Le Volcan d’or/Partie II/Chapitre 8

Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 345-363).


VIII

OÙ BEN RADDLE INTERVIENT.


Lorsque Ben Raddle avait entrepris cette nouvelle campagne, il ne mettait pas en doute, d’après les informations, exactes d’ailleurs, de Jacques Ledun, qu’il suffisait de ramasser les pépites dans le cratère du Golden Mount, d’en charger les chariots et de reprendre la route de Dawson City. Une huitaine de jours devaient suffire à cette facile besogne, et le voyage aller et retour aurait dès lors été accompli en moins de trois mois. C’est donc le plus sincèrement du monde qu’il avait affirmé à Summy Skim que la caravane rentrerait à Dawson dans les premiers jours d’août, à temps, par conséquent, pour atteindre avant les grands froids Skagway, puis Vancouver, d’où le railway ramènerait les deux cousins à Montréal.

« Et quel train il faudra, avait répondu Summy en plaisantant, pour nous transporter, nous et les millions du Golden Mount !.. et quel excédent de bagages !.. »

Or, si les millions étaient bien à la place indiquée dans le cratère, voilà qu’on ne pouvait les en tirer.

Cette complication inattendue obligeait à organiser le campement en vue d’un séjour de quelques semaines. Le Scout prit donc ses mesures pour assurer la subsistance de ses compagnons et la nourriture des attelages jusqu’au jour où il serait absolument indispensable de redescendre vers le Sud. Vouloir passer l’hiver sous la tente eût été folie, en effet. Quoi qu’il arrivât, que la campagne eût réussi ou non, il fallait franchir le cercle polaire vers la mi-août, au plus tard. Passé ce terme, la route serait impraticable dans cette région que ravagent les bourrasques et les tempêtes de neige.

Cette existence allait s’écouler dans l’attente et, pour la supporter, une forte dose de patience ne serait pas superflue. Il y aurait lieu, toutefois, d’observer l’état du volcan et de surveiller la marche de l’éruption. Plusieurs autres ascensions seraient évidemment nécessaires. Ni Ben Raddle, ni le Scout, ni, moins que personne, Jane Edgerton, ne reculeraient devant la fatigue, et les progrès du phénomène seraient bien certainement suivis de jour en jour.

Summy Skim et Neluto, en tous cas, ne seraient pas embarrassés pour employer ces longues heures. Ils chasseraient, soit dans les plaines du Sud et de l’Ouest, soit à travers les marécages du delta de la Mackensie. Le gibier abondait, et ce n’est pas à ces enragés chasseurs que les jours paraîtraient interminables. Dès le premier jour, toutefois, le Scout leur recommanda de ne pas trop s’éloigner. Pendant la belle saison, le littoral de l’océan Polaire est fréquenté par des tribus d’Indiens, dont il est prudent d’éviter la rencontre.

Quant au personnel de la caravane, il pourrait se livrer au plaisir de la pêche. Le poisson ne manquait pas dans le labyrinthe des rios, et, rien que de ce chef, l’alimentation générale eût pu être assurée jusqu’à la formation des premières glaces.

Plusieurs jours n’amenèrent aucun changement dans la situation. L’éruption ne montrait aucune tendance à s’accroître. Ainsi que l’avait supposé Ben Raddle, en voyant en quel point du sommet s’ouvrait le cratère, la cheminée volcanique était bien creusée dans le flanc nord-est de la montagne, ce qu’expliquait d’ailleurs l’obliquité du profil ouest, par lequel seulement pouvait s’effectuer l’ascension. Du campement établi presque au pied du Golden Mount et que dominait sa face orientale, on entendait assez distinctement, en effet, le sourd tumulte du travail plutonique. L’ingénieur en concluait que l’épaisseur de ce flanc très abrupt ne devait pas être considérable, et Bill Stell partageait cette opinion.

Jane Edgerton, Ben Raddle et le Scout faisaient presque quotidiennement l’ascension du volcan, pendant que chassait, en compagnie de Neluto, l’infatigable Summy. Un jour pourtant, celui-ci voulut se joindre au trio des ascensionnistes ainsi transformé en quatuor. Mal lui en prit, et cette fantaisie risqua de coûter cher au déterminé chasseur.

