centre, de fortes chaleurs estivales favorisent dans ses environs la culture de la vigne, et mûrissent en quelques semaines les fruits du midi de l’Europe, cela n’empêche pas les vents du nord et de l’est d’y amener en hiver des froids de 30 degrés de glace. L’écart du thermomètre entre les deux solstices y dépasse souvent 70 degrés.

Telle qu’elle est aujourd’hui, la ville d’Astrakan n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut autrefois. La guerre aussi y a laissé ses traces. Le génie de Pierre le Grand a failli la relever en créant une marine sur le Volga, en essayant de joindre ce fleuve au Don, et en construisant des forteresses pour protéger les routes de l’est contre les pillards. Mais ses successeurs (excepté Catherine II), bien plus préoccupés de conquêtes que d’organisation, ont agrandi la Russie sans s’apercevoir qu’ils ont fait le vide devant eux et qu’ils règnent sur un désert seulement de plus en plus vaste.

Une conséquence de ce système d’expansion sans fin est qu’en Russie tout ce qui n’est pas militaire, ou qui n’appartient pas à l’administration organisée militairement, n’est rien. Soyez savant, artiste, grand industriel, négociant, si vous n’appartenez pas à l’administration, le premier caporal ou commis a le pas sur vous ; vous exercez une profession vile ; le mot est de l’empereur Nicolas. On comprend qu’avec une si singulière théorie, toutes les œuvres des hommes de génie qu’a pu produire la Russie soient restées à l’état de projet : les pensées de conquête seules ont une chance de réalisation.

Astrakan appartient à la Russie depuis 1554. Ce fut Ivan IV, dit le Terrible, qui s’empara du Kanat tout entier par la force des armes, suivant les Russes, — par la trahison, disent les vaincus. Cette conquête soumit tous les peuples voisins qui voulurent rester ; les récalcitrants n’eurent d’autre ressource que l’émigration, et ce furent les plus nombreux.

Depuis cette époque, le Kanat n’a pas cessé d’appartenir à la Russie, malgré les tentatives faites par les Tatars et les Turcs ; l’armée de ces derniers, après un rude échec, périt tout entière dans les déserts du Manistch ; mais la ville d’Astrakan n’a pas cessé de décroître, et après avoir été la capitale d’un royaume tatar, la ville aux mille coupoles, aux nombreux caravansérails, au port commerçant, l’étoile de la mer enfin comme les Orientaux l’avaient nommée, n’est plus, ainsi que nous l’avons déjà dit, qu’un chef-lieu de gouvernement.

Ses vieilles murailles crénelées et soigneusement badigeonnées de blanc chaque année, ainsi que les tours lézardées qui entourent encore un vaste espace de terrain au centre de la ville, rappellent ses souvenirs guerriers. Ses mosquées, ses églises nombreuses rappellent sa grandeur et les différentes religions qui y ont successivement dominé. La cathédrale, objet de réparations, au moment de notre passage, est un monument qu’on remarquerait partout. Son port renferme encore des multitudes de bâtiments. Mais le grand commerce de l’Asie ne passe plus par là. Les caravanes de l’extrême Orient ne viennent plus camper dans ses caravansérails en ruines. En un mot la grande ville est morte ; de la population cosmopolite qui s’y agitait autrefois, il ne reste plus que quelques rares individus, descendants de ceux que leur extrême pauvreté empêcha d’émigrer avec leurs compatriotes.

La population actuelle est composée de Russes, de Kalmouks, de Tatars, d’Arméniens, de quelques Persans et d’un certain nombre d’individus, métis descendant des Indous dont les derniers représentants ont quitté la contrée il y a peu d’années.

Les Russes commandent ; c’est l’administration, ses employés et la force militaire. Les Kalmouks travaillent ; c’est la partie industrielle. Les Persans et les Arméniens sont commerçants ; ces derniers surtout ont une réputation d’astuce bien méritée, dit-on ; toujours à l’affût des affaires, se livrant avec ardeur à la science des chiffres, on les rencontre partout ; il est bien difficile de ne pas avoir affaire à l’un d’eux ; on est alors sûr d’être volé ; leur réputation est si bien établie sur ce point, qu’il faut, dit-on, six Juifs pour tromper un Arménien.

Quant aux descendants des races indoues et tatares qui ont habité autrefois Astrakan, on les reconnaît à la beauté de leur type ; ils exercent les fonctions de matelots, de portefaix sur le port, chargent et déchargent les bateaux ; ils apportent à leur travail l’activité et la force qu’on ne trouve pas chez les races apathiques qui les entourent. Ils exercent tous les métiers pénibles dédaignés par les autres.

Les femmes tatares quittent peu leur foyer ; on ne les rencontre que rarement, et si bien enveloppées, qu’il est difficile de voir en elles autre chose qu’un paquet d’étoffes plus ou moins volumineux.

Les Arméniennes, moins sauvages, sont plus élégantes et sortent à visage découvert ; la beauté de leur sang est proverbiale, et elles ont conservé, comme les Juives, le type primitif ; elles circulent dans la ville, drapées de la tête aux pieds dans une étoffe blanche, dont les plis savamment arrangés les font ressembler à des statues antiques.

Astrakan a l’aspect complétement oriental ; les constructions russes, qui consistent en vastes magasins et en quelques maisons, n’ont pas sensiblement modifié l’aspect de la ville ; les églises grecques, y compris la cathédrale, n’ont pas le style officiel et invariable des monuments semblables dans les autres villes russes. Lorsqu’on traverse le Volga, et qu’on regarde la ville et le port qu’on a en face de soi, avec les nombreuses embarcations qui circulent sur le fleuve, on a un spectacle magnifique, ayant beaucoup de rapport avec les plus beaux points du Bosphore.

Peu de jours avant notre arrivée, un vaste incendie avait consumé plusieurs grands magasins et un nombre considérable de bâtiments de transport dont les carcasses à demi consumées surnageaient encore au milieu des autres navires.

L’été, fort chaud, fait d’Astrakan un désert dans le jour, surtout s’il vente un peu ; la ville située au milieu du sable, et dont les rues n’ont jamais été pavées, est ensevelie dans un nuage de poussière chaude ; mais le soir la chaleur tombe, la population sort de toutes les maisons, la vie commence. Sous un ciel magnifique, les nonchalants habitants viennent prendre le frais, les uns sur les terrasses des habitations tatares, les autres dans les galeries qui entourent les maisons persanes. Les Européens, c’est-à-dire les Russes et quelques Allemands, se promènent dans les rues, sur les quais, au milieu de la population travailleuse, assise ou plutôt couchée sous les péristyles.

Un fléau qu’on rencontre un peu partout dans les pays chauds, mais qu’Astrakan semble posséder au grand complet, c’est la multitude de cousins, moustiques et autres insectes… trop amis de l’homme. Les moustiquaires les plus serrés, l’obscurité la plus complète, ne peuvent vous en garantir. Il faut attribuer leurs innombrables bataillons aux terrains marécageux qui entourent la ville et au voisinage du fleuve.

Aussi l’hiver, si rude qu’il soit, est-il accueilli avec plaisir, et sa durée un peu prolongée, en détruisant les larves de tous ces parasites, est une garantie de tranquillité pour l’été qui suit.

Les marchandises d’Orient, qui autrefois encombraient les magasins, sont assez rares à présent, sauf les termatamas soyeuses et les tapis du Turkestan. Les bateaux ne chargent guère que les produits de la pêche du Volga et de la mer Caspienne ; ceux qui descendent apportent des bois à brûler, des bois de construction et des marchandises russes.

