P.-V. Stock (p. 338-362).

XXII

« BONJOUR, MON NEVEU »


— Qu’est-ce que tu me donneras si je t’apporte une nouvelle ? me demande Broussaille qu’Annie vient d’introduire dans la salle à manger, au moment où je vais me mettre à table.

— Tout ce que tu voudras, surtout si ta nouvelle est bonne ; je n’y suis plus habitué, aux bonnes nouvelles… Mais d’abord assieds-toi là ; tu me raconteras ce que tu as à me dire en déjeunant. J’aime beaucoup t’entendre parler la bouche pleine.

— Une passion ? Tu sais, rien ne me surprend plus… Donne-moi à boire ; je meurs de soif. Merci… Eh ! bien, mon petit, j’ai vu ton père !

— Mon père ! Mais il est mort depuis bientôt quinze ans !

— Ah ! dit Broussaille très tranquillement. C’est que je me suis trompée, vois-tu. Ça arrive à tout le monde. Enfin, laisse-moi te raconter… Je viens de passer huit jours à Vichy. J’y serais même restée plus longtemps si ma sœur Eulalie n’avait pas été là ; mais avec ses sermons, ses efforts pour me ramener au bien, comme elle dit… j’ai mieux aimé m’en aller. Je suis revenue hier soir… Tu sais que mes parents tiennent un hôtel à Vichy ?

— Oui, ton frère me l’a appris il y a longtemps.

— Ils n’avaient qu’une maison de second ordre, d’abord ; mais leurs affaires ont prospéré, Roger et moi nous les avons aidés un peu, et cette année ils ont pris un établissement superbe, un des plus beaux de Vichy, l’hôtel Jeanne d’Arc.

— Ah ! oui, je vois ça ; sur le parc, n’est-ce pas ?

— Justement. Parmi les personnes qui séjournaient chez eux se trouvait un vieux monsieur, d’une soixantaine d’années, environ ; il était arrivé avec une grande cocotte de Paris, Melle… Melle… je ne me souviens plus du nom — qui lui faisait dépenser l’argent à pleines mains. — Comme il s’appelle M. Randal, j’avais pensé…

— Urbain Randal ?

— Oui, c’est ça ; Urbain Randal.

— C’est mon oncle, dis-je ; ah ! il est à Vichy…

— Oui, avec la cocotte en question ; je te prie de croire qu’elle le mène tambour battant et qu’elle s’entend à faire danser ses écus. C’est dommage que je ne me rappelle pas… Mais qu’est-ce que tu as ? Tu fais une mine ! On dirait qu’aux nouvelles que j’apporte tes beaux yeux vont pleurer… Ah ! je sais ! Tu penses à l’héritage. Dame ! mon vieux, tu peux te préparer à le trouver écorné ; elle a de belles dents, la cocotte…

Non, ce n’est pas à l’héritage que je pense. C’est une autre idée qui m’est venue, et qui se cramponne à moi, de plus en plus fortement, depuis que Broussaille m’a quitté. Voilà trois heures qu’elle a commencé à m’assaillir, cette idée, et elle a fini par triompher. Mon parti est pris. Je vais me mettre en route pour Vichy ce soir, empoigner mon oncle demain, et lui tordre le cou… Et il y a longtemps, à vrai dire, que cette pensée de vengeance, qui se formule seulement à présent d’une façon précise, a germé en moi, erre dans mon cerveau, s’éloigne pour reparaître et ne s’obscurcit que pour rayonner d’un éclat plus vif, ainsi qu’un phare couleur de sang.

Depuis trois semaines, au moins, je songe à des représailles, sans oser me l’avouer ; depuis le jour où j’ai trouvé ma maison vide en y rentrant… Ah ! je ne pourrai pas dire quels ont été mon désespoir et ma rage quand j’ai eu la certitude du départ de Charlotte ; et ensuite, après toutes les démarches vaines, toutes les recherches infructueuses, toutes les tentatives sans résultat que j’ai faites pour retrouver sa trace, maintenant qu’il faut perdre toute espérance de la revoir jamais et qu’il faut me résoudre à ignorer son sort, si affreux qu’il ait été — je ne puis pas dire, non plus, quelles amertumes et quelles rancœurs que je croyais mortes ont ressuscité en moi, m’ont envahi et me hantent. — Toutes les angoisses et toutes les colères de ma jeunesse se sont mises à gronder ensemble, comme en révolte contre mon indécision et ma lâcheté. Pourquoi n’ai-je pas levé la main, le jour où j’aurais dû frapper, où je m’étais promis de frapper ? Pourquoi ai-je voulu prendre ma revanche ailleurs, quand elle s’offrait à moi, là ? Si j’avais traité le voleur qui me dépouillait comme je m’étais juré de le faire, si je lui avais donné à choisir, séance tenante, entre sa vie et mon argent, rien de ce qui est arrivé n’aurait existé — et, peut-être serait-il plus heureux lui-même, l’odieux coquin, car il aurait restitué, ayant peur, et n’aurait point à traîner sa vieillesse solitaire dans la fange où disparaît son or.

Oui, si j’avais agi, ce jour-là, que de misère eût été évitée, et d’horreurs et d’abjections !… Trop tard ! — le mot des révolutions, faites à moitié, toujours. — Oh ! je m’en souviens, je m’en souviens… je me croyais très fort, de résister à ma fureur, d’écouter les mensonges sans rien dire et de mettre tranquillement ma signature au bas d’un sale papier au lieu d’appliquer ma main sur le visage du misérable… Je regardais s’en aller mon énergie, joyeusement, ainsi qu’on regarde l’eau couler… Il me semble que je me réveille d’une hallucination. Mon cœur se gonfle à éclater, comme autrefois, et les larmes de plomb que j’ai versées, je les verse encore. Projets, rêves, plans ébauchés, abandonnés, repris et rejetés… J’ai fait autre chose que ce que je voulais faire ; j’ai fait beaucoup plus et beaucoup moins. Pourquoi ? Mélange de violence et d’irrésolution, de mélancolie et de brutalité… un homme.

