Le Volcan d’or/Partie I/Chapitre 10

Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 150-167).


X

LES HÉSITATIONS D’UN MÉRIDIEN.


« Une agglomération de cabanes, d’isbas, de tentes, à la surface d’un marais, une sorte de camp toujours menacé par les crues du Yukon et de la River, des rues aussi irrégulières que boueuses, des fondrières à chaque pas, non point une cité, mais quelque chose comme un vaste chenil tout au plus bon à être habité par les milliers de chiens que l’on entend aboyer toute la nuit, voilà ce que, sur la foi des légendes, vous pensiez être Dawson City, monsieur Skim ! Mais le chenil s’est transformé à vue d’œil, grâce aux incendies qui ont déblayé le terrain. Dawson est une ville, maintenant, avec des églises catholique et protestante, des banques et des hôtels. Bientôt elle aura deux théâtres, dont une salle d’opéra de plus de deux mille places, et cætera, et cætera… Et vous ne vous imaginez pas ce que sous-entendent mes « et cætera !.. »

Ainsi s’exprimait le docteur Pilcox, un Anglo-Canadien, tout rond, d’une quarantaine d’années, vigoureux, actif, débrouillard, d’une santé inébranlable, d’une constitution sur laquelle aucune maladie n’avait prise, et qui paraissait jouir d’incroyables immunités. Nommé, un an auparavant, directeur de l’hôpital de Dawson, il était venu s’installer dans cette ville si favorable à l’exercice de sa profession, puisqu’il semble que les épidémies s’y soient donné rendez-vous, sans parler de la fièvre endémique de l’or, contre laquelle il était d’ailleurs vacciné au moins autant qu’un Summy Skim.

En même temps que médecin, le docteur Pilcox était chirurgien, apothicaire, dentiste, et, comme on le savait aussi habile que dévoué, la clientèle affluait dans sa confortable maison de Front street, l’une des principales rues de Dawson City.

Bill Stell connaissait le docteur Pilcox. Il s’autorisait de ses relations pour lui recommander, d’ordinaire, les familles d’émigrants qu’il amenait de Skagway au Klondike. Cette fois encore, il s’empressa de mettre, quarante-huit heures après leur arrivée, Ben Raddle et Summy Skim en rapport avec ce personnage très haut placé dans l’estime publique. Le Klondike possédait-il un autre habitant plus au courant de ce qui se passait dans le pays ?.. Et si quelqu’un était capable de donner un bon conseil autant qu’une bonne consultation ou un bon remède, c’était bien cet excellent homme.

La première question de Summy Skim fut relative à leurs gentilles compagnes de voyage. Qu’étaient-elles devenues ?.. Le docteur Pilcox les avait-il vues ?..

« Ne m’en parlez pas ! Elle est prodigieuse, s’écria le docteur sur le mode lyrique, mais en s’exprimant au singulier, à la réelle angoisse de Summy. C’est une perle, cette petite, une vraie perle, et je suis ravi de l’avoir attirée jusqu’ici. Voilà deux jours à peine qu’elle est entrée à l’hôpital, et elle l’a déjà transformé. Ce matin, en ouvrant une armoire, j’ai été littéralement ébloui par sa magnifique ordonnance, à laquelle je n’étais, je dois l’avouer, pas habitué. Intrigué, j’en ouvre une autre, trois autres, dix autres : toutes pareilles. Il y a mieux : mes instruments sont nets et rangés à ravir, et la salle d’opération brille d’un éclat de propreté qu’elle n’avait jamais connu. Enfin, c’est à ne pas le croire, cette enfant a pris en quelques heures un ascendant invraisemblable sur le reste du personnel. Tout marche à la baguette. Les infirmiers et les infirmières sont à leur poste. Les lits, rangés avec art, ont un aspect qui réjouit l’œil. Jusqu’aux malades, Dieu me pardonne, qui semblent positivement se mieux porter !..

Ben Raddle paraissait tout heureux de ce qu’il entendait.