La banlieue d’Astrakan est renommée pour ses cultures ; les Arméniens sont d’excellents jardiniers, leurs fruits sont magnifiques, le raisin surtout peut soutenir la comparaison avec les plus belles espèces connues dans le bassin méditerranéen, et pourtant le vin fait avec ce raisin est assez médiocre. Les melons d’Astrakan sont d’une qualité supérieure, on les vend pour rien ; mais les indigènes préfèrent ceux de Kerson ou de Crimée, qu’ils payent plus cher et qui ne les valent pas.


Troupe de pélicans pêchant dans un bas-fond. — Dessin de Moynet.

L’eau potable est une rareté dans cette ville située au milieu des eaux. Les bras du Volga, par leur contact avec la mer Caspienne, ne donnent qu’un liquide saumâtre. Quelques citernes alimentent la ville. On a essayé le forage d’un puits artésien sur une place, mais au lieu d’eau on a trouvé du feu, et ce grand travail a donné un bec de gaz au lieu d’une fontaine.

Le gouverneur d’Astrakan a eu l’extrême obligeance de faire prévenir le prince Toumaine, hetmann des Kalmouks, que des Français, arrivés depuis peu, désirent lui faire une visite. Un messager, envoyé par le prince, vient nous dire que nous sommes les bienvenus, que le prince veut nous donner une fête et nous autorise à faire autant d’invitations que cela nous conviendra.

En même temps, nous recevons avis que nous sommes attendus à une pêcherie située entre le Volga et la mer Caspienne, dans une des soixante-douze embouchures du fleuve.

Nous voilà sur les bras bien de l’occupation, sans compter une cérémonie d’inauguration d’un nouveau barrage et deux ou trois parties de chasse dans les îles qui nous entourent ; car nous sommes justement au moment du passage ; tous les jours nous voyons des bandes d’oies, de canards accourant du Nord, ou la neige tombe déjà depuis longtemps, pour chercher une température relativement plus douce sur le littoral de la Caspienne.

En attendant, nous visitons la ville, et, grâce au gouverneur, nous sommes reçus chez un riche Tatar, qui, moins sévère que ses concitoyens, veut bien nous admettre dans son intérieur : c’est une grande faveur ; ces messieurs n’ont pas l”habitude d’être aimables avec les chrétiens.

Notre Tatar nous reçoit entouré de ses quatre femmes et d’une dizaine d’enfants, que notre présence gêne visiblement. Ces dames, malgré leur peu de sympathie pour nous, n’ont pas négligé de revêtir des toilettes resplendissantes, ce qui m’encourage à demander la permission de faire le portrait de l’une d’elles, afin d’emporter une reproduction de son joli costume.

Aussitôt que mon dessin prend une tournure, les trois autres femmes, qui se sont approchées et qui regardent avec intérêt, laissent échapper un cri d’admiration à la vue des teintes vives et multicolores étendues sur le papier. L’enthousiasme s’empare d’elles, et me voici commençant une séance pour un second modèle. Je suis obligé, en partant, de promettre de revenir pour faire le portrait des deux autres, ce qui ne va pas me donner peu de besogne ; décidé à garder les originaux, il faudra que j’en fasse des copies pour ces dames, qui sont désolées de me voir emporter leur image. Ces épouses de notre hôte et une princesse de Perse sont les seules musulmanes dont j’aie pu reproduire les vêtements et les traits.

Nous devons, au moyen d’un petit pyroscaphe, nous rendre à une pêcherie située à l’une des embouchures du Volga.

Ces établissements sont considérables ; les habitations des pêcheurs et autres employés y forment un village composé d’une centaine de maisons. Leur trait principal est un immense barrage, pratiqué dans un des bras du fleuve où la navigation est interceptée. La circulation des bateaux se fait par une seule ouverture. Sur la rive s’étendent de vastes bâtiments dont la plupart sont construits sur pilotis ; de larges escaliers en descendent jusqu’au bord de l’eau pour faciliter le transport du poisson aussitôt qu’il est pêché.

Les pêcheurs du Volga ne parlent guère qu’avec dédain des poissons de petite espèce qu’on sale et fait sécher pour les transporter dans l’intérieur de l’empire : ils réservent leur estime pour l’ichthyocolle, l’esturgeon ordinaire et le bélouga. Chaque pêcherie est pourvue de bateaux de différentes dimensions, avec lesquels on peut naviguer sans l’aide des bras de beaucoup de Bourlakis. Dès que le poisson est pris, on le porte au bateau : c’est là qu’il est ouvert, fendu et nettoyé. En arrière sur la terre ferme, s’élèvent les bâtiments où sont creusés en forme de caves de grands magasins ; des auges s’y étendent d’un bout à l’autre ; on y fait une forte saumure et on y étale les poissons qu’on range par couche, puis que l’on couvre de sel. Tous les espaces libres entre les auges sont garnis de morceaux de glace, dans le but d’y entretenir une grande fraîcheur.


Campement de Kalmouks (rive gauche du Volga). — Dessin de Moynet.

Les pêches se font au printemps, en automne et en hiver : celles d’automne sont réputées les meilleures, parce qu’elles produisent plus d’œufs pour le caviar.

Outre les filets, on se sert d’un grand appareil composé d’immenses câbles de cent mètres de long, auxquels sont assujettis des cordages pourvus d’hameçons. Ces câbles, ajoutés les uns aux autres, sont fixés au fond du fleuve par des ancres et maintenus à fleur d’eau par des poutres : ce sont des lignes de fond gigantesques, dont chaque hameçon peut accrocher un poisson de trois ou quatre mètres.

Aussitôt après notre arrivée, plusieurs bateaux vont visiter les câbles, et en moins d’une heure ils reviennent avec plus d’une centaine de poissons, dont quelques-uns sont d’une taille colossale. Il faut plus d’une barque pour saisir et amener le plus gros de tous. Notre curiosité s’attache à ce monstre, et nous décidons de le suivre.

On le monte à grand’peine dans une vaste salle meublée d’une centaine de baquets ; là, après lui avoir fendu la tête d’un coup de hache, on lui ouvre le ventre jusqu’à la queue ; puis on en tire successivement les œufs, les entrailles, la vessie et enfin le nerf dorsal, appelé vésiga, avec lequel les Russes font des pâtés dont ils sont très-friands.

Toute cette boucherie dure un quart d’heure ; avant que l’animal, plein de vie galvanique, cesse de se tordre convulsivement, les œufs sont préparés pour nous être servis en caviar frais.

Voici comment se fait cette opération : on se sert d’un gros tamis pour séparer les œufs des peaux et des veines ; on sale l’amas d’œufs dans des auges, on le laisse à peu près trois quarts d’heure dans le sel, on le presse ensuite sur des tamis pour l’égoutter, puis on le foule légèrement dans de petits barils de bois blanc, que l’on bouche avec soin.

On prépare ainsi du caviar salé pour être exporté, et du caviar frais, qui doit être mangé dans un assez court délai.

La chair du poisson est ensuite portée dans un de ces grands magasins qu’on peut appeler des glacières. On nous dit qu’on la tiendra plongée dans la saumure pendant douze heures, puis elle sera salée et transportée en bateau dans la Russie centrale.

Il ne faut pas oublier un produit qui augmente encore le commerce des pêcheries : c’est la colle de poisson, faite avec les vessies et les vésigas.

Ces pêcheries enlèvent annuellement au fleuve une quantité formidable de poissons ; on m’a cité les chiffres suivants : quarante-trois mille esturgeons, six cent cinquante mille sévriongas, vingt-trois mille bélougas.

Aussi d’immenses fortunes se sont-elles édifiées sur le produit des pêches du Volga et de l’Oural. J’ai vu à Tiflis un palais, digne des Mille et une Nuits, élevé aux frais d’un fermier de pêche, qui avait amassé des millions en quelques années.


Le Volga : Pêche de l’esturgeon. — Dessin de Moynet.

