Le Volcan d’or/Partie I/Chapitre 8

Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 118-141).
1re partie


VIII

VERS LE NORD.


L’après-midi de cette journée fut consacrée au repos. Il y avait lieu, d’ailleurs, de faire quelques préparatifs en vue de la navigation à travers les lacs, ce dont le Scout s’occupa sans tarder. En vérité, pour eux-mêmes et pour leurs compagnes de voyage, Summy Skim et Ben Raddle ne pouvaient que s’applaudir d’avoir traité avec cet homme si prudent et si entendu.

C’était à l’extrémité du lac Lindeman, dans un campement déjà encombré par un millier de voyageurs, que se trouvait le matériel de Bill Stell. Il avait là, au revers d’une colline, son installation principale. L’établissement comprenait une maisonnette en bois divisée en plusieurs chambres bien closes, à laquelle attenaient les hangars renfermant les traîneaux et autres véhicules de transport. En arrière étaient disposés des étables et des chenils pour les animaux d’attelage.

Déjà le Chilkoot commençait à être plus fréquenté que la White Pass, bien que celle-ci aboutît directement au lac Bennett en évitant la traversée du lac Lindeman. Sur ce dernier lac, soit qu’il fût solidifié par le froid, soit que ses eaux fussent dégagées des glaces, le transport du personnel et du matériel des mineurs s’effectuait dans des conditions meilleures qu’à la surface des longues plaines et à travers les épais massifs séparant la White Pass de la rive sud du lac Bennet. La station choisie par le Scout devenait donc de plus en plus importante. Aussi faisait-il de bonnes affaires, et assurément plus sûres que l’exploitation des gisements du Klondike.

Bill Stell n’était pas seul, d’ailleurs, à exercer ce profitable métier. Les concurrents ne lui manquaient pas, soit à cette station du lac Lindeman, soit à celle du lac Bennet. On peut même dire que ces entrepreneurs, d’origine canadienne ou américaine, ne suffisaient pas aux milliers d’émigrants qui affluaient à cette époque de l’année.

Il est vrai qu’un grand nombre de ces émigrants ne s’adressent ni au Scout ni à ses collègues, et cela par raison d’économie. Mais ceux-là sont alors forcés d’amener leur matériel depuis Skagway, de charger sur leurs traîneaux des bateaux démontables en bois ou en tôle, et l’on a vu quelles difficultés ils éprouvent pour traverser, avec ces lourds impedimenta, la chaîne du Chilkoot. Elles ne sont pas moins grandes par la White Pass, et, par l’un comme par l’autre chemin, une bonne partie de ce matériel reste en détresse.

Il en est cependant qui, pour éviter, soit l’embarras, soit la dépense du transport des bateaux, aiment mieux les faire construire sur place ou les construire eux-mêmes. En cette région boisée, les matériaux ne manquent pas, et déjà quelques chantiers existent, quelques scieries fonctionnent autour de la station du lac Lindeman.

À l’arrivée de la caravane, Bill Stell fut reçu par son personnel, quelques hommes qu’il employait comme pilotes pour conduire les bateaux de lac en lac jusqu’au cours du Yukon. On pouvait se fier à leur habileté ; ils connaissaient les nécessités de cette navigation difficile.

La température étant assez basse, Summy Skim, Ben Raddle et leurs compagnes furent très satisfaits de prendre logement dans la maison du Scout dont les meilleures chambres étaient à leur disposition. Bientôt ils étaient tous réunis dans la salle commune, où régnait une agréable chaleur.

« Ouf ! dit Summy Skim en s’asseyant. Le plus fort est fait !

— Hum, dit Bill Stell. Comme fatigues… oui, peut-être… et encore !.. N’empêche qu’il nous reste plusieurs centaines de lieues à parcourir pour atteindre le Klondike.

— Je le sais, mon brave Bill, répondit Summy Skim, mais je pense que cette seconde partie du voyage s’effectuera sans danger ni fatigue.

— En quoi vous avez tort, monsieur Skim, répondit le Scout.

— Cependant, nous n’aurons plus qu’à nous abandonner au courant des lacs, des rivières et des fleuves.

— Il en serait ainsi si la saison d’hiver était terminée. Malheureusement la débâcle n’est pas commencée. Lorsqu’elle se produira, notre bateau sera très exposé au milieu des glaçons en dérive, et plus d’une fois nous serons obligés à des portages pénibles…

— Décidément, s’écria Summy Skim, il reste quelque chose à faire pour que le tourisme soit confortable dans cet infect pays !