— Je suis charmé, docteur, dit-il, des éloges que vous décernez à votre nouvelle infirmière. Cela prouve que je ne m’étais pas trompé sur son compte, et mon opinion est que l’avenir vous réserve beaucoup d’autres agréables surprises.

Summy Skim paraissait moins joyeux. Sa figure exprimait même une véritable inquiétude.

— Pardon !.. pardon, docteur !.. interrompit-il. Vous parlez d’une jeune fille… Il y en a deux, si je ne m’abuse.

— Oui, c’est vrai, reconnut en riant le docteur Pilcox, mais, outre que je connaissais beaucoup celle qui est devenue mon infirmière, et pas du tout l’autre, c’est à peine si cette dernière m’a laissé le temps de l’apercevoir. Arrivée à l’hôpital avec sa cousine, elle en est partie dix minutes après, pour n’y revenir que vers midi, accoutrée en mineur, pic sur l’épaule et revolver à la ceinture. Hier matin, quand je me suis informé d’elle, j’ai appris qu’elle s’était mise en route presque aussitôt, sans dire un mot à personne. Et c’est par sa cousine que j’ai su qu’elle avait l’intention de prospecter comme un homme.

— Ainsi, elle est partie ?.. insista Summy.

— Radicalement, affirma le docteur, qui ajouta :

« Je crois avoir vu plus d’un type singulier au cours de ma vie, mais j’avoue n’en avoir jamais rencontré un seul de ce calibre !

— Pauvre petite ! murmura Summy. Comment avez-vous pu la laisser s’engager dans une aventure aussi insensée ?

Mais le docteur n’écoutait plus Summy Skim. Il avait entrepris Ben Raddle sur le chapitre de Dawson, et il parlait d’abondance. Le docteur Pilcox était fier de sa ville et ne s’en cachait pas.

Tout marche à la baguette… (Page 151.)

— Oui, répétait-il, elle est déjà digne du nom de capitale du Klondike que le gouvernement du Dominion lui a donné.

— Une capitale à peine bâtie, docteur, fit observer Ben Raddle.

— Si elle ne l’est pas, elle le sera sous peu, puisque le nombre de ses habitants s’accroît chaque jour.

— Elle en compte aujourd’hui ? demanda Ben.

— Près de vingt mille, monsieur.

— Dites vingt mille passants, docteur, et non vingt mille habitants. L’hiver, Dawson doit être un désert.

— Pardonnez-moi. Vingt mille habitants, qui y sont établis avec leurs familles et ne songent pas plus que moi à la quitter.

Pendant que Ben Raddle, au grand profit de son instruction, feuilletait le dictionnaire vivant qu’était le docteur Pilcox, Summy gardait un silence attristé. Sa pensée était partie avec Jane Edgerton. Il la voyait sur la longue route sauvage, seule, abandonnée, sans autre défense que son indomptable volonté… Mais, après tout, cela ne le regardait pas, et cette folle était bien libre d’aller chercher la misère et la mort, si tel était son caprice… Summy, d’un haussement d’épaules, rejeta son souci loin de lui, et intervint dans la controverse.

— Cependant, fit-il observer pour pousser l’excellent docteur, je ne vois pas en Dawson ce qui caractérise habituellement une capitale…

— Comment ! s’écria le docteur Pilcox, en se gonflant, ce qui le faisait paraître plus rond encore, mais c’est la résidence du Commissaire général des territoires du Yukon, le major James Walch, et de toute une hiérarchie de fonctionnaires telle que vous n’en trouveriez pas dans les métropoles de la Colombie ou du Dominion !

— Lesquels, Docteur ?

— Un membre de la Cour Suprême, le Juge Mac Guire ; un commissaire de l’or, M. Th. Faucett, esquire ; un commissaire des Terres de la Couronne, M. Wade, esquire ; un consul des États-Unis d’Amérique, un agent consulaire de France…

— Esquires, acheva gaiement Summy Skim. En effet, ce sont là de hauts personnages… Et pour le commerce ?

— Nous possédons déjà deux banques, répondit le docteur. The Canadian Bank of Commerce, de Toronto, que dirige M. H.-I. Wills, et The Bank of British North America.