N’importe. Si je n’ai pas eu le courage d’agir autrefois, je l’aurai aujourd’hui ; et bien qu’on dise qu’il y a une destinée qui pèse sur nous et contrôle nos actes, je ne m’inquiète guère de savoir si c’est écrit, ce qui va arriver. Ah ! le vieux gredin ! la brute hypocrite et lâche ! Je vais lui faire voir qu’il existe d’autres lois que celles qui sont inscrites dans son code ; je vais… Non, je n’ai rien à lui faire voir, ni à montrer à d’autres. Les représailles n’ont pas besoin d’explications et il est puéril de rouler ma colère, encore une fois, dans le coton des arguties sociologiques. Aux simagrées des Tartufes de la civilisation, aux contorsions béates des garde-chiourmes du bagne qui s’appelle la Société, un geste d’animal peut seul répondre. Un geste de fauve, terrible et muet, le bond du tigre, pareil à l’essor d’un oiseau tragique, qui semble planer en s’allongeant et s’abat silencieusement sur la proie, les griffes entrant d’un coup dans la vie saignante, le rugissement s’enfonçant avec les crocs en la chair qui pantèle — et qui seule entend le cri de triomphe qui la pénètre et vient ricaner dans son râle. — À crime d’eunuque bavard, vengeance de mâle taciturne. Plus rien à dire, à présent… Je partirai ce soir.


Il est onze heures du matin, environ, quand j’arrive à Vichy. Un train quitte la gare au moment où celui qui m’amène y entre. Je descends rapidement du wagon et je traverse le quai.

— Bonjour, mon neveu !

C’est une femme… — Margot ! c’est Margot ! — qui m’accueille avec une grande révérence et un gracieux sourire.

— Dis-moi donc bonjour ! Comme tu as l’air étonné de me voir !… Pourtant, mon cher, il n’y a pas deux minutes que tu aurais pu m’appeler « ma tante. »

— Ah ! c’est toi, dis-je comme dans un rêve, c’est toi… Et où est-il, lui ?

— Ton oncle ? Il vient de partir, de me quitter, de m’abandonner ; et je suis comme Calypso. Tu vois que j’ai fait des progrès, hein ?… Oui, il est dans ce train qui s’en va là-bas, l’infidèle. C’est une rupture complète, un divorce. Entre nous, tu sais, je n’en suis pas fâchée. Quel rasoir !… Mais tu as l’air tout désappointé… Ah ! je devine : tu venais lui emprunter de l’argent. N’est-ce pas, que c’est ça ? Embêtant ! Si tu étais arrivé hier, seulement… Enfin, si c’est pressant, et que tu veuilles de moi pour banquier… Entendu, pas ? Tu me diras ce qu’il te faut. Où vas-tu, maintenant ?

— Je ne sais pas, dis-je, encore tout déconcerté de ce départ qui met en désarroi mes projets ; je ne sais pas… Et il est parti subitement ?

— Tout d’un coup ; l’idée lui en est venue hier soir. Du reste, je ne suis pas la première avec qui il ait agi de cette façon ; généralement, au bout d’un mois, quinze jours quelquefois, il a assez d’une femme et la laisse en plan sans rime ni raison. Moi, il m’a gardée depuis février ; cinq mois ! Toutes mes amies en étaient étonnées…

— Et tu ne sais pas où il est allé ?

— Pas du tout. Il m’a dit qu’il partait pour la Suisse, mais ce n’est certainement pas vrai ; il a trop peur que je coure après lui ; en quoi il a grand tort. Beaucoup d’argent, oui, mais ce qu’il est cramponnant !… Non, vois-tu, il est bien difficile de savoir vers quels rivages il a porté ses plumes, ce pigeon voyageur. Toujours par voies et, par chemins. Nous l’appelons le Juif-Errant. Il ne se plaît nulle part. Il y a des jours où je me demandais s’il n’était pas fou… Mais toi aussi, mon pauvre ami, tu as l’air toqué, ajoute-t-elle en me regardant. Si tu pouvais voir quelle figure tu fais ! Ça tient peut-être de famille ? Il faudra que je te soigne. Voyons, fais risette… Puisque je t’ai dit de ne pas te tourmenter… Et puis, ne restons pas à nous promener devant la gare ; on nous prendrait pour deux conspirateurs. J’ai ma voiture là. Viens. Je t’enlève.

Je me laisse faire et nous roulons vers la ville.

— Écoute, dit Margot en frappant des mains. Je devine la vérité. Ton oncle est parti parce que tu l’avais averti de ta visite.

— Ah ! non, par exemple, dis-je en riant ; je ne l’avais pas prévenu.

— C’est qu’il te déteste tant ! reprend Margot. Il faut dire, aussi, que tu lui as joué de vilains tours. Séduire sa fille…

— Comment sais-tu ?… Il t’a dit ?…

— Oh ! rien du tout ; mais ce n’était pas nécessaire. J’ai de bons yeux.

— Je ne te comprends pas.

— C’est vrai, tu ne t’es aperçu de rien, ce soir-là ; mais je pensais que Mlle Charlotte t’avait mis au courant… En tous cas, tu te souviens d’être venu avec elle à Monte-Carlo, vers la fin de l’hiver dernier ?

— Oui. Eh ! bien ?

— Eh ! bien, j’y étais aussi, moi, avec ton oncle ; et si tu ne l’as pas vu, toi, je t’assure que Mlle Charlotte a bien reconnu son père. Elle est devenue pâle comme une morte et n’a pas mis longtemps à t’emmener… Tu ne t’étais jamais douté de la rencontre ? C’est curieux. Moi, je soupçonnais bien quelque chose entre vous car quelque temps auparavant, à Paris, j’avais rencontré…

Je n’écoute plus. Je me rappelle cet épisode de notre existence, à Charlotte et à moi, cet incident auquel j’attachai si peu d’importance alors, et qui a eu une telle influence sur notre vie à tous deux. Je me rappelle mon étonnement lorsque je la trouvai, en me retournant, toute blême et frissonnante, son émotion profonde, son insistance à quitter les salons du Casino. C’était son père qu’elle avait vu !… Son père, qui l’avait chassée bien moins par colère que pour garder l’argent mis en réserve pour sa dot, et qu’elle retrouvait là, honte et dégoût indicibles ! jetant l’or à pleines mains sur le tapis vert, au bras de cette femme de chambre devenue horizontale… Ah ! l’être horrible ! Il faut que je le retrouve, quand le diable y serait !