— Cela viendra, affirma Ben Raddle, puisqu’il est question d’y établir un railway. Deux mille hommes vont être incessamment employés à ce travail par l’ingénieur Hawkins.

— Bon !.. bon ! s’écria Summy Skim, j’espère bien être revenu auparavant. Ne tenons donc aucun compte de ce railway hypothétique et examinons, si vous le voulez bien, notre itinéraire, tel qu’il faut le suivre actuellement.

Faisant droit à cette requête, le Scout étala une carte assez grossière de la région.

— Voici d’abord, dit-il, le lac Lindeman qui s’étend au pied du Chilkoot et que nous aurons à traverser dans toute sa longueur.

— La traversée est longue ? demanda Summy Skim.

— Non, répondit le Scout, quand sa surface est uniformément solidifiée ou lorsqu’elle est entièrement libre de glaces.

— Et ensuite ? dit Ben Raddle.

— Ensuite nous aurons un portage d’une demi-lieue pour conduire notre bateau et nos bagages jusqu’à la station du lac Bennet. Là encore, la durée du trajet dépend de la température, et vous avez déjà vu combien elle peut varier d’un jour à l’autre.

— En effet, continua Ben Raddle, des différences de vingt à vingt-cinq degrés, selon que le vent souffle du Nord ou du Sud.

— En somme, ajouta Bill Stell, il nous faut, ou le dégel qui permet la navigation, ou un froid sec qui durcit la neige sur laquelle on peut alors faire glisser le bateau comme un traîneau.

— Enfin, dit Summy Skim, nous voici arrivés sur le lac Bennet…

— Il s’étend, expliqua le Scout, sur une douzaine de lieues. Mais il ne faut pas compter moins de trois jours pour sa traversée, en raison des relâches qui sont nécessaires.

— Au delà, dit Summy Skim en consultant la carte, il y a un portage ?

— Non, c’est le rio du Caribou, long d’une lieue, qui met le lac Bennet en communication avec le lac Tagish, lequel se développe sur sept à huit lieues et donne dans le lac Marsh d’une dimension à peu près égale. En quittant ce lac, il faut suivre les détours d’une rivière pendant une dizaine de lieues, et c’est sur son parcours qu’on rencontre les rapides de White Horse assez difficiles et parfois très dangereux à franchir. Puis on atteint le confluent de la rivière Tahkeena, à la tête du lac Labarge. C’est dans cette partie du trajet que peuvent se produire les plus grands retards, quand il s’agit de s’engager à travers les rapides de White Horse. Je me suis déjà vu arrêté toute une semaine en amont du lac Labarge.

— Et ce lac, demanda Ben Haddle, est-il navigable ?

— Parfaitement, sur ses treize lieues, répondit Bill Stell.

— En somme, observa Ben Raddle, sauf pendant quelques portages, notre bateau va nous conduire jusqu’à Dawson City ?

— Directement, monsieur Raddle, répondit Bill Stell, et, à tout prendre, c’est encore par eau que le voyage est le plus facile.

— Et, tant par la rivière Lewis que par le Yukon, demanda Ben Raddle, quelle est la distance qui sépare le lac Labarge du Klondike ?

— Cent cinquante lieues environ, en tenant compte des détours.

— Je vois, déclara Summy Skim, que nous ne sommes pas encore arrivés.

— Assurément, répondit le Scout. Lorsque nous aurons atteint la Lewis, à l’extrémité nord du lac Labarge, nous serons tout juste à mi-route.

— Eh bien ! conclut Summy Skim, en prévision de ce long voyage, prenons des forces, et, puisque nous avons l’occasion de passer une bonne nuit à la station du lac Lindeman, allons dormir. »

Ce fut, en effet, une des meilleures nuits que les deux cousins eussent passées depuis leur départ de Vancouver. Les poêles largement alimentés maintenaient une haute température dans cette maisonnette bien abritée et bien close.

Il était neuf heures, lorsque le signal du départ fut donné le lendemain 1er mai. La plupart des hommes qui avaient accompagné le Scout depuis Skagway devaient le suivre jusqu’au Klondike. Leurs services seraient très utiles pour la conduite du bateau transformé en traîneau, en attendant qu’il pût naviguer sur les lacs et descendre le cours de la Lewis et du Yukon.

