P.-V. Stock (p. 375-383).

XXIV

ON DIRA POURQUOI…


J’aime autant l’avouer : je n’ai pas été à l’enterrement de Renée et je n’ai point visité Mouratet dans sa prison. Je n’ai pas été à l’enterrement de Renée parce que cela n’aurait servi à rien, et je n’ai pas visité Mouratet parce que Mouratet me dégoûte et que son infortune actuelle ne me touche en aucune façon. Je ne suis pas sentimental. C’est un défaut ; mais qui n’en a pas ?

Cependant, je ne me dissimule point que de grands ennuis m’attendent. On sait que je fréquentais les époux Mouratet, que je les ai accompagnés au bal de l’Opéra, que je me trouvais avec le mari tandis que la femme s’oubliait, dans une loge, en une conversation criminelle. Je vais être appelé incessamment, en qualité de témoin, devant le juge d’instruction. Perspective désagréable. Je n’ai pas de préjugés contre les juges d’instruction, ou presque pas, mais je ne tiens nullement à entrer en relations avec eux. Ce sont des gens curieux par métier et soupçonneux par habitude, qui posent des questions parfois embarrassantes et ne se contentent pas toujours des réponses qu’on veut leur faire. Je préférerais, si c’était possible, ne point donner à la Justice l’occasion de contempler mon visage et, peut-être, de mettre le nez dans mes affaires. Quitter Paris sans rien dire ? C’est dangereux, car ça paraîtrait peu naturel. Alors ?…

Je trouve un moyen. Je m’en vais d’un pas léger chez Marguerite de Vaucouleurs, car je sais que Margot a repris pied dans la politique et que Courbassol, rappelé la semaine dernière au ministère, n’a de nouveau rien à lui refuser. J’explique les choses à Margot ; je lui fais sentir quel noir chagrin j’éprouverais à me voir obligé de parler, en Cour d’assises, soit contre une femme que j’ai respectée jusqu’au dernier moment, soit contre un homme que je continue à estimer. Mon langage est pathétique, car, si je ne suis pas sentimental, je sais faire du sentiment quand il le faut, et même très bien. Margot m’écoute en pleurant ; et, lorsque je lui ai expliqué ce que j’attends d’elle, elle me promet de s’occuper de mon affaire dès la nuit prochaine. Là-dessus, je rentre chez moi tout guilleret.

Le lendemain, je reçois un billet de Margot qui m’annonce que les choses vont pour le mieux. Le surlendemain, un garde à cheval m’apporte une lettre qui me demande au ministère. Je pénètre dans ce monument à l’heure indiquée, j’ai une conversation de vingt minutes avec un monsieur qui me complimente fort sur mes articles à la « Revue » de Montareuil, et m’annonce que je suis chargé d’une mission par le gouvernement. On a passé, en ma faveur, sur certaines formalités. Je dois aller inspecter et étudier les établissements pénitentiaires de la Dalmatie, faire un rapport ; et je reçois pour ma peine une somme de dix mille francs. Ce n’est pas énorme ; mais ça vaut mieux que rien.

Le gouvernement m’ayant confié une mission aussi importante, je suis obligé de partir immédiatement. J’envoie donc au juge d’instruction, dont je trouve chez moi une lettre de convocation à son cabinet, ma déposition écrite ; cette déposition se borne à affirmer que je ne sais rien et que je n’ai rien vu. Après quoi, je prends le train, non pas pour la Dalmatie, mais pour Bruxelles.

Beaucoup de gens, à ma place, resteraient à Paris et fabriqueraient leur rapport, ainsi que cela se fait de temps immémorial, à la Bibliothèque. Mais, moi, je suis consciencieux ; je me trouve dans une position spéciale ; tout le monde l’ignore, mais je ne me le dissimule pas. C’est pourquoi je me mets en route pour la capitale du Brabant.

