Le Volcan d'or version originale/Partie II/Chapitre 1

Société Jules Verne (p. 165-175).

LE VOLCAN D’OR

SECONDE PARTIE


I

UN HIVER AU KLONDIKE



Un tremblement de terre, très localisé d’ailleurs, venait de bouleverser cette partie du Klondike, comprise entre la frontière et le Yukon, que traversait le cours moyen du Forty Miles Creek. Il s’était fait sentir jusqu’à une demi-lieue en amont de l’autre côté de la frontière.

Du reste, si le Klondike n’est pas exposé à de fréquentes secousses sismiques, ses entrailles renferment des agrégats quartzeux, des roches éruptives, indiquant que les forces plutoniques l’ont travaillé à son origine ; ces forces, endormies seulement, se réveillent parfois avec une violence peu ordinaire. Au surplus, dans toute cette région des Montagnes Rocheuses dont les premières ramifications prennent naissance aux approches du Cercle polaire arctique, se dressent plusieurs volcans dont la complète extinction n’est pas certaine.

En tout cas, que l’éventualité des tremblements de terre ou des éruptions ne soit guère à craindre dans le district, il n’en est pas ainsi des inondations dues aux crues soudaines de ses creeks lors de la fonte des neiges.

En effet, Dawson-City n’a pas été épargnée et, si ce n’est le Yukon, du moins son tributaire, le Klondike, qui sépare la ville de son faubourg, a souvent débordé et emporté le pont qui les réunit l’une à l’autre.

Quant au territoire du Forty Miles Creek, c’était un double désastre qu’il avait subi. Le bouleversement complet de son sol entraînait la destruction des claims sur une étendue de plusieurs kilomètres des deux côtés de la frontière. L’inondation avait provoqué une dérivation du rio qui s’était creusé un nouveau lit à travers le ravin dans le nord du 127 et du 129. Il semblait même probable que toute exploitation y serait désormais impossible.

Quant à ce désastre, il eût été difficile au premier moment d’en apprécier l’importance. Pendant la nuit, bien que le soleil n’eût disparu que deux heures et demie derrière l’horizon, une obscurité profonde enveloppa la contrée. Si les maisonnettes, les cabanes, les huttes des mineurs avaient été détruites, si la plupart étaient maintenant sans abri, si le nombre des blessés, le nombre des morts, les uns écrasés sous les décombres, les autres noyés dans le nouveau lit du creek, était considérable, on ne le saurait que le lendemain. Que toute cette population d’émigrants répandue sur les placers fût obligée d’abandonner cette région, dont l’exploitation ne pourrait être poursuivie, on ne le saurait qu’après avoir constaté l’importance de la catastrophe.

En réalité, ce qui paraissait avoir causé un désastre absolument irréparable, c’était le déversement d’une partie des eaux du Forty Miles Creek sur les gisements voisins de ses deux rives. Il fallait que, sous la poussée des forces souterraines, le fond de son lit eût été soulevé, et ce lit se fût vidé en entier, si ce fond eût été relevé au niveau des deux bords. Il y avait donc lieu de penser que cette inondation n’était point passagère. Dans ces conditions, comment reprendre les fouilles d’un sol submergé sous cinq à six pieds d’une eau courante dont on ne pourrait provoquer la dérivation. Le nouveau rio continuerait à couler vers le sud jusqu’à l’endroit où il deviendrait tributaire d’un autre creek.

Quelle nuit de terreur et d’angoisses eurent à passer les pauvres gens frappés par cette soudaine catastrophe ! Ils avaient dû regagner les hauteurs afin de ne pas être atteints par le débordement. Ils n’avaient aucun abri, et l’orage dura jusqu’à cinq heures du matin. La foudre frappa à maintes reprises les bois de bouleaux et de trembles où s’étaient retirées les familles. En même temps, une pluie torrentielle, mélangée de grêlons, ne cessa de tomber. Si Lorique n’eût indiqué une grotte creusée dans le talus de droite en remontant le ravin, et dans laquelle Summy Skim et lui transportèrent Ben Raddle, ils n’auraient trouvé refuge nulle part.

On imagine aisément à quelles idées ils devaient s’abandonner ! C’était donc pour être les victimes de ce désastre que les deux cousins n’avaient pas reculé devant un tel voyage au Klondike ! Tous leurs efforts auraient été faits en pure perte ! Ils ne pourraient plus rien avoir de cet héritage de leur oncle, pas même ce que l’exploitation avait produit en six semaines. Des pépites, de la poudre d’or recueillie depuis la reprise des travaux sous la direction de l’ingénieur, il ne restait plus rien. Après la chute de la maisonnette de Lorique, l’inondation l’avait atteinte. Aucun objet n’avait pu en être sauvé, et, à présent, ses débris s’en allaient en dérive dans le courant du rio.