— C’est suffisant. Quant aux églises ?..

— Dawson City en a trois, monsieur Skim, une église catholique, une église de la religion réformée et une protestante anglaise.

— Voilà qui va bien pour le salut des âmes ! Et si celui des corps est aussi parfaitement assuré !…

— Que pensez-vous, pour cela, monsieur Skim, d’un commandant en chef de la police montée, le capitaine Stearns, un Canadien d’origine française, et du capitaine Harper, à la tête du service postal, tous deux comptant une soixantaine d’hommes sous leurs ordres ?

— Je pense, docteur, répondit Summy Skim, que cette escouade de police doit être fort insuffisante, étant donnés le nombre et la qualité de la population dawsonienne.

— On l’augmentera autant qu’il sera nécessaire, assura le docteur Pilcox, et le gouvernement du Dominion ne négligera rien pour garantir la sécurité des habitants de la capitale du Klondike.

Il aurait fallu entendre le docteur prononcer ces mots : Capitale du Klondike !

Et Summy Skim de répondre :

— Tout est donc pour le mieux… Mais, d’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je vous pose ces questions. La brièveté de mon séjour m’empêchera, je l’espère bien, d’apprécier comme il conviendrait les nombreux avantages de Dawson. Et, pourvu que la ville possède un hôtel, je serais mal venu d’en demander davantage.

Il y en avait au moins trois : Yukon Hotel, Klondike Hotel, Northern Hotel, et Summy Skim ne pouvait l’ignorer, puisque c’est dans le dernier que les deux cousins avaient leurs chambres.

Du reste, pour peu que les mineurs continuent d’affluer, les propriétaires de ces hôtels ne peuvent manquer de faire fortune.

Une chambre coûte sept dollars par jour, et les repas trois dollars chaque ; on paie le service d’un dollar quotidien ; le prix d’une coupe de barbe s’élève à un dollar, et celui d’une coupe de cheveux à un dollar et demi.

« Heureusement, fit observer Summy Skim, que j’ignore le rasoir !.. Quant aux cheveux, je m’engage à rapporter les miens intacts à Montréal ! »

Les chiffres précités montrent la cherté de la vie dans la capitale du Klondike. Qui ne s’y enrichit pas rapidement par quelque coup de chance est à peu près certain de s’y ruiner à court délai. Qu’on en juge par ces prix relevés sur les mercuriales du marché de Dawson City : un verre de lait vaut deux francs cinquante, la livre de beurre cinq francs, et il faut posséder douze francs cinquante pour pouvoir acheter une douzaine d’œufs. La livre de sel coûte un franc, et la douzaine de citrons vingt-cinq francs.

Quant aux bains, on les paie douze francs cinquante, s’ils sont ordinaires, mais le prix d’un bain russe s’élève à cent soixante francs !

Summy Skim se déclara résolu à se contenter de bains ordinaires.

QUARTIER GÉNÉRAL DE LA POLICE MONTÉE À DAWSON CITY.

À cette époque, Dawson City s’étendait sur deux kilomètres le long de la rive droite du Yukon, distante de douze cents mètres des collines les plus rapprochées. Ses quatre-vingt-huit hectares de surface étaient divisés en deux quartiers séparés par le cours de la Klondike River, qui tombe là dans le grand fleuve. On y comptait sept avenues et cinq rues se coupant à angle droit, et bordées par des trottoirs en bois. Lorsque ces rues n’étaient pas sillonnées par les traîneaux, pendant les interminables mois d’hiver, de grosses voitures, de lourds chariots à roues pleines les parcouraient à grand fracas au milieu de la foule des chiens.

Autour de Dawson City, se succèdent nombre de jardins potagers dans lesquels poussent navets, choux-raves, laitues, panais, mais en quantité insuffisante. D’où la nécessité de faire venir à grands frais des légumes du Dominion, de la Colombie ou des États-Unis. Quant à la viande de boucherie, c’étaient les bateaux frigorifiques qui l’apportaient après la débâcle en remontant le Yukon, depuis Saint-Michel jusqu’à Dawson City. Dès la première semaine de juin, ces yukoners apparaissent en aval, et les quais retentissent des sifflements de leurs sirènes.