Quant aux chiens, ils appartenaient à la race du pays. Ces animaux, remarquablement acclimatés, ont les pattes dépourvues de poils, ce qui les rend plus aptes à courir sur la neige sans risque de s’y entraver. Mais, de ce qu’ils étaient acclimatés, il ne faudrait pas conclure qu’ils ne fussent pas restés sauvages. En vérité, ils paraissaient l’être tout autant que des loups ou des renards. Aussi n’est-ce pas précisément en employant les caresses et les sucreries que leurs conducteurs parviennent à s’en faire obéir.

Parmi le personnel de Bill Stell se trouvait à présent un pilote auquel serait réservée la direction du bateau en cours de navigation. C’était un Indien du Klondike, nommé Neluto, employé depuis neuf ans par le Scout. Très au courant de son métier, connaissant bien les difficultés de toute sorte qu’offre la traversée des lacs, des rapides et des rivières, on pouvait se fier à son habileté. Avant d’être engagé dans le personnel du Scout, Neluto avait été au service de la Compagnie de la baie d’Hudson, et il avait longtemps guidé les chasseurs de fourrures à travers ces vastes territoires. Il connaissait parfaitement le pays, qu’il avait parcouru dans tous les sens, et même la région au delà de Dawson City jusqu’à la limite du cercle polaire.

Neluto savait assez d’anglais pour comprendre et être compris. Du reste, en dehors des choses de son métier, il ne parlait guère et, comme on dit, il fallait lui tirer les mots du gosier. Cependant, cet homme, très accoutumé au climat du Klondike, pouvait sans doute être questionné avec profit. Aussi Ben Raddle crut-il devoir lui demander ce qu’il augurait du temps et s’il croyait que la débâcle des lacs fût prochaine.

Neluto déclara que, à son avis, il n’y avait pas lieu de prévoir la fonte des neiges ni la débâcle des glaces avant une quinzaine de jours, à moins qu’il ne se produisît un brusque changement dans l’état atmosphérique, — ce qui n’est pas rare sous ces latitudes élevées.

Ben Raddle pensa ce qui lui plut de ce renseignement un peu vague. Il dut, en tout cas, renoncer à tirer autre chose d’un homme décidé à ne pas se compromettre.

Si l’avenir demeurait incertain, aucune hésitation, du moins, n’était permise pour le présent. Ce ne serait pas une navigation, mais un traînage qui allait s’effectuer à la surface du lac Lindeman. Jane et Edith pourraient néanmoins trouver place dans le bateau qui glisserait sur l’un de ses flancs et que les hommes suivraient à pied.

Le temps était calme, l’âpre bise de la journée précédente avait molli et tendait à retomber vers le Sud. Cependant le froid était vif — une douzaine de degrés sous zéro, — circonstance favorable et très propice à la marche que rendent si pénibles les tourmentes de neige.

Le lac Lindeman traversé vers onze heures, une heure suffit à franchir les deux kilomètres qui le séparent du lac Bennet, et, à midi sonnant, le Scout et sa caravane faisaient halte à la station qui s’élève à son extrémité méridionale.

À cette station du lac Bennet, l’encombrement était aussi considérable qu’au Sheep Camp de la passe du Chilkoot. Plusieurs milliers d’émigrants l’occupaient en attendant l’occasion de poursuivre leur route. De toutes parts étaient dressées des tentes, que cabanes et maisons ne tarderont pas à remplacer, si l’exode vers le Klondike continue quelques années encore.

Déjà en cet embryon de village, qui deviendra peut-être bourgade et ville, on trouvait des auberges qui pourront devenir des hôtels, des scieries et des chantiers de construction navale, disséminés sur les rives du lac, sans parler d’un poste de policemen dont les fonctions ne laissent pas d’être fort dangereuses au milieu de ces aventuriers lâchés à travers la région.

L’Indien Neluto avait sagement fait de donner à la manière normande ses prévisions du temps. Au commencement de l’après-midi, un brusque changement se produisit dans l’état atmosphérique.

Le vent passa franchement au Sud, et le thermomètre remonta à 0° centigrade. C’étaient là des symptômes auxquels on ne pouvait se méprendre. Il y avait lieu de croire que la saison froide touchait à sa fin, et que la débâcle rendrait bientôt libre la surface des cours d’eau et des lacs.