Parvenus à peu de distance du sommet, tous quatre, réunis par une corde, marchaient comme la première fois en file indienne, le Scout en tête, Ben Raddle le dernier, et entre eux Summy Skim précédant Jane Edgerton. Ils gravissaient le cône de cendres friables amoncelé par les anciennes éruptions sur les assises inférieures du volcan, quand la corde cassa net au ras du piquet que le Scout venait d’enfoncer. Summy, qui se hissait à cet instant, perdit pied, tomba et se mit à dévaler la pente avec la vitesse accélérée qu’indiquent les lois de la pesanteur. En vain s’efforçait-il de se retenir. Le sol auquel il s’agrippait fuyait sous ses doigts crispés.

SUMMY N’ARRIVERAIT PAS VIVANT AU BAS DE LA MONTAGNE. (Page 347.)

Ses compagnons poussèrent un cri d’effroi. Summy n’arriverait pas vivant au bas de la montagne, et il allait entraîner dans sa chute ceux auxquels l’unissait le reste de la corde rompue, Ben Raddle et, avant Ben Raddle, Jane Edgerton.

Heureusement, celle-ci n’avait rien perdu de son sang-froid. Un hasard favorable voulait qu’elle eût trouvé sous la main, à l’instant où l’accident s’était produit, une touffe d’arbustes nains à laquelle elle se cramponna énergiquement. Lorsque Summy, contraint d’obéir aux nécessités de la gravitation, passa à sa portée, elle réussit à le saisir par ses vêtements et, d’un effort désespéré, l’arrêta dans son élan.

Summy fut aussitôt sur pied, un peu étourdi peut-être, mais sain et sauf.

« Rien de cassé ? interrogea Ben Raddle d’en bas.

— Rien, répondit Summy. Des bobos, peut-être, de simples écorchures qui ne nécessiteront pas l’intervention du docteur Pilcox !

— En route, alors ! s’écria Ben Raddle rassuré.

Summy protesta.

— Laisse-moi au moins le temps de remercier mademoiselle Jane. Elle m’a sauvé la vie, tout simplement.

Jane Edgerton prit son air le plus pincé.

— Inutile, dit-elle. Nous sommes quittes. Vous me permettrez, toutefois, de vous faire remarquer, dût cela modifier vos idées, que les femmes peuvent être parfois bonnes à quelque chose. »

Summy aurait eu mauvaise grâce à le contester. Aussi en convint-il chaleureusement, puis l’ascension fut reprise et s’acheva sans autre incident.

Les jours continuèrent de couler sans qu’aucune modification se produisit. Aucune flamme, aucun jet de matière éruptive ne s’échappaient de la bouche du Golden Mount.

On arriva au 20 juin.

On imaginera, sans peine, dans quelle impatience vivaient Ben Raddle et ses compagnons. Cette impossibilité de rien tenter, cette passivité qui leur était imposée, les énervaient au plus haut degré. L’installation terminée, les prospecteurs n’avaient rien à faire, et un lourd ennui pesait sur le campement.

La personne la plus occupée était à coup sûr Jane Edgerton, qui avait pris la haute main sur le département de la cuisine. Assurer la nourriture de vingt et une personnes n’est pas une sinécure, et cela suffit à remplir une existence.

Il arriva pourtant à la fidèle intendante de manquer à sa fonction. Ce jour-là, au moment où l’ascension quotidienne l’amenait au sommet du Golden Mount, avec Ben Raddle et le Scout, il s’éleva un épais brouillard qui s’opposa à la descente. Il fallut rester des heures dans cette situation, au grand chagrin de Jane préoccupée du déjeuner de ses compagnons.

S’il lui avait été donné de voir ce qui se passait au campement, elle eût été moins inquiète. Un suppléant s’était trouvé, et ce suppléant n’était autre que Summy. La même cause qui retenait les excursionnistes au sommet de la montagne lui interdisant la chasse, il s’était avisé, pour charmer ses loisirs, de s’attribuer, exceptionnellement, les fonctions de l’intendante absente. Sanglé dans un tablier, qui le fit trébucher plus d’une fois, brandissant fourchette et couteau, il s’activa à la confection d’un repas qui allait être succulent, si le cuisinier avait autant de talent que de zèle.