Mais la pêche d’hiver est, sans contredit, la plus curieuse et la plus originale de toutes. Il arrive un moment on le poisson est forcé, par le froid, de quitter les bas-fonds pour se réfugier dans des eaux plus profondes. Les pêcheurs prennent grand soin de remarquer ces endroits. De plus, vers la fin de novembre, quand le fleuve se couvre en partie d’une mince couche de glace, les pêcheurs s’avancent un à un, avec précaution, presque en rampant, jusqu’aux lieux où le courant a empêché la glace de prendre ; là, la tête enveloppée d’une étoffe sombre, ils observent le poisson, ses passes, les endroits où il se tient tranquille, et ils prennent note du tout pour en faire leur profit en temps opportun.

Quand, en décembre, la surface du fleuve se congèle pendant la nuit, on voit s’avancer, avant que les blocs de glace ne soient de nouveau disjoints par la chaleur du soleil, de hardis pêcheurs armés d’engins que nous décrirons tout à l’heure ; ils tâchent de harponner, comme spécimen de la pêche future, quelque beau poisson, dont, le caviar est préparé sur-le-champ.

Si le temps est favorable, on se hasarde à capturer quelques belles pièces pour les fêtes de Noël ; mais il est bien rare qu’à cette époque la glace soit assez forte pour permettre une pêche fructueuse.

La pêche d’hiver ne commence réellement qu’en janvier, alors que la glace est bien prise, et que les traîneaux glissent sans danger sur la surface du Volga. Un chef est nommé : c’est l’hetmann de la pêche ; c’est lui qui fixe le jour et l’heure ; c’est lui qui accorde les permissions, qui inspecte les engins. Il a autorité entière sur tout ce qui se rapporte à la pêche. Les officiers ont droit à plusieurs permis qu’ils vendent, ou dont ils profitent eux-mêmes en louant des travailleurs. Parfois, deux pêcheurs, trop pauvres pour avoir chacun un permis, se cotisent pour en acheter un seul, et pêchent au même trou. Les instruments sont fort rudimentaires ; ils consistent en perches de bois armées d’un fer recourbé, en bâtons courts également munis de crochets pour saisir le poisson lorsqu’il se débat au bout de la perche, et, enfin, en pioches, leviers et pelles pour briser et détourner la glace.

La veille de l’ouverture, on voit s’agglomérer sur les rives du fleuve un concours de monde incroyable, les pêcheurs, avec leurs aides, leurs familles, les marchands qui arrivent de tous côtés et qui établissent là une sorte de foire, les spéculateurs qui viennent acheter le poisson. Tous amènent leurs traîneaux, leurs bêtes de sommes ; tous campent sur la rive. C’est un vacarme assourdissant de gens qui crient, qui appellent, qui chantent. Les chiens aboient, les chevaux hennissent. Les traîneaux n’avancent qu’à grand’peine à travers cette cohue, malgré les imprécations de leurs conducteurs. On boit du vodka à profusion, on tire des coups de fusil, on se reconnaît, on s’embrasse. C’est une fête, et, malgré la fatigue, malgré le travail du lendemain, on passe la nuit à table.

À peine l’aurore a-t-elle paru, que, sur le rivage, bêtes et gens sont rangés attendant avec anxiété le signal de l’hetmann. Ce dernier semble se jouer de leur impatience ; il va, il vient, il semble s’occuper de toute autre chose que de ce qui est en question ; il donne enfin le signal. Une avalanche de corps humains se précipite alors vers le fleuve ; les chevaux regimbent, les plus pressés glissent et culbutent ; c’est un bruit indescriptible que domine cependant le vocabulaire fort varié des jurons russes. Chacun n’occupe pas toujours la place qu’il a choisie. Sur un terrain aussi glissant, les rixes se terminent bien vite par des chutes. Tout le monde finit cependant par se caser. C’est alors qu’arrivent les spéculateurs. Leurs valets établissent sur le fleuve même des huttes de peau. Ils apprêtent les tonneaux où doivent être renfermés le caviar et le sel dont on doit couvrir le poisson. Sur la rive sont les tentes où le poisson doit être fumé. Pendant ces préparatifs, les pêcheurs ont fait les leurs. La glace est percée de mille trous de deux à trois pieds de diamètre. Les perches y sont plongées. Le fleuve, qui retentissait tout à l’heure de cris si bruyants, est calme maintenant. Chaque pêcheur, la main sur la perche, attend silencieusement que le poisson, troublé par ce bruit soudain, vienne donner du museau sur l’épieu immobile. Alors, il relèvera aussi lestement que possible l’instrument dont le crochet acéré pénétrera dans les chairs de l’animal si le coup a été bien calculé. Tout à coup, au milieu du silence général, on entend une exclamation de joie. Un pêcheur tire violemment à lui la perche dont le manche frémit dans ses mains. L’aide arrive et engage un des épieux recourbés dont nous avons parlé dans le corps de la proie ; ils tirent à eux, et l’on entrevoit le corps gigantesque d’un esturgeon qu’ils amènent à grand’peine sur la glace. Les spéculateurs accourent aussitôt la bourse à la main et marchandent le poisson vivant encore. Nouvelles discussions ; l’acheteur déprécie ce que vante le pêcheur, et le débat menacerait d’être interminable si le pêcheur n’était impatient de retourner à ses engins. Parfois aussi la perche reçoit un coup sec : plein d’espoir, le cœur palpitant, le pêcheur ferre habilement la proie qui vient de se trahir, et c’est quelque belouga en bas âge, quelque alose maladive qu’il achève, qu’il jette dédaigneusement aux chiens, au milieu des rires des camarades. D’audacieux industriels achètent parfois le coup, bien avant que le poisson ne soit accroché.

Peu à peu la pêche s’anime, la glace craque sous les pas pressés des pêcheurs ; lorsqu’ils attirent une grosse pièce, elle se rougit de sang ; des monceaux de poisson S’élèvent sur le sol. La soif du lucre s’allume, les marchands circulent, recevant des rebuffades par-ci, dupant un naïf pêcheur par-là. C’est merveille de voir cette forêt de perches, ces groupes nombreux et animés au milieu desquels circule l’hetmann, le knout à la main, apaisant les querelles par des arguments irrésistibles. Il se mêle parfois à la pêche des incidents remarquables ; la glace crie et se brise sous le poids du pêcheur, ou bien un faux pas le fait glisser à l’eau. La place est alors perdue, il faut aller ailleurs. La nuit arrive. Les trous sont abandonnés ; on charge les poissons salés et fumés sur des chariots. Le caviar et l’ichthyocolle, renfermés dans des barils, seront exportés à l’étranger, tandis que le poisson sera consommé en Russie. Ce travail achevé, de copieux repas réunissent les pêcheurs entre eux ; le whisky et le wodka circulent jusqu’au moment ou les convives, entièrement ivres, s’endorment pour aller pêcher le lendemain dans un autre canton.

Nous partons le jour suivant sur le même bateau à vapeur, pour remonter le Volga et nous rendre à Toumainkaïa, résidence du prince Toumaine.

Nous suivons un bras du Volga absolument solitaire, où nous rencontrons des bandes de pélicans occupés à la pêche ; plusieurs îlots nous séparent d’eux. Notre passage ne les effraye pas ; ils sont hors de portée de fusil. Avec la longue-vue, nous pouvons nous rendre parfaitement compte de leur manière de pêcher ; ils ont posé des sentinelles autour d’eux sur les points culminants ; puis, rangés en un grand demi-cercle, ils s’avancent vers un banc de sable, en agitant les ailes, pour chasser les poissons sur la plage très-peu inclinée ; ensuite ils se rapprochent les uns des autres, exactement comme des pêcheurs traînant le grand filet qu’on appelle seine. Nous passons et nous les perdons de vue, mais c’est un fait bien connu que, la pêche terminée, chaque pélican porte consciencieusement sur le sable les poissons qu’il a emmagasinés dans la poche placée par la nature sous son long bec ; puis le partage a lieu entre les coassociés, sans qu’aucune des vigilantes sentinelles, qui, pendant le travail, ont veillé au salut de la société, soit la victime d’un oubli.