— Tu sais, continue Margot, il ne s’est livré à aucun commentaire malveillant. Il est resté très calme. Il a joué toute la soirée et a gagné beaucoup. Quand nous sommes partis, seulement, il m’a dit : « Ils m’ont porté chance tous les deux ; c’est la première fois. »

Chance ! Il appelle ça la chance, le misérable ! Et c’est pour ça qu’il m’a volé et qu’il a renié son enfant. Pour ça ! Pour courir les villes d’eaux avec des cocottes, pour placer des billets de banque sous les râteaux des croupiers, sur les tables de nuit des putains ! Pour ça ! Quelle chance ! Quelles joies ! Quels bonheurs ! Cette bourgeoisie… L’exploitation sans merci de toutes les douleurs, de toutes les faiblesses, de toutes les confiances et de toutes les bontés — pour ça… Des fils qui jettent l’argent à l’égout, des filles qui le portent à des gredins titrés et ruinés, des vieillards qui ont menti, triché, pillé toute leur vie pour devenir, à soixante ans, les peltastes du vice…

— Je t’ai fait de la peine en te racontant ça ? demande Margot. Pardonne-moi ; je ne me doutais pas… Tu sais que je ne suis pas méchante…

— Non, dis-je en lui prenant la main, tu n’es pas méchante, Marguerite ; malheureusement, beaucoup de gens ne te ressemblent pas.

— Eh ! bien, ceux-là, il faut les laisser de côté, voilà tout. Moi, je n’agis jamais autrement. Ce ne serait pas la peine d’être au monde s’il fallait toujours se casser la tête à méditer sur les dires de Pierre ou les actions de Paul… Tâche de te remettre au beau fixe d’ici ce soir, n’est-ce pas ? Sans ça, je me fâcherai. Je voudrais bien rester à déjeuner avec toi, mais je ne peux pas. Je suis attendue à Cusset ; je suis très demandée en ce moment… Je reviendrai vers dix ou onze heures, Tiens, voici l’hôtel Jeanne d’Arc, où j’habite ; prends-y une chambre ; les propriétaires sont charmants…

— Je le crois. J’ai justement une commission à leur faire. Leurs enfants demeurent à Londres.

— C’est vrai, dit Margot, la fille était ici avant-hier encore, ou il y a trois jours ; une petite blonde très jolie. Elle est modiste, paraît-il. Moi, je crois qu’elle est modiste comme moi ; enfin, c’est son affaire. Et tu la connais, scélérat ?

— Un peu. Son frère est mon associé.

— C’est bien drôle, tout ça ! dit Margot comme la voiture s’arrête devant l’hôtel. Il faudra que j’aille faire un tour à Londres, pour voir. Je crois que tu me trompes indignement, et j’exige que tu me donnes des explications ce soir.

— C’est entendu, dis-je en descendant, tandis qu’un garçon de l’hôtel se précipite vers ma valise. À dix heures moins un quart, je commencerai à préparer un roman à ton intention.

Margot me fait un signe menaçant avec son ombrelle, et la voiture repart au grand trot.


Ils sont réellement charmants, ces propriétaires de l’hôtel Jeanne d’Arc. Ils ont été enchantés d’apprendre que je leur apportais des nouvelles de leurs enfants, surtout de Roger qu’ils n’ont pas vu depuis plusieurs mois. Ils m’ont prié d’accepter à déjeuner avec eux, en regrettant vivement que leur fille aînée, Eulalie, eût été invitée chez M. le curé.

— Si elle avait pu prévoir votre arrivée, elle se serait excusée, certainement, dit Mme Voisin ; elle aurait été si heureuse de vous entendre parler de son frère et de sa sœur ! Elle les aime tant !

Peut-être bien. Mais, moi, je ne suis pas fâché de n’avoir point à affronter tes sermons de la demoiselle. Après tout, elle aurait pu me convertir ; qui sait ? Pour ce que le Diable me paye ma peau, je ferais aussi bien de la vendre à Dieu.

Pas avant déjeuner, pourtant ! L’abstinence serait peut-être de rigueur, et je meurs de faim. Heureusement, Mme Voisin vient nous arracher, son mari et moi, à un certain vermouth qui creuse énormément l’estomac. À table ! Nous voici à table ! Je dévore ; et les parents de Roger-la-Honte ont le bon esprit de ne point engager sérieusement la conversation avant que mon appétit commence à se calmer ; il semble s’apaiser à l’arrivée de la volaille et la salade le pacifie tout à fait. Quels braves gens, ces époux Voisin ! Et quelle bonne cuisine ils font !

Le père, avec sa face réjouie, encadrée de favoris poivre et sel, à l’air d’un bien digne homme, sans un brin de méchanceté ni d’hypocrisie ; très paternel, surtout. La mère, qui a dû être fort jolie, grasse et ronde, les cheveux tout blancs et le teint rosé, a l’air d’une bien digne femme, affable et franche ; très maternelle, surtout. Je voudrais bien qu’ils fussent mes parents, tous les deux. Oui, je voudrais bien… Ils s’inquiètent de l’existence que nous menons à Londres. Ils s’en inquiètent avec intelligence.

— Mangez-vous bien ? Buvez-vous bien ? Dormez-vous bien ? demande Mme Voisin.

— Oui, Madame ; très bien.

— Avez-vous des distractions suffisantes ? Les divertissements sont tellement nécessaires ! Vous amusez-vous ? demande M. Voisin.

— Oui, Monsieur, beaucoup.

— Allons, tant mieux ! répondent-ils ensemble. Encore un verre de ce vin-là !

Voilà de bons parents !

— Et les affaires marchent-elles à peu près ? demande M. Voisin.

— Oui, Monsieur, pas mal.

— Et vous prenez toujours bien vos précautions ? demande Mme Voisin.

— Oui, Madame, toujours.

— Allons, tant mieux ! répondent-ils ensemble. Encore un verre de ce vin-là !

Voilà de bons parents ! Ils veulent qu’on mange, qu’on boive, qu’on dorme, qu’on s’amuse et qu’on suive librement sa vocation. Si tous les parents leur ressemblaient, la famille ne serait pas ce qu’elle est, pour sûr.