Quand, le brouillard enfin dissipé, les ascensionnistes purent regagner le camp, Jane eut la surprise de voir la table prête et le déjeuner cuit à point. Il ne lui fut pas difficile d’en deviner l’auteur. Summy ne se cachait pas, loin de là. Il se faisait voir, au contraire, non sans une certaine vanité, toujours sanglé dans son tablier et armé de ses ustensiles culinaires, le teint rendu écarlate par la chaleur du feu.

« À table ! cria-t-il joyeusement dès que Jane et ses deux compagnons furent à portée de la voix.

Lorsque tout le monde fut assis, il voulut servir lui-même sa jeune compagne de route. Avec la correction d’un valet bien stylé il lui présenta un plat où celle-ci puisa copieusement.

« N’ayez pas peur d’en prendre, mademoiselle Jane, répétait Summy pendant ce temps. Vous m’en direz des nouvelles.

Cependant, au moment où elle allait goûter les produits du cuisinier improvisé, celui-ci l’arrêta du geste.

« Un mot auparavant, mademoiselle Jane, dit-il, pour vous faire remarquer, dût cela modifier vos idées, que les hommes peuvent être parfois bons à quelque chose !

Jane, sans répondre, goûta le mets placé dans son écuelle.

— Ce n’est pas mon avis, » prononça-t-elle froidement.

Le ragoût était détestable, en effet, et Summy, très humilié, fut forcé d’en convenir après l’avoir goûté à son tour.

Bon ou mauvais, le déjeuner fut toutefois fort apprécié par ces estomacs affamés. Les dents ne chômaient pas, et les langues pas davantage.

Et de quoi eût-on parlé, si ce n’est du sujet constant des préoccupations de tous ? On causait du Golden Mount, des richesses qu’il recélait dans ses flancs et de l’impossibilité où l’on était de les atteindre. Au cours de la conversation, un des prospecteurs, proposa, comme la chose la plus simple, d’éventrer la montagne à coups de mine.

« Toute notre provision de poudre n’y suffirait pas, répondit Bill Stell, et d’ailleurs, en admettant que l’on pût pratiquer une brèche, qu’en sortirait-il ?

— Un torrent de pépites peut-être, dit le Canadien.

— Non, dit le Scout, rien que des vapeurs. Elles s’échapperaient par là au lieu de sortir par la cheminée, et nous ne serions pas plus avancés.

— Que faire alors ?

— Attendre.

— Attendre ! protesta un autre des anciens ouvriers du claim 129. Bientôt nous ne le pourrons plus. Dans deux mois, au plus tard, il nous faudra partir, si nous ne voulons pas être surpris par l’hiver.

— Eh bien ! nous partirons, déclara Ben Raddle prenant la parole à son tour. Nous rentrerons à Dawson City et nous reviendrons aux premiers beaux jours.

— Hein ? fit Summy Skim en se levant d’un bond, subir un autre hiver au Klondike !

— Oui, affirma nettement Ben Raddle. Libre à toi de retourner à Montréal. Quant à moi, je resterai à Dawson. L’éruption viendra tôt ou tard. Je veux être là.

Jane Edgerton intervint dans la discussion qui tournait mal.

Elle demanda :

— N’existe-t-il donc aucun moyen de la provoquer, cette éruption ?

— Aucun, dit Ben Raddle, nous ne pouvons… »

Comme frappé d’une idée soudaine, l’ingénieur s’interrompit tout à coup, en regardant fixement Jane Edgerton. C’est en vain que celle-ci le pressa. Secouant la tête, il se refusa à compléter sa pensée.

Pendant les jours suivants, d’assez mauvais temps se déclarèrent. De gros orages montèrent du Sud. La dépression atmosphérique parut augmenter l’activité du volcan. Quelques flammes se mêlèrent aux vapeurs vomies par le cratère.