Après avoir fait vingt-cinq verstes, nous abordons à la rive gauche, sur une vaste étendue de terrain qui, bien différent du désert environnant, est boisé et cultivé ; c’est la propriété du prince Toumaine. Une très-élégante construction, toute meublée à l’européenne, est préparée pour nous recevoir, ainsi que les personnes qui sont venues avec nous d’Astrakan. Ce n’est pas l’habitation du prince, qui n’a jamais cessé de vivre sous sa kibitka (tente) ; elle ne lui sert qu’à recevoir les étrangers et les fonctionnaires supérieurs ou officiers russes avec lesquels il est directement en rapport comme hetmann des Kalmouks.

Depuis la grande émigration des Kalmouks, la Russie fait ce qu’elle peut pour retenir tous les individus de cette race qui sont restés sur son territoire, et pour ramener ceux qui sont partis ; elle voudrait se débarrasser des Kirghis, voleurs insaisissables. Les Kalmouks, ennemis irréconciliable des Kirghis, pourraient lui rendre ce bon office. Aussi leurs princes ont-ils des grades élevés dans l’armée russe : le fils du prince Toumaine était page de l’empereur ; aujourd’hui il doit être aide-de-camp.

Cette famille est du sang des Koschottes, une des races princières les plus respectées des tribus de l’Asie centrale, et dont l’illustration remonte jusqu’aux temps des antiques migrations. Le père du prince actuel avait reçu du gouvernement russe de nombreuses décorations et le rang de colonel, pour avoir levé, en 1812, parmi ses vassaux et ses clients, un régiment de cavalerie qu’il conduisit jusqu’à Paris. À son retour de cette expédition et comme en souvenir de la civilisation occidentale, il crut devoir échanger sa kibitka de chef nomade contre une demeure permanente. Possesseur d’un million d’hectares de terre et d’un énorme revenu, il éleva à grands frais, dans une île du Volga, le palais dont j’ai parlé plus haut ; mais il ne l’a jamais habité. Pendant sa construction, des peines secrètes inclinèrent subitement l’esprit du prince vers les pratiques austères de la religion de ses ancêtres (le Bouddhisme). Retiré dans un pavillon isolé, il passa le soir de sa vie en conférences avec les prêtres et dans les exercices de la piété la plus rigide. Après avoir vécu au désert et sur les champs de bataille en vrai descendant de Tchenkis et d’Attila, il mourut en digue disciple de Çakia-Mouni, dans un ascétique recueillement.

Le prince, son fils, vient nous recevoir, tout brillant sous son uniforme d’officier général et ses décorations. Cette réception officielle s’adresse bien plus aux officiers qui nous accompagnent qu’à nous-mêmes, car, aussitôt après une cérémonie religieuse dont je parlerai tout à l’heure, nous le voyons revenir en costume kalmouk. Ce n’est plus le même homme.

Nous entrons dans un salon. Le Kalmouk qui paraît remplir l’office de maître des cérémonies, nous conduit devant une grande porte qui s’ouvre à deux battants, et nous laisse voir la princesse Toumaine, assise sur un divan un peu élevé, entourée de ses dames d’honneur ; toutes sont immobiles et paraissant très-satisfaites de l’effet qu’elles produisent sur nous.

La princesse est vêtue avec magnificence et d’une façon tout à fait originale ; son costume se compose de plusieurs robes superposées ; celle de dessus, descendant jusqu’à terre, est ouverte devant et laisse voir la seconde brodée de perles et de turquoises. Sous cette seconde robe, ouverte aussi, mais agrafée avec des diamants, est une chemise à col rabattu comme ceux des hommes. Les cheveux de la princesse tombent devant et derrière elle jusqu’à ses pieds, en longues nattes enveloppées d’un fourreau de soie brochée. Les jeunes filles seules laissent leurs cheveux à découvert. La coiffure se compose d’un bonnet d’étoffe dorée, surmontée d’une houppe rouge de forme carrée. La partie inférieure du bonnet, fendue sur le front et derrière la tête, s’abaisse d’un côté et se relève de l’autre.

La princesse est très-jolie, quoique ses yeux, obliques comme ceux des Chinoises, et son nez un peu aplati accusent parfaitement le type de sa race.

Aussitôt la présentation faite, nous devons assister à une cérémonie religieuse, une espèce de Te Deum, chanté en notre honneur pour appeler sur nous les bénédictions du Dalaï-Lama.

Le prince s’approche de la princesse, et, lui donnant la main, l’accompagne jusqu’à la porte du château où une calèche très-élégante l’attend pour la conduire à la pagode.

Les dames d’honneur, accroupies de chaque côté, et qui, faisant tableau, n’avaient-pas remué pendant toute la présentation, à ce point que je me demandais si elles étaient vivantes, se sont enfin levées lentement et bien ensemble, et ont suivi leur maîtresse, sans qu’aucun de leurs mouvements, dissimulés par leurs grandes robes (elles portent le même costume que la princesse), ait pu les faire prendre pour autre chose que des automates mécaniques très-bien confectionnés. Lorsque le cortége est réuni sur le perron, la princesse monte dans la calèche, accompagnée de sa sœur et d’un enfant, né d’un premier mariage du prince.

Des chevaux tout sellés sont amenés. La princesse a fait un signe à ses dames. Celles-ci, sortant de leur immobilité, ont lestement ramené entre leurs jambes leurs belles robes d’apparat, et, sautant chacune sur un cheval sans le secours de l’étrier, elles partent au galop en poussant des cris sauvages : c’est une manière d’exprimer leur satisfaction.

Après dix minutes de course, on arrive devant un monument dont l’architecture nous paraît un mélange des ornementations indoue et chinoise. C’est la pagode, le temple élevé à la gloire du dieu ou plutôt des différents dieux adorée par les Kalmouks. Sakji (Çakia-Mouni) ou le Bouddha, révéré par la secte des Lamas, est la plus connue de ces divinités, celle qu’ils honorent le plus. On trouve son image dans presque toutes les kibitkas.

Un grand bruit se fait entendre dans le temple lorsque la porte s’ouvre. Nous apercevons une quantité de musiciens, accroupis les jambes croisées, les uns soufflant dans des trompettes ayant depuis vingt centimètres jusqu’à cinq mètres de long, les autres frappant sur des tam-tams ou des tambours, portés au bout d’un bâton. Tout cela forme une harmonie assez sauvage, surtout les immenses trompettes dont l’extrémité est soutenue par des porteurs. Les forces des musiciens ne suffiraient pour les soulever.

L’intérieur de la pagode, composée d’une nef et de deux bas côtés, est orné d’une multitude d’images des dieux kalmouks, dessinés et brodés sur des bannières de soie de toutes couleurs. Quelques-unes de ces idoles sont sculptées en bronze ou en bois doré. Une bande de tapis noir couvre le sol du milieu de chaque nef. Nul autre que les prêtres ne doit la fouler aux pieds.

Un maître de cérémonie ou bedeau, vêtu d’une robe rouge et coiffé de jaune, nous assigne la place que chacun de nous doit occuper.

Les prêtres psalmodient gravement une prière.

La cérémonie dure une quinzaine de minutes, après quoi nous sortons de cette messe assourdissante, bien persuadés que le personnage céleste, à qui sont adressées de telles prières, s’il ne les exauce pas, ne peut pas donner pour raison qu’il ne les a pas entendues.

Je reste un des derniers, car j’ai commencé lestement quelques croquis de vêtements des musiciens et des prêtres ; ce sont de purs costumes mongols. Chez les Kalmouks, comme partout ailleurs, le clergé ne se soumet pas aux caprices de la mode : l’antiquité des traditions impose le respect.