— Voyez-vous, Monsieur, me dit Mme Voisin comme un garçon vient chercher son mari, un instant après qu’on a servi le café, voyez-vous, nous sommes plus heureux que nous ne pourrions dire, depuis… depuis que nous nous sommes résolus à ne plus nous laisser guider par des préceptes qui nous condamnaient à la misère perpétuelle. Tout nous a réussi. Nous ne nous permettons pas, bien entendu, de rire au nez des personnes qui pensent autrement que nous, mais nous continuons notre petit bonhomme de chemin sans attacher aucune importance à ce qui se passe autour de nous. Je ne veux point dire que nous sommes des égoïstes ; non ; mais nous ne prenons pas parti. L’un nous dit blanc ; c’est blanc. L’autre nous dit noir ; c’est noir. Que voulez-vous que ça nous fasse ? Et, tenez, sans aller si loin : Broussaille me raconte comment elle a plumé un pigeon ; je ris avec elle. Eulalie vient me parler des peines et des récompenses d’une vie à venir ; je m’émeus avec elle. Roger m’apprend ce que lui a rapporté sa dernière expédition ; je me réjouis avec lui… Ces chers enfants ! Ils nous donnent tant de satisfactions ! Même Eulalie ; elle prie pour nous. Ça peut servir ; on ne sait jamais… Quant à Broussaille et à Roger, je ne vous cache pas que j’étais dans les transes, les premiers temps. Je lisais le journal, tous les matins, avec une anxiété ! Mais, peu à peu, je m’y suis faite. Chaque métier a ses périls ; et la seule chose importante est de choisir celui qui vous convient le mieux. L’esprit d’aventure existe encore, quoi qu’on en dise ; et tous les hommes ne peuvent pas être chartreux ni toutes les femmes religieuses. Du reste, voyez la nature ; certains animaux se nourrissent de chair, d’autres mangent de l’herbe, et d’autres… autre chose. Mon avis est qu’il faut laisser aux aptitudes toute liberté de se développer. Je sais bien qu’il y a des lois. Mais, Monsieur, pourquoi n’y en aurait-il pas ? Le tonnerre existe bien, et les inondations, et les maladies, et toutes sortes de fléaux. Ce sont des maux peut-être nécessaires ; propres, en tous cas, à mettre en relief l’industrie et la variété des ressources de chaque individu. Il faut se faire une raison, et prendre le monde tel qu’il est — pas trop au sérieux. — La seule chose qui m’inquiète, à propos de Broussaille et de Roger, c’est leur santé. Ce qui me fait peur, chez Broussaille, c’est la vivacité de son tempérament. Elle était si impétueuse, si animée, si primesautière étant enfant ! Et je sais par expérience que les natures de femmes existent en germe dans les dispositions de petites filles. Ça use si vite, l’exaltation, dans ces choses-là !… De la verve, du brio, je ne dis pas non ; mais la frénésie… Après tout, je me fais peut-être des idées… Dites-moi la vérité. Je suis sûre que vous savez… Non ? Vous voulez être discret ? Enfin… c’est que ces Anglais sont si brutes, et c’est tellement délicat, une femme ! Mais Broussaille est une petite risque-tout. Jolie, hein ? Dans cinq ou six ans, nous la marierons ; mais pas avant. Ça ne vaut jamais rien, de se marier trop tôt… Quant à Roger, je ne me lasse pas de lui recommander de mettre des gants fourrés en hiver ; il est très sujet aux engelures. Et puis, dans votre profession, on est exposé à se voir poursuivi, à être obligé de courir ; dites-lui, de ma part, de porter toujours de la flanelle ; une fluxion de poitrine est si vite attrapée… À propos, c’est votre parent, ce M. Randal qui est si riche et qui est parti ce matin ? Il m’a semblé vous entendre dire à mon mari que c’est votre oncle ?

— Oui, dis-je. Et c’est un voleur.

— Ah ! répond Mme Voisin fort tranquillement ; je n’aurais pas cru. Il a plutôt l’allure inquiète des honnêtes gens. Un voleur à l’américaine, peut-être ? Il y a tant de genres de vol !… Dites donc, c’est cette dame qu’il a amenée ici, Mlle de Vaucouleurs, qui va regretter son départ ! Si vous saviez l’argent qu’elle lui faisait dépenser ! Elle doit être désolée…

— Je la consolerai ce soir.

— Vous faites bien de m’avertir, dit Mme Voisin sans s’émouvoir ; je vais vous faire changer de chambre et vous en donner une dont la porte ouvre dans le salon de Mlle de Vaucouleurs ; ce sera plus commode pour vous deux. Je l’aime beaucoup, cette petite dame ; elle est charmante ; et puis, je serais bien contente qu’on fût complaisant pour Broussaille, quand elle voyage… Un petit verre de chartreuse ? De la verte, n’est-ce pas ?… Je crois, Monsieur, que rien ne peut vous rendre philosophe comme de tenir un hôtel. On entend tout, on voit tout, on apprend tout. On arrive à ne plus faire aucune distinction entre les choses les plus opposées, et l’on devient indifférent au bien comme au mal, au mensonge comme à la vérité, à la vertu comme au vice. Si cette maison pouvait parler ! Combien de gens honnêtes qui s’y sont conduits en forbans, combien de filous qui ont été des modèles de droiture ! Que de cocottes qui s’y sont comportées en femmes d’honneur, et que de femmes mariées qui ont mis leur vénalité aux enchères ! Et que de filous qui ont été des coquins, que d’honnêtes gens qui sont restés intègres, que de cocottes qui furent des courtisanes et que d’épouses qui restèrent pures ! C’est encore plus étonnant… Décidément, le monde est semblable aux braises du foyer : on y voit tout ce qu’on rêve. Et le mieux est de rêver le moins possible, car on finit par croire à ses rêves, et ils n’en valent jamais la peine. La vie, voyez-vous, c’est comme une baraque de la foire, devant laquelle se trémoussent des parades burlesques, tandis qu’on joue des drames sanglants à l’intérieur. À quoi bon entrer, pour assister aux souffrances de l’orpheline et souhaiter la mort du traître, quand vous pouvez vous distraire gratis aux bagatelles de la porte ? La tragédie, c’est pour les cerveaux faibles… Bon… voilà que je fais des phrases… Un petit verre de chartreuse ?

Non. Mme Voisin s’échauffe un peu, et je préfère lui laisser le temps de se calmer. Je déclare que je désire faire un tour au parc ; et M. Voisin, que je rencontre dans le vestibule, me souhaite beaucoup de plaisir.


