P.-V. Stock (p. 14-24).

II

LE CŒUR D’UN HOMME VIERGE EST UN VASE PROFOND


C’est entendu. Je ne suis plus un prodige et j’ai laissé à d’autres la gloire de représenter le lycée au concours général. Je ne suis pas un cancre — non, c’est trop difficile d’être un cancre. Je suis un élève médiocre. J’erre mélancoliquement, au début des mois d’août, dans le purgatoire des accessit.

— Sic transit gloria mundi, soupire mon oncle, qui ne sait pas le latin, mais qui a lu la phrase au bas d’une vieille estampe qui représente Bélisaire tendant son casque aux passants.

C’est mon oncle, à présent, qui veille sur mes jeunes années. Mes parents sont morts, et il m’a été donné comme tuteur.

— Une tutelle pareille, ai-je entendu dire à l’enterrement de ma mère, ça vaut de l’or en barre ; le petit s’en apercevra plus tard.

Depuis, j’ai appris bien d’autres choses. Les employés et les domestiques ont parlé ; les amis et connaissances m’ont plaint beaucoup. On s’intéresse tant aux orphelins !… Et, ce qu’on ne m’a pas dit, je l’ai deviné. « Les yeux du bœuf, disent les paysans, lui montrent l’homme dix fois plus grand qu’il n’est ; sans quoi le bœuf n’obéirait point. » Eh ! bien, l’enfant, l’enfant qui souffre, a ces yeux-là. Des yeux qui grossissent les gens qu’il déteste ; qui, en outrant ce qu’il connaît d’exécrable en eux, lui font apercevoir confusément, mais sûrement, les ignominies qu’il en ignore ; des yeux qui ne distinguent pas les détails, sans doute, mais qui lui représentent l’être abhorré dans toute la truculence de son infamie et l’amplitude de sa méchanceté — qui le lui rendent physiquement répulsif. — Les premières aversions d’enfant seraient moins fortes, sans cela, ces aversions douloureuses qui font courir dans l’être des frémissements barbares ; et des souvenirs qu’elles laissent lorsqu’elles se sont éloignées et transformées en rancunes, ne germeraient point des haines d’homme.

Je sais que je suis volé. Je vois que je suis volé. L’argent que mes parents ont amassé, et qu’ils m’ont légué, je ne l’aurai pas. Je ne serai pas riche ; je serai peut-être un pauvre.

J’ai peur d’être un pauvre — et j’aime l’argent. Oui, j’aime l’argent ; je n’aime que ça. C’est l’argent seul, je l’ai assez entendu dire, qui peut épargner toutes les souffrances et donner tous les bonheurs ; c’est l’argent seul qui ouvre la porte de la vie, cette porte au seuil de laquelle les déshérités végètent ; c’est l’argent seul qui donne la liberté. J’aime l’argent. J’ai vu la joie orgueilleuse de ceux qui en ont et l’envie torturante de ceux qui n’en ont pas ; j’ai entendu ce qu’on dit aux riches et le langage qu’on tient aux malheureux. On m’avait appris à être fier de la fortune que je devais avoir, et je sens qu’on ne me regarde plus de la même façon depuis que mes parents sont morts. Il me semble qu’une condamnation pèse sur moi. Je suis volé, et je ne puis pas me défendre, rien dire, rien faire… Cette idée me supplicie. Je hais mon oncle ; je le hais d’une haine terrible. Sa bienveillance m’exaspère ; son indulgence m’irrite ; je meurs d’envie de lui crier qu’il est un voleur, quand il me parle ; de lui crier que sa bonté n’est que mensonge et sa complaisance qu’hypocrisie ; de lui dire qu’il s’intéresse autant à moi que le bandit à la victime qu’il détrousse… Les robes de sa fille, ma cousine Charlotte, qui commence à porter des jupes longues, c’est moi qui les paye ; et l’argent qu’il me donne, toutes les semaines, c’est la monnaie de mes billets de banque, qu’il a changés. J’en suis arrivé à ne plus pouvoir manger, chez lui, le dimanche ; les morceaux m’étranglent, j’étouffe de colère et de rage.