Des pluies torrentielles succédèrent à ces orages rapidement apaisés. Il y eut une inondation partielle de l’estuaire de la Mackensie et les eaux débordèrent entre les deux principales branches du fleuve.

Inutile de dire que, durant cette période, Summy Skim ne put continuer ses chasses quotidiennes et qu’il dut passer au camp des journées qui lui semblèrent longues.

Les choses en étaient là, quand il se produisit un événement important.

Le 23 juin, dans l’après-midi, Ben Raddle invita Summy Skim, Jane Edgerton et le Scout à l’accompagner dans sa tente.

« J’ai à vous parler, mes amis, leur dit l’ingénieur, dès qu’ils furent assis, et je vous prie de bien vouloir écouter la proposition que j’ai à vous faire.

Sa figure était sérieuse. Les rides de son front témoignaient de l’obsession qui le dominait, et, étant donnée la sincère amitié qu’il éprouvait pour lui, Summy Skim se sentit profondément troublé. Ben Raddle avait-il donc pris le parti d’abandonner la campagne, de renoncer à lutter contre la nature qui se déclarait contre lui ? Était-il enfin résigné à revenir à Montréal, si la situation ne se modifiait pas avant la mauvaise saison ? Inutile de dire si Summy Skim eût été satisfait d’une telle décision.

« Mes amis, commença Ben Raddle, aucun doute n’est permis sur l’existence du Golden Mount ni sur la valeur des matières qu’il renferme. Jacques Ledun ne s’est pas trompé, nous avons pu le constater de nos yeux. Les premières manifestations d’une éruption nous ont malheureusement interdit, et nous interdisent encore de pénétrer dans le cratère. Si nous avions pu le faire, notre campagne serait terminée et nous serions en route pour le Klondike.

— Cette éruption se produira, affirma Bill Stell.

— Avant six semaines alors, dit Summy entre ses dents.

Il y eut quelques instants de silence. Chacun suivait sa propre pensée. Après un dernier effort de réflexion, comme s’il eût voulu peser toutes les conséquences d’un projet longuement médité, Ben Raddle reprit :

— Il y a quelques jours, j’ai laissé passer sans y répondre une suggestion de miss Edgerton. Peut-être cette réflexion lui était-elle dictée par le dépit, en constatant l’impuissance où nous sommes de mener notre tâche à bonne fin, et peut-être n’y attachait-elle aucune importance… Moi, l’idée émise m’a frappé, j’y ai profondément réfléchi, j’ai cherché tous les moyens de la réaliser, et je crois les avoir trouvés. À la question qui m’a été posée : Ne pourrait-on provoquer l’éruption hésitante ? je réponds : Pourquoi pas ?

Jane Edgerton gardait ses yeux fixés sur ceux de l’ingénieur. Voilà un langage qui lui plaisait ! Agir, dominer les êtres et les choses, plier à sa volonté jusqu’à la nature, c’est vivre, cela ! Sa bouche frémissait, ses narines dilatées palpitaient, tout dans son attitude montrait son impatience avide de connaître les détails d’un si excitant projet.

Summy Skim et le Scout, eux, se regardaient, et paraissaient se demander si l’ingénieur possédait encore tout son bon sens, si tant de déceptions et de soucis n’avaient point ébranlé sa raison. Ben Raddle devina-t-il leur pensée ? Ce fut, en tous cas, avec la lucidité d’un homme parfaitement maître de lui-même qu’il reprit :

« Les volcans, vous le savez, sont tous situés sur les bords de la mer : le Vésuve, l’Etna, l’Hécla, le Chimborazo et tant d’autres, ceux du nouveau continent comme ceux de l’ancien. On en conclut naturellement que la présence de l’eau leur est nécessaire, et la théorie moderne admet que les volcans doivent être en communication souterraine avec l’Océan. Les eaux s’y infiltrent, s’y introduisent brusquement ou lentement suivant la nature du sol, pénètrent jusqu’au foyer intérieur, et s’y réduisent en vapeurs. Lorsque ces vapeurs enfermées dans les entrailles du globe ont acquis une haute tension, elles provoquent des bouleversements internes, elles cherchent à s’échapper au dehors, en entraînant les scories, les cendres, les roches, par la cheminée du volcan, au milieu de tourbillons de fumée et de flammes. Là est, à n’en point douter, la cause des éruptions et sans doute aussi des tremblements de terre, de certains d’entre eux, tout au moins… Eh bien, ce que fait la nature, pourquoi des hommes ne le feraient-ils pas ?