Mais, l’hiver, le Yukon, enserré dans sa carapace de glace, est inutilisable, et Dawson est, pendant des mois et des mois, isolé du reste du monde. Il faut alors vivre de conserves et demeurer confiné chez soi, la rigueur de la température interdisant presque complètement l’exercice à l’air libre.

Aussi, le printemps revenu, les épidémies font-elles rage dans la ville. Le scorbut, la méningite, la fièvre typhoïde en déciment la population anémiée par une longue claustration.

Cette année précisément, après un hiver tout particulièrement rigoureux, les salles de l’hôpital étaient encombrées. Le personnel ne pouvait suffire au travail, et le docteur Pilcox avait mille raisons de s’applaudir de l’aide que lui apportait, dans une situation très difficile, sa nouvelle et précieuse recrue.

À quel état la fatigue, le froid, la misère avaient-ils réduit ces pauvres gens venus de si loin ! La statistique des décès s’élevait de jour en jour, et, par les rues, des attelages de chiens traînaient incessamment des corbillards conduisant tant de malheureux au cimetière, où les attendait, une tombe banale, creusée peut-être, pour ces miséreux, en plein minerai d’or !

En dépit de ce lamentable spectacle, les Dawsoniens, ou tout au moins les mineurs de passage, ne cessaient de s’abandonner à des plaisirs excessifs. Ceux qui se rendaient pour la première fois aux gisements et ceux qui y retournaient, afin d’y refaire leurs gains dévorés en quelques mois, menaient grand bruit dans les casinos et dans les salles de jeu. La foule emplissait les restaurants et les bars, pendant que des épidémies décimaient la ville. À voir ces centaines de buveurs, de joueurs, d’aventuriers de constitution solide, on n’eût pu croire que tant de misérables, des familles entières, hommes, femmes, enfants, succombassent, terrassés par la misère et la maladie.

Tout ce monde, avide de sensations violentes, d’émotions renaissantes, s’entassait dans les Folies-Bergère, les Monte-Carlo, les Dominion, les Eldorado, on ne saurait dire du soir au matin, d’abord parce que, à cette époque de l’année, aux environs du solstice, il n’y avait plus ni matin ni soir, et ensuite parce que ces lieux de plaisir ne fermaient pas un seul instant. Là fonctionnaient sans interruption poker, monte et roulette. Là, on risquait sur le tapis vert, non pas les dollars, les souverains ou les piastres, mais les pépites et la poussière d’or, au milieu du tumulte, des cris, des provocations, des agressions et quelquefois des détonations du revolver. Là se passaient des scènes abominables que la police était impuissante à réprimer, et dans lesquelles des Hunters, des Malones, ou leurs pareils, jouaient les premiers rôles.

À Dawson, les restaurants sont ouverts jour et nuit. À toute heure, on y mange des poulets à vingt dollars la pièce, des ananas à dix dollars, des œufs garantis à quinze dollars la douzaine ; on y fume des cigares de trois francs cinquante ; on y boit du vin à vingt dollars la bouteille, du whisky qui coûte aussi cher qu’une maison de campagne.

Trois ou quatre fois la semaine, les prospecteurs reviennent des claims du voisinage, et gaspillent en quelques heures dans ces restaurants ou dans les maisons de jeu tout ce que leur ont donné les boues de la Bonanza et de ses tributaires.

C’est là un spectacle triste, affligeant, où se manifestent les plus déplorables vices de la nature humaine, et le peu que, dès les premières heures, en observa Summy Skim, ne put qu’accroître son dégoût pour ce monde d’aventuriers.

Il comptait bien n’avoir pas l’occasion de l’étudier plus à fond, et, sans perdre de temps, il mit tout en œuvre pour rendre aussi courte que possible la durée de son séjour au Klondike.

Aussitôt après le déjeuner à Northern Hotel, le jour même de leur arrivée, Summy interpella son cousin :

« Avant tout, notre affaire, dit-il. Puisqu’un syndicat nous a offert d’acheter le claim 129 de Forty Miles Creek, allons voir ce syndicat.