Plus tard, j’ai pensé souvent à ce que j’ai éprouvé, à ce moment-là. Je me suis rendu un compte exact de mes sentiments et de mes souffrances ; et j’ai compris que c’était quelque chose d’affreux et d’indicible, ces sentiments d’homme indigné par l’injustice s’emparant d’une âme d’enfant et provoquant ces angoisses infinies auxquelles l’expérience n’a point donné, par ses comparaisons cruelles, le contrepoids des douleurs passées et des revanches possibles. Je me suis expliqué que tout mon être moral, délivré subitement des influences extérieures, et replié sur lui-même pour l’attaque, ait pu se détendre par fatigue, une fois la lutte jugée sans espoir, et s’allonger dans le mépris.


Mais ce n’est pas mon oncle que je méprise ; je continue à le haïr. Je le hais même davantage — parce que je commence à pénétrer les choses — parce que je sens qu’un homme qui cherche à conquérir sa vie, si exécrables que soient ses moyens, ne peut pas être méprisable. Ce que je méprise, c’est l’existence que je mène, moi ; que je suis condamné à mener pendant des années encore. Instruction ; éducation. On m’élève. Oh ! l’ironie de ce mot-là !…

Éducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes défauts ; on me fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas être comme je suis, mais comme il faut. Pourquoi faut-il ?… On m’incite à suivre les bons exemples ; parce qu’il n’y a que les mauvais qui vous décident à agir. On m’apprend à ne pas tromper les autres ; mais point à ne pas me laisser tromper. On m’inocule la raison — ils appellent ça comme ça — juste à la place du cœur. Mes sentiments violents sont criminels, ou au moins déplacés ; on m’enseigne à les dissimuler. De ma confiance, on fait quelque chose qui mérite d’avoir un nom : la servilité ; de mon orgueil, quelque chose qui ne devrait pas en avoir : le respect humain. Le crâne déprimé par le casque d’airain de la saine philosophie, les pieds alourdis par les brodequins à semelles de plomb dont me chaussent les moralistes, je pourrai décemment, vers mon quatrième lustre, me présenter à mes semblables. J’aurai du savoir-vivre. Je regarderai passer ma vie derrière le carreau brouillé des conventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu, mais défense de la vivre. J’aurai peur. Car il n’y a qu’une chose qu’on m’apprenne ici, je le sais ! On m’apprend à avoir peur.

Pour que j’aie bien peur des autres et bien peur de moi, pour que je sois un lieu-commun articulé par la résignation et un automate de la souffrance imbécile, il faut que mon être moral primitif, le moi que je suis né, disparaisse. Il faut que mon caractère soit brisé, meurtri, enseveli. Si j’en ai besoin plus tard, de mon caractère — pour me défendre, si je suis riche et pour attaquer, si je suis pauvre — il faudra que je l’exhume. Il revivra tout à coup, le vieil homme qui sera mort en moi — et tant pis pour moi si c’est un épouvantail qui gisait sous la dalle ; et tant pis pour les autres si c’est un revenant dont le suaire ligotait les poings crispés, et qui a pleuré dans la tombe !

Et souvent, il n’y a plus rien derrière la pierre du sépulcre. La bière est vide, la bière qu’on ouvre avec angoisse. Et quelquefois, c’est plus lugubre encore.

Les rivières claires qui traversent les villes naissantes… On jette un pont dessus, d’abord ; puis deux, puis trois ; puis, on les couvre entièrement. On n’en voit plus les flots limpides ; on n’en entend plus le murmure ; on en oublie même l’existence. Dans la nuit que lui font les voûtes, entre les murs de pierre qui l’étreignent, le ruisseau coule toujours, pourtant. Son eau pure, c’est de la fange ; ses flots qui chantaient au soleil grondent dans l’ombre ; il n’emporte plus les fleurs des plantes, il charrie les ordures des hommes. Ce n’est plus une rivière ; c’est un égout.