On peut dire qu’en ce moment tous dévoraient l’ingénieur du regard. Si la théorie des phénomènes éruptifs n’a pas encore un caractère de certitude absolue, l’explication qu’il venait d’en donner est toutefois considérée d’ordinaire comme la plus plausible. En ce qui concernait spécialement le Golden Mount, rien ne s’opposait à ce qu’il reçût des infiltrations de l’océan Arctique. Obstruées pendant un temps plus ou moins long, les communications ne l’étaient plus aujourd’hui, puisque, sous la pression des eaux volatilisées, le volcan commençait à rejeter des vapeurs. Était-il donc possible d’introduire, à torrents, les eaux de la mer dans le foyer central ? L’ingénieur avait-il poussé l’audace jusqu’à vouloir tenter une pareille œuvre, jusqu’à la croire exécutable ?..

« Vous avez observé comme moi, reprit Ben Raddle, lorsque nous étions à la cime du Golden Mount, que le cratère est situé vers le flanc nord-est du mont. Le bruit du travail plutonien se fait, d’ailleurs, entendre de ce côté, et, en ce moment même, les grondements intérieurs sont très perceptibles.

En effet, comme pour appuyer le raisonnement de l’ingénieur, des grondements se propageaient au dehors avec une intensité particulière.

« Nous devons tenir pour certain, continua Ben Raddle, que la cheminée du volcan est creusée dans le voisinage de notre campement. Nous n’avons donc qu’à percer ce côté de la montagne et à y creuser un canal, par lequel les eaux se précipiteront en quantités illimitées.

— Quelles eaux ? interrogea Bill Stell. Celles de la mer ?

— Non, répondit l’ingénieur. Il ne sera pas nécessaire de chercher l’eau si loin. N’avons-nous pas le Rio Rubber ? Détaché de l’une des branches de la Mackensie, il déversera dans le Golden Mount l’inépuisable réseau du delta. »

Ben Raddle avait dit : « déversera », comme si le canal, déjà foncé à travers le massif, eût livré passage aux eaux du Rio Rubber. À mesure qu’il l’exposait, il s’était affermi dans son projet, devenu maintenant pour lui résolution ferme et arrêtée ne varietur.

Quelque audacieux que fût ce projet, aucun de ses compagnons, pas même Summy Skim, n’eut, d’ailleurs, la pensée de formuler une objection quelconque. Si Ben Raddle échouait, la question serait résolue, et il ne resterait plus qu’à partir. S’il réussissait, si le volcan livrait ses richesses, la solution serait la même, mais c’est alors plus lourdement chargés que les chariots reprendraient la route du Klondike.

Lancer des masses liquides dans le foyer volcanique pouvait, il est vrai, présenter de grands dangers. Leur vaporisation ne se ferait-elle pas avec une violence dont on ne serait plus maître ? En se substituant à la nature, ne courrait-on pas à quelque catastrophe ? N’allait-on pas provoquer, plus qu’une éruption, un tremblement de terre qui bouleverserait la région et anéantirait le campement avec ceux qui l’occupaient ?

Mais, de ces dangers, personne ne voulait rien voir, et, dès la matinée du 24 juin, le travail fut commencé.

Sur l’ordre de l’ingénieur, on s’attaqua en premier lieu au flanc du Golden Mount. En effet, si la pioche rencontrait une roche trop dure pour être entamée, si une galerie ne pouvait être ouverte jusqu’à la cheminée du cratère, il devenait inutile de creuser, pour la dérivation du rio, un canal qui n’aurait pas d’issue.

L’ouverture de la galerie fut établie à une vingtaine de pieds au-dessous de l’étiage du rio, de manière à favoriser un écoulement rapide. Par une heureuse circonstance, les outils n’eurent point à travailler une matière résistante, du moins sur la première moitié de la galerie. On rencontra d’abord des terres friables, puis des débris pierreux et des fragments de laves depuis longtemps enfoncés dans la masse, et enfin des morceaux de quartz fragmenté sans doute par des secousses antérieures.