— Quand tu voudras, » répondit Ben Raddle.

Malheureusement, aux bureaux de l’American and Transportation Trading Company, il leur fut répondu que le directeur, le capitaine Healey, était en excursion aux environs et ne reviendrait que dans quelques jours. Force fut donc aux deux héritiers de mettre un frein à leur impatience.

En attendant, ils cherchèrent à se renseigner sur la situation approximative de leur propriété. Bill Stell était, pour cela, un cicerone tout indiqué.

« Le Forty Miles Creek est-il loin de Dawson ? lui demanda Ben Raddle.

— Je ne suis jamais allé là, répondit le Scout. Mais la carte indique que ce creek se jette dans le Yukon à Fort Cudahy, au Nord-Ouest de Dawson City.

— D’après le numéro qu’il porte, fit observer Summy Skim, je ne pense pas que le claim de l’oncle Josias soit très éloigné.

— Il ne peut l’être de plus d’une trentaine de lieues, expliqua le Scout, puisque c’est à cette distance qu’est tracée la frontière entre l’Alaska et le Dominion et que le claim 129 est en territoire canadien.

— Nous partirons aussitôt que nous aurons vu le capitaine Healey, déclara Summy.

— C’est entendu, » répondit son cousin.

Mais les jours s’écoulèrent sans que le capitaine Healey reparût. C’est pour la dixième fois que Ben et Summy, dans l’après-midi du 7 juin, quittaient le Northern Hotel, et se dirigeaient vers les bureaux du syndicat de Chicago.

Il y avait foule dans le quartier. Un steamer du Yukon venait de débarquer un grand nombre d’émigrants. En attendant l’heure de se répandre sur les divers affluents du fleuve, les uns pour exploiter les gisements qui leur appartenaient, les autres pour louer leurs bras à des prix très élevés, ils fourmillaient dans la ville. De toutes les rues, Front street, où se trouvaient les principales agences, était la plus encombrée. À la foule humaine s’ajoutait la foule canine. À chaque pas, on se heurtait à ces animaux aussi peu domestiques que possible et dont les hurlements déchiraient l’oreille.

« C’est bien une cité de chiens, cette Dawson ! disait Summy Skim. Son premier magistrat devrait être un molosse, et son nom vrai est Dog City ! »

Non sans chocs, bousculades, objurgations et injures, Ben Raddle et Summy Skim parvinrent à remonter Front street jusqu’au bureau du syndicat. Le capitaine Healey n’étant pas encore de retour, ils se résignèrent à voir le sous-directeur, M. William Broll, qui s’enquit de l’objet de leur visite.

Les deux cousins déclinèrent leurs noms :

« Messieurs Summy Skim et Ben Raddle, de Montréal.

— Enchanté de vous voir, messieurs, affirma M. Broll. Enchanté, en vérité !

— Non moins enchantés, répondit poliment Summy Skim.

— Les héritiers de Josias Lacoste, propriétaires du claim 129 de Forty Miles Creek ? suggéra M. Broll.

— Précisément, déclara Ben Raddle.

— À moins, ajouta Summy, que, depuis notre départ pour cet interminable voyage, ce maudit claim n’ait disparu.

— Non, messieurs, répondit William Broll. Soyez sûrs qu’il est toujours à la place que lui assigne le cadastreur, sur la limite des deux États… sur la limite probable, du moins.

Probable ?.. Pourquoi probable ? Et que venait faire là cet adjectif inattendu ?

— Monsieur, reprit Ben Raddle, sans faire autrement attention à la restriction géographique de M. Broll, nous avons été avisés à Montréal que votre syndicat se propose d’acquérir le claim 129 de Forty Miles Creek…

— Se proposait… En effet, monsieur Raddle.

— Nous sommes donc venus, mon cohéritier et moi, afin de reconnaître la valeur de ce claim, et nous désirons savoir si les offres du syndicat tiennent toujours.

— Oui et non, répondit M. William Broll.