À Bruxelles, je parcours les établissements que hantent les criminels honteux, les déserteurs ; voleurs occasionnels, escrocs de hasard, caissiers déloyaux, pauvres gens qui vivent dans des transes perpétuelles, qui souffrent tellement que c’est un soulagement pour eux que d’être arrêtés, et qui sont parfaitement convaincus, une fois pris, que leurs angoisses ont déjà expié leurs crimes. Peut-être n’ont-ils pas tort… Je finis par trouver, parmi eux, l’homme qu’il me faut. C’est un insoumis. Il a quitté la France pour échapper au service militaire, effrayé par cette discipline terrible qui est la force principale de l’armée, dont il n’ignore point les excès[1], et qu’il n’aurait pu supporter, à son avis. Car il se croit une très mauvaise tête. En réalité, c’est un mouton. Il m’avoue qu’il est bachelier et qu’il vit assez misérablement.

— Vous auriez mieux fait d’aller au régiment, lui dis-je. La vie de caserne devient de jour en jour plus attrayante ; et quant à la guerre future… Avez-vous entendu parler des fours crématoires roulants, qu’on allumera pendant que les armées se rangeront en bataille et qui seront prêts à fonctionner aux premiers coups de canon ? Quel progrès !… Enfin, chacun son idée. Si vous ne voulez pas être soldat, je n’y puis rien… Maintenant, voici ce que j’ai à vous proposer…

L’insoumis m’a écouté attentivement, et accepte mes offres avec joie. Il me fera un beau rapport sur les prisons de Dalmatie, un beau rapport dont il copiera les différentes parties à droite et à gauche, dans des livres. Les livres ne manquent pas. Il écrira cinq cents grandes pages, c’est entendu, quitte à répéter dix ou douze fois les mêmes choses. Ça ne fait rien du tout. Je reviendrai chercher le rapport dans quatre mois, si je suis encore de ce monde, et j’enverrai mensuellement trois cents francs à l’insoumis. Je fais encore un joli bénéfice. Mais l’argent des contribuables français, c’est bon à garder.

Me voici donc tranquille et je puis partir pour Londres. — Déjà ? Certainement. Il m’est venu une idée, idée extraordinaire, bizarre si vous voulez, mais que je veux mettre à exécution tout de suite. Je me suis mis en tête d’écrire mes mémoires.

Les raisons qui me poussent sont pures. Je sais que le commerce, dans ses grandes lignes, tend à reprendre sa forme première : l’échange. Tous les économistes sont d’accord là-dessus. Donc, si après avoir fait pleurer mes contemporains je parviens à les amuser, j’aurai agi en commerçant opérant sur de grandes lignes, et je ne leur devrai plus rien. D’autre part, je ne serai pas fâché de montrer, une bonne fois, ce que c’est qu’un voleur. On se fait généralement une fausse idée du criminel. Les écrivains l’ont idéalisé afin, je crois, de décourager les honnêtes gens. Mais le temps des légendes est passé. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est la vérité sans voiles.

Je n’éprouve aucune honte, ni aucune fierté, à raconter ce que j’ai fait. Je suis un voleur, c’est vrai. Mais j’ai assez de philosophie pour me rendre compte de la signification des mots et pour ne leur attribuer que l’importance qu’ils méritent. Dans l’état naturel, le voleur, c’est celui qui a du superflu, le riche. « Dans l’état social actuel, le voleur c’est celui qui rançonne le riche. Quel bouleversement d’idées ! » ainsi qu’on l’a dit avant moi. Mais qu’importe ? L’erreur n’a qu’un temps…

Au fond, je mets simplement en jeu, moi, fils et neveu de bourgeois, par des actes franchement caractérisés, des aptitudes que j’ai reçues de mes parents et qu’ils développaient sournoisement, dans leur genre d’existence timide, par des actes fort rapprochés des miens. Quelles étaient ces aptitudes, innées, chez eux et chez moi, avant qu’elles eussent été modifiées, transformées, faussées, sous l’influence du milieu présent ? Mystère. Mais c’étaient peut-être de belles aptitudes. Quels actes, si le monde n’était pas ce qu’il est de par la puissance de la routine lâche, auraient produits ces aptitudes ? Mystère. Mais peut-être des actes très nobles. J’ai répété, avec quelques variantes, les actes de mes parents parce que les conditions de milieu dans lesquelles nous avons eu à vivre, eux et moi, ont été à peu près les mêmes. Hypocrites ou brutales, légales ou illicites, bienfaisantes ou nuisibles, les actions humaines, permises par les aptitudes, sont déterminées par les milieux. Le ruisseau qui s’échappe, limpide, de la source, et se teinte sur son chemin de la couleur des terres dans lesquelles se creuse son lit, de la nuance des plantes et des herbes qui en tapissent les bords, de celle du sable fin ou de la vase immonde sur lesquels il roule ses flots… Il existe, je le sais, un certain pédantisme de classe qui aime à protester contre cette manière de voir. Qu’il proteste.