Le travail était poursuivi jour et nuit. Il n’y avait pas une heure à perdre en effet. Quelle était l’épaisseur de la paroi ? Ben Raddle n’avait pu s’appuyer sur aucun calcul, et la galerie serait peut-être plus longue qu’il ne l’avait estimé. À mesure que la besogne avançait les bruits intérieurs devenaient de plus en plus intenses. Toutefois, que l’on s’approchât de la cheminée, cela ne voulait pas dire qu’on fût sur le point de l’atteindre.

Summy Skim et Neluto avaient suspendu leur chasse. Ils prenaient leur part du travail comme l’ingénieur lui-même, et, quotidiennement, le forage avançait de cinq à six pieds.

Malheureusement, après cinq jours, on rencontra le quartz contre lequel le pic et la pioche vinrent s’émousser. Combien de temps faudrait-il pour percer ce massif d’une extrême dureté, dont était formé sans doute le cœur entier de la montagne ? Ben Raddle résolut d’employer la mine, et, dût Summy Skim en être privé, d’y consacrer une partie de la réserve de poudre transformée en cartouches. Cette poudre, il est vrai, ne constituait pas seulement des munitions de chasse. Le cas échéant, elle pouvait aussi être très précieuse pour la défense. Toutefois, il ne semblait pas que la caravane courût un danger quelconque. La contrée était toujours déserte, et jamais aucun parti d’indigènes n’avait été signalé aux approches du campement.

L’emploi de la mine donna d’assez bons résultats. Si la moyenne de l’avancement baissa dans une certaine mesure, du moins ne fut-il pas arrêté.

À la date du 8 juillet, après quinze jours de travail, la longueur de la galerie parut suffisante. Elle mesurait alors quatorze toises de profondeur sur une section de trente pieds carrés. Elle était donc capable de livrer passage à une importante masse d’eau. Les grondements, les ronflements du volcan se faisaient alors entendre avec une telle force, que l’épaisseur de la paroi ne devait pas dépasser un ou deux pieds. Il suffirait donc de quelques coups de mine pour l’éventrer et pour terminer le percement de la galerie.

Il était certain, maintenant, que le projet de Ben Raddle ne serait pas arrêté par un infranchissable obstacle. Le canal à ciel ouvert par lequel dériveraient les eaux du Rio Rubber s’exécuterait sans peine dans un sol uniquement composé de terre et de sable, et, bien qu’il dût mesurer trois cents pieds environ, l’ingénieur comptait l’achever en une dizaine de jours.

« Le plus difficile est fait, dit Bill Stell.

— Et le plus long, répondit Ben Raddle. Dès demain, nous commencerons à creuser le canal à six pieds de la rive gauche du Rio Rubber.

— Eh bien, dit Summy Skim, puisque nous avons une après-midi de repos, je propose de l’employer…

— À la chasse ? monsieur Summy, demanda Jane en riant.

— Non, mademoiselle Jane, répondit Summy Skim. À faire une dernière fois l’ascension du Golden Mount, afin de voir ce qui se passe là-haut.

— Bonne idée, Summy, déclara Ben Raddle, car il semble bien que l’éruption tend à s’accroître, et il est bon de le constater de nos propres yeux. »

La proposition était sage, en effet, et l’on partit sur-le-champ. Rendus plus adroits par la répétition du même exercice, les ascensionnistes, auxquels s’était joint Neluto, ne mirent qu’une heure et demie pour arriver au cratère.

Il leur fut impossible de s’en approcher autant que la première fois. Les vapeurs, plus hautes et plus épaisses, étaient zébrées de longues flammes, et la chaleur, près du cratère, était réellement intolérable. Le volcan, toutefois, continuait à ne projeter ni laves, ni scories.

« Décidément, fit observer Summy Skim, il n’est guère généreux, ce Golden Mount, et, s’il a des pépites, il les garde précieusement.

— On les lui prendra de force, puisqu’il ne veut pas les donner de bon gré, » répondit Jane Edgerton.