— Oui et non ! s’écria Summy Skim consterné.

— Oui et non ! répéta Ben Raddle. Expliquez-vous, monsieur.

— Rien de plus simple, messieurs, répondit le sous-directeur. C’est oui, si l’emplacement du claim est établi d’une façon, et non, s’il est établi d’une autre. En deux mots, je vais…

Mais, sans attendre l’explication, Summy Skim de s’écrier :

— Quelle que soit la façon, monsieur, il y a les faits. Notre oncle, Josias Lacoste, était-il propriétaire de ce claim, et ne le sommes-nous pas en son lieu et place, puisque son héritage nous est dévolu ?

Et, à l’appui de cette déclaration, Ben Raddle tira de son portefeuille les titres qui attestaient leurs droits à entrer en possession du claim 129 de Forty Miles Creek.

— Oh ! fit le sous-directeur en refusant les papiers d’un geste, ces titres de propriété sont en règle, je n’en doute nullement. La question n’est pas là, messieurs.

— Où est-elle donc ? demanda Summy que l’attitude un peu narquoise de M. Broll commençait à agacer.

— Le claim 129, répondit M. Broll, occupe sur le Forty Miles un point de la frontière, entre le Dominion qui est britannique et l’Alaska qui est américaine…

— Oui, mais du côté canadien, précisa Ben Raddle.

— Cela dépend, répliqua M. Broll. Le claim est canadien, si la limite des deux États est bien à la place qu’on lui a jusqu’ici assignée. Il est américain, dans le cas contraire. Or, comme le syndicat, qui est canadien, ne peut exploiter que des gisements d’origine canadienne, je ne puis vous donner qu’une réponse conditionnelle.

— Ainsi, demanda Ben Raddle, il y a actuellement contestation au sujet de la frontière entre les États-Unis et la Grande-Bretagne ?

— Justement, messieurs, expliqua M. Broll.

— Je croyais, dit Ben Raddle, que l’on avait choisi un méridien, le cent quarante et unième, comme ligne de séparation.

— On l’a choisi effectivement, messieurs, et avec raison.

— Eh bien, reprit Summy Skim, je ne pense pas que les méridiens changent de place, même dans le nouveau monde. Je ne vois pas le cent quarante et unième se promener de l’Est à l’Ouest la canne à la main !

— C’est entendu, approuva M. Broll en riant de la vivacité de Summy, mais peut-être n’est-il pas exactement où on l’a tracé. Depuis deux mois, des contestations sérieuses se sont élevées à ce sujet, et il serait possible que la frontière dût être reportée un peu plus à l’Est ou un peu plus à l’Ouest.

— De quelques lieues ? demanda Ben Raddle.

— Non, de quelques centaines de mètres seulement.

— Et c’est pour ça qu’on discute ! s’écria Summy Skim.

— On a raison, monsieur, répliqua le sous-directeur. Ce qui est américain doit être américain et ce qui est canadien doit être canadien.

— Quel est celui des deux États qui a réclamé ? demanda Ben Raddle.

— Tous les deux, répondit M. Broll. L’Amérique revendique vers l’Est une bande de terrain que le Dominion revendique de son côté vers l’Ouest.

— Eh ! by God ! s’écria Summy, que peuvent, après tout, nous faire ces discussions ?

— Cela fait, répondit le sous-directeur, que, si l’Amérique l’emporte, une partie des claims du Forty Miles Creek deviendra américaine.

— Et le 129 sera de ceux-là ?..

— Sans aucun doute, puisqu’il est le premier de la frontière actuelle, répondit M. Broll, et, dans ces conditions, le syndicat retirerait ses offres d’acquisition.

Cette fois la réponse était claire.

— Mais, au moins, demanda Ben Raddle, a-t-on commencé cette rectification de frontière ?

— Oui, monsieur, et la triangulation est conduite avec une activité et une précision remarquables.