Du plaisir !… Dame ! Pourquoi pas ?… C’est plein de bon sens, ce que vient de me dire cette brave femme. C’est plein de bon sens… Les braises du foyer et la sottise des rêves, la parade de la foire et la tragédie pour les cerveaux mal trempés… Très vrai ! Très vrai !… Je crois que si je rencontrais mon oncle, dans cette allée où je me promène, je ne lui donnerais guère que deux ou trois coups de pied quelque part. Non, je n’irais pas plus loin…

Bien mesquin, ce parc, avec ses pelouses galeuses, ses allées au gravier déplaisant, ses arbres sans majesté. Le Casino là-bas, tout au bout ; le Kiosque à musique, à côté, où grince un discordant orchestre cerclé de plusieurs rangées d’honnêtes femmes qui semblent empalées sur leurs chaises, tandis que des bataillons de cocottes multicolores tournent derrière leur dos, dans le sentier circulaire, talonnées par les hommes, avec des airs de génisses qui regardent passer des trains…

C’est pas tout ça. Je ne suis pas venu dans ce parc pour faire des descriptions vives — des hypotyposes, s’il vous plaît — mais pour réfléchir. Réfléchissons… Je réfléchis ; et je ne sais pas jusqu’où iraient mes réflexions si je ne me trouvais, tout d’un coup, devant l’abbé Lamargelle. Rencontre bizarre, inattendue, presque providentielle ! Sera-ce la dernière ? Peut-être que non. Mais n’anticipons pas…

L’étonnement et la joie que nous éprouvons l’un et l’autre étant exprimés d’une façon suffisante, nous nous installons paisiblement à l’ombre, pour causer de nos petites affaires. Nous voyez-vous bien, tous les deux ? Nous sommes là, à gauche de l’allée centrale, assis sur des chaises de fer, au pied d’un gros arbre. C’est moi qui porte ce costume de voyage dont l’élégance et la coupe anglaise indiquent une honnête aisance et des goûts cosmopolites, et qui suis coiffé de ce léger chapeau de feutre, signe incontestable de tendances artistiques et d’exquise insouciance. Je parais avoir vingt-cinq ans, pas plus ; je suis rose, blond, vigoureux, gentil à croquer… Oui, je sais : j’ai l’air de me nommer Gaston ; mais c’est moi tout de même. Tenez, je suis justement occupé à chasser les cailloux avec ma canne, dans des directions diverses, tout en parlant à l’abbé. Quant à l’abbé, vous l’apercevez aussi, j’espère ; et maintenant que vous l’avez vu, vous n’oublierez jamais sa physionomie. Il est donc bien inutile que je vous fasse son portrait. Vous avez été frappés, j’en suis sûre, par l’expression d’énergie froide empreinte sur son masque bronzé, dans ses profonds yeux noirs, dans ses longs doigts nerveux, sans cesse en mouvement, dont les ongles s’enfoncent dans le bréviaire qu’il tient à la main. Remarquez comme ses narines palpitent, pendant qu’il m’écoute ; on dirait qu’il aspire mes paroles avec son grand nez… Et maintenant, franchement, dites-moi si l’on nous prendrait pour des voleurs. Non, n’est-ce pas ? Je donne l’impression d’un bon jeune homme, un peu trop gâté par sa famille et coupable de fredaines assez vénielles, qui vient de demander à son ancien précepteur de l’ouïr en confession ; l’abbé, lui, fait l’effet d’un prêtre autoritaire à la surface, mais libéral au fond, d’un bourru bienfaisant. Et pourtant !… Dieu sait ce que diraient nos consciences, si elles pouvaient parler !

Mais elles auraient tort d’essayer. Leurs voix se perdraient dans le fracas occasionné par l’infernal orchestre, là-bas, qui termine avec rage une effroyable symphonie à la gloire de la Discorde. Il m’avait semblé tout d’abord que le tambour, gravement insulté par un couac de la clarinette, appelait à son aide le cornet à piston ; mais je m’aperçois maintenant que c’est le tambour lui-même qui avait tort et que la flûte, le violon, le trombone, la contrebasse et le cor anglais, après de vains efforts pour rétablir l’harmonie, prennent le parti d’étouffer, sous l’explosion combinée de leurs colères individuelles, les protestations des antagonistes.

— Un peuple qui admet qu’on lui joue de pareille musique est tombé bien bas, dit l’abbé du ton peu convaincu d’une personne qui parle pour parler, tout en songeant à autre chose qu’à ses paroles… Quant à ce que vous venez de m’apprendre, ajoute-t-il, je ne puis vous dire qu’une chose : c’est qu’il est fort heureux que les circonstances vous aient servi comme elles l’ont fait. Comprenez-moi bien : vous auriez trouvé, votre oncle ce matin, et vous l’auriez tué comme un chien, que j’aurais approuvé votre acte, tout en le regrettant, pour vous. Mais puisque le sort a voulu qu’il quittât Vichy juste au moment où vous y arriviez, je pense que ce serait de la folie pure que de vous mettre à sa recherche. Oh ! je conçois la vengeance, certes ! Elle est à la base de tous les grands sentiments, sans excepter l’amour. Mais je n’admets son exercice que sous l’impulsion d’une colère qui frappe de cécité morale ; ou bien, de sang-froid, lorsqu’on est assuré de l’impunité. Ce n’est pas un raisonnement de lâche que je vous tiens là ; c’est un raisonnement d’homme. Du moment que vous avez cessé d’être aveuglé par la passion, l’idée abstraite du meurtre pour le meurtre vous abandonne et vous avez devant vous, au lieu d’une entité vague, un être dont vous êtes obligé de juger la vilenie, dont vous savez la bassesse ; et vous êtes forcé de vous rendre compte que la vie de cet être-là ne vaut point la vôtre. Si vous vous obstinez dans votre dessein de représailles à tout prix, c’est une espèce de fausse honte vis-à-vis de vous-même, un entêtement fanatique, seuls, qui vous poussent. Vous vous êtes juré à vous-même de commettre une certaine action, et vous voulez vous tenir parole. Eh ! bien, je crois qu’il ne faut se laisser lier par rien, surtout par les serments qu’on se fait à soi-même. Ils coûtent toujours trop cher… Vous me direz qu’il y a une grande faiblesse à reculer devant les conséquences d’un acte qu’on désire accomplir. C’est vrai. Mais, au moins lorsque ces conséquences doivent causer plus de peine que l’acte ne doit produire de joie, je trouve cette faiblesse-là très humaine, très intelligente et même très courageuse. Elle procède de la conscience nette des choses et de la répudiation de l’idéal menteur. Les stoïciens prétendaient que la souffrance n’est point un mal. Les stoïciens étaient de grotesques imbéciles. La souffrance est toujours un mal. Ne pas reculer devant la douleur, soit — et encore ! — Mais la rechercher, c’est être fou, si elle ne vous donne pas, pour le moins, son équivalent de plaisir. Ne disaient-ils pas aussi, ces stoïciens, que la force ne peut rien contre le droit ? La force ne peut rien contre le droit, sinon l’écraser, — sans trêve. — Le droit ! Qu’est-il, sans la force ? Et qu’est-il, sinon la force — la vraie force ? — Vieilleries, tout ça ; bêtises… Voyez-vous, l’âge est passé où l’on croyait des témoins « qui se font égorger. » Des témoins qui veulent vivre, ça vaut mieux. Ils finiront peut-être par apprendre aux autres à vouloir vivre, aussi. Et ça suffira… Vengez-vous pendant que la fureur vous barre le cerveau ; ou bien, cherchez l’ombre ; ou bien — attendez. — Votre oncle est un scélérat, oui. Il y a longtemps que je lui ai donné mon opinion sur lui ; mais… Je l’ai aperçu ces jours-ci, continue l’abbé en portant un doigt à son front. Paralysie générale ou suicide, avant peu. Attendez… Pour le moment, ne pensez plus à tout cela, et n’en parlons plus… Avez-vous l’intention de rester ici quelque temps ?