En tout cas, les phénomènes éruptifs se manifestaient maintenant avec plus d’énergie. Le grondement intérieur rappelait celui d’une chaudière soumise à une haute pression et dont les tôles ronflent sous l’action du feu. Une éruption se préparait incontestablement. Mais peut-être s’écoulerait-il des semaines et des mois avant que le volcan lançât dans l’espace sa substance enflammée.

Aussi Ben Raddle, après avoir observé l’état actuel du cratère, ne songea-t-il point à interrompre les travaux commencés, et résolut-il au contraire de les pousser avec un surcroît d’activité.

Avant de redescendre, les excursionnistes promenèrent leurs regards autour d’eux. La contrée semblait déserte. Rien d’insolite n’apparaissait, ni dans la plaine, ni sur la mer. Sous ce rapport, Ben Raddle et ses compagnons avaient lieu d’être satisfaits. Le secret du Golden Mount devait être ignoré de tous.

Le dos tourné au cratère, Ben Raddle et ses compagnons s’oubliaient dans la contemplation du vaste horizon. Summy tout particulièrement semblait perdu dans un rêve intérieur. Les yeux fixés vers le Sud-Est, il ne faisait pas un mouvement et paraissait avoir oublié ceux qui l’entouraient.

« Qu’y a-t-il donc de si intéressant de ce côté ? lui demanda Jane Edgerton.

Summy répondit d’une voix étouffée :

— Montréal, mademoiselle Jane. Montréal et Green Valley.

— Green Valley ! répéta Jane. Voilà un pays qui vous tient au cœur, monsieur Skim.

— Comment en serait-il autrement ? expliqua Summy sans détourner son regard de la direction qui l’attirait comme le pôle attire l’aiguille aimantée. N’est-ce pas là que j’ai vécu ? À Green Valley, j’ai vu naître les uns et c’est moi que les autres ont vu naître. Là, connu et bien accueilli de tous, de l’aïeul au plus petit enfant, je suis l’ami de toutes les maisons, et, si j’en excepte mon cher Ben, plus fait malheureusement pour recevoir l’affection que pour la donner, c’est là seulement que je trouve une famille. J’aime Green Valley parce que Green Valley m’aime, mademoiselle Jane. »

Summy se tut et Jane imita son silence. Elle paraissait pensive à son tour. Les quelques mots prononcés par son compagnon d’aventure réveillaient-ils dans son cœur des sentiments endormis ? Se disait-elle que l’énergie, l’effort, fussent-ils victorieux, ne suffisent pas à remplir une existence, que, si le libre exercice d’une volonté sage et consciente peut à lui seul enivrer d’orgueil notre cerveau, il est en nous d’autres instincts que ces fortes joies sont impuissantes à satisfaire ? Sous l’influence des paroles entendues, avait-elle eu une notion plus nette de la singularité de sa position ? S’était-elle vue, faible et seule, au sommet de cette montagne perdue aux confins du monde habitable, entourée d’hommes pour la plupart grossiers, et pour lesquels en tout cas elle ne serait bientôt qu’une passante d’un jour en un jour oubliée ? Se disait-elle qu’elle n’avait pas de famille, elle non plus, et que, moins heureuse que Summy, il n’y avait pas pour elle un Green Valley plein de mains ouvertes et de cœurs aimants ?

« Tiens ! s’écria tout à coup Neluto qui, de tous, avait la meilleure vue, on dirait…

— Quoi donc ? demanda Ben Raddle.

— Rien, répondit Neluto. Et pourtant j’ai cru voir…

— Quoi donc, enfin ? insista Ben Raddle.

— Je ne sais trop, dit l’Indien hésitant… Il m’a semblé… Une fumée, peut-être.

— Une fumée ! s’écria l’ingénieur. Dans quelle direction ?

— Par là, expliqua Neluto en montrant la forêt qui commençait dans l’Ouest à trois milles du volcan.

— Dans la forêt ? sur la lisière ?

— Non.

— Dans l’intérieur, sous les arbres, alors ?

— Oui.

— À quelle distance ?