Si les réclamations se faisaient pressantes de la part des deux États, pour une bande de terrain en somme assez étroite le long du cent quarante et unième degré de longitude, c’est que le terrain contesté était aurifère. Savait-on si, à travers cette longue bande, du mont Elie au Sud à l’océan Arctique au Nord, ne courait pas quelque riche veine, dont la République fédérale saurait tirer aussi bon profit que le Dominion ?

— Pour conclure, monsieur Broll, demanda Ben Raddle, si le claim 129 reste à l’Est de la frontière, le syndicat maintient ses offres ?

— Parfaitement.

— Et si, au contraire, il passe dans l’Ouest, nous devrons renoncer à traiter avec lui ?

— C’est cela même.

— Eh bien, déclara Summy Skim, nous nous adresserons à d’autres, dans ce cas. Si notre claim est transporté en terre américaine, nous l’échangerons contre des dollars au lieu de l’échanger contre des livres sterling, voilà tout. »

L’entretien prit fin sur ces mots, et les deux cousins revinrent à Northern Hotel.

Ils y retrouvèrent le Scout qui fut mis au courant de la situation.

« Dans tous les cas, leur conseilla-t-il, vous feriez sagement, messieurs, de vous rendre à Forty Miles Creek le plus tôt possible.

— C’est bien notre intention, dit Ben Raddle. Nous partirons dès demain. Et vous, Bill, qu’allez-vous faire ?

— Je vais retourner à Skagway, afin de ramener une autre caravane à Dawson City.

— Et vous serez absent ?..

— Deux mois environ.

— Nous comptons sur vous pour le retour.

— C’est entendu, messieurs, mais, de votre côté, ne perdez pas de temps, si vous voulez quitter le Klondike avant l’hiver.

— Fiez-vous à moi pour cela, Bill, affirma Summy avec chaleur, bien que, à vrai dire, nous ayons reçu dès le début une tuile de forte taille !

— Il y aura des acheteurs moins vétilleux, affirma Ben Raddle. En attendant, rendons-nous compte par nous-mêmes…

— Eh mais ! j’y pense, interrompit Summy, nous allons retrouver là-bas notre charmant voisin…

— Ce Texien Hunter, acheva Ben Raddle.

— Et M. Malone. Des gentlemen très distingués.

— Dites des gens de sac et de corde, monsieur Skim, rectifia Bill Stell. Ils sont bien connus à Skagway et à Dawson. Ce sont vos voisins, en effet, puisque le claim 131 est mitoyen du vôtre, quoique de l’autre côté de la frontière actuelle, et c’est là pour vous un bien fâcheux voisinage.

— D’autant plus, ajouta Ben Raddle, que Summy a déjà eu l’occasion de donner une sévère correction à l’un de ces messieurs. Voilà qui n’est pas fait pour faciliter nos relations futures.

Bill Stell semblait soucieux.

— Vos affaires ne sont pas les miennes, messieurs, dit-il d’un ton sérieux. Permettez-moi cependant de vous donner un conseil. Faites-vous accompagner pour aller au claim 129. Si vous voulez Neluto, je le mets à votre disposition. Et ne partez que bien armés.

— En voilà des aventures ! s’écria Summy en levant les bras au ciel. Quand je pense que, si nous étions restés tranquillement à Montréal, notre claim serait vendu à l’heure présente, puisque le marché aurait été conclu avant ces stupides contestations de frontière. Et moi, je me prélasserais à Green Valley !

— Tu ne vas pas encore récriminer, je suppose, objecta Ben Raddle. J’ai ta promesse, Summy. D’ailleurs, si tu étais resté à Montréal, tu n’aurais pas fait un voyage intéressant, passionnant, extraordinaire…

— Qui m’indiffère totalement, Ben !

— Tu ne serais pas à Dawson…

— Dont je ne demande qu’à m’éloigner, Ben !

— Tu n’aurais pas rendu service à Edith et à Jane Edgerton.

Summy serra avec vigueur la main de son cousin.

— Veux-tu que je t’apprenne une chose, Ben ? Eh bien, parole d’honneur, voilà le premier mot sensé que tu prononces depuis deux mois, » dit-il, tandis que son visage s’illuminait subitement d’un large et franc sourire.