Déjà, le lac Bennet n’était plus pris sur toute son étendue.

LES RAPIDES ENTRE LES LACS LINDEMAN ET BENNET. — LE CANYON DANS LA PASSE DU CHILKOOT.

Entre les icefields ou champs de glace sinuaient des passes praticables pour un bateau à la condition d’allonger le parcours.

Vers la fin du jour, la température remonta encore ; le dégel s’accentua ; quelques glaçons commencèrent à se détacher des rives et à s’éloigner vers le Nord. Donc, à moins d’une vive reprise du froid pendant la nuit, on atteindrait l’extrémité septentrionale du lac sans trop de difficultés.

Le thermomètre ne baissa pas pendant la nuit, et, au lever du jour, le 2 mai, Bill Stell constata que la navigation pourrait s’opérer dans des conditions assez favorables. La brise, qui soufflait du Sud, permettrait, si elle persistait, d’employer la voile vent arrière.

Lorsque, dès l’aube, le Scout avait voulu embarquer dans le bateau les bagages et les provisions, il avait constaté que la besogne était faite. Dès la veille, Edith et Jane s’en étaient chargées. Sous leur direction, tout avait été arrimé avec une perfection que le Scout n’eût certainement pas atteinte. Le moindre coin était employé, et tous les colis, du plus gros au plus petit, s’alignaient en ordre merveilleux, agréables à voir, faciles à retirer.

Quand les deux cousins l’eurent rejoint sur la rive, il leur fit part de la surprise qu’il avait éprouvée.

« Oui, répondit Ben Raddle, elles sont étonnantes toutes les deux. L’activité, la perpétuelle bonne humeur de miss Jane, l’invincible et douce fermeté de miss Edith, ont quelque chose de surprenant, et je commence à craindre d’avoir réellement fait une bonne affaire,

— Quelle affaire ? demanda Bill Stell.

— Vous ne comprendriez pas… Mais dites-moi, Scout, reprit Ben Raddle, que pensez-vous du temps ? En avons-nous fini avec l’hiver ?

— Je ne voudrais pas me prononcer d’une manière absolue, répondit le Scout. Il semble pourtant bien que les lacs et les rivières ne tarderont pas à se dégager. D’ailleurs, en suivant les passes, dussions-nous allonger la route, notre bateau…

— N’aura point à quitter son élément naturel, acheva Summy Skim. C’est au mieux.

— Qu’en pense Neluto ? demanda Ben Raddle.

— Neluto pense, déclara sentencieusement l’Indien, qu’il n’y a pas à craindre que le dégel s’arrête si le thermomètre ne baisse pas.

— Fort bien ! approuva Ben Raddle en riant. Vous ne risquez pas de vous compromettre, mon garçon… Mais les glaces en dérive ne sont-elles pas à redouter ?

— Oh ! le bateau est solide, affirma Bill Stell. Il a déjà fait ses preuves en naviguant au milieu de la débâcle.

Ben se retourna vers l’Indien.

— Voyons, Neluto, insista-t-il, ne voulez-vous pas me donner plus clairement votre opinion ?

— Voici deux jours que les premières glaces se sont mises en mouvement, répondit le pilote, preuve que le haut lac doit être dégagé.

— Ah ! ah ! fit Ben d’un air satisfait, voilà enfin une opinion. Et la brise, pilote, qu’en pensez-vous ?

— Elle s’est levée deux heures avant le jour et nous est favorable.

— C’est un fait, cela, pilote. Mais, tiendra-t-elle ?

Neluto se retourna et parcourut du regard l’horizon du Sud que fermait le massif du Chilkoot. À peine si de légères brumes glissaient sur le flanc de la montagne. Après avoir tendu la main dans cette direction, le pilote répondit :

— Je crois que la brise tiendra jusqu’au soir, monsieur…

All right !

— …À moins qu’elle ne change d’ici là, acheva Neluto avec le plus grand sérieux.

— Merci, pilote, dit Ben vexé. Me voici parfaitement fixé. »

NELUTO AVAIT L’ŒIL JUSTE, LA MAIN SÛRE. (Page 135.)