Campement kalmouk. — Dessin de Moynet.

Je donne un coup d’œil au fond du sanctuaire, et j’aperçois une statue, assise les jambes croisées, et portant avec plus ou moins d’élégance deux ou trois bras de chaque côté. Elle me semble couverte de perles et d’autres bijoux, mais je me retire par discrétion et n’en puis voir davantage. Je crois cette idole d’origine indoue ; quant aux autres, qui sont dans la nef, elles ont beaucoup de ressemblance avec ces monstruosités chinoises que nous voyons chez nos marchands de curiosités.

Les images, peintes sur papier de riz, sont en général assez bien dessinées : ce sont les figures de personnages plus ou moins haut placés dans les régions célestes.

Les prêtres kalmouks ont parfaitement résolu le problème de vivre sans aucune espèce d’inquiétude. Ils ne doivent rien posséder, mais les femmes kalmoukes ont pour principale occupation de ne les laisser manquer de rien.

Les cérémonies du culte kalmouk se font en langue tangoute ou plutôt tibétaine, que le peuple ne comprend pas. Les prêtres, qui, me dit-on, ne la comprennent pas davantage, sont simplement tenus de savoir la lire. Ils ont un grand nombre de livres traitant de la religion et du culte, et aussi beaucoup de prières et de formules religieuses qui varient selon les circonstances. Pour s’éviter la peine de les garder toutes en leur mémoire, ils ont pris le parti de les écrire sur des bandes de papier ou d’étoffe qu’on suspend a côté ou au-dessous du dieu que l’on a besoin d’implorer : la prière se trouve ainsi toute faite sans que personne ait à s’en mêler.

Ce peuple dévot a encore simplifié cette méthode pour son usage particulier ; il se sert d’un appareil qui consiste en un cylindre, entouré d’une boîte circulaire ou l’on a pratiqué une ouverture. Dans le sens de la longueur


Pêcheries sur le Volga. — Dessin de Moynet.

de ce cylindre, sont écrites des prières, qui, à mesure

que l’instrument tourne sur son axe, apparaissent à l’ouverture. Chaque tour est une prière faite.

Les grands et le prince font tourner la machine par un de leurs serviteurs, et leur compte est en règle avec la divinité.

En sortant du temple, je marche avec Kalino derrière les prêtres, et nous les suivons jusqu’à leurs tentes en feutre blanc, à peu de distance de la pagode ; elles sont entourées d’une enceinte de pieux, et décorées de banderoles de plusieurs couleurs, couvertes de prières en langue sacrée.

Mon carton à dessin me vaut un accueil amical. Il faut montrer à ces pieux personnages les croquis qu’il renferme. Ils me témoignent leur admiration pour un art qu’ils cultivent tous, mais à un autre point de vue ; ils me déroulent plusieurs dessins, faits par eux sur des étoffes et du papier de riz : ce sont des représentations de différents dieux, ou bourkans, très-vénérés des tribus nomades.

On ne me permet pas de toucher à ces œuvres sacrées : ce serait une profanation ; eux-mêmes n’y portent la main que quand ils sont purifiés par de certaines prières. Il y a dans cette collection un assemblage des plus abominables figures qu’on puisse imaginer. Ces dieux sont bons et mauvais, mais, à coup sûr, tous prouvent surabondamment que les Kalmouks ne professent pas le culte de la beauté.

Dans la tente du grand prêtre, sur une espèce d’autel, je remarque une rangée de petites tasses en cuivre fort joliment travaillées ; quelques-unes contiennent du froment, d’autres de l’eau et de petits morceaux de sucre. Une image du Bouddha, sculptée en cuivre ou en or et très-finement ciselée, est posée sur un petit piédestal.

Tout alentour, des images peintes sont tendues et exposées à la vénération des visiteurs.

Pas de lit dans cette kibitka : les prêtres couchent sur des tapis de feutre.

À la grande satisfaction du grand prêtre, je fais un dessin de sa personne et de son costume ; il me le demande avec tant d’instance, que je ne puis le lui refuser.

Nous nous quittons après un long échange de civilités, et je rejoins nos hôtes qui ont commencé à déjeuner.

Le prince a, je ne sais comment, trouvé un cuisinier de mérite ; on nous sert un repas à l’européenne, je dirai même à la française. Les surprises indigènes sont réservées pour le dîner.

Après le déjeuner, on va s’asseoir sous une grande tente entièrement ouverte sur le steppe. La fête qu’on nous destine va commencer par une course.

Une vingtaine de petits chevaux kalmouks assez mal étrillés, mais pleins de feu, les crins un peu hérissés, sont maintenus par la bride. Une vingtaine de jeunes gens de quinze à dix-huit ans se disposent à les monter. Au signal donné, tous les cavaliers se mettent en selle, partent au milieu des cris des assistants, et disparaissent dans le steppe.

Nous les voyons revenir dans une trombe de poussière. C’est un enfant de quinze ans qui gagne le prix, c’est-à-dire une chemise de coton et le cheval qu’il a monté.

L’espace reste libre. La seconde partie de la fête sera une représentation d’une scène de la vie nomade.

À l’horizon nous voyons apparaître, derrière un pli de terrain, toute une caravane cheminant à travers le désert de sable ; on aperçoit les cavaliers avec leurs fusils ou leur lance, des chameaux portant les kibitkas, les meubles, les ustensiles de cuisine et même de très-jeunes enfants suspendus dans des filets ; derrière viennent les chevaux, un troupeau de moutons, les bœufs, les vaches, etc.

Tout cela, après avoir défilé devant nous, s’arrête dans la plaine à une centaine de pas.

Les chameaux s’agenouillent ; puis les cavaliers, hommes et femmes, les débarrassent de leur charge. On commence à dresser les kibitkas.

Ces tentes sont formées de treillages en branches de saule, d’une hauteur de deux mètres sur un de large. La réunion de ces treillages ou claies autour d’une circonférence d’environ cinq mètres de diamètre, forme le mur de l’habitation, solidement consolidé par des pieux fichés en terre. Sur cette muraille légère s’appuient, en guise d’arbalétriers, de longues perches qui aboutissent à un cercle supérieur, laissant entre elles l’espace de l’unique fenêtre et du trou par lequel la fumée doit s’échapper.

Cette construction est recouverte de feutre attaché avec de forts cordages, sauf une porte en menuiserie ajustée avec son bâti entre deux claies.

Un tapis de feutre recouvre le sol, excepté au centre où une place est réservée pour le foyer.

Toutes ces demeures s’élèvent, s’achèvent en un quart d’heure : quelques minutes après, nous voyons la fumée s’échapper par chacune de leurs ouvertures supérieures.

Le prince nous invite à les visiter. — Nous trouvons dans la première une famille qui nous offre le thé. Tout est en bon ordre dans l’intérieur, comme si l’on devait y demeurer plusieurs mois. Les ustensiles sont attachés en haut du clayonnage : nous nous plaisons à regarder tour à tour le lit, les coffres couverts de leur tapis, même les images des dieux suspendues autour de l’habitation, et, au-dessus du foyer, une grande marmite où s’apprête le repas.

Dans la seconde kibitka, semblable à la première, on prépare, au moyen d’un appareil à distiller des plus simples, l’eau-de-vie de lait de jument, que les Kalmouks préfèrent au lait de vache.

Le lait de jument s’aigrit très-facilement, et, donnant plus d’alcool que tous les autres, est plus propre à la fabrication de l’eau-de-vie ; mais ce lait ne peut pas se convertir en beurre.

Nous revenons à notre terrasse.