— Je ne sais pas ; c’est possible.

— Moi, je suis arrivé il y a une quinzaine de jours, dit l’abbé en saluant coup sur coup trois ou quatre des nombreux ecclésiastiques qui se promènent dans le parc. Je n’ai pas perdu mon temps. Mais il n’y a plus grand chose à faire et je commence à m’ennuyer. Où êtes-vous descendu ?

— À l’hôtel Jeanne d’Arc.

— Excellente idée que vous avez eue là. Vous me fournissez un prétexte plausible pour y transporter mes pénates. Jusqu’ici je logeais à l’hôtel Saint-Vincent de Paule, avec la majorité de ces hommes noirs. Question d’affaires, vous comprenez.

— Quelles affaires ?

— Le jeu. Depuis quinze jours, je tiens les cartes quinze heures sur vingt-quatre, en moyenne. Et je vous assure que ce n’est pas une petite occupation, et qu’il faut ouvrir l’œil, avec ces messieurs.

— Ils trichent ?

— Comme le roi de Grèce. Je suis d’une adresse à rendre des points à Robert-Houdin et mon doigté est simplement merveilleux ; eh ! bien, mon cher, c’est avec la plus grande difficulté que j’arrive à gagner. J’y parviens, cependant ; et j’ai fait une assez belle récolte. Au bout de la première semaine on envoyait déjà des télégrammes suppliants aux bonnes dévotes et aux chères pénitentes qui ne se faisaient point prier pour mettre leurs offrandes à la poste. Mais, à présent, elles n’expédient plus que des pots de confitures.

— Vous me donnez là, dis-je, une singulière idée des mœurs du clergé.

— Je vous en donnerais bien d’autres !… Il est difficile, en général, d’imaginer des drôles plus fangeux que ces hommes d’église. Ils sont les dignes pasteurs des âmes contemporaines. Leurs mœurs ! Comment voulez-vous qu’ils en aient ? La morale pétrifiée dont ils sont les gardiens et les docteurs ne saurait faire d’eux que des saints ou des fripons. La moralité peut seulement exister avec la liberté ; elle doit sortir de cette liberté, et s’y greffer, non pas immuable, mais variable, en concordance avec l’état général de culture de l’humanité. Il y a des saints, dans le clergé ; très peu, mais il y en a. Ce sont des monstres, à mon avis. Quant au reste…

— Je serais bien aise de savoir quels sont les sentiments de vos confrères à votre égard ?

— Ils me haïssent ; ils ne me connaissent pas, mais ils me devinent ; ils me sentent, pour mieux dire. Pas un de ceux dont j’ai vidé l’escarcelle, ces jours derniers, qui n’ait rêvé de représailles atroces. Mais ils n’osent pas agir ; ils dévorent leur jalousie et leur rage. Se plaindre ! À qui ? À l’archevêque ? L’archevêque me doit son siège ; et c’est moi qui lui ai rédigé, il y a trois mois, ce fameux mandement qui va lui valoir le chapeau de cardinal. Ah ! ils savent que j’ai l’oreille de monseigneur ! Du reste, ils peuvent aller à Rome, si le cœur leur en dit.

— Vous êtes bien mystérieux, l’abbé.

— Je le serais moins si mes révélations pouvaient vous être utiles ; mais à quoi vous serviraient-elles ? Si pourtant vous êtes curieux de détails biographiques, venez déjeuner, avec moi demain matin à l’hôtel Saint-Vincent de Paul. Je vous présenterai, de vous à moi, quelques types assez intéressants. C’est entendu ? Le menu ne vous effrayera pas : consommé au rosaire, soles à l’immaculée, tournedos à la vierge, timbale de nouilles saint Joseph, crème terre-sainte et Château-Céleste… Je déménagerai après le café. Réflexion faite, je passerai encore une semaine à Vichy. Après quoi, mon retour à Paris s’impose.

— Une bonne œuvre ?

— Justement. Je m’occupe de la fondation d’un asile pour les filles-mères aux abois. Entreprise patriotique autant que charitable, car vous savez que la France se dépeuple effroyablement et que la seule population qui augmente sans cesse en ce beau pays, c’est celle des prisons. Mes circulaires et mes démarches ont produit le meilleur effet, et l’établissement ouvrira ses portes avant peu, j’espère. La directrice sera Mme Boileau. Vous connaissez, je crois ?

— Mme Boileau ? Non ; pas du tout.

— Mme Ida Boileau, rue Saint-Honoré ?

— Quoi ! Comment !…

— Mon Dieu ! ricane l’abbé, ne faites donc pas l’enfant. Les choses les plus simples vous plongent dans la stupéfaction.

— Vous exagérez. J’ai appris à ne plus guère m’étonner. Ma surprise vient plutôt de vous voir en relations avec…

— Votre entourage ?… C’est le hasard qui le veut, apparemment. Tenez, regardez là-bas, dans cette allée, ces deux messieurs et cette dame… Vous les connaissez certainement.