Le bateau du Scout était une sorte de chaloupe, ou plutôt une barque longue de trente-cinq pieds. Un taud en occupait l’arrière, sous lequel deux ou trois personnes pouvaient s’abriter, soit la nuit, soit le jour, lors des bourrasques de neige et des rafales de pluie. Cette embarcation à fond plat, et par conséquent tirant le moins d’eau possible, était large de six pieds, ce qui lui permettait de porter une assez grande surface de toile. Taillée comme la misaine des chaloupes de pêche, la voile s’amarrait à la pointe de l’avant et se hissait à l’extrémité d’un mâtereau d’une quinzaine de pieds. En cas de mauvais temps, il était facile de dégager ce mâtereau de son emplanture et de le coucher sur les bancs.

Une telle embarcation n’eût pu tenir le plus près. Mais, avec du largue, elle gagnait encore. Quand les sinuosités des passes entre les champs de glace contraignaient le pilote à prendre vent debout, on serrait la voile et l’on bordait les avirons, qui, maniés par les bras robustes de quatre Canadiens, permettaient d’atteindre une allure plus favorable.

La surface du lac Bennet n’est pas considérable. On ne saurait le comparer à ces vastes mers intérieures du nord de l’Amérique, où les tempêtes se déchaînent avec violence. Nul doute que ne fussent suffisantes, pour une telle traversée, les provisions emportées par le Scout : viande conservée, biscuits, thé, café, un tonnelet d’eau-de-vie, plus une réserve de charbon pour le fourneau. D’ailleurs, on comptait sur la pêche, car le poisson abonde dans ces eaux, et aussi sur le gibier, perdrix ou gelinottes, qui fréquente les rives du lac.

Le pilote Neluto à la barre, derrière le taud sous lequel Edith et Jane avaient pris place, Summy Skim et Ben Raddle accotés en abord auprès de Bill Stell, les quatre hommes placés à l’avant écartant les glaçons avec leurs gaffes, le bateau, à huit heures, délaissa la rive.

La navigation était rendue assez délicate par le grand nombre d’embarcations engagées dans les passes. Afin de profiter de la débâcle et du vent favorable, plusieurs centaines de bateaux avaient quitté la station du lac Bennet. Au milieu de cette flottille, il était parfois malaisé d’éviter les abordages. Et alors, quelles vociférations, quelles injures, quelles menaces éclataient de toutes parts, sans parler des coups échangés !

Dans l’après-midi, on croisa une embarcation de la police. L’occasion d’intervenir n’était que trop souvent offerte aux hommes qui la montaient.

Le chef de cette escouade de policemen connaissait le Scout et l’interpella au passage :

« Salut, Scout !.. Toujours des émigrants qui nous arrivent de Skagway pour le Klondike…

— Oui, répondit le Canadien, plus qu’il n’en faut…

— Et plus qu’il n’en reviendra…

— C’est sûr ! À combien estime-t-on ceux qui ont traversé le lac Bennet ?

— Quinze mille environ.

— Et ce n’est pas fini !

— Loin de là.

— Sait-on si la débâcle se fait en aval ?

— On le dit. Vous pourrez donc atteindre le Yukon en naviguant.

— Oui, si le froid ne reprend pas.

— On peut l’espérer.

— Oui… Merci.

— Bon voyage ! »

Le temps étant au calme, la marche du bateau s’en ressentait. Après avoir relâché pendant deux nuits, il ne vint s’arrêter près de l’extrémité du lac Bennet que dans l’après-midi du 4 mai.

En cet endroit se détache du lac la petite rivière, ou plutôt le canal du Caribou qui, à moins d’une lieue de là, va déboucher dans le lac Tagish.

Le départ ne devant s’effectuer que le lendemain après la halte de nuit, Summy Skim voulut mettre à profit les dernières heures de jour pour aller tirer quelque gibier dans les plaines du voisinage. À peine eut-il fait connaître son intention, qu’à sa grande surprise et à sa satisfaction plus grande encore, Jane Edgerton déclara qu’elle l’accompagnerait.

En vérité, son entreprise devait paraître de moins en moins folle à ses compagnons de voyage. Elle était armée pour la vie, cette jeune fille. Si Summy Skim était un merveilleux chasseur, elle ne se montra guère moins adroite, et bientôt tous deux rapportaient le produit de leur chasse commune, soit trois couples de perdrix de savane et quatre gelinottes au plumage d’un vert pâle. Edith, pendant ce temps, avait préparé un feu de bois sec sur la rive, et le gibier, rôti devant une flamme pétillante, fut déclaré excellent.