Une chose certaine, c’est que les matériaux ne me manqueront point. Ai-je déjà vu de choses, mon Dieu ! — même de choses que je ne dirai pas !… J’ai passé partout, ou à peu près : je connais toutes les misères des gens, tous leurs dessous, toutes leurs saletés, leurs secrets infâmes et leurs combinaisons viles, les correspondances adultères de leurs femmes, leurs plans de banqueroutiers et leurs projets d’assassins. Je pourrais en faire, des romans, si je voulais !… Mais les seuls documents que je veuille employer ici sont ceux qui me concernent. Et je me demande si je parviendrai à les mettre en œuvre.

Sûrement, j’y parviendrai. Je ne pense pas que ce soit si difficile que ça, d’écrire un livre ; et je crois que n’importe qui réussirait à en faire un bon — n’importe quel gendarme, n’importe quel voleur. — Certaines qualités me feront défaut ? C’est fort possible. La sentimentalité, par exemple. Non, je ne suis pas sentimental. (Voir plus haut). Tant pis pour elles.

Et tant mieux pour tout le monde, peut-être. Une petite larme de temps en temps ne fait pas de mal, c’est évident. Mais l’émotion littéraire est tout de même trop pleurnicharde. Infirmes incurables, poitrinaires plaintifs, mères sans cœur, pères sans conscience, jeunes filles chlorotiques, lits conjugaux solitaires, couches mortuaires désertées, enfants martyrs, prostituées par force, proxénètes par persuasion, voleurs malgré eux, pécheresses repentantes et forçats innocents. Ouf !… Vraiment, il y a assez longtemps qu’on s’écarte des énergies pour se tourner vers les émotions. Il est temps que ça finisse. S’il faut une loi, qu’on la fasse !… En attendant, je vais écrire l’histoire d’un homme qui a les doigts crochus et qui ne se lamente pas trop — peut-être parce qu’il n’a pas à se plaindre, après tout. — Cette histoire-là, le lecteur superficiel croira que c’est simplement une autobiographie factice, un passe-temps de littérateur cynique. Mais ceux qui savent voir, qui savent sentir, ne s’y tromperont pas ; ils comprendront que c’est vrai, que c’est vécu, comme on dit ; que la main qui fait crier la plume sur le papier a fait craquer sous une pince le chambranle des portes et les serrures des coffres-forts.


J’écris, j’écris. J’empile page sur page, j’use des plumes, je vide mon encrier. On dirait que je suis à la tâche. Depuis un mois, je ne me suis arrêté que deux fois.

La première, pour lire un journal. Cette feuille publique m’a appris, d’abord, que Mme de Bois-Créault mère s’est donné la mort quelques jours après l’enterrement de son fils ; puis, que Mme veuve Hélène de Bois-Créault s’est portée partie civile au procès et demande au meurtrier de son mari d’énormes dommages-intérêts. Elle en aura une bonne partie, dit la gazette. Ce suicide pitoyable sur le corps de ce malheureux être, cette exploitation de son cadavre… Ah ! la vie !… Quelle farce ! — jouée dans quel abattoir !…