Au même instant, on éteint les feux, on détache les cordages qui retiennent le feutre sur les tentes, on défait les clayonnages, et les chameaux, qui paissent tranquillement, sont rechargés ; on entasse de nouveau sur leur dos piquets, feutres et cordages ; les grands plats en fer et les vases en cuir sont raccrochés avec les autres ustensiles, sans oublier le filet où les plus jeunes marmots sont replacés, sans que cela paraisse les distraire le moins du monde de l’absorption des victuailles dont ils se sont emparés ; les troupeaux sont ramenés, les cavaliers se remettent en selle, et la caravane reprend sa marche au pas ; elle disparaît, cachée par le pli de terrain au-dessus duquel elle nous est apparue deux heures auparavant ; nous entendons pendant quelque temps s’éloigner decresendo ses chants et ses clochettes.

La représentation est terminée ; il n’y a manqué pour compléter l’illusion que la musique de Félicien David.

Ce drame, où tout est vrai, l’action, les acteurs et les costumes, jusqu’au décor, est une des choses les plus complétement réussies que j’aie vues de ma vie. J’ai eu plusieurs fois sous les yeux dans le désert la même scène plus imposante par la quantité des acteurs et par l’isolement complet dans lequel nous nous trouvions ; mais, sous cette tente, devant une douzaine de spectateurs et quelques jolies femmes en costume parisien, l’opposition était bien complète ; la vie civilisée et la vie sauvage étaient en présence.

Maintenant on amène des chevaux. Nous allons jouir du spectacle d’une grande chasse au faucon. Six fauconniers, avec leurs élèves au poing, doivent nous accompagner. Il faut compter un peu sur le hasard, le pouvoir du prince ne s’étendant pas jusqu’à forcer le gibier à se faire prendre. Le gibier toutefois est d’ordinaire assez abondant pour nous faire espérer une rencontre heureuse. Après une demi-heure de course, on aperçoit plusieurs vols de cygnes sauvages. Je m’approche de nos fauconniers, afin d’étudier de près leur manière d’agir, car ce genre de chasse, fort employé en Orient, pourra peut-être nous devenir utile, lorsque dans le cours de notre voyage, les oiseaux que nous voudrons poursuivre viendront à passer trop loin de nos fusils.


Le Volga (rive droite). — Dessin de Moynet.

Le premier faucon déchaperonné jette un cri aigu en voyant la lumière et part comme un trait, droit sur les cygnes. La lutte est courte et se passe trop loin de nous pour que nous en voyions bien toutes les péripéties. Au bout de quelques minutes, l’oiseau attaqué et combattant toujours, tombe dans le Volga avec le vainqueur.

Nous assistons aussi à la chasse au héron gris, qui est absolument semblable, si ce n’est que le héron, à peine blessé, nous est apporté tout vivant. On le garde pour devenir un des hôtes un peu forcés du jardin du prince.


Les Kalmouks hippophages. — Une soirée à la française. — Les chevaux sauvages. — Les dompteurs. — La lutte.

Nous retournons au château, où nous attend un dîner homérique. Trois cents d’entre les vassaux de notre hôte au moins y prennent part. La salle à manger, où est dressée la table d’honneur, ouverte de toute part, nous permet de voir les convives s’efforçant de faire honneur par leur appétit, à l’hospitalité de leur chef.

On a tué pour la circonstance plusieurs chevaux ou bœufs et quelques moutons. Le bœuf est à notre intention, quoique la table soit couverte de morceaux de cheval tout à fait appétissants.

Les Kalmouks préfèrent de beaucoup « la plus noble conquête » de l’homme au bœuf et à la vache, dont ils n’élèvent, du reste, qu’une très-petite quantité. Le lait de vache, chez eux, ne jouit, comme je l’ai dit précédemment, que d’une médiocre estime.

Ils sont grands éleveurs de chevaux ; beaucoup en ont jusqu’à deux mille. Le prince Toumaine en possède soixante mille, ce qui, avec six mille chameaux et deux millions de moutons, lui constitue une assez jolie fortune mobilière.

Ceux d’entre les jeunes chevaux, dont la robe n’est pas belle, ou qu’un défaut quelconque range dans une catégorie inférieure comme coursiers, sont réservés pour la boucherie.

On voit que s’il y a progrès pour l’humanité à se nourrir de cheval, les Kalmouks sont en avance sur nous depuis longtemps.

Une autre considération a dû les déterminer à ne donner qu’une importance toute secondaire à la race bovine. Les individus qui la composent, animaux tranquilles et lourds, aimant peu le déplacement et ne voyageant qu’avec peine et lenteur, figurent mal en regard des allures des Kalmouks, peuple nomade, qui met souvent une trentaine de lieues entre son campement du jour présent et celui de la veille : au contraire chevaux, chameaux, chèvres et moutons, animaux agiles et nomades par nature, leur conviennent sous tous les rapports.

C’est peut-être à la viande de cheval que les Kalmouks doivent leur étrange vivacité.

J’ai lu dans je ne sais quel journal, depuis l’introduction de ce nouvel aliment en France, que celui qui trouverait la manière de le bien accommoder rendrait un vrai service à l’humanité.

Que ce soit le résultat de la nécessité, de l’expérience ou du goût de la nation, voici comment les Kalmouks l’accommodent.

Rappelons d’abord qu’en ce pays le bois manque généralement. La steppe ne fournit pas un arbre et, par suite, on n’a pas de charbon. Depuis la grande muraille de la Chine jusqu’aux rives du bas Volga, on en est réduit à recueillir les bouses de vache et de chameau qui, séchées au soleil, forment, avec un peu de braise de bois, tout le combustible des nomades. Or, on a trouvé plusieurs manières d’accommoder la chair du cheval en se passant de feu.


Pagode ou temple lamaïque. — Steppes du Volga. — Dessin de Moynet.

La première, connue de toutes les peuplades primitives, consiste à la faire sécher au soleil et à la saler ensuite.

La seconde manière est de couper la viande en très-petits morceaux, de la mettre dans une grande sébile en bois avec des couches de sel alternées, et de la laisser mariner douze et quinze heures.

La troisième méthode généralement employée, quand on n’a ni sel ni sébile, consiste à couper proprement la viande par bandes qui ne soient pas trop épaisses, à les mettre sur le dos de son cheval, à côté les unes des autres, à les recouvrir soigneusement avec la selle, puis, à faire un temps de galop de deux ou trois heures ; après quoi l’appétit est venu et le rôti est prêt.

Il est inutile d’ajouter que lorsqu’une fête amène un bon Kalmouk chez son prince, et qu’il y trouve, à défaut de cheval cru, des biftecks cuits à point et des gigots rôtis au feu, il se résigne, et de la meilleure grâce du monde.

C’est ce que font nos convives du jardin. Le prince se verse un grand verre de champagne, il s’approche du la fenêtre, prononce un petit discours, porte un toast, trempe sa lèvre dans le vin, puis, d’un mouvement circulaire, il envoie le contenu de son verre sur ses hôtes recueillis. Cette action est accueillie par un hourra gigantesque.

Le prince revient ensuite vers nous et nous annonce que son épouse nous attend dans sa tente pour prendre le café.

La princesse, qui depuis le matin a déjà changé deux ou trois fois de costume, est sortie de table depuis longtemps. Nous pensons que c’est pour nous ménager une nouvelle surprise et nous ne nous trompons


Un passage de chevaux au Volga. — Dessin de Moynet.

pas. En entrant dans la première tente qui lui sert

d’antichambre, nous voyons deux serviteurs s’approcher de l’ouverture qui fait communiquer la première kibitka à la seconde et ouvrir d’un seul coup les deux portières.

Le spectacle offert alors à nos regards est vraiment très-beau : la princesse, entourée de ses dames qui ont repris leur immobilité du matin, est, ainsi qu’elles, revêtue d’habits splendides, recouverts de perles, de turquoises, de diamants. Ce lever de rideau, bien ménagé, n’a pas manqué son effet.