Du reste, lorsque l’orage eut cessé, Summy Skim et le contremaître, quittant la grotte quelques instants, car ils ne voulaient pas laisser Ben Raddle seul, purent constater l’étendue du désastre. Le 127 comme le 129 avaient disparu sous les eaux. Quant à ce qu’étaient devenus Hunter et Malone, c’est ce dont Summy Skim ne s’inquiétait en aucune façon. Dans tous les cas, et pour ne parler que de ce qui les concernait, la question de frontière paraissait être résolue. Que le cent quarante-et-unième méridien fût reporté plus à l’est ou plus à l’ouest, cela n’intéressait plus les deux claims. Que le territoire fût alaskien ou canadien, peu importait. Un nouveau creek coulait à sa surface, voilà tout.

Quant aux victimes de ce tremblement de terre, leur nombre était-il considérable, on ne le saurait qu’après enquête. Assurément des familles avaient dû être surprises, soit par les secousses du sol, soit par l’inondation, dans leurs cabanes ou leurs huttes, et il était à craindre que la plupart eussent péri sans avoir eu le temps de fuir. Ben Raddle, Summy Skim, Lorique n’avaient échappé que par miracle, et encore l’ingénieur ne s’en tirait-il pas sain et sauf.

En somme, Summy Skim n’avait plus qu’à revenir à Dawson-City, et à se préoccuper des moyens d’y transporter Ben Raddle dans le plus court délai.

Il va sans dire que de l’affaire Hunter-Skim il n’était plus question. Le rendez-vous du lendemain pour le duel tombait de lui-même. D’autres soins réclamaient les deux adversaires, qui ne se retrouveraient jamais peut-être l’un en face de l’autre.

D’ailleurs, lorsque le soleil éclaira le théâtre de ce désastre, aucun des deux Texiens ne fut aperçu. De la maison qu’ils occupaient à l’entrée du ravin, à travers lequel coulait maintenant la dérivation du Forty Miles, il n’y avait plus apparence. Quant au claim 127, l’inondation le recouvrait, comme il recouvrait le 129, et tous ceux qui leur faisaient suite sur la droite du creek. Du matériel dressé à leur surface, rockers, sluices ou pompes, il ne restait pas vestige. Le courant se propageait avec d’autant plus de rapidité que l’orage de la veille avait grossi les eaux, et la saignée faite à la rive droite n’en abaissait point le niveau. Il est probable que, sans cette circonstance, il eût aussi débordé sur sa rive gauche, et que les dommages s’en fussent notablement accrus.

Quant aux deux Texiens, avaient-ils pu s’en tirer indemnes ou en étaient-ils victimes ? On l’ignorait, et même en ce qui concernait leur personnel. C’est d’ailleurs ce dont Summy Skim, on le répète, ne songeait nullement à s’inquiéter. Sa seule préoccupation était de ramener Ben Raddle à Dawson-City, où les soins ne lui manqueraient pas, d’y attendre son rétablissement, et, s’il en était temps encore, de reprendre le chemin de Skagway, le chemin de Vancouver, le chemin de Montréal. Ben Raddle et lui n’avaient plus aucun motif de prolonger leur séjour au Klondike. Le 129 ne rencontrerait plus d’acquéreur dès lors qu’il gisait sous sept où huit pieds d’eau. Le mieux serait donc de quitter le plus tôt possible cet abominable pays, « où, disait Summy Skim, non sans quelque raison, des gens sains d’esprit et de corps n’auraient jamais dû mettre le pied ».

Et ce qui faisait pour lui l’objet de réflexions des plus pénibles, c’était la crainte très naturelle que la guérison de Ben Raddle exigeât plusieurs semaines.

En effet, la première quinzaine du mois d’août allait prendre fin. La seconde ne s’acheverait pas sans que l’hiver, si précoce sous cette haute altitude, ne fût arrivé, et ne rendît impraticable la traversée des régions lacustres et le passage du Chilkoot. Le Yukon lui-même ne tarderait pas à devenir innavigable, et les derniers steamboats seraient partis pour le descendre jusqu’à son embouchure.

Or, la perspective de rester pendant sept ou huit mois enseveli sous les neiges du Klondike, avec des froids de cinquante à soixante degrés, était rien moins qu’agréable. Donc, sans perdre un jour, il fallait rentrer à Dawson-City, confier Ben Raddle aux soins du docteur Pilcox, le remettre entre les mains de sœur Marthe et de sœur Madeleine, avec injonction de se rétablir dans le plus court délai.

