P.-V. Stock (p. 280-291).

XVIII

COMBINAISONS MACHIAVÉLIQUES ET LEURS RÉSULTATS


En m’apercevant, Barzot ne peut réprimer un mouvement de surprise.

— Êtes-vous bien sûr, Monsieur, me demande-t-il d’une voix tranchante, de porter le nom qui est inscrit sur cette carte ?

— Parfaitement sûr, dis-je sans m’émouvoir car je savais bien qu’il me reconnaîtrait du premier coup et je m’amuse énormément, en mon for intérieur, de la situation ridicule dans laquelle va se trouver ce magistrat impuissant devant un voleur. Parfaitement sûr.

— Je connais beaucoup un M. Randal…

— M. Urbain Randal ? C’est mon oncle. Je sais en effet, Monsieur, qu’il a l’honneur d’être de vos amis. Si j’avais eu plus de goût pour la campagne, j’aurais profité plus souvent de l’hospitalité qu’il m’offrait dans sa villa de Maisons-Lafitte et j’aurais eu certainement l’occasion d’y faire votre connaissance plus tôt.

— Veuillez m’excuser, dit Barzot en m’engageant à prendre un siège et en s’asseyant dans un fauteuil, je… vous offrez une ressemblance frappante avec une personne…

— Une personne que vous avez remarquée, hier, dans le train qui vous amenait de Paris ? C’est encore moi. Vous ne vous trompez pas.

— Alors !… dit Barzot en se levant et en faisant un pas vers un timbre…

Je le laisse faire. Je sais très bien qu’il ne sonnera pas. Et il ne sonne pas, en effet. Il se tourne vers moi, l’air furieux, mais anxieux surtout.

— Voulez-vous m’exposer l’objet de votre visite ?

— Certainement. Je suis envoyé vers vous par Mlle  Hélène Canonnier.

Barzot ne répond point. Son regard, seul, s’assombrit un peu plus. Je continue, très lentement :

— Mlle  Canonnier se trouvait à Bruxelles depuis avant-hier avec son père. Je dois vous dire que j’ai l’honneur, le grand honneur, d’être très lié avec M. Canonnier ; nous nous sommes rendu des services mutuels ; je ne sais point si vous l’avez remarqué, Monsieur, mais la solidarité est utile, j’oserai même dire indispensable, dans certaines professions. Si l’on ne s’entraidait pas… Il y a tant de coquins au monde !…

— Hâtez-vous, dit Barzot dont l’attitude n’a pas changé mais dont je commence à ouïr distinctement, à présent, la respiration saccadée.

— Je connaissais donc M. Canonnier. Mais je n’avais jamais eu le plaisir de voir sa fille. Elle avait vécu, jusqu’à ces jours derniers, chez des gens qui passent pour fort honorables, mais qui sont infâmes, et qui reçoivent d’ignobles drôles, généralement très respectés.

Les poings de Barzot se crispent. Comme c’est amusant !

— Du moins, dis-je avec un geste presque épiscopal, telle est l’impression que ces personnes ont laissée à Mlle  Canonnier. La haute situation que vous occupez, Monsieur, et qui vous laisse ignorer bien peu des opérations exécutées au nom de la Justice, vous a certainement permis d’apprendre comment M. Canonnier fut ravi, hier soir, à l’affection de son enfant. Je fus témoin de cet événement pénible. Mlle  Hélène Canonnier, restée seule, avec moi, m’avoua qu’elle redoutait beaucoup les entremises de certains individus en la loyauté desquels elle n’avait aucune confiance. Elle me fit part de son désir de mettre en lieu sûr, non seulement sa personne, mais encore une certaine quantité de lettres fort intéressantes…

— Que vous m’avez volées ! hurle Barzot. Ah ! misérable !

Je hausse les épaules.

— Réellement, Monsieur ? Misérable ?… Dites-moi donc, s’il vous plaît, quel est le plus misérable, de l’homme qui emploie le chloroforme pour détrousser son prochain ou de celui qui s’en sert pour violer une jeune fille ?

Barzot reste muet. Il vient s’asseoir sur une chaise devant une table, et prend son front dans ses mains.

— Combien exigez-vous de ces lettres ? demande-t-il. Combien ? Quelle somme ?

— Je vous ai dit que je me présentais à vous au nom de Mlle  Canonnier, et pas au mien. Ce n’est pas moi qui possède ces lettres ; c’est elle. Elle n’a pas l’intention de vous les vendre.

Barzot lève la tête et me regarde avec étonnement. J’ajoute :

— Elle n’a pas l’intention de vous les vendre pour de l’argent.