Je ne suis pas le seul, sans doute, à avoir deviné la tendance malfaisante d’un système qui poursuit, avec le knout du respect, l’unité dans la platitude. L’enfant a l’orgueil de sa personnalité et le fier entêtement de ce qu’on appelle ses mauvais instincts. L’ironie n’est pas rare chez lui ; et il se venge par sa moquerie, toujours juste, du personnage ou de la doctrine qui cherche à peser sur lui. Mais la raillerie n’est pas assez forte pour la lutte. De là ce mélange de douceur et d’amertume, de patience et de méchanceté, de confiance large et de doute pénible que je remarque chez plusieurs de mes camarades — toujours enfants très heureux ou très malheureux dans leurs familles — et qui se résout dans une tristesse noire et une inquiétude nostalgique. Non, le sarcasme ne suffit point. Ce n’est pas en secouant ses branches que le jeune arbre peut se débarrasser de la liane qui l’étouffe ; il faut une hache pour couper la plante meurtrière, et cette hache, c’est la Nécessité qui la tient. C’est elle qui m’a délivré. Il y a une chose que je sais et qu’aucun de mes camarades ne sait encore : je sais qu’il faut vivre.

Je sais qu’il faut avoir une volonté, pour vivre, une volonté qui soit à soi — qui ne demande ni conseil avant, ni pardon après. — Je sais que les années que je dois encore passer au collège seront des années perdues pour moi. Je sais que les avis qu’on me donnera seront mauvais, parce qu’on ne me connaît point et que je ne suis pas un être abstrait. Je sais que ce qu’on m’enseignera ne me servira pas à grand’chose ; qu’en tous cas j’aurais pu l’apprendre tout seul, en quelques mois, si j’en avais eu besoin ; et qu’il n’y a, en résumé, qu’une seule chose qu’il faille savoir. « Nul n’est censé ignorer la loi. » Est-ce que c’est classique, ça, ou simplement péremptoire ?

Non pas que je pense du mal de l’enseignement classique. Loin de là. J’ai pris le parti de ne penser du mal de rien ou, du moins, de ne point médire. Je m’abstiens donc de vilipender ces auteurs défunts qui m’engagent à vivre.

Integer vitæ, scelerisque purus.

Je leur ai même dû, depuis, une certaine reconnaissance. Il y a beaucoup de bonnes ruses, en effet, et fort utiles pour qui sait comprendre, indiquées par les classiques. Combien de fois, par exemple, enfermé dans un meuble que transportaient dans un appartement abandonné la veille des camarades camouflés en ébénistes, ne me suis-je pas surpris à mâchonner du grec ! Ô cheval de Troie… Mais n’anticipons pas.

J’exécute le programme, très consciencieusement. D’abord, parce que je ne veux pas être puni. Les pensums sont ridicules, désagréables ; et je cherche avant tout à ne pas me laisser exaspérer par les injustices maladives d’un cuistre auquel j’aurai fourni un jour l’occasion de m’infliger un châtiment, mérité peut-être, et qui s’acharnera contre moi. Je tiens à n’avoir point de haine pour mes professeurs ; car je ne suis pas comme beaucoup d’autres enfants qui, abrutis par la discipline scolaire, n’ont de respect que pour les gens qui leur font du mal. Ces gens-là, je ne pourrais jamais les vénérer, jamais — et je préfère garder à leur égard, sans aller plus loin, des sentiments inexprimés.

Ensuite, ce n’est pas désagréable d’exécuter un programme, lorsqu’on le sait grotesque. Quand on a cette certitude, on éprouve quelque jouissance à travailler ; sans aucun enthousiasme, bien entendu, mais avec pas mal d’ironie. J’apprends donc cette Histoire des Morts — tout ça, c’est les procès verbaux des vieilles Morgues — cette Histoire des Morts qu’on nous enseigne en dédain des Actes des Vivants — comme on nous condamne à la gymnastique affaiblissante en haine du travail manuel qui fortifie. — J’interprète en un français pédantesque les œuvres d’auteurs grecs et latins dont les traductions excellentes se vendent pour rien, sur les quais. Je prends des notes sans nombre à des cours où l’on me récite avec conviction le contenu des livres que j’ai dans mon pupitre. Et je salis beaucoup de papier, et je gâche beaucoup d’encre pour faire, du contenu de volumes généralement consciencieux et qu’on trouve partout, des manuscrits ridicules.

Je me le demande souvent : à quoi sert, dans une pareille méthode d’enseignement, la découverte de l’imprimerie ?

