Le Vol des oiseaux
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 729-745).
LE
VOL DES OISEAUX

Mémoire sur le vol des insectes et des oiseaux, par M. Marey; Paris 1870.

On attribue à un roi d’Angleterre une plaisanterie bien spirituelle. Ayant convoqué ses savans, il les pria de lui expliquer pourquoi un seau d’eau n’augmentait pas de poids lorsqu’on y plaçait un poisson. Les savans demandèrent du temps pour répondre; au bout de quelques jours, ils arrivèrent chacun avec un volumineux mémoire où le problème se trouvait résolu par de subtiles déductions. Alors le roi fit apporter un seau d’eau, un poisson et une balance; le seau fut posé sur l’un des plateaux, on l’équilibra par une tare, enfin on y jeta le poisson, et tout le monde vit le plateau descendre; le seau était devenu plus lourd. Cette histoire, vraie ou fausse, est l’image fidèle de ce qui se passe tous les jours dans le monde savant. On peut dire, sans crainte d’exagérer, que la moitié de la force vive qui se dépense en travaux scientifiques est employée à raisonner sur des faits imaginaires, à expliquer ce qui n’existe pas. Le vol des insectes et des oiseaux est peut-être l’un des problèmes qui ont le plus exercé la sagacité des théoriciens de cabinet. Il offre un double intérêt : un phénomène mystérieux à faire rentrer sous les lois connues de la physique et une application importante à obtenir, application qui n’a cessé de hanter les rêves des inventeurs depuis Icare. Toutefois, si, d’après Schopenhauer, les ailes poussent à l’oiseau par l’effet de sa volonté, il faut avouer que jusqu’ici l’homme n’a point encore assez voulu. On ne compte plus les mécanismes ingénieux ou simplement bizarres qui ont été proposés pour lui permettre de quitter la glèbe à laquelle la nature semble l’avoir rivé; mais l’on en est venu à croire la solution du problème impossible. Au lieu de s’épuiser en stériles efforts d’imagination, n’eût-on pas mieux fait d’approfondir l’étude des forces que la nature met tous les jours en œuvre dans l’insecte et dans l’oiseau? « On a voulu inventer l’art du vol, dit M. d’Esterno, comme s’il n’était pas connu et pratiqué, au vu et au su de tous, depuis la création du monde, par des milliards de créatures ailées. Que dirait-on d’un homme qui voudrait aujourd’hui inventer la vapeur, au lieu d’aller voir simplement fonctionner une locomotive? » Cette étude indispensable, un physiologiste français dont je puis me dispenser de louer le mérite, M. Marey, vient de l’aborder avec toutes les ressources de la science moderne. Il a déjà publié une partie des résultats auxquels il est parvenu, il en a fait le sujet d’un cours au Collège de France; on nous saura gré d’en donner ici un résumé substantiel. Avant de décrire les méthodes de M. Marey et d’exposer les faits qu’il a constatés, je rappellerai brièvement ce que l’observation nous avait déjà appris sur le vol des oiseaux. On verra ensuite jusqu’à quel point les faits connus peuvent autoriser l’espoir d’une application pratique.


I.

A l’époque où la fauconnerie était en vigueur, les habitudes d’un certain nombre d’oiseaux ont été étudiées avec un soin assez intéressé pour qu’il soit permis d’accepter comme bien établi ce que la tradition nous a transmis à cet égard. Les oiseaux de proie qui étaient employés à la chasse se divisaient en oiseaux de haute volerie, tels que le gerfaut, le faucon, le hobereau, et en oiseaux de basse volerie, comme l’autour et l’épervier; le reste se classait dans la tribu des ignobles, ainsi nommés parce qu’il n’y avait aucun profit à en tirer. Huber, de Genève, qui a publié en 1784 un curieux ouvrage sur ce sujet, divise les mêmes espèces en rameurs et voiliers ; les premiers comprennent les oiseaux de haute volerie, les oiseaux de basse volerie sont les voiliers saillans, les ignobles les voiliers communs. Ces divisions s’appliqueraient peut-être avec avantage aux oiseaux en général, elles répondent à des aptitudes différentes et bien caractérisées. L’aile qu’on appelle rameuse offre une forme découpée, elle est faite pour frapper l’air avec force et fréquence; l’aile voilière est large, émoussée, et plus propre que l’aile rameuse à servir de voile ou de parachute. Les pennes de l’aile rameuse ont peu de largeur et se terminent en pointe adoucie; les pennes de l’aile voilière sont très larges vers le milieu, et les cinq principales sont échancrées de manière à laisser passer l’air librement par l’extrémité de l’aile. On constate aussi que les pennes voilières sont beaucoup plus molles que les pennes rameuses, ce qui se reconnaît à un signe extérieur assez constant : la fermeté des pennes se trahit par une bigarrure vive et tranchée, tandis que les pennes molles sont comme lavées uniformément de noir vers le bout et d’un blanc uniforme vers la base. Grâce à ces dispositions naturelles, le coup d’aile du rameur doit avoir plus de ressort que celui du voilier, car chez ce dernier l’extrémité de l’aile est déchiquetée et par suite sans force, tandis qu’elle est pleine et ferme chez le rameur; or c’est précisément vers l’extrémité que la surface de l’aile peut produire le plus d’effet en frappant l’air, parce que la vitesse de l’aile y atteint son maximum.