Nous lui faisons dire que nous sommes éblouis. Elle paraît enchantée, mais garde son immobilité, ainsi que ses dames, pendant quelques minutes encore, afin que nous puissions admirer à notre aise, puis… elle fait servir le café.

La kibitka où nous nous trouvons est magnifique, toute tendue de damas rose ; le lit divan sur lequel est étendue la princesse, garni d’une riche étoffe de l’Inde, recouverte elle-même d’une gaze à peine visible, est d’un aspect féerique.

Un beau tapis persan couvre le sol. Nous nous asseyons sur ce tissu moelleux, les jambes croisées, et on nous sert du café dans des tasses de vieux chine, comme on n’en voit guères en France.

Une des dames se met à jouer d’une petite mandoline a très-long manche, une autre commence une danse qui ne diffère en rien de toutes celles qu’on voit en Orient. Quelques-unes de ces dames nous font admirer leur savoir chorégraphique, puis la princesse se lève et tout le monde prend le chemin du château, dont les salons sont éclairés. Là, je remarque sur le piano de la princesse, une romance de Clapisson. La soirée est ce qu’est partout une soirée européenne. Les dames d’Astrakan jouent des contre-danses françaises : on veut danser, et l’on cherche à y parvenir avec le désordre le plus complet, la majeure partie des invités ignorant les figures. Kalino, notre interprète, a un succès prodigieux en se livrant soudainement à une danse russe brillamment exécutée.

Le lendemain tout le monde est sur pied de bonne heure. On se précipite vite du côté des steppes, attiré par un bruit semblable à celui d’un tremblement de terre ; il est causé par dix ou douze mille chevaux sauvages que conduisent des cavaliers armés de lance. Ces chevaux sont le complément des troupeaux du prince qui partent vers le sud, pour les cantonnements d’hiver ; ils ne s’arrêtent pas. Les conducteurs entrent résolument dans le Volga ; les premiers hésitent un peu, mais le gros de la troupe poussant derrière, le passage commence.

Nous les voyons longtemps se dérouler sur une seule ligne. Ils ne se séparent que quand ils perdent pied. Dix minutes après la tête de colonne touche l’autre rive, les autres suivent, poursuivis par les cavaliers, et tout passe.

C’est un spectacle des plus curieux ; il a bien commencé notre seconde journée.

Des bateaux nous attendent, car la suite de la fête aura lieu sur la rive droite du Volga, au lieu de la réunion des troupeaux, qui partent pour les bords de la Kouma.

Il y à là grande assemblée.

Les hommes portent presque tous un vêtement appelé bechmet, espèce de justaucorps agrafé depuis la ceinture jusqu’au menton ; un pardessus le recouvre, mais largement évasé sur la poitrine, il laisse voir le bechmet ; des pantalons très-larges viennent s’attacher à la jambe sur des bottes en cuir jaune ou rouge ; la coiffure consiste en un bonnet de laine jaune entouré d’une bande de peau de mouton noir ; la forme supérieure est carrée comme la coiffure polonaise que nous appelons schapska. Les Kalmouks ont les pieds très-petits. Habitués dès le berceau — leur berceau est une selle — à monter à cheval, ce sont d’excellents cavaliers, mais de très-mauvais marcheurs ; les femmes, constamment occupées des soins du ménage, montent aussi à cheval pour faire la plus petite course.

L’élève du cheval est la principale occupation de la horde. Le prince occupe pour ses troupeaux (taboun), trois ou quatre cents cavaliers ; il vend en moyenne six mille chevaux à chacune des quatre grandes foires qui ont lieu annuellement à Astrakan, à Tzaritzin, à Nijni-Novogorod et à Derbent.

Les chevaux sont réunis par groupes plus ou moins nombreux, et vont paître dans des endroits désignés sur le territoire du prince ; les cavaliers qui les conduisent sont armés pour les défendre contre les Kirghis, qui trouvent plus avantageux de les voler que d’en élever eux-mêmes. Quand vient l’hiver, les Kalmouks abandonnent les steppes du Volga, et, passant ce fleuve, ils redescendent au sud, dans les plaines de la Kouma et du Manitsch où ils retrouvent des pâturages abondants.

On rencontre dans les steppes du nord et du midi quelques chevaux absolument sauvages, divisés par groupes de six à huit individus, et toujours composés d’un étalon et de plusieurs juments suivies de leurs poulains ; à mesure que ceux-ci grandissent, ils sont obligés de suivre à une certaine distance ; la mère s’écarte un peu du groupe pour venir les allaiter. Le chef de la famille est si ombrageux qu’il ne peut les souffrir près de lui ; plus ils grandissent, plus ils doivent s’éloigner, jusqu’au jour où, parvenus à l’âge d’adulte, ils sont abandonnés pour toujours et forment de nouvelles familles. Quand on prend au lasso quelques-uns de ces individus sauvages, on leur met des entraves et on les mêle au troupeau déjà à demi apprivoisé. Les juments et les jeunes chevaux s’accoutument assez vite à ce nouveau genre de vie, mais souvent les mâles, qui n’ont jamais été captifs, partent, emmenant avec eux trois ou quatre juments auxquelles ils ont sans doute vanté les douceurs de la liberté.

Si on songe que les troupeaux de moutons sont vingt fois aussi nombreux que ceux de chevaux, on comprendra que la population tout entière est employée à l’élève du bétail ; aussi l’industrie, chez les Kalmouks, est-elle presque nulle ; excepté le feutre et le cuir, tout ce dont ce peuple se sert lui vient de la Russie, qui écoule chez les nations conquises ses produits, trop imparfaits pour lutter sur nos marchés européens.

Revenons à notre fête. Nous allons assister à des courses de chevaux et de chameaux. Le spectacle se terminera par des luttes d’hommes.

Les courses se ressemblent toutes ; je ne parlerai donc pas de celles des chevaux, si brillantes qu’elles aient été. Quand vient la course des chameaux, on nous place près du point d’arrivée. Peu après qu’on nous eût dit que le signal a été donné, nous entendons un bruit confus dans le lointain ; à mesure qu’il augmente, la terre se met à trembler sous nos pieds, et dans un nuage de poussière nous apercevons des formes fantastiques qui arrivent sur nous avec la vitesse de l’ouragan : ce sont deux cents chameaux qui passent, sans qu’on puisse distinguer les montures des cavaliers, tant la course est rapide.

Tout ce que nous voyons depuis deux jours nous prouve que les Kalmouks peuvent être rangés parmi les premiers cavaliers du monde ; mais on va nous faire assister à des exercices encore plus extraordinaires.

J’ai dit que le Kalmouk est cavalier dès le berceau.

Le berceau du Kalmouk est un lit garni de cuir, dans lequel se trouve placé, entre les jambes de l’enfant, un morceau de bois sur lequel il est à cheval, comme un cavalier sur sa selle ; ce morceau de bois est creux, pour éviter à la mère le soin de défaire trop souvent les linges et les cuirs qui enveloppent son nourrisson. Le berceau est placé verticalement, suspendu à l’intérieur ou à l’extérieur de la tente. Aussitôt qu’il peut se traîner, l’enfant grimpe sur un mouton ou sur un chien ; quand il a trois ans, il monte en croupe avec ses frères ou ses amis plus âgés ; à huit ans, c’est un cavalier parfait ; à douze ans, il dompte des chevaux sauvages.

C’est surtout pour voir accomplir cette œuvre de Centaures que le prince nous a fait traverser le Volga et qu’il caracole au milieu du sable. Tout a coup il fait un signe à ses écuyers, et ceux-ci se dispersent autour d’un grand troupeau de chevaux, paissant dans le steppe à cinq cents pas de nous.