— Ah ! dit-il. Ah !…

Et il attend, visiblement inquiet — car sa belle impassibilité du début l’a complètement abandonné — que je veuille bien lui apprendre ce qu’Hélène réclame de lui.

— Mlle  Canonnier, dis-je, n’a point de position sociale ; elle désire s’en faire une. Elle veut se marier.

— Elle veut se marier ? demande Barzot dont les yeux s’éclairent et dont les joues s’empourprent. Elle veut se marier ?… Eh ! bien… Tenez, Monsieur, continue-t-il étendant la main, j’oublie ce que vous êtes, ce que vous avouez être, et je me souviens seulement que j’ai devant moi le neveu d’un homme que j’estime…

— Vous avez tort, dis-je ; mon oncle est un voleur. S’il ne m’avait point dépouillé du patrimoine dont il avait la garde, je ne serais peut-être pas un malfaiteur.

— Alors, reprend Barzot d’une voix plus grave, je vous parlerai d’homme à homme. J’ai beaucoup réfléchi depuis trois jours, depuis le moment où j’ai appris que Mlle  Canonnier avait quitté Paris. Les pensées que j’ai agitées n’étaient pas nouvelles en moi, car il y a longtemps, très longtemps, que je sais à quoi m’en tenir sur la signification et la valeur de notre système social ; mais je n’en avais jamais aussi vivement senti la turpitude. Nous vivons dans un monde criminellement bête, notre société est anti-humaine et notre civilisation n’est qu’un mensonge. Je le savais. J’étais convaincu que le code, cette cuirasse de papier des voleurs qu’on ne prend pas, n’était qu’une illusion sociale. Cependant… Ah ! j’ai compris combien il faut avoir l’honnêteté modeste !… J’ai vu défiler bien des scélérats devant moi, Monsieur ; j’ai entendu le récit de bien des crimes. Mais que d’autres bandits qui jouissent de la considération publique ! Combien de forfaits qui restent ignorés, éternellement inconnus, parce que les lois sont impuissantes, parce que les victimes ne peuvent pas se faire entendre. Hélas ! la Justice est ouverte à tous. Le restaurant Paillard aussi… Et puis, la Justice, les lois… Des mots, des mots !… Je me demande, aujourd’hui, comment il ose exister, l’Homme qui Juge ! Il faudrait que ce fût un saint, cet homme-là. Un grand saint et un grand savant. Il faudrait qu’il n’eût rien à faire avec les rancunes de caste et les préjugés d’époque, que son caractère ne sût pas se plier aux bassesses et son âme aux hypocrisies ; il faudrait qu’il comprît tout et qu’il eût les mains pures — et peut être, alors, qu’il ne voudrait pas condamner…

J’écoute, sans aucune émotion. Des blagues, tout ça ! Verbiage pitoyable de vieux renard pris au piège. S’il n’avait pas peur de moi, il me ferait arrêter, en ce moment, au lieu de m’honorer de ses confidences. Quand on raisonne ainsi, d’abord, et qu’on n’est pas un pleutre, on quitte son siège et l’on rend sa simarre, en disant pourquoi.

— En venant ici, continue Barzot, j’avais pris une grande résolution. Je crois que tout peut se réparer ; l’expiation rachète la faute et fait obtenir le pardon. J’étais décidé à donner ma démission le plus tôt possible ; et à offrir à Mlle  Canonnier telle somme qu’elle aurait pu souhaiter, ou bien, dans le cas — que j’avais prévu — où elle aurait refusé toute compensation pécuniaire… Vous venez de me dire, Monsieur, que Mlle  Canonnier désire se créer une position sociale, et qu’elle veut se marier. Eh ! bien, moi aussi j’avais pensé qu’un mariage était la seule réparation possible, et j’y suis prêt…

J’éclate de rire.

— Vous y êtes prêt ! Et vous espérez — non, mais, là, vraiment ? — vous croyez qu’elle voudrait de vous ?… Mais, sans parler d’autres choses, vous avez soixante ans, mon cher Monsieur, dont quarante de magistrature, qui plus est ; et elle en a dix-neuf. Et vous pensez qu’elle irait river sa jeunesse à votre sénilité, et enterrer sa beauté, dont vous auriez honte, dans le coin perdu de province où vous rêvez de la cloîtrer ?… C’est ça, votre sacrifice expiatoire ? Diable ! il n’est pas dur. À moins que vous n’ayez l’intention d’instituer légataire universelle votre nouvelle épouse, et de vous brûler la cervelle le soir même du mariage ?