Il y a d’ailleurs une remarque générale à faire sur le coup d’aile de l’oiseau : pour avancer, il frappe droit sous lui, tandis que les rames d’un bateau frappent d’avant en arrière. La différence d’action de l’aviron et de l’aile s’explique aisément par la flexibilité de cette dernière; c’est une remarque que déjà Borelli a faite dans son Traité du mouvement des animaux[1]. Quand l’aile s’abaisse, dit-il, les pennes cèdent à la résistance de l’air et s’infléchissent de manière que l’ensemble des deux surfaces forme un coin, et le ressort de l’air agissant sur les deux plans obliques produit à la fois une impulsion verticale qui soutient l’oiseau contre la pesanteur et une impulsion horizontale qui le pousse en avant. — Huber, qui reproduit ce raisonnement, ajoute que la détente de l’aile, d’abord ployée par la résistance de l’air, prolonge l’action après la fin du coup d’aile proprement dit. Ainsi l’oiseau qui se tient dans une position horizontale et qui bat de l’aile de haut en bas s’imprime une propulsion d’avant en arrière en même temps qu’une certaine force ascensionnelle.

Le coup d’aile périodique dont l’effet immédiat vient d’être expliqué est sans doute le moyen principal mis en jeu par l’oiseau; mais, s’il n’avait pas d’autres ressources, sa locomotion aérienne serait bien compromise, ses forces n’y suffiraient pas. Nous allons voir qu’il peut monter sans faire d’autre effort que de tenir ses ailes déployées; elles produisent alors l’effet de deux voiles tendues à l’aide desquelles il transforme en force ascensionnelle soit la vitesse horizontale qu’il s’est procurée par des battemens répétés, soit le choc du vent. C’est ainsi que le cerf-volant s’élève lorsque la brise le prend en dessous. Le choc de l’air donne naissance à une pression perpendiculaire à la surface du cerf-volant, pression qui peut s’évaluer à 140 grammes par mètre carré pour un vent très faible dont la vitesse est d’environ 1 mètre par seconde, mais qui croît comme le carré de la vitesse; elle serait, par exemple, égale à 3 kil. 500 pour un vent assez fort qui ferait 5 mètres en une seconde. Cette pression ne diminue pas beaucoup, si le cerf-volant, au lieu d’être vertical, s’incline sur le vent de manière à le recevoir en dessous; mais la direction de la pression, toujours perpendiculaire à la surface du papier, devient alors oblique par rapport à l’horizon; si l’appareil est suffisamment léger, elle en neutralise le poids et le soutient dans l’air par une traction assez forte qui tend la corde du cerf-volant. Cette tendance ascensionnelle, l’oiseau l’éprouve également lorsqu’il se dirige contre le vent, ou lorsqu’il est projeté contre l’air calme par sa propre vitesse horizontale; il faut seulement qu’il présente ses ailes de manière que l’air qu’elles rencontrent tende s’échapper en dessous. Une fois lancé horizontalement, l’oiseau peut donc monter, tout en continuant sa route, par la simple action de ses ailes déployées et immobiles ; mais la vitesse horizontale se ralentit en même temps, la résistance de l’air diminue, et l’oiseau retomberait, s’il ne se donnait pas une impulsion nouvelle par quelques coups d’aile. Lorsqu’il vole de droit fil contre le vent, il profite de la vitesse horizontale de l’air pour se hausser; mais le vent le ferait infailliblement dériver en arrière, s’il ne se procurait pas une impulsion d’arrière en avant par des battemens énergiques et répétés.