Le lac Tagish, long de sept lieues et demie, est relié au lac Marsh par une étroite coupée, que la débâcle, lorsque la caravane y parvint le 6 mai, avait obstruée la nuit précédente sur une étendue d’une demi-lieue. Force fut donc de traîner le bateau, après avoir loué un attelage de mules. La navigation put ainsi être reprise dans la matinée du 7 mai.

Quarante-huit heures allaient être nécessaires pour traverser le lac Marsh dans toute sa longueur, bien qu’elle ne dépasse pas sept à huit lieues. Le vent avait halé le Nord, et avec les avirons on ne devait pas compter sur une marche rapide. Fort heureusement, la flottille des bateaux paraissait moins serrée que sur le lac Bennet, un certain nombre d’embarcations étant peu à peu restées en arrière, et la halte put être établie, à l’extrémité du lac, le 8 mai, avant le coucher du soleil.

« Si je ne me trompe, Scout, dit Ben Raddle après le repas du soir, nous n’avons plus qu’un lac à franchir, le dernier de la région ?

— Oui, monsieur Raddle, répondit Bill Stell, le lac Labarge. Mais, auparavant, il nous faudra suivre la Lewis River, et c’est dans cette partie du voyage que les embarras sont les plus grands. Nous avons à franchir les rapides de White Horses, où plus d’une embarcation s’est perdue corps et biens. Ces rapides constituent en effet le plus sérieux danger pour la navigation entre Skagway et Dawson City. Ils occupent trois kilomètres et demi des quatre-vingt-cinq qui séparent le lac Marsh du lac Labarge. Sur cette courte distance, la différence de niveau n’est pas inférieure à trente-deux pieds, et le cours de la rivière est encombré de récifs contre lesquels les embarcations risquent fort de se briser.

— On ne peut donc suivre les berges ? demanda Summy Skim.

— Elles sont impraticables, répondit le Scout. Mais on construit un tramway qui transportera les bateaux tout chargés en aval des rapides.

— Si l’on construit ce tramway, reprit Summy Skim, c’est qu’il n’est pas encore terminé, Scout ?

— En effet, monsieur, bien que des centaines d’ouvriers y travaillent.

— Alors, nous n’avons pas à nous en occuper. Vous verrez même, mon brave Bill, qu’il ne sera pas achevé à notre retour.

— À moins que vous ne restiez au Klondike plus longtemps que vous ne le pensez, répondit Bill Stell. On sait bien quand on va au Klondike ; on ne sait pas quand on en revient…

— Ni même si on reviendra ! » approuva Summy Skim avec conviction.

Ce fut dans l’après-midi du lendemain, 9 mai, que le bateau, en descendant la rivière, atteignit les rapides de White Horses. Il n’était pas seul à s’aventurer dans cette dangereuse passe. D’autres embarcations le suivaient, et combien de celles qui se présentaient ainsi en amont ne se retrouveraient plus en aval !..

On comprendra aisément que les pilotes affectés au service des White Horses exigent un prix élevé. Ces trois kilomètres leur rapportent cent cinquante francs par voyage. Aussi ne songent-ils guère à abandonner ce lucratif métier pour celui plus aléatoire de prospecteur.

En cet endroit la vitesse du courant est de cinq lieues à l’heure. Il ne faudrait donc qu’un temps très court pour descendre les trois kilomètres des rapides, si l’on n’était obligé à tant de détours entre les roches de basalte capricieusement semées entre les deux rives, — ou pour éviter les glaçons, écueils mouvants dont le choc fracasserait la plus solide embarcation, — que la durée du trajet en est extrêmement augmentée.

À plusieurs reprises, le bateau, appuyé sur les avirons, dut virer bout pour bout sous la menace d’un abordage, soit avec un glaçon, soit avec un canot, et l’habileté de Neluto le tira de plus d’un mauvais pas. Le dernier saut de ces rapides est le plus dangereux, et c’est là que se produisent de nombreuses catastrophes. Il importe de bien se tenir aux bancs, si l’on ne veut pas être jeté par-dessus bord. Mais Neluto avait l’œil juste, la main sûre, un imperturbable sang-froid, et, s’il ne put se garer de quelques paquets d’eau que l’on eut vite fait de rejeter à la rivière, le passage redoutable fut néanmoins franchi sans dommages.