— Si je le pouvais, dit Barzot, très pâle, je le ferais, Monsieur. Mais j’ai une fille, une fille qui a dix-huit ans, et dont je dois préparer l’avenir…

— Et vous n’hésiteriez pas, m’écrié-je, à donner à votre enfant une belle-mère de son âge ! Et vous prépareriez son avenir, comme vous dites, en vous alliant à la fille d’un malfaiteur ! Mais c’est insensé !

Barzot baisse la tête. Le monde doit lui sembler bien mal fait, réellement.

— Qu’il vous est donc difficile, dis-je, de voir les choses telles qu’elles sont ! Il faut toujours, même quand vous êtes sincères, que vos intérêts s’interposent entre elles et vous. Vous avez beau vouloir agir avec bonté, vous restez des égoïstes ; vous avez beau vouloir faire preuve de pitié, vous demeurez des implacables. Et vous espérez trouver chez les autres ce qu’ils ne peuvent trouver chez vous. L’expiation !… Vous êtes-vous seulement demandé ce que cette jeune fille, que vous avez achetée, a souffert ? Savez-vous ce qu’elle a éprouvé, hier soir, lorsqu’on est venu arrêter son père, sur vos ordres sans doute, — son père relégué au bagne en dépit de toute équité, et pour satisfaire les rancunes de malandrins politiques ? — Vous doutez-vous de ce que devrait être votre expiation, pour n’être pas une pénitence dérisoire ?… Et avez-vous pensé, aussi, que votre victime vous laisserait là, vous et votre complice, sans plus s’inquiéter de vous que si vous n’aviez jamais existé, si elle trouvait une sympathie assez grande pour lui emplir le cœur ?… Non, ce sont là des choses que vous ne pouvez imaginer ; elles sont trop simples… Rien ne se répare, Monsieur, et rien ne se pardonne. On peut endormir la douleur d’une blessure, mais la plaie se rouvrira demain, et la cicatrice reste. On peut oublier, par fatigue ou par dégoût, mais on ne pardonne pas. On ne pardonne jamais… Voyons, Monsieur. Mlle  Canonnier désire se marier et elle vous demande, en échange du silence qu’elle gardera, de vouloir bien assurer ce mariage dans le plus bref délai ; cela vous sera facile, car vous aurez à vous adresser à des gens qui ont autant d’intérêt que vous à éviter un scandale. C’est avec M. Armand de Bois-Créault que mad…

— Jamais ! s’écrie Barzot qui se lève en frappant la table du poing. Jamais !… Qu’il arrive n’importe quoi, mais cela ne sera pas !… Vous entendez ? Jamais !…

— Comme vous voudrez, dis-je très tranquillement — car je ne peux voir, dans l’emportement de ce premier président grotesque, autre chose que la fureur de la vanité blessée. — Comme vous voudrez. Mlle  Canonnier fera son chemin tout de même. Elle est jeune, jolie et intelligente ; l’argent ne lui manquera pas ; et, ma foi… elle aura le plaisir, pour commencer, de se payer un de ces scandales… Il me semble déjà lire les journaux. Le viol, le détournement de mineure, le proxénétisme, etc., etc., sont prévus par le Code, je crois ? Quelle figure ferez-vous au procès, Monsieur ?

Barzot ne répond pas. Appuyé au mur, la face décolorée par l’angoisse, la sueur au front, il fixe sur moi ses yeux hagards, des yeux d’homme que la démence a saisi. S’il devenait fou, par hasard ? Il faut voir.

— Voudriez-vous au moins, Monsieur, m’apprendre pour quelle raison vous vous refusez, contre tous vos intérêts, à tenter la démarche au succès certain que réclame de vous Mlle  Canonnier ?

— Je l’aime ! crie Barzot. Je l’aime ! Je l’aime de tout mon cœur, de toute ma force, comprenez-vous ?… Ah ! c’est de la folie et c’est infâme, mais vous ne pouvez pas savoir le vide, le néant, le rien, qu’a été toute mon existence ! Non, vous ne pouvez pas savoir… Un forçat, courbé sur la rame qui laboure le flot stérile et enchaîné à son banc, loin des hublots, dans l’entrepont de la galère… On finit par douter du ciel… Je n’avais jamais aimé, jamais, quand j’ai connu cette enfant. Et, tout d’un coup, ç’a été comme si quelque chose ressuscitait en moi ; quelque chose qui avait si peu existé, si peu et il y avait si longtemps ! Tous les sentiments étouffés, toutes les effusions étranglées, toutes les affections meurtries et tous les élans brisés — toutes les passions, toutes les grandes, les fortes passions… Ah ! tout cela n’était pas mort ! Mon cœur desséché, racorni, s’était remis à battre ; il me semblait que je commençais à vivre, à soixante ans… Oui, je l’ai aimée, bien que ç’ait été atroce et ignoble, malgré le mépris et le dégoût que j’avais pour moi-même, malgré les ignominies qu’il fallait subir pour la voir, malgré tous les chantages… Oui, je l’ai aimée, bien que je n’aie pu la délivrer de la servitude indigne qui pesait sur elle… Combien de fois ai-je voulu l’arracher de là !… Mais j’avais peur du déshonneur dont on me menaçait alors comme elle m’en menace aujourd’hui… cette crainte du déshonneur qui fait faire tant de choses honteuses !… Oui, Je l’aime, et je ne peux pas… Oh ! c’est terrible !… Et je l’aime à lui sacrifier tout, tout ! Je l’aime à en mourir, à en crever, là, comme une bête…