— Heu !.. deux ou trois milles dans les arbres… moins peut-être…

— Ou davantage, acheva Ben Raddle impatienté. Je connais le refrain, mon brave Neluto. Je ne vois rien, en tout cas.

— Je ne vois plus rien non plus, dit Neluto… Et même je ne suis pas sûr d’avoir vu… C’était si peu de chose… J’ai pu me tromper. »

C’était la première fois, depuis que l’on avait atteint le littoral de l’océan Polaire, que la présence de l’homme était signalée dans ces régions hyperboréennes. Une fumée au-dessus des arbres, cela voulait dire qu’une troupe campait en ce moment à leur abri, et, quelle que fût cette troupe, il n’y avait rien de bon à en attendre.

Quels étaient ces gens ? Des chasseurs ? N’étaient-ils pas plutôt des prospecteurs à la recherche du Volcan d’Or dont l’existence leur aurait été signalée ?

Il pouvait très bien se faire que les nouveaux venus n’eussent point aperçu le Golden Mount, que les frondaisons géantes avaient dû cacher à leurs yeux. Mais, ce qu’ils n’avaient pas encore vu, ils le verraient, la lisière franchie, et nul ne pouvait dire ce qui résulterait de cette découverte.

En tous cas, c’était là une grave éventualité qui ne laissait pas de préoccuper vivement Ben Raddle et ses compagnons.

Tous, à l’exception de Jane qui demeurait absorbée, dirigèrent, avec persistance, leurs regards vers l’Occident. Rien d’insolite ne fut remarqué. Aucun nuage de fumée ne se montra au-dessus des arbres dont la masse sombre se prolongeait au delà de l’horizon.

Convaincu de l’erreur de Neluto, Ben Raddle donna le signal du départ.

À ce moment, Jane s’approcha de Summy.

« Je suis fatiguée, monsieur Skim, dit-elle d’un ton dolent.

Summy fut frappé de stupéfaction. Il y avait de quoi. Que Jane consentît à se reconnaître fatiguée, cela ne s’était jamais vu. Il fallait qu’en elle quelque chose fût changé.

Oui, quelque chose était changé, et elle était bien fatiguée, Jane Edgerton, monsieur Skim. Le ressort qui la soutenait, quand elle accomplissait, sans se lasser, des besognes au-dessus de ses forces, venait, sinon de se briser, du moins de s’affaisser. Pour un instant, elle voyait la vie autrement que comme une suite de luttes et d’efforts ininterrompus. Elle comprenait la douceur d’être aimée, protégée ; elle devinait celle du nid familial où l’on est tout enveloppé de tendresse, et son corps était alangui par la détresse de son cœur solitaire. Ah ! comme elle était fatiguée Jane Edgerton, monsieur Skim !

Il ne s’en racontait pas si long, le brave Summy ; il ne se perdait pas dans cette analyse compliquée. Il regardait Jane, simplement, et, surpris de sa réflexion, du ton brisé dont elle avait été faite, il s’étonnait de découvrir ce qu’il n’avait jamais bien vu jusqu’ici. Comme elle était délicate, et frêle — et jolie ! — cette petite fille, dont la silhouette, découpée sur le ciel, était si peu de chose dans l’espace immense qui les entourait. Quelle misère qu’elle fût là, dans cette contrée perdue, exposée à toutes les fatigues, à tous les maux, à tous les périls ! Et le bon Summy était ému d’une grande et fraternelle pitié.

— N’ayez pas peur, mademoiselle Jane, dit-il avec un gros rire, afin de chasser son émotion, je suis là. Appuyez-vous sur moi. J’ai le bras et le pied solides. »

Ils commencèrent à descendre, Summy choisissant la route, et soutenant sa légère compagne avec les attentions d’un grand frère, avec les soins d’un amateur voulant conduire à bon port quelque bibelot fragile et précieux.

Jane, à demi inconsciente, se laissait faire. Elle marchait dans une sorte de rêve, ses yeux sans pensée regardant très loin. Quoi ? elle n’eût pu le dire. Là-bas, au delà de l’horizon, l’inconnu, ou le mystère plus impénétrable encore de son cœur troublé ?