Ce serait trop simple, sans doute, de nous apprendre uniquement ce qu’il est indispensable de savoir aujourd’hui : les langues vivantes, et de nous laisser nous instruire nous-mêmes en lisant les livres qui nous plairaient, et comme il nous plairait… Qu’est-ce que je saurai, quand je sortirai du collège, moi qui ne serai pas riche, moi qu’on vole pendant que je traduis le De officiis, moi qui dépense ici, inutilement, de l’argent dont j’aurai tant besoin, bientôt ? Qu’est-ce que je connaîtrai de l’existence, de cette existence qu’il me faudra conquérir, seul, jour par jour et pied à pied ? Ah ! si j’étais encore riche, seulement ! Je suis épouvanté de mon isolement et de mon impuissance…

On élève mon esprit, cependant. Je me laisse faire. Je porte le lourd spondée à bras tendu et je fais cascader le dactyle dansant. Je m’imprègne des grandes leçons morales que nous légua la sagesse antique. Le livre de la science, qu’on m’entr’ouvre très peu, afin de ne point m’éblouir, m’émerveille. Et la haute signification des faits historiques ne m’échappe pas le moins du monde. J’assiste avec une satisfaction visible à la ruine de Carthage ; je comprends que la fin de l’autonomie grecque, bien que déplorable, fut méritée. J’applaudis, comme il convient, à la victoire de Cicéron sur Catilina ; et aussi au triomphe de César. L’empire Romain s’établit, à ma grande joie ; c’était nécessaire ; « et Jésus-Christ vient au monde. » Pourtant, il faut être juste : les invasions des Barbares ont eu du bon ; pourquoi pas ? Quant aux Anglais, je sais que trois voix crieront éternellement contre eux, et que c’est fort heureux que Jeanne d’Arc les ait chassés de France. Je vois clairement que la destinée des Empires tient à un grain de sable ; que la Révolution française fut un grand mouvement libérateur, mais qu’il faut néanmoins en blâmer les excès… Poésie de faussaires ; science d’apprentis teinturiers ; géographie de collecteurs de taxes ; histoire de sergents recruteurs ; chronologie de fabricants d’almanachs…

On forme mon goût, aussi. Je vénère Horace, « qu’on aime à lire dans un bois » ; et Homère, « jeune encor de gloire. » J’estime fort Raphaël pour les Loges du Vatican, que j’ignore ; Michel-Ange, pour le Jugement Dernier, que je n’ai jamais vu. Boileau a mon admiration ; et Malherbe, qui vint enfin. Je sais que Molière est supérieur à Shakespeare et que si les Français n’ont pas de poème épique, c’est la faute à Voltaire. Je distingue soigneusement entre Bossuet, qui était un aigle, et Fénelon, qui fut un cygne. Plumages !… J’honore Franklin.

Je vis en vieillard…


C’est bon. Mais, puisqu’il faut que jeunesse se passe — elle se passera, ma jeunesse ! — Dans l’avenir ; n’importe quand. Même si mes pieds se sont écorchés aux cailloux de la route, même si mes mains saignent du sang des autres, même si mes cheveux sont blancs. Je l’aurai, ma jeunesse qu’on m’a mise en cage ; et si je n’ai pas assez d’argent pour payer sa rançon, il faudra qu’on la paye à ma place et qu’on paye double. Ce n’est pas pour moi, l’Espérance qui est restée au fond de la boîte. Je n’espère pas. Je veux.

« Qu’un homme se fixe fermement sur ses instincts, a dit Emerson, et le monde entier viendra à lui. » Je n’en ai pas retrouvé assez, des instincts qu’on m’a arrachés, pour en former un caractère ; mais j’en ai pu faire une volonté. Une volonté que mes chagrins furieux ont rendue âpre, et mes rages mornes, implacable. Et puis, elle m’a donné violemment ce qu’elle donne à tous plus ou moins, cette instruction que je reçois ; un sentiment qui, je crois, ne me quittera pas facilement : le mépris des vaincus.

Des vaincus… J’en vois partout. Ces universitaires méchants et serviles, vaniteux et moroses. Des gens qui n’ont jamais quitté le collège ; mangent, dorment, font leurs cours ; connaissent toutes les pierres des chemins par lesquels ils passent ; végètent sans se douter qu’on peut vivre ; requiescunt in pace. Des citrouilles rutilantes d’orgueil ; ou bien de grandes araignées tristes — des araignées de banlieue.

Et tout ça peine, pourtant, pour gagner sa vie ; roule la pilule amère dans la pâte sucrée des marottes, dans la poudre rosée des dadas.

— Serrez le texte ! s’écrie l’un. La langue française, qui est la plus belle du monde, nous permet de rendre exactement l’intensité du texte.