Et, en premier lieu, il y eut à se préoccuper des moyens de transport. Par bonne chance, Neluto retrouva sa carriole intacte, car il l’avait remisée sur un épaulement hors de l’atteinte des eaux. Quant au cheval, qui pâturait en liberté, pris d’épouvante, il avait redescendu les pentes du ravin et fut ramené à son maître.

« Eh bien, partons… partons à l’instant, répéta Summy Skim.

— Oui, répondit Ben Raddle, et je regrette bien de t’avoir engagé dans cette triste affaire…

— Il ne s’agit pas de moi, mais de toi, répliqua Summy Skim. Nous allons t’emmailloter la jambe du mieux possible, nous t’étendrons dans la carriole sur une bonne litière d’herbe sèche. J’y prendrai place avec Neluto, et Lorique nous rejoindra à Dawson-City comme il le pourra. Nous marcherons aussi vite, non… je veux dire aussi lentement qu’il sera nécessaire afin de t’éviter les cahots. Une fois admis à l’hôpital, tu n’auras plus rien à craindre. Le docteur Pilcox te remettra sur pied, et fasse le Ciel que nous puissions repartir avant la mauvaise saison…

— Mon cher Summy, dit alors Ben Raddle, il est possible que ma guérison demande plusieurs mois, et je comprends quelle hâte tu dois avoir d’être de retour à Montréal… Pourquoi ne partirais-tu pas ?…

— Ça… jamais, répliqua Summy Skim. Je me ferais plutôt casser une jambe, et le docteur Pilcox en serait quitte pour en racommoder deux au lieu d’une ! »

Le jour même, à travers les routes encombrées de gens qui allaient chercher du travail sur d’autres placers, la carriole, transportant Ben Raddle, reprit le chemin de Fort Cudahy. Elle suivait la rive droite du Forty Miles Creek, en aval du point où s’épanchait la dérivation vers le sud. Tout le long fonctionnaient les claims qui n’avaient pas été atteints par l’inondation. Quelques-uns, cependant, s’ils n’avaient pas été envahis par les eaux, n’étaient plus exploitables en ce moment. Bouleversés par le tremblement du sol qui s’était propagé jusqu’à cinq ou six kilomètres de la frontière, ils présentaient un lamentable aspect, leur matériel brisé, leurs puits comblés, leurs poteaux abattus, leurs maisonnettes détruites. Mais enfin, ce n’était pas la ruine absolue, et les travaux pourraient être repris sans grande interruption.

La carriole ne marchait pas vite, car les cahots de ces mauvaises routes causaient de vives souffrances au blessé. Il ne fut pas difficile, d’ailleurs de se procurer des provisions, en les payant cher toutefois — les gisements venaient d’être récemment pourvus de vivres par les sociétés du Klondike.

Ce fut le surlendemain que le véhicule s’arrêta à Fort Cudahy.

Assurément, Summy Skim n’épargnait pas ses soins au blessé, mais il n’aurait pu opérer la réduction de cette fracture de la jambe. D’ailleurs, Ben Raddle, bien que ses souffrances fussent vives, les supportait sans se plaindre.

Par malheur, il ne se trouvait aucun médecin à Fort Cudahy non plus qu’à Fort Reliance, où la carriole arriva quarante-huit heures après.

Summy Skim s’inquiétait à bon droit, ayant la crainte que la situation de son cousin n’empirât avec le temps et le défaut de médication. Il voyait bien que celui-ci, pour ne point l’alarmer inutilement, se contenait ; mais quelques cris de douleur lui échappaient parfois, il n’était que trop certain qu’il était pris de violents accès de fièvre.

Il fallut donc se remettre en route, et remonter la rive droite du Yukon qui conduisait plus directement à la capitale du Klondike. Là seulement Ben Raddle pourrait être soigné dans l’hôpital de Dawson-City. Encore deux autres journées de marche, il y fut enfin reçu dans l’après-midi du 16 août.

Inutile d’insister sur le chagrin qu’éprouvèrent sœur Marthe et sœur Madeleine, lorsqu’elles virent leur compatriote en cet état. C’est à peine s’il les reconnut, car une fièvre ardente lui donnait du délire. En quelques mots, Summy Skim mit la Supérieure et elles au courant de ce qui s’était passé. Le malade fut déposé dans une petite chambre à part, et l’on se hâta d’aller prévenir le docteur Pilcox.

Et Summy Skim de répéter aux deux religieuses :

« Vous voyez, mes sœurs, que j’avais raison de dire, en vous amenant à Dawson-City, que nous y aurions un intérêt… personnel !