— En effet, dis-je après avoir tourné la tête dans la direction que m’indique l’abbé. Le personnage qui se trouve à droite se nomme Mouratet ; c’est un de mes amis, et la dame est sa femme ; quant au troisième promeneur, je ne me rappelle pas…

— C’est M. Armand de Bois-Créault, dit l’abbé ; il est l’amant de Mme Mouratet et le mari d’une femme charmante qui fut obligée de se séparer de lui.

— La connaissez-vous ? demandé-je anxieusement, car j’ai cessé de correspondre avec Hélène depuis plusieurs mois et je ne sais rien d’elle.

— Pas personnellement, répond l’abbé. Elle habite la Belgique et je n’ai jamais eu l’honneur de la voir, bien que j’aille souvent à Bruxelles. Mais j’en ai entendu parler par un banquier belge, un trafiqueur, si vous voulez, qui se nomme Delpich et avec lequel elle fait des affaires. Elle est fort intelligente et très ambitieuse, paraît-il… Au fait, autant vous l’avouer ; je connais toute son histoire et je n’ignore pas, non plus, celle de la famille de Bois-Créault.

— Elle est édifiante.

— Mme de Bois-Créault aimait son fils, dit l’abbé en secouant la tête ; il est en train de la ruiner et elle l’aime encore. Elle l’aime à mourir pour lui ou à tuer pour lui… Écoutez : nous sommes tous malades, aujourd’hui ; et quelles que soient les formes qu’affecte cette maladie, la cause en est toujours identique. Nous sommes condamnés par une morale surannée à passer de l’état naturel, directement, à l’état d’imbécillité passive, fonctionnante, et d’humiliation abjecte. Les sentiments instinctifs, naïfs, larges et braves, sont enchaînés par les interdictions légales et les anathèmes religieux. Et ces instincts, refoulés, impuissants à se faire jour normalement, mais qui ne veulent pas mourir dans l’in-pace où les claquemure la bêtise, reparaissent, défigurés jusqu’au crime ou déformés jusqu’à l’enfantillage. On parle de l’infamie actuelle ; elle est forcée, cette infamie ; forcée, douloureuse, immense — immense comme la sottise dont elle émane. — D’ailleurs, la folie augmente partout dans des proportions énormes… Vous me direz que le cas de Mme de Bois-Créault est un cas exceptionnel. Je vous répondrai que beaucoup de mères font plus encore, pour leurs fils, que Mme de Bois-Créault. Combien de femmes, surtout dans les campagnes, qui tuent lentement leurs maris afin de faire exempter leurs fils du service militaire ! Que de crimes ignorés a produits ce militarisme à outrance ! La confession nous apprend… Mais vous me comprenez, vous ; et pour ceux qui ne me comprendraient pas, je parlerai, un jour, plus clairement. Je voudrais pourtant dire ceci : quand un accident déplorable met en deuil toute une ville, si un prêtre se permet de déclarer en chaire que la catastrophe est un châtiment du ciel, on ne trouve pas d’invectives assez amères pour l’en accabler. On ne se demande même pas s’il connaissait la vie réelle des victimes, si la confession ne lui avait point révélé ce qu’ignore la foule, et s’il n’avait pas le droit, le droit absolu, de parler de vengeance divine. Remarquez que je n’emploie les mots : châtiment du ciel et vengeance divine que comme une figure…

L’abbé s’interrompt. À vingt pas, sous les arbres, s’avance une jeune femme blonde, très jolie, vêtue de noir. Je ne sais pourquoi, elle me rappelle Broussaille, une Broussaille pleine de dignité. Elle va passer devant nous. L’abbé se lève et salue d’un grand coup de chapeau, fort éloquent. La jeune femme répond d’une inclinaison gracieuse.

— Cette dame est réellement très bien, dis-je.

— Oui, certainement. C’est Mlle Eulalie Voisin, la fille…

— Oh ! je sais ; mais je n’avais pas l’honneur de la connaître.

— Elle va à la Grande Grille, dit l’abbé comme la sœur de Roger-la-Honte disparaît, au bout du parc, entre le kiosque à musique et le Casino, j’ai fort envie d’y aller aussi ; j’ai deux mots…

— Vous lui faites la cour, je parie ?

— Je ne vous le dirai pas, répond l’abbé en se levant. D’abord, j’ose à peine me l’avouer à moi-même ; puis, les sentiments de l’amour, comme ceux de la religion, perdent leur sincérité dès qu’ils sont exprimés. Au revoir ; à demain matin.

Il s’éloigne — juste au moment où s’approchent Mouratet et les deux adultères qui l’accompagnent. — L’adultère femelle pousse un grand cri en m’apercevant, se précipite au-devant de moi, m’accable d’exclamations et d’interrogations ; et ce n’est qu’au bout de trois minutes au moins que Mouratet parvient à me serrer la main et à me présenter à l’adultère mâle. Un bellâtre, insignifiant, prétentieux et insipide ; un homme dont les moustaches sont partout et le reste nulle part.


Nous avons été dîner à la Restauration. Dîner médiocre, mais fort gai. Mouratet est la belle humeur en personne ; il est satisfait de tout, trouve l’univers admirable et ses habitants délicieux. La vie n’a que des sourires pour lui. Il n’est pas encore député, c’est vrai ; mais simplement en raison de la difficulté qu’éprouve le gouvernement à dénicher l’oiseau rare capable de prendre sa place à la Direction des Douzièmes Provisoires, les Douzièmes Provisoires demandent à être habilement dirigés ; c’est incontestable. Donc, Mouratet a consenti, par pur patriotisme, à conserver sa situation, quelque temps encore ; jusqu’au printemps prochain. À cette époque, il posera sa candidature dans la Bièvre. Candidature progressiste qui sera soutenue comme il convient par les pouvoirs établis.

— Mon élection est assurée d’avance, dit-il. Et après… Il ne faudra pas t’étonner de voir, d’ici un an ou deux, le portefeuille des Finances sous mon bras.

Je ne m’en étonnerai pas. Oh ! pas du tout. Armand de Bois-Créault aussi affirme que le fait ne le surprendra point ; Mouratet, dit-il, est capable de tout.