« Et maintenant, s’écria Summy Skim, le plus fort est-il fait, Bill ?

— Ce n’est pas douteux, répondit Ben Raddle.

— En effet, messieurs, déclara le Scout. Il ne nous reste plus que le lac Labarge à traverser et la Lewis à suivre pendant cent soixante lieues environ…

— Cent soixante lieues ! répéta Summy Skim en riant, autant dire que nous sommes arrivés ! »

INSTALLATION D’UN CAMPEMENT AU BORD DE LA LEWIS RIVER.

Bill Stell, d’accord avec Neluto, décida de faire une halte de vingt-quatre heures à la station du lac Labarge, qu’on atteignit dans la soirée du 10 mai. Le vent soufflait du Nord avec violence. À peine si le bateau, même à force d’avirons, eût pu gagner le large, et le pilote tenait d’autant moins à tenter la traversée dans ces conditions, que l’abaissement de la température lui faisait craindre un embâcle qui eût emprisonné la caravane au milieu du lac solidifié.

Cette station, créée sur le même modèle et pour les mêmes besoins que celles du lac Lindeman et du lac Bennet, comprenait déjà une centaine de maisons et de cabanes. Dans l’une de ces maisons, décorée du nom d’hôtel, les voyageurs eurent la chance de trouver des chambres libres.

Le lac Labarge, long de cinquante kilomètres environ, se compose de deux parties, qui se coudent au point même où naît la rivière Lewis.

Démarré dans la matinée du 12 mai, le bateau dut employer trente-six heures à traverser cette première partie du lac. Ce fut donc dans l’après-midi du 13 mai, vers cinq heures, que le Scout et ses compagnons, après avoir essuyé force rafales, atteignirent le cours de la Lewis, qui oblique au Nord-Est en gagnant vers Fort Selkirk. Dès le lendemain, le bateau s’y engageait au milieu de la débâcle.

Vers cinq heures, le Scout donna l’ordre d’accoster la rive droite, près de laquelle il comptait passer la nuit. Jane et Summy débarquèrent. Des détonations retentirent bientôt, et quelques couples de canards et de gelinottes permirent d’économiser les conserves au souper.

Du reste, ces haltes de nuit que s’imposait Bill Stell, les autres embarcations qui descendaient le cours de la Lewis se les imposaient aussi, et nombre de feux de campement s’allumaient sur les rives.

À partir de ce jour, la question du dégel parut être entièrement résolue. Sous l’influence des vents du Sud, le thermomètre se tenait à cinq ou six degrés au-dessus de zéro. Il n’y avait donc plus à craindre que la rivière vînt à se prendre.

La nuit, aucune attaque de fauves n’était à redouter. On ne signalait pas la présence d’ours dans les environs de la Lewis, et Summy Skim, à son vif regret peut-être, n’eut pas l’occasion d’abattre l’un de ces formidables plantigrades. En revanche, il fallait se défendre contre des myriades de moustiques, et c’est à peine si l’on parvenait à éviter leurs morsures aussi douloureuses qu’agaçantes, en alimentant les feux toute la nuit.

Après avoir descendu la Lewis pendant une cinquantaine de kilomètres, le Scout et ses compagnons, dans l’après-midi du 15 mai, aperçurent le confluent de rio Hootalinqua, puis, le lendemain, celui du Big Salmon, deux tributaires de la Lewis. Il y eut lieu de remarquer combien les eaux bleues de la rivière s’altèrent au mélange de ses affluents. Le jour suivant, le bateau passait devant l’embouchure du rio Walsh, maintenant délaissé par les mineurs ; puis ce fut le Cassiar, banc de sable qui émerge aux basses eaux, sur lequel quelques prospecteurs récoltèrent en un mois pour trente mille francs d’or.

Le voyage se continuait avec des alternatives de bon et de mauvais temps. Le bateau marchait tantôt à l’aviron, tantôt à la voile, et parfois même halé à la cordelle dans les passages très sinueux.

Le 25 mai, la plus grande partie de la Lewis, qui allait bientôt devenir le Yukon, avait été descendue dans des conditions favorables, lorsque le Scout vint s’établir au camp de Turenne, qui occupe une falaise toute semée à ce moment des premières fleurs, anémones, crocus et genièvres parfumés. De nombreux émigrants y avaient dressé leurs tentes. Le bateau nécessitant quelques réparations, on y resta vingt-quatre heures, et Summy Skim put se livrer à son exercice favori.