— Monsieur Skim, répondit sœur Marthe, votre cousin sera traité comme le plus cher de nos malades, et guéri… quand il plaira à Dieu…

— Eh bien, ma sœur, plaise à Dieu que ce soit le plus vite possible, et avant que l’hiver nous empêche de repartir ! »

Le docteur Pilcox, immédiatement mandé à l’hôpital, s’y présenta une heure après l’arrivée de Ben Raddle.

La nouvelle du tremblement de terre de cette région du Forty Miles Creek était connue depuis quelques jours à Dawson-City, et on savait qu’une trentaine de personnes en avaient été victimes. Mais le docteur Pilcox ne pouvait se douter que l’une d’elles fût l’ingénieur.

« Comment, s’écria-t-il avec sa faconde habituelle, c’est vous, monsieur Raddle… avec une jambe brisée !…

— Oui, docteur, répondit Summy Skim, et mon pauvre Ben souffre effroyablement…

— Bon… bon… ce ne sera rien, reprit le docteur, on la lui remettra sa jambe !… Il a plus besoin d’un chirurgien que d’un médecin… et même d’un rebouteur !… Soyez tranquille, nous lui rebouterons cela ! dans les règles ! »

— (Alors)[1] le docteur examina Ben Raddle. Étendu sur son lit, il avait toute sa connaissance, mais il souffrait beaucoup. Il fut constaté qu’il n’avait qu’une fracture simple au-dessous du genou — fracture que le docteur réduisit très habilement ; puis le membre fut placé dans un appareil qui assura sa complète immobilité, et le docteur de dire :

« Mon cher client, vous serez encore plus solide après qu’avant, et vous aurez des jambes de cerf ou d’orignal… une tout au moins…

— Mais quand ?… demanda Summy Skim.

— Dans un mois ou six semaines. Vous comprenez bien, monsieur Skim, des os, ça ne se ressoude pas comme deux bouts de fer chauffés au rouge blanc !… Non… il faut le temps comme en tout.

— Le temps… le temps ! murmurait Summy Skim.

— Que voulez-vous, répliqua le docteur Pilcox, c’est la nature qui opère, et, comme vous le savez, elle n’est jamais pressée, la nature ! C’est même pour cela qu’elle a inventé la patience…

— Et la résignation », ajouta sœur Madeleine.

Se résigner, voilà bien ce que Summy Skim aurait de mieux à faire ! Et il voyait bien que la mauvaise saison arriverait avant que Ben Raddle eût été remis sur pied ! Aussi a-t-on idée d’un pays où l’hiver commence dès les premières semaines de septembre, et quel hiver avec ses neiges et ses glaces qui rendent une contrée impraticable ! et comment, à moins d’être absolument guéri, Ben Raddle pourrait-il affronter les fatigues d’un tel voyage par les basses températures du Klondike, franchir les passes du Chilkoot pour aller s’embarquer à Skagway sur les steamboats de Vancouver ?… Quant à ceux qui descendent le Yukon jusqu’à Saint-Michel, le dernier serait parti dans une quinzaine de jours, en laissant les embâcles se former derrière lui !…

Précisément, le Scout, après différentes « conduites » qu’il avait faites pendant cette campagne, revint le 20 de ce mois à Dawson-City.

Le premier soin de Bill Stell fut de s’informer si MM. Ben Raddle et Summy Skim avaient terminé l’affaire relative au claim 129, s’ils en avaient cédé la propriété, et s’ils se préparaient à reprendre la route de Montréal.

Il ne pouvait mieux s’adresser qu’aux deux religieuses, et il se rendit à l’hôpital.

Quelle fut sa surprise, lorsqu’il apprit que Ben Raddle, en traitement, ne pouvait être remis que dans six semaines.

Et quand il se trouva en face de Summy Skim :

« Oui, Bill, lui déclara celui-ci, voilà où nous en sommes ! Non seulement nous n’avons point vendu le 129, mais il n’y a plus de 129 !… Et non seulement il n’y a plus de 129, mais impossible de quitter cet atroce Klondike pour rentrer dans un pays habitable !… »

Le Scout apprit alors, car il l’ignorait, la catastrophe dont cette région du Forty Miles avait été le théâtre, et comment Ben Raddle fut grièvement blessé dans cette circonstance.

« Et c’est ce qu’il y a de plus déplorable, affirma Summy Skim, car enfin, nous en aurions fait notre deuil du 129, et je n’y tenais pas au 129 et quelle idée a eu oncle Josias d’acquérir ce 129 et de mourir pour nous laisser ce 129 !… »

Il fallait entendre Summy Skim énoncer ce nombre, ce « un » suivi d’un « deux » et d’un « neuf » qu’il avait pris en horreur !

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  1. J. V. avait écrit « Lorsque ».