Il se laisse tomber sur la chaise, cache sa tête dans ses mains, et des sanglots douloureux font frissonner ses épaules… Ah ! c’est lamentable, certes ; mais ce n’est plus ridicule. Non, pas ridicule du tout, en vérité. Il a presque cessé d’être abject, ce vieillard, ce maniaque de la justice à formules dont le cœur fut écrasé sous les squalides grimoires de la jurisprudence, qui s’aperçoit, lorsque ses mains tremblent, que ses cheveux sont blancs et que la mort le guette, qu’il y a autre chose dans la vie que les répugnantes sottises de la procédure, — ce pauvre être qui a vécu, soixante années, sans se douter qu’il était un homme…

Brusquement, il relève la tête.

— Monsieur, dit-il d’une voix qu’il s’efforce d’affermir, mais qui tremble, vous pourrez dire à Mlle  Canonnier que je ferai selon son désir et que j’irai voir, dès ce soir, Mme  de Bois-Créault. Vous ne voulez pas, sans doute, me donner l’adresse de Mlle  Canonnier ? Non. Bien. C’est donc sous votre couvert que je lui ferai part du résultat de ma démarche. J’ai votre carte… Les lettres me seront-elles rendues si je réussis ? ajoute-t-il anxieusement.

— Mon Dieu ! Monsieur, dis-je en souriant, vous vous entendrez à ce sujet avec Mlle  Canonnier quand elle sera Mme  de Bois-Créault. Vous ne manquerez pas, j’imagine, d’aller lui présenter vos hommages. Et je ne vois point pourquoi elle ne vous remettrait pas ces lettres — au moins une par une.

— La vie est une comédie sinistre, dit Barzot.

C’est mon avis. Mais je me demande, en descendant l’escalier, si Barzot n’était pas très heureux, ces jours derniers encore, d’y jouer son rôle, dans cette comédie que ses grimaces n’égayaient guère. Allons, j’ai probablement baissé le rideau sur sa dernière culbute.


Et c’est Hélène qui va paraître sur la scène, à présent, en pleine lumière, saluée par les flons-flons de l’orchestre, aux applaudissements du parterre et des galeries.

Je l’ai mise au courant de ce qui s’était passé entre Barzot et moi. Elle m’a écouté avec le plus grand calme, sans manifester aucune émotion.

— Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit hier soir, m’a-t-elle demandé quand j’ai eu fini mon récit ? Hier soir, dans la voiture qui m’a amenée ici ? Vous m’avez dit que nous causerions de tout cela aujourd’hui, et je vous ai répondu qu’il serait trop tard.

— Eh ! bien, s’il est trop tard, Hélène, n’en parlons pas.

— Non… Mais vous vous souviendrez peut-être, et moi aussi, de ce que je vous ai proposé.

— Je souhaite que vous soyez toujours assez heureuse pour ne jamais vous en souvenir. Et j’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir manqué de confiance en moi-même.

— Pourquoi n’avez-vous pas confiance en vous ? Je crois le deviner. Lorsque vous avez résolu d’adopter votre genre actuel d’existence, vous vous étiez aperçu que, dans tous les conflits avec le monde, la sensibilité de la nature et la délicatesse du caractère entravent le malheureux qui en est béni ou affligé bien plus que ne pourrait faire l’accumulation en lui de tous les vices ; et vous vous êtes décidé à faire table rase de toute espèce de sentiments. Peut-être est-il nécessaire d’agir ainsi. Je ne sais pas, mais j’en ai peur. Oui, c’est ce qui me fait redouter cette existence d’aventurière que je vais commencer. S’il ne fallait que rester à l’affût des occasions ou les faire naître, demeurer perpétuellement sur la défensive devant les entreprises des autres, cela irait encore. Mais se méfier sans trêve de soi-même, se tenir en garde contre tous les entraînements de l’esprit et les élans du cœur… Quelle vie ! C’est agir comme les Barzot qui déplorent, quand ils sont vieux, la sécheresse de leur âme. Oui, dans un sens contraire, c’est agir comme eux… Enfin, ce qui est fait est fait. Amis tout de même, n’est-ce pas ?