Un de ces hommes est muni d’un lasso. Il s’élance au milieu des chevaux, qui manifestent visiblement leur mécontentement et leur effroi par le désordre qui se met au milieu d’eux ; il fait son choix parmi les plus vigoureux et les plus ardents, et, le « laçant » avec habileté, il l’entraîne avec force à quelques pas de ses compagnons. Plusieurs écuyers se précipitent immédiatement sur l’animal et le renversent ; dès que l’un d’eux est parvenu à enjamber le corps de l’animal, les autres s’éloignent précipitamment ; le cheval se croit libre, il se relève, mais avec un cavalier. Après un moment de stupeur, il se cabre, il rue, il se roule dans le sable, sans pouvoir se débarrasser de celui qui le monte ; il part, il bondit dans la direction de la steppe, mais maintenu et dirigé par son cavalier, il est forcé de revenir près du fleuve ; alors, fou de colère et de terreur, il roule deux ou trois fois sur lui-même — sans réussir à détacher de ses flancs celui qui le maîtrise ; enfin il se précipite dans le Volga ; mais la toute sa fougue tombe, il remonte et se couche vaincu.

On renouvelle plusieurs fois la même expérience avec des péripéties différentes, mais toujours avec le même résultat.

Une espèce de carrousel commence, où les cavaliers montant à poil nu, ramassent des pièces de monnaie jetées sur le sol. Les roubles-papiers y sont ensuite déposés par les spectateurs et enlevés avec la même dextérité ; cet exercice semble leur plaire beaucoup plus que tous les autres.

Tous les exercices équestres terminés, la lutte commence. À peu de choses près, elle est telle qu’on la voit pratiquée en Provence. Les champions, après s’être frotté le nez en signe d’amitié, se saisissent à bras le corps et chacun d’eux s’efforce de faire toucher le sable aux épaules de son adversaire. Tout se passe très-loyalement, et, malgré quelques thorax et quelque amour-propre un peu froissés, tout se termine convenablement.

On repasse le Volga pour retourner au château. J’ai fait quelques croquis et pris des notes ; néanmoins j’ai encore à recueillir bien des renseignements sur la vie nomade.

On plaint généralement ces pauvres peuplades, qui savent si bien se passer des bénéfices de la civilisation. Je ne crois pas qu’il y ait au monde de peuple plus heureux que les Kalmouks ; quoique soumis à la Russie, ils ont conservé leur indépendance. Cette facilité qu’ils ont de pouvoir se déplacer rapidement, leur peu de besoins, font qu’ils se contentent d’un pays qui serait insuffisant pour tout autre peuple ; ils aiment, possèdent et pratiquent la liberté.

Qu’il me soit permis, à ce propos, de citer encore un passage de Mme Hommaire de Hell : « Si le bonheur, » a-t-elle écrit, « est réellement dans la liberté, nul ne peut se dire plus heureux que le Kalmouk. Habitué à voir s’étendre devant ses yeux un horizon sans bornes, à ne subir aucune entrave, à planter sa tente où son caprice le conduit, on conçoit que, hors de sa solitude, il se trouve emprisonné, étouffé, étreint dans un cercle de fer, et qu’il aime mieux se donner la mort que de se résigner à vivre dans l’exil. Pendant notre séjour à Astrakan, tout le monde s’entretenait d’un événement récent qui servit à nous prouver combien l’amour du sol a de puissance sur ces hommes primitifs.

« Un chef kalmouk, rival d’un Cosaque, tua ce dernier dans un accès de jalousie, et, sans essayer de fuir pour échapper au châtiment, augmenta encore la gravité de son crime en tenant tête à un détachement envoyé pour l’arrêter. Plusieurs de ses serviteurs l’aidèrent dans sa rébellion, mais le nombre l’emporta ; tous furent faits prisonniers et conduits provisoirement dans un fort pour y rester jusqu’à ce que leur jugement fût prononcé.

« Au bout d’un mois, arriva l’ordre de les diriger sur la Sibérie, mais les trois quarts des captifs n’existaient déjà plus. Les uns étaient morts par suite de leurs blessures, les autres, trompant la surveillance de leurs gardiens, s’étaient tués. Quant au chef, les mesures les plus rigoureuses l’avaient empêché de faire aucune tentative contre sa vie, mais son silence obstiné, la profonde altération de ses traits et son air farouche, prouvaient éloquemment son désespoir et son désir d’échapper à l’exil par une catastrophe.

« Lorsqu’il eut été placé dans le chariot de poste qui devait l’emmener en Sibérie, avec deux compagnons d’exil, on permit à quelques Kalmouks de s’approcher de lui pour le dernier adieu. « Que pouvons-nous faire pour toi ? lui disent-ils à voix basse… — Vous le savez, » fut la seule réponse du chef. Aussitôt un des Kalmouks tire un pistolet de sa poche, et avant qu’on ait eu le temps d’intervenir, lui fait sauter la cervelle. Les regards des deux autres rayonnèrent de joie. « Merci pour lui, dirent-ils avec enthousiasme ; quant à nous, jamais nous ne verrons la Sibérie. »

La Russie sait, par de nombreuses expériences, que, si elle les opprimait elle les verrait disparaître dans les déserts de l’Asie centrale ; aussi se contente-t-elle de lever sur eux un léger tribut et met-elle tous ses soins à entourer les princes kalmouks de ses séductions. Elle les couvre de décorations, d’épaulettes et de broderies ; cependant quoique plusieurs aient des habitations fixes, elle n’a jamais pu les déshabituer de vivre sous leur kibitka, comme s’ils se tenaient prêts à partir à la moindre contrainte.

Le prince et la princesse Toumaine ont leurs tentes qui les suivent partout, et dans lesquelles ils habitent ; les chambres à coucher du château, si richement meublées à l’européenne, ont bien rarement des hôtes ; quelques-uns des objets qui les garnissent sont tellement étrangers aux mœurs kalmoukes, que nous trouvons les flacons et carafes de nos toilettes remplies de liqueurs, kirsch, eau-de-vie, curaçao etc., à ce point même que nous n’avons pas une goutte d’eau.


Chasse dans le delta du Volga. — Dessin de Moynet.

Après un second dîner homérique, où le cheval et le jeune chameau ne nous sont pas épargnés, il faut se quitter, et nous prenons congé de nos hôtes ; le Verblioud chauffe ; il nous ramène dans la nuit à Astrakan.

Le lendemain j’ai a peine le temps de mettre en ordre les croquis que j’ai faits dans ces dernières journées ; nous repartons pour chasser dans le delta que forme le Volga : archipel découpé par les soixante-douze bouches qui versent ses eaux dans la mer Caspienne.

Toutes ces îles abondent en gibier, mais ce sont de véritables marais, plantés de roseaux trois fois plus hauts que nous, et au milieu desquels il est fort difficile de se diriger, surtout avec l’attirail de chasse dont nous sommes chargés.

Nous ne rencontrons pendant longtemps que des oiseaux de proie, qui sont toujours très-abondants dans ces flots marécageux, où ils règnent en maîtres ; aussi, après une promenade assez fatigante, nous reprenons le bateau qui nous a amenés, pour nous rendre dans un des bras du Volga, où nous devons assister à la cérémonie de la pose d’un premier pilotis, servant de base à la construction d’un nouveau barrage. Naturellement le clergé russe et les autorités étaient présents : cette cérémonie n’a rien d’extraordinaire que l’étrange aspect d’une foule de gens de toutes religions, assistant à une cérémonie grecque. Nous remontons à notre bateau, qui nous conduit jusqu’à un groupe d’habitations de pécheurs, d’où nos regards plongent au loin sur la mer Caspienne se déroulant à perte de vue dans la direction du sud.

Après deux jours passés dans les pêcheries, où nous avons fait une excellente chasse de sauvagines, nous retournons à Astrakan, afin de nous préparer à notre départ pour les steppes.

Moynet.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 49 et 65.