La seconde fois que j’ai interrompu mon travail, ç’a été pour faire une invention. Il ne faut pas laisser oublier que je suis ingénieur et ma découverte, lorsque j’en publierai prochainement les détails dans une revue spéciale, me fera certainement beaucoup d’honneur. J’ai inventé l’Écluse à renversement. Ce n’est, à vrai dire, qu’un perfectionnement ; fort ingénieux, toutefois. Rien n’était plus simple, je l’accorde, que d’en concevoir l’idée ; mais encore fallait-il l’avoir. Mon intention n’est pas de faire ici le compte rendu technique de ma découverte ; je tiens cependant à en donner un léger aperçu. Voici la chose en deux mots : Supposons l’écluse fermée…


— Supposons-la fermée et ne la rouvrons pas ! s’écrie Roger-la-Honte qui entre sans s’être fait annoncer, au moment même où j’écris la phrase en la prononçant tout haut. Ah ! ça, qu’est-ce que tu fais là ? Tu écris encore tes mémoires ?

— Tout juste.

— Eh ! bien, je vais te raconter une petite histoire que tu pourras sans doute utiliser ; elle est assez cocasse. Figure-toi que le nommé Stéphanus — tu sais bien ? cet employé d’une banque belge qui nous donne des tuyaux — est venu me voir hier. Son patron, qui s’appelle Delpich, veut se faire dévaliser. Un vol simulé, tu comprends, pour couvrir les détournements qu’il a l’intention d’opérer. On me propose cinq mille francs pour aller, dans trois jours, éventrer un coffre-fort où il n’y aura plus rien et forcer des tiroirs mis à sec.

— Je vois ça, dis-je. Mais ce coffre-fort, qui sera vide dans trois jours, doit être bien garni aujourd’hui…

— Oh ! je te devine. Mais c’est impossible, mon vieux. Jusqu’à avant-hier soir, Stéphanus couchait dans les bureaux. Depuis qu’il a quitté Bruxelles — on l’a mis à la porte ostensiblement, tu comprends, pour mieux dissimuler la manigance — c’est le patron qui a pris sa place. Il sera absent, naturellement, dans trois jours ; mais d’ici là, il monte la garde. Comment lui faire abandonner son poste ? Je ne connais même pas son adresse… Stéphanus ne me la donnera qu’après-demain…

— C’est regrettable. Quand les honnêtes gens font des affaires avec les canailles, ce qui leur arrive souvent, ils comptent toujours sur l’honnêteté des canailles. Et leur désappointement est tellement comique, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont eu tort d’avoir confiance !… Oui, ç’aurait été amusant, de désillusionner ce banquier belge…

— Que veux-tu ? Ce qui est impossible est impossible. Il faudra que je me contente de mes cinq mille francs… Tu ne sors pas un peu ?

— Non, dis-je ; j’ai quelques lettres à écrire.

— À ton aise, répond Roger. Alors, à quand tu voudras.

Et il descend l’escalier en chantant :


Belle enfant de Venise
Au sourire moqueur,
Il faut que je te dise…


Delpich !… Où diable ai-je entendu prononcer ce nom-là ?… Ah ! à Vichy, par l’abbé Lamargelle. Oui ; mais avant ça, il me semble… il me semble… Oh ! je me souviens !

Je vais prendre une liasse de papiers dans un tiroir et je me mets à les feuilleter avec attention. Voici la lettre que je cherche — la lettre commencée par l’industriel, dans laquelle j’étais si joliment traité d’imbécile, que j’ai prise sur son bureau la nuit où nous l’avons volé, et qui porte l’adresse de Delpich. — C’est parfait…

Quelle heure est-il ? Sept heures. Bon. Je m’assieds devant ma table, j’écris quelques mots et je sonne Annie.

— Annie, lui dis-je, servez-moi à dîner tout de suite ; après quoi vous préparerez ma valise. Je pars ce soir à neuf heures. Pendant mon absence, pas un mot à qui que ce soit, bien entendu. Maintenant, écoutez : voici un télégramme que vous irez porter au Post-office de Charing-Cross, demain, à sept heures du soir. Sept heures précises, n’est-ce pas ?

Et je lui tends une feuille de papier sur laquelle j’ai tracé les mots suivants :


« Delpich, 84, rue d’Arlon, Bruxelles. — Venez Londres immédiatement. Absolument urgent. (Signé) Stéphanus. »





  1. Voir Biribi, Armée d’Afrique.