D’après Huber, les oiseaux rameurs sont relativement plus lourds que les voiliers; c’est ce qui les oblige à emprunter au vent une grande partie de leur force ascensionnelle et à jouer de l’aile presque sans relâche. Lorsqu’un rameur, le faucon par exemple, veut atteindre un but placé droit au-dessus de lui, il ne monte jamais verticalement : il prend sa route dans le vent, pousse une « carrière » oblique qui le porte au niveau du but, tourne queue, et se dirige vent arrière vers le but avec une vitesse double ou triple de celle de la carrière. Si le point qu’il vise est au-dessus du vent, il y arrive en droite ligne en faisant simplement une carrière. Si le but qu’il s’agit d’atteindre est un voilier qui fait a sa diligence » vent arrière, le faucon poussera sa carrière jusqu’à un niveau supérieur à celui de sa proie, puis fondra sur cette dernière en revenant sur ses pas avec une vitesse d’autant plus grande qu’il se sera élevé plus haut. Souvent, lorsque la montée le fatigue, il revient en arrière par un « degré » horizontal, puis recommence une nouvelle carrière, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il domine sa proie d’assez haut pour pouvoir fondre sur elle. La carrière est plus ou moins oblique, elle a généralement une inclinaison de 15 à 30 degrés; ce n’est que pour une « entreprise de courte haleine » que l’oiseau monte sous des angles de 45 degrés. Il faut d’ailleurs croire que les rameurs ont un instinct particulier pour distinguer la direction du moindre souffle alors que l’air nous paraît absolument calme; lorsqu’ils sont en nombre, on les voit s’élever tous dans le même sens. Les voiliers au contraire sont peu aptes à forcer le vent. Pour atteindre un but au-dessus du vent, le voilier monte en dérivant à un niveau supérieur, puis il plonge contre le vent, la vitesse de la chute l’aidant alors à avancer malgré la résistance de l’air, ou bien il arrive par bordées, en fermant de temps à autre ses ailes pour donner tête baissée dans le vent. Lorsqu’un oiseau de proie rameur entreprend un voilier, ce dernier détale à vau-le-vent pendant que le premier pousse des carrières en sens opposé. S’il réussit à s’élever à un niveau d’où il domine le voilier, il fond sur lui et l’amène à terre, à moins que le voilier, ce qui arrive souvent, n’esquive le coup par un mouvement latéral. Dans ce dernier cas, le rameur déploie brusquement les ailes, qu’il avait serrées pendant la descente, et, s’en servant comme d’un parachute, il glisse sur l’air et remonte à une certaine hauteur d’où il renouvelle sa tentative; c’est ce qu’on appelle une « ressource, » du latin resurgere. On ne saurait admettre avec Huber que dans ces « passades » l’oiseau remonte sans effort au même niveau d’où il était parti, mais il est probable que le travail exigé par ces mouvemens est considérablement diminué par l’élasticité de l’air. Les voiliers saillans, tels que l’autour et l’épervier, se distinguent par la faculté qu’ils ont de s’élever subitement par une espèce de saut; leurs ailes sont plus fortes, leurs muscles plus vigoureux que ceux des autres voiliers ; ils montrent une grande adresse à saisir leur proie.

Les mouvemens que je viens de décrire s’expliquent sans difficulté par les effets du coup d’aile et par la résistance que l’air exerce contre l’oiseau lancé dans une direction donnée. Ce qui se comprend moins, c’est le vol sans battement d’ailes ou vol planant, tel qu’il est décrit par beaucoup d’auteurs, a Les albatros, dit M. de Tessan[2], planent presque continuellement, surtout quand le vent est très fort. Ils sont alors quelquefois plus de cinq minutes et jusqu’à un quart d’heure sans donner de coups d’aile... Habituellement, quand le vent est frais sans être très fort, les battemens d’ailes se succèdent à des intervalles de deux à trois minutes. » Or le poids de l’albatros est de 8 ou 9 kilogrammes, tandis que la surface de ses ailes très longues (1m, 40) n’est que le tiers d’un mètre carré, et la surface de l’animal entier, ailes comprises, à peu près le double. Avec ces données, il est assez difficile de se rendre compte de la suspension prolongée de l’oiseau, et M. de Tessan émet l’hypothèse qu’elle est due à des trépidations rapides et presque imperceptibles des ailes[3]. Il est encore moins aisé d’expliquer comment l’aigle et le condor peuvent planer à des hauteurs de plusieurs kilomètres, où la rareté de l’air les prive d’une partie des avantages qu’ils rencontreraient près du sol. Le vol sans battement paraît d’ailleurs être l’apanage des oiseaux de grande taille, car les pigeons et l’hirondelle, qui planent aussi, ne se soutiennent que très peu de temps dans cette situation.

La question la plus obscure de toutes celles que soulève le vol des oiseaux, c’est l’évaluation du travail qu’ils dépensent pour se soutenir contre la pesanteur. On se rappelle les résultats absurdes auxquels Navier s’est vu conduit par une analyse en apparence rigoureuse : la force d’un homme développée par une hirondelle, 26 chevaux-vapeur par un aigle, et ainsi de suite. Les relations constantes et bien connues qui existent entre le poids d’un animal, sa nourriture et le travail qu’il peut fournir, ne permettent pas de s’arrêter un instant à de semblables fantaisies; on s’assure d’ailleurs aisément que Navier était parti d’hypothèses erronées sur les mouvemens des ailes. Il y a quelques années, M. Liais a présenté sur le même sujet des considérations très justes. Il a rappelé que l’aile qui s’abaisse change de plan, le bord antérieur s’inclinant toujours en avant pendant que le bord postérieur se relève; il a fait voir qu’en remontant l’aile doit couper l’air par sa tranche et ne rencontrer qu’une résistance insignifiante, ou même empruntera la résistance horizontale une légère force ascensionnelle ; enfin il a rappelé que la résistance peut suivre des lois particulières qui facilitent beaucoup l’explication du vol. Envisagé sous ce jour nouveau, le problème ne paraît plus offrir les mêmes difficultés. Néanmoins il était temps de sortir du domaine des hypothèses et d’analyser par des moyens d’observation précis toutes les circonstances du mouvement des oiseaux. C’est ce qui fait l’objet des derniers travaux de M. Marey, que je vais essayer de résumer.