Oh ! certainement. D’autant plus qu’elle n’a pas tort. Mais… mais…

Je l’ai revue tous les jours pendant cette semaine, la blonde. Ses cheveux d’or très ancien relevés sur la blancheur satinée de la nuque, sa carnation glorieuse qui crie la force du sang fier gonflant les veines, les molles ondulations et les inflexions longues de sa chair qui s’attend frémir, toute sa grâce de fleur printanière, la splendeur triomphante de sa jeunesse radieuse… Ah ! si elle avait dit un mot, encore ! Mais ses lèvres s’étaient scellées et ses beaux yeux sont restés muets.

— Qu’importe ! me disais-je quand je l’avais quittée. Elle est assez belle et assez adroite pour se créer rapidement une autre existence que celle que je pourrais lui faire. Et pour moi… Rien de plus ridicule que d’être le second amant d’une femme, d’abord ; quand on n’a pas été le premier, on ne peut succéder qu’au sixième…

Et des tas de bêtises pareilles. Quelle joie on éprouve à se martyriser…

Barzot a écrit. Les Bois-Créault se sont décidés au mariage. Parbleu ! Canonnier, de Mazas où il se trouve, a donné son consentement, et les bans sont publiés.

— Mon pauvre père ! a dit Hélène en pleurant ; croyez-vous que nous pourrons le faire évader ?

— Sans aucun doute ; mais pas maintenant, malheureusement ; il faut attendre qu’il ait quitté la France. Je serai renseigné et vous préviendrai, le moment venu.

Qu’a pu penser Canonnier du mariage de sa fille ? Je donnerais gros pour le savoir. En tous cas, il lui aura, sans s’en douter, constitué une dot. Roger-la-Honte, que j’avais envoyé à Londres afin de déposer les lettres à Chancery Lane, est revenu avec les cinq cents livres que j’ai prié Paternoster de lui remettre. Hélène n’a rien voulu accepter, en dehors de cette somme.

Et même aujourd’hui, au moment où je lui fais mes adieux chez l’Anglaise, elle me remercie de mes offres.

— Non, dit-elle, j’ai assez d’argent. Je m’arrangerai pour vous faire donner de mes nouvelles par Mme  Ida ; et si par hasard j’avais à me plaindre de quelque chose, elle serait informée ; et je compte sur vous. Mais je suis sûre qu’ils se conduiront bien. Ils sont si lâches !

Elle me tend la main, monte dans la voiture qui l’attend et qui part au grand trot. Elle va retrouver Mme  de Bois-Créault qui est venue ce matin la chercher à Bruxelles, et qui l’a priée, par un billet que j’ai reçu il y a une heure, de venir la rejoindre à l’hôtel Mengelle. Elle sera ce soir à Paris… Quel avenir lui prépare la vie, et quelles surprises ?…

Et que me réserve-t-elle, à moi ? Il me semble qu’Hélène m’a apporté quelque chose, et m’a pris quelque chose aussi ; qu’elle a évoqué en moi des sentiments et des souvenirs que j’avais bannis de toute ma force ; et qu’elle a réduit à néant mon parti pris d’indifférence. Où vais-je ?… Je me rappelle que j’avais fait un rêve autrefois. J’avais rêvé de reprendre ma jeunesse, ma jeunesse qu’on m’avait mise en cage. Et elle vient de se présenter à moi, cette jeunesse, en celle de cette femme qui s’offrait et que je n’ai pas voulu prendre. Le sable coule grain à grain dans le sablier… Où vais-je ?

Ce soir, ce sera le cambriolage à Louvain, avec Roger-la-Honte, sur les indications du nommé Stéphanus, employé de banque. Et demain… Et après ?… Et ensuite ?…


Quand on descend dans une mine, après le soudain passage de la lumière aux ténèbres, après l’émotion que cause la chute dans le puits, la certitude vous empoigne — la certitude absolue — que vous montez au lieu de descendre. Cette conviction s’attache à vous, s’y cramponne, bien que vous sachiez que vous descendez, et vous ne pouvez vous en défaire avant que la cage vous dépose au fond. Alors…

J’y suis, au fond.