Je serre le texte ; je l’étripe ; je l’étrangle.

— Traduisez largement, dit l’autre ; n’ayez pas peur de moderniser. La vie antique se rapprochait de la nôtre beaucoup plus qu’on ne le pense généralement. Croyez-vous, par exemple, que les Anciens n’avaient d’autre coiffure que le casque ? Et le pétase, Messieurs ! Inutile d’aller plus loin…

Oui, inutile ;

Claudite jam rivos, pueri, sat prata biberunt.
N’en jetez plus, la cour est pleine.

— Mon ami, me dit mon oncle quand j’ai quitté le lycée, pede libero ; avec un diplôme flatteur et fort utile sous le bras, mon ami, le moment est solennel. Toutes les branches de l’activité humaine s’offrent à toi ; tu peux choisir. Commerce, industrie, littérature, science, politique, magistrature… Que t’indiquerais-je ? Tu sais que, depuis Bonaparte, la carrière est ouverte aux talents…

Mon oncle s’amuse un peu, en me disant ça ; la bouche ne rit pas, mais l’ironie lui met des virgules au coin des yeux couleur d’acier. Sa figure ? Un tableau de ponctuation et d’accentuation, sur parchemin. La paupière inférieure en accent grave, la paupière supérieure en accent circonflexe ; le nez, un point d’interrogation renversé, surmonté d’un grand accent aigu qui barre le front ; la bouche, un tiret ; des guillemets à la commissure des lèvres ; et la face tout entière, que couronnent des points exclamatifs saupoudrés de cendre, prise entre les parenthèses des oreilles.

— Enfin, réfléchis. Tu as fini tes études ; tu connais la vie ; choisis.

Non, je ne connais pas la vie ; mais je la devine. Et j’ai fait mon choix.

Pour le moment, pourtant, je déclare à mon oncle que je désire, avant tout, faire mon temps de service militaire. M’engager, afin d’être libre, après.

— Excellente idée, dit mon oncle. Peut-être as-tu raison de ne point te décider pour une de ces professions libérales qui confèrent des dispenses ; qui peut savoir ? En tous cas, la caserne est une bonne école. Le service militaire obligatoire a beaucoup fait pour accroître les rapports des hommes entre eux ; il a donné à l’humanité un nouveau sujet de conversation.


Peut-être autre chose, aussi. J’ai eu le temps de m’en apercevoir, durant les années que j’ai passées sous les drapeaux. Mais ce ne sont pas là mes affaires. Et, d’ailleurs, je n’ai pas encore le droit de parler, car je ne serai libéré que demain.

Libéré ! Ce mot me fait réfléchir longuement, pendant cette nuit où je me suis allongé, pour la dernière fois, dans un lit militaire. Je compte. Collège, caserne. Voilà quatorze ans que je suis enfermé. Quatorze ans ! Oui, la caserne continue le collège… Et les deux, où l’initiative de l’être est brisée sous la barre de fer des règlements, où la vengeance brutale s’exerce et devient juste dès qu’on l’appelle punition — les deux sont la prison. — Quatorze années d’internement, d’affliction, de servitude — pour rien…

Mais qu’est-ce qu’il faudra que je fasse, à présent que je suis libéré, pour qu’on m’incarcère pendant aussi longtemps ? Quelle multitude de délits, quelle foule de crimes me faudra-t-il commettre ?…

Quatorze ans ! Mais ça paye un assassinat bien fait ! Et combien d’incendies, et quel nombre de meurtres, et quel tas de vols, et quelle masse d’escroqueries !… La prison ? J’y suis habitué. Ça me serait bien égal, maintenant, d’en risquer un peu, pour quelque chose. La fabrication des abat-jour ne doit pas être plus agaçante que la confection des thèmes grecs ; et j’aurais mieux aimé tresser des chaussons de lisières que de monter la garde… On ne me mettrait point en prison sans motifs, d’abord. Ensuite, j’aurais au moins, cette fois-là, quelqu’un pour me défendre ; un avocat, qui dirait que je ne suis pas coupable, ou très peu ; que j’ai cédé à des entraînements ; et cætera ; qui apitoierait les juges et m’obtiendrait le minimum, à défaut d’un acquittement. — Et qui sait si je serais pris ?