II.

La découverte du microscope ouvrit à l’homme les portes d’un monde nouveau, le monde de l’invisible, de l’impalpable. La perspective sur l’immensité de l’espace fut ainsi prolongée en sens inverse. Il restait à faire pour le temps ce qui était fait pour l’espace : il fallait pouvoir arrêter l’instant fugitif, saisir les durées insaisissables, gagner de vitesse les rayons de lumière. Ce n’est que depuis une trentaine d’années que les différentes méthodes qui permettent d’obtenir de pareils résultats ont pris place parmi les procédés habituels des expérimentateurs, et déjà elles ont transformé la physiologie et la biologie. On reconnaît maintenant combien étaient grossières les notions que nos sens nous fournissaient sur la durée des phénomènes; on commence à se familiariser avec les centièmes, avec les dix-millièmes de seconde.

Le procédé le plus important de ceux qu’on peut employer à l’étude des phénomènes rapides, c’est le tracé automatique des mouvemens. S’agit-il d’obtenir la représentation fidèle d’une vibration, il suffit d’armer le corps. vibrant d’une lame fine et flexible et d’en appuyer la pointe sur une glace enfumée que l’on fait glisser dans une direction perpendiculaire à celle des oscillations; la pointe creusera dans la poussière noire un sillon sinueux qui permettra d’analyser à loisir toutes les péripéties du mouvement en question. Au lieu d’une glace enfumée qui se déplace en ligne droite, il est plus commode d’employer un cylindre tournant sur lequel on colle une feuille de papier noircie à la flamme fuligineuse d’une lampe. On approche le style vibrant de la surface du papier, on tourne la manivelle, et l’on voit naître sur le cylindre un sillon blanc de forme sinueuse, aussi fin que s’il était fait au burin. Le tracé obtenu, on décolle le papier et on le trempe dans un bain d’alcool ; le noir de fumée se fixe alors, et l’épreuve peut se conserver sans altération comme un dessin ordinaire. Dans ces diagrammes, la longueur du sillon représente la durée totale de l’expérience, durée qui se trouve ainsi en quelque sorte grossie par sa transformation en espace. On peut la subdiviser en secondes et fractions de secondes en disposant près du cylindre un chronomètre à pointage dont l’aiguille marque les secondes à côté du tracé. Le papier noir, en se déplaçant sous la pointe, emporte pour ainsi dire avec lui chaque phase du mouvement vibratoire et la conserve inscrite à sa place dans l’ordre des temps; un simple coup d’œil jeté sur la ligne serpentante du tracé nous révèle les positions successives que la pointe occupait pendant ses oscillations, et qu’il eût été impossible à l’œil de suivre à cause de leur rapidité. C’est ainsi que l’écriture musicale représente par des notes échelonnées sur une portée une suite de sons dont la hauteur et la durée sont figurées par la position et par la forme des signes. Les coupures verticales qui correspondent aux mesures indiquent des intervalles de temps égaux, et en regardant les croches et les doubles croches qui se pressent dans l’espace d’une mesure, l’œil d’un musicien saisit immédiatement le caractère du passage qu’elles expriment. De même un expérimentateur exercé lit à livre ouvert les hiéroglyphes d’un tracé fourni par un appareil enregistreur.

La méthode graphique, dont je viens d’expliquer les procédés, a été imaginée pour l’étude des vibrations sonores, mais elle n’a pas tardé à jouer, un grand rôle dans la physiologie expérimentale. Le kymographion de Ludwig, qui devait enregistrer la pression du sang dans les artères, le myographe d’Helmholtz, destiné à l’étude des mouvemens musculaires, les différens sphygmographes qui écrivent les battemens du pouls, les cardiographes qui s’appliquent sur le cœur, les pneumographes qui explorent la respiration, tous ces appareils ingénieux qui permettent d’étendre à la biologie les méthodes rigoureuses de la physique, on peut dire qu’ils ont inauguré une ère nouvelle pour la plus obscure des sciences. M. Marey en a fait une application des plus heureuses à l’étude de la circulation du sang, et c’est grâce à ses efforts que la méthode graphique a commencé à se généraliser parmi les physiologistes français.

Il y a d’ailleurs d’autres procédés qui permettent d’analyser des mouvemens trop rapides pour nos yeux; ils se fondent presque tous sur le principe de la persistance des impressions que reçoit la rétine. On sait que l’œil a la faculté de conserver une image instantanée pendant un vingtième ou même un dixième de seconde; il en résulte que, si un point lumineux mobile met moins d’un dixième de seconde à parcourir son chemin, toute la trajectoire nous paraît illuminée. C’est pour cette raison qu’un charbon ardent que l’on fait tourner en fronde dessine dans l’air un cercle flamboyant. M. Wheatstone a profité de cette remarque pour rendre sensibles à l’œil les oscillations d’une tige élastique; il suffit pour cela de fixer à l’extrémité libre de la tige une perle brillante d’acier poli dont l’œil peut suivre le sillon lumineux lorsque la tige entre en vibration.

Ce sont ces méthodes que M. Marey a mises en œuvre pour étudier le mécanisme du vol. Il a commencé par les insectes, qui étaient plus faciles à manier que les oiseaux. Il fallait d’abord déterminer la fréquence des coups d’aile. On sait qu’elle varie beaucoup d’une espèce à l’autre; l’oreille nous en avertit par la hauteur musicale du bourdonnement. On entend un son aigu pendant le vol de certaines mouches; la note est plus grave pour l’abeille et le bourdon, plus grave encore pour les macroglosses et les sphinx; les autres lépidoptères ont un vol silencieux. Quelques auteurs (Chabrier, Burmeister) attribuent le bourdonnement à l’air qui pénètre dans les trachées et qui en sort; pour eux, ce serait donc une voix véritable, et non pas une conséquence du frémissement des ailes. Un de leurs argumens, c’est que le son devient plus aigu lorsqu’on coupe une portion des ailes; mais cela s’explique par la facilité plus grande avec laquelle l’insecte peut mettre en mouvement des ailes plus courtes. Le son cesse d’ailleurs quand les ailes sont enlevées complètement ; il semble donc plus naturel de l’attribuer aux vibrations de ces organes. Quoi qu’il en soit, la méthode graphique nous renseigne d’une manière précise sur la fréquence et la forme des battemens. On commence par noircir une feuille de papier qu’on applique ensuite sur un cylindre auquel un mouvement d’horlogerie imprime une rotation assez rapide; avec une pince délicate, on saisit l’insecte par l’abdomen et on l’approche du cylindre de façon que l’une des ailes vienne frôler le papier. La trace blanche qui se dessine sur le fond noir indique les révolutions de l’aile. Pour les compter avec plus de facilité, on dispose à côté un diapason muni d’une pointe flexible qui fait 100 ou 200 vibrations par seconde; le tracé qu’il fournit représente l’échelle des durées, divisée en centièmes ou deux-centièmes de seconde. Voici quelques chiffres qui donneront une idée des variations que présente la rapidité des battemens d’une espèce à l’autre :


Mouche commune 330 battemens par seconde.
Bourdon 240 — —
Guêpe 110 — —
Macroglosse du caille-lait 72 — —
Libellule 28 — —
Papillon (piéride du chou) 9 — —

Pour arriver à connaître les différentes positions que l’aile occupe pendant une révolution complète, M. Marey a eu d’abord recours à la méthode optique. Il a doré les extrémités des grandes ailes d’une guêpe, afin d’en pouvoir suivre la trace lumineuse. Ce ne fut pas facile, car la brusquerie de ces mouvemens est telle qu’elle projette au loin les paillettes qu’on a essayé de fixer. M. Marey parvint cependant à les faire tenir, et, plaçant la guêpe dans un rayon de soleil, il constata que le bout de chaque aile décrivait un 8 très allongé. En dorant seulement la face supérieure des ailes, on s’assure encore qu’elles s’inclinent en avant pendant la descente, et en arrière pendant l’ascension; on le reconnaît aux variations d’éclat qu’elles éprouvent, et qui ont pour cause la réflexion plus ou moins complète de la lumière incidente. Le trait plein du chiffre 8 représente la moitié brillante de l’orbite, où l’aile s’abaisse et se trouve vigoureusement éclairée; le trait délié correspond à l’ascension, où l’aile reçoit moins de lumière parce qu’elle penche alors en arrière. Il est donc prouvé que l’aile tourne lorsqu’elle descend et lorsqu’elle remonte. Cette flexion, qui est due à la résistance de l’air, a une grande importance pour la théorie du vol, car elle donne naissance à une force propulsive parallèle à l’axe du corps. C’est ainsi que la godille, qui frappe l’eau par un plan oblique, pousse le bateau d’arrière en avant. La queue des poissons agit d’une manière tout analogue; celle du castor produit le même effet en oscillant dans un plan vertical. L’hélice des bateaux à vapeur est également un propulseur basé sur le principe du plan incliné.

M. Marey a vérifié ses conclusions au moyen d’un insecte artificiel construit de la manière suivante : deux ailes composées d’une nervure rigide et d’un voile flexible sont articulées sur les deux faces d’un tambour qui représente le thorax de l’animal. Ce tambour est fixé à l’extrémité d’un tube qui permet de le gonfler et de le dégonfler tour à tour, ce qui a pour effet de faire battre les ailes aussi rapidement qu’on veut. Le tube peut tourner librement sur un support. Avec cet appareil, M. Marey a constaté qu’il suffit d’imprimer aux deux ailes un mouvement vertical de haut en bas et de bas en haut pour faire marcher l’insecte artificiel dans le sens horizontal. Les ailes s’infléchissent sous le choc de l’air, et produisent une impulsion horizontale par un effet de plan incliné. En donnant au tube du tambour des positions plus ou moins obliques, on s’assure que l’insecte artificiel soulève le tube lorsqu’il bat des ailes horizontalement, la tête en haut, et qu’il tend à descendre lorsqu’il frappe horizontalement, la tête en bas. Quand l’axe du corps est oblique, l’insecte monte en même temps qu’il tourne dans son manège. C’est ainsi que les choses se passent sans doute dans la nature. La force d’impulsion créée par le battement est presque parallèle à l’axe du corps quand l’aile s’abaisse et lorsqu’elle remonte; pour s’élever, l’insecte doit se tenir à peu près debout, et c’est là en effet la position que les mouches affectent ordinairement dans le vol. Les abeilles s’inclinent généralement à 45 degrés; les papillons préfèrent la position horizontale, mais la grande étendue relative de leurs ailes leur permet de se soutenir avec une force ascensionnelle minime, qu’ils peuvent acquérir en abaissant l’aile plus vite qu’ils ne la remontent. Ils volent d’ailleurs en culbutant et par saccades.

Pour l’oiseau, les conditions de la locomotion aérienne sont très différentes. La résistance de l’air est ici plus grande pendant la phase descendante de l’aile que pendant la phase ascendante. Cela tient d’une part à la disposition des pennes, qui s’imbriquent de façon à fermer tout passage à l’air inférieur, tandis que l’air supérieur peut traverser l’aile en fléchissant les barbes des plumes. D’autre part, la forme de l’aile, convexe en dessus, concave en dessous, établit une grande différence entre les résistances que les deux faces peuvent développer. Enfin nous avons déjà dit que l’aile qui remonte coupe l’air par sa tranche, et peut même en glissant sur l’air transformer en force ascensionnelle une fraction de la vitesse horizontale acquise par le battement descendant. Lorsqu’elle s’abaisse, l’aile est d’abord inclinée d’avant en arrière, mais l’humérus tourne ensuite de manière que le bord antérieur descend plus vite que le bord postérieur; à ce moment, la pression de l’air soulève l’oiseau en même temps qu’elle le porte en avant. Vers la fin du battement, l’aile, qui a été fléchie, se détend comme un ressort et reprend sa position primitive, ce qui prolonge l’effet du coup ; elle remonte enfin en restant parallèle à elle-même, et il est facile de s’assurer que la résistance qu’elle rencontre pendant cette phase est très faible, ou même dirigée de bas en haut.

La méthode graphique, dont l’emploi était facile avec les insectes, ne peut plus s’appliquer dans les mêmes conditions lorsqu’il s’agit d’un canard ou d’un pigeon, parce que l’oiseau ne vole que si on le laisse libre. Il fallait donc établir entre l’oiseau et l’appareil enregistreur une transmission de signaux. Cette transmission, M. Marey l’a obtenue de plusieurs manières, et d’abord par l’électricité. L’appareil fixe représentait un poste central de télégraphie de campagne, l’oiseau était le poste volant. La grande salle de l’ancienne Comédie-Française, que M. Marey a convertie en laboratoire de physiologie, offrait pour ces expériences tout l’espace nécessaire. L’oiseau emportait un câble fin et souple qui contenait deux fils conducteurs; les deux bouts des fils communiquaient avec un jeu de soupape attaché à l’une des ailes, qui ouvrait le circuit électrique quand l’aile s’élevait, et le fermait lorsqu’elle s’abaissait. En même temps le télégraphe traçait sur le cylindre tournant une ligne crénelée qui reproduisait les alternatives rapides des mouvemens alaires. C’est ainsi que M. Marey a pu compter avec précision le nombre des battemens que divers oiseaux exécutent dans l’espace d’une seconde : il a trouvé en moyenne 13 battemens par seconde pour le moineau, 9 pour le canard sauvage, 8 pour le pigeon, 5 pour la chouette effraie, 3 pour la buse, et ainsi de suite. La fréquence des battemens varie du reste suivant que l’oiseau est au départ, en plein vol ou prêt à se poser. Quelques oiseaux offrent des temps d’arrêt où ils ne font que planer. Ces expériences ont encore montré que la durée de l’abaissement de l’aile est en général plus longue que celle de l’élévation. M. Liais croyait au contraire avoir constaté que l’aile descendait plus vite qu’elle ne s’élevait; pour les frégates, il avait trouvé la durée de l’ascension cinq fois plus longue que celle de la descente. Il est possible que le rapport des deux temps varie avec les circonstances, et d’une espèce à l’autre.

Un autre procédé employé par M. Marey repose sur l’observation du gonflement et du relâchement successifs des muscles du thorax pendant le vol. Un muscle ne peut diminuer de longueur sans se gonfler, ni s’allonger sans s’amincir; il en résulte que les contractions qui produisent les mouvemens des membres peuvent être constatées par l’enflure subite des muscles. Voici comment ce fait bien connu a été mis à profit. Avant de jeter un pigeon en l’air, on lui mettait un petit corset; entre l’étoffe bien tendue et les muscles pectoraux, on glissait une cuvette de cuivre fermée par une membrane de caoutchouc sous laquelle était un ressort à boudin. Cette « ampoule exploratrice » communiquait avec un tube très léger dont l’autre extrémité aboutissait à une ampoule semblable, le récepteur des signaux. Le gonflement des muscles, en comprimant le ressort de l’ampoule exploratrice, chassait l’air par le tube de transmission dans le récepteur; ce dernier s’enflait et mettait en mouvement un levier dont la pointe écrivait sur le cylindre enfumé pendant que le pigeon s’envolait dans la direction de la volière. Les tracés obtenus de cette manière montrent constamment deux ondulations pendant chaque battement; la première, la plus forte des deux, correspond à la contraction du grand pectoral, qui abaisse l’aile; la seconde, moins accentuée, représente la contraction du pectoral moyen, ou élévateur de l’aile. Toutefois, comme les deux muscles se touchent, les deux ondulations ne sont pas nettement séparées, et il resterait quelque incertitude sur le point d’origine de chaque mouvement, si M. Marey n’avait pas eu soin de munir ses télégraphistes volans à la fois de l’ampoule exploratrice et du câble électrique.

Pour bien apprécier la signification de ces tracés, il fallait encore déterminer par des expériences indépendantes la forme des contractions musculaires qui répondent à des résistances données. Or, avant d’aborder le problème du vol, M. Marey avait déjà fait une étude très complète des déformations que les muscles présentent dans les différens cas, suivant le travail qu’on leur impose[4]. Si l’on fait agir l’électricité ou un autre excitant sur le nerf d’un muscle, on provoque une espèce de secousse ou d’onde passagère dont la durée varie beaucoup d’une espèce à l’autre; elle dure une seconde et phis chez la tortue, six ou huit centièmes de seconde chez l’homme, et quatre centièmes de seconde seulement chez l’oiseau, qui devient ainsi capable de mouvemens beaucoup plus brusques. La forme de cette intumescence diffère selon la résistance que le muscle doit vaincre ; le tracé graphique s’élève rapidement quand le muscle est libre, s’aplatit lorsqu’il rencontre un obstacle fixe, s’infléchit d’une certaine façon, si l’obstacle est élastique. Pour mieux se rendre compte de l’influence de ces conditions sur les tracés de son appareil, M. Marey appliquait le petit tambour explorateur sur son biceps à l’aide d’une bande roulée, puis exécutait des mouvemens variés; il soulevait des poids, étirait un ruban de caoutchouc, ou frappait contre le dessous d’une lourde table qui arrêtait brusquement la main. La comparaison des tracés rend manifeste l’existence d’un obstacle élastique pendant la descente de l’aile, tandis que la courbe de l’élévateur est celle d’un muscle qui soulève un poids : l’obstacle élastique est l’air comprimé; le poids, c’est la masse inerte de l’aile. On peut voir là une preuve nouvelle de la fidélité avec laquelle les appareils myographiques reproduisent toutes les phases des mouvemens volontaires.

Nous avons déjà vu que le va-et-vient de l’aile est accompagné d’un pivotement de l’humérus autour de son articulation. Pour constater cette rotation de l’aile, M. Marey a imaginé d’attacher sur le dos de l’oiseau un petit appareil fort ingénieux, composé de plusieurs leviers et de deux ampoules rectangulaires qui communiquaient par deux tubes flexibles avec l’appareil récepteur. La discussion des tracés ainsi obtenus a montré que la pointe de l’aile d’une buse décrit pendant chaque battement une espèce d’ellipse avec une petite inflexion au début qui rappelle le coup de fouet du bras d’un nageur.

Il restait à enregistrer les soubresauts que la réaction des coups d’aile fait décrire au corps de l’oiseau. À cette fin, M. Marey fixait sur le dos du volatile un petit tambour à peau très lâche, lestée d’une masse de plomb. L’inertie du plomb l’empêchait de suivre les mouvemens brusques imprimés au tambour; il déprimait la membrane quand le tambour était soulevé, il restait en arrière quand le tambour descendait, et il en résultait tour à tour une compression et une dilatation de l’air intérieur qui se transmettaient à l’appareil récepteur par un tube de communication. Appliqué à plat sur le dos de l’oiseau, le tambour accusait donc les oscillations verticales du corps de l’animal; appliqué de champ, il trahissait les alternatives de la vitesse horizontale. Les curieux tracés de ce télégraphe aérostatique permettent de reconnaître l’existence de deux ondulations ascendantes du corps pour chaque révolution de l’aile chez un canard sauvage; chez la buse, le busard, la chouette, la seconde oscillation se trouve à peine indiquée. D’après M. Marey, cette seconde montée plus faible se produit au moment où l’aile revient, et s’explique par l’impulsion ascensionnelle que l’aile emprunte à la résistance de l’air aux dépens de la vitesse horizontale. Cette hypothèse serait confirmée par les tracés, car on y voit la progression horizontale se ralentir au moment où l’aile remonte, et ces alternatives, assez faibles au départ, s’accusent plus nettement quand l’oiseau est lancé, et que sa vitesse de progression devient considérable. Il me semble que cette théorie laisse encore prise au doute. La vitesse due à une force accélératrice atteint son maximum au moment où la force cesse d’agir; il s’ensuit que le maximum de la vitesse ascensionnelle que l’oiseau se procure en frappant l’air de haut en bas devra coïncider avec la fin du coup d’aile et s’ajouter à la poussée verticale que l’aile remontante peut gagner aux dépens de la vitesse horizontale. Le résultat devra toujours être que l’oiseau s’élève pendant que les ailes reviennent, et l’on a quelque peine à comprendre que la grande oscillation ascendante puisse commencer quand l’aile s’abaisse, c’est-à-dire au moment où la vitesse ascendante doit être épuisée et où le ressort du coup d’aile n’est pas encore développé. Il y a là, je crois, une difficulté que des expériences ultérieures pourront seules éclaircir.

La différence très sensible que les tracés graphiques font reconnaître entre le vol du canard sauvage et celui de la buse est d’ailleurs révélée par l’aspect même de leurs mouvemens, car le premier de ces oiseaux agite ses ailes de manière à leur faire décrire des angles de 90 degrés, tandis que le coup d’aile de la buse a très peu d’amplitude; en la regardant de profil, c’est à peine si l’on voit la pointe de l’aile dépasser les limites de la silhouette du corps. Le canard sauvage est un rameur, la buse un voilier. L’étude anatomique des muscles nous apprend encore que ce contraste, qui saute aux yeux, repose sur une différence de structure; chez les voiliers, le grand pectoral, qui abaisse l’aile, est gros et court; chez les rameurs, il est long et grêle. On peut conclure de l’ensemble de ces faits qu’un rameur et un voilier de même taille ou de même poids exécutent à peu près le même travail pour se mouvoir dans l’air, car le rameur compense par un grand parcours et une vitesse plus considérable de l’aile ce que les petites dimensions de ce membre lui font économiser en efforts contre la résistance de l’air.

Borelli avait essayé d’évaluer la force que les muscles de l’oiseau développent pendant le vol, en tenant compte de la longueur des bras de levier où ils sont attachés ; il avait ainsi trouvé que la puissance musculaire de l’oiseau surpassait dix mille fois son poids. Un calcul analogue l’avait conduit à admettre que l’homme devait employer pour sauter une force environ trois mille fois plus grande que son poids. Dans un livre publié en 1784, un ecclésiastique allemand, Silberschlag, arrivait cependant à des évaluations beaucoup moins monstrueuses; il estimait à 150 kilogrammes la force musculaire développée à chaque coup d’aile par un aigle qui pesait 4 kilogrammes, ce qui donnerait 38 pour le rapport de la force au poids. M. Marey a essayé d’élucider cette question par des mesures directes. En physiologie, on appelle force statique d’un muscle le poids maximum qu’il peut soulever. D’après Weber, la force statique des muscles de la grenouille est de 1 kilogramme par centimètre carré de section; pour l’homme, elle est de 5 à 7 kilogrammes par centimètre d’après Henke et Koster. Il fallait obtenir la donnée analogue pour un oiseau; voici comment M. Marey s’y prit pour l’avoir. Il avait déjà vu qu’un pigeon couché sur le dos ne pouvait soulever un poids de 1 kilogramme posé sur l’aile au niveau de l’articulation du bras avec l’avant-bras; on pouvait en conclure que la force du grand pectoral de l’oiseau n’est pas énorme. L’expérience suivante confirme cette déduction. Une buse chaperonnée fut placée sur le dos, les ailes étendues. L’application du chaperon plonge ces animaux dans une sorte d’hypnotisme, et permet de faire sur eux toute sorte d’opérations sans qu’ils trahissent leur douleur autrement que par des mouvemens réflexes. M. Marey dénuda les muscles de l’aile jusqu’à l’avant-bras, lia l’artère et désarticula le coude en faisant l’ablation du reste de l’aile. Une corde fut alors fixée à l’extrémité de l’humérus, et au bout de la corde un plateau où l’on versa de la grenaille de plomb pendant que le muscle était excité par l’électricité; la force de contraction ne fut surmontée que lorsque le poids supporté par cette espèce de peson s’éleva à 2 kil, 380. Un calcul très simple montre que la force réelle du muscle était de 12 kil,600; la section de ce muscle étant de 9 centimètres 1/2, on obtient environ 1kil,300 pour sa force relative. Nous voilà bien loin des chiffres fantastiques de Borelli! En admettant même que le résultat de cette détermination soit trop faible de moitié ou qu’il faille le tripler pour tenir compte de certaines causes d’erreur, nous n’avons toujours qu’une force statique de même ordre que celle des mammifères. Ce qui fait la supériorité des oiseaux, c’est la rapidité d’action. La secousse musculaire provoquée par un excitant quelconque ne dure chez l