Pendant les deux jours qui suivirent, grâce à un courant de quatre nœuds à l’heure, le bateau descendit assez rapidement la rivière. Le 28 mai, dans l’après-midi, après avoir dépassé le labyrinthe des îles Myersall, il se rapprocha de la rive gauche et vint s’amarrer au pied de Fort Selkirk.

FORT SELKIRK.

Ce fort, bâti en 1848 pour le service des agents de la baie d’Hudson, puis démoli par les Indiens en 1852, n’est plus actuellement qu’un bazar assez bien approvisionné. Entouré de huttes et de tentes d’émigrants, il commande le cours de la grande artère, qui, à partir de là, porte plus spécialement le nom de Yukon, alors grossi des eaux du Pelly, son principal tributaire de la rive droite.

À des prix excessifs, il est vrai, le Scout trouva tout ce qu’il voulut à Fort Selkirk, et, après une relâche de vingt-quatre heures, dans la matinée du 30 mai, le bateau s’abandonna de nouveau au courant. On passa, sans s’y arrêter, devant le confluent de la rivière Stewart, qui commençait à attirer les chercheurs d’or. Déjà, les claims pullulaient sur son cours de trois cents kilomètres. Puis, le bateau stationna pendant une demi-journée à Ogilvie, sur la rive droite du Yukon.

En aval, le fleuve s’élargissait de plus en plus, et les embarcations pouvaient circuler sans peine au milieu des nombreux glaçons qui dérivaient dans la direction du Nord.

Après avoir laissé en arrière les embouchures de l’Indian River et du Sixty Miles Creek qui s’ouvrent face à face à quarante-huit kilomètres de Dawson City, le Scout et ses compagnons, dans l’après-midi du 3 juin, mirent enfin le pied dans la capitale du Klondike.

À l’instant précis où les voyageurs débarquaient, Jane s’approcha de Ben Raddle et lui tendit un feuillet déchiré de son carnet, sur lequel elle venait, tout en marchant, d’écrire quelques mots.

« Permettez-moi, monsieur Raddle, dit-elle, de vous donner reçu.

Ben prit le papier et lut :

« Reçu de M. Ben Raddle un voyage confortable de Skagway à Dawson conformément aux termes de notre contrat. Dont quittance. »

Suivait la signature.

— C’est en règle, fit Ben avec flegme, en mettant le papier dans sa poche le plus sérieusement du monde.

— Permettez-moi aussi, messieurs, reprit Jane en s’adressant cette fois aux deux cousins, d’ajouter à ce reçu les remercîments d’Edith et les miens pour la sympathie que vous nous avez témoignée, et que j’espère être à même de reconnaître comme il convient.

Sans un mot de plus, Jane serra la main à Ben Raddle. Mais, quand ce fut le tour de Summy, celui-ci, sans chercher à dissimuler son émotion, retint dans les siennes la petite main qui lui était offerte.

— Voyons !.. voyons !.. mademoiselle Jane, dit Summy, la tête un peu perdue, vous allez réellement nous quitter ?

— En douteriez-vous ? répondit Jane avec surprise. Cela n’a-t-il pas toujours été convenu ?

— Oui, oui… concéda Summy. Du moins on se reverra, j’imagine ?

— Je l’espère, monsieur Skim, mais cela ne dépend pas de moi. Tout dépend désormais des hasards de la prospection.

— La prospection !.. s’écria Summy. Eh quoi ! mademoiselle Jane, toujours cette folle idée !

D’un mouvement sec Jane dégagea sa main prisonnière.

— Je ne vois pas ce que mon projet a de fou, monsieur Skim, dit-elle d’un ton piqué. Vous devriez penser que je ne suis pas venue jusqu’à Dawson pour changer subitement d’avis, à la manière d’une girouette qui tourne à tous les vents… D’autant plus que j’ai pris maintenant des engagements auxquels j’entends faire honneur, ajouta-t-elle en se tournant vers Ben Raddle.

Summy Skim avait-il la fibre du pitoyable particulièrement développée ? Le certain, c’est qu’il éprouvait, sans l’analyser autrement, un vif et profond chagrin.

« Évidemment !.. évidemment !.. » balbutia-t-il sans conviction, pendant que les deux cousines s’éloignaient d’un pas décidé vers l’hôpital de Dawson.