C’est fort possible. Il est même capable, je crois, d’être parfaitement au courant de la conduite de sa femme et d’avoir jugé plus intelligent de ne rien dire. J’en mettrais ma main au feu, qu’il sait tout, et qu’il a pris le parti de fermer les yeux. Comment serait-il admissible, sans cela, qu’il fût seul à ne pas voir ce qui est évident pour tout le monde ? Il est vrai qu’il y a des grâces d’état ; mais… Je demanderai des explications à Renée, si l’occasion s’en présente.

Elle se présente immédiatement. Armand de Bois-Créault nous propose, à Mouratet et à moi, une partie de billard. Mouratet accepte, mais je refuse. Je ne joue jamais au billard ; c’est un jeu trop 1830 pour moi. Renée m’approuve et me prie de la mener faire un tour de parc ; ces messieurs viendront nous retrouver quand la chance se sera déclarée définitivement en faveur de l’un d’eux.

— Eh ! bien, dis-je à Renée une fois que nous avons traversé la sextuple rangée de cocottes attablées devant l’établissement et qui se sont mises à chuchoter à notre passage, eh ! bien, je suis heureux de pouvoir vous féliciter de votre aplomb.

— Les compliments sont toujours bons à prendre, répond-elle ; mais mon aplomb n’a rien de particulier. Ne pas se cacher, c’est le meilleur moyen de ne pas éveiller les soupçons de son mari. Toutes les femmes qui ont un peu d’expérience en savent autant que moi là-dessus.

— Voulez-vous me faire croire que Mouratet ne se doute de rien ?

— Lui ? De rien du tout. Absolument de rien, je vous assure. Vous vous apercevez de ce qui se passe, tout le monde s’en aperçoit, et lui seul continue à ne rien voir.

— Mais s’il ne continuait pas ?

— C’est impossible, répond Renée avec la plus grande assurance. Lorsqu’un homme a confiance dans une femme, ça va loin. Et il a une confiance en moi ! Tenez, le mois dernier, à Paris, il a reçu deux ou trois lettres anonymes ; il me les a montrées en riant et les a déchirées en haussant les épaules… Qui avait écrit ces lettres, je l’ignore.

— Un soupirant évincé.

— Évincé ! Vous voulez rire.

— Mécontent, alors.

— Vous voulez me faire pleurer.

— Une femme jalouse.

— Oh ! s’écrie Renée, comment aurait-elle pu savoir ? D’ailleurs, je n’ai pas connu plus de trois hommes mariés depuis le commencement de l’année. Voyons, ajoute-t-elle en comptant sur ses doigts ; un, deux, trois… quatre… cinq. Non, pas plus de cinq. Ainsi… Armand non compris, bien entendu.

— Il est marié, pourtant.

— Si peu ! Séparé de sa femme au bout d’un mois de mariage. Elle est encore demoiselle, vous savez. D’une pudibonderie à décourager un satyre. Elle a mieux aimé abandonner son mari que de lui accorder la clef des générations, comme disait… Molière. Comprenez-vous des choses pareilles ? Une vestale fin de siècle ! J’ai bien ri quand Armand m’a raconté ça.

— Il y a de quoi. Il vous fait rire beaucoup, Armand ?

— Très peu. À dire vrai, il me met la mort dans l’âme. Il est si bête ! Encore plus que mon mari. Seulement, qu’est-ce que vous voulez ? — elle allonge son pouce sur son index — ça, ça, toujours ça. Ah ! l’argent !… Il faudra que je vous fasse faire des affaires, cet hiver, pour me remonter une bonne fois. Figurez-vous que je n’ai plus un sou. Armand va recevoir une forte somme de sa mère, dans trois jours ; elle vend deux ou trois fermes qu’ils ont en Normandie ; mais, d’ici là, je suis à sec. Et il faut toujours une chose ou une autre. J’ai le même chapeau sur la tête depuis le commencement de la semaine ; les horizontales se moquent de moi. C’est tout naturel ; vous ne pouvez pas inspirer le respect si vous portez huit jours le même chapeau… Avez-vous deux ou trois cents francs sur vous ?

— Cinq cents seulement, dis-je en consultant mon portefeuille. Voici.

— Bon, dit-elle en glissant le billet de banque dans son corsage ; je vous rendrai ça mardi. Ou, plutôt… donnez-moi votre adresse. J’irai vous dire merci demain matin.

— Je ne peux pas vous donner mon adresse, dis-je en riant. Je demeure chez une personne qui m’a offert l’hospitalité…

— Écossaise. Oui ; j’aperçois la jupe. Que vous êtes méchant ! On dirait que vous vous plaisez à me faire jouer le rôle de Mme Putiphar… Tant pis pour vous ! Je ne vous rendrai pas votre billet, et vous serez le premier qui n’en aura pas eu pour son argent.

— Il faut un commencement à tout. Dites-moi, petite Renée, elle vous amuse, l’existence que vous menez ?

— Énormément ! je suis faite pour ça, voyez-vous. C’est tellement drôle, de raconter des blagues d’un bout de l’année à l’autre, de n’être jamais ce qu’on paraît, et de se moquer de tout le monde sans avoir l’air de rien ! C’est comme si l’on ne sortait pas du théâtre. On se regarde jouer sa comédie, vous savez, et c’est délicieusement énervant. Des tas de sensations, mon cher ! Je vous expliquerai ça quand vous voudrez ; mais je vous préviens que je ne suis éloquente qu’en chemise. C’est ma robe de professeur. Il faudra vous décider, si vous voulez vous instruire. Vous déciderez-vous ?

— Sans aucun doute.

— Vous aurez raison. En attendant, soyez convaincu que j’éprouve une joie intense à les tromper tous, mon mari avec Armand, Armand avec d’autres — j’ai deux rendez-vous pour demain ; comment faire ? — et à leur tirer des carottes — passez-moi le mot — des carottes à la Vichy.

Mais elle aperçoit son mari et Armand de Bois-Créault qui se dirigent de notre côté, et change subitement de sujet de conversation. Ils nous rejoignent. C’est Mouratet qui a gagné la partie de billard ; le proverbe a encore une fois raison.

— Je reprochais vivement à M. Randal de n’être pas venu à Paris l’hiver dernier, dit Renée. Il m’a promis d’y faire un long séjour au commencement de l’année prochaine. Maintenant, il faut qu’il répète sa promesse devant témoins.

Je promets ; et, comme il est dix heures et demie, je déclare que je suis obligé de me retirer. Je ne veux pas manquer de parole à Marguerite de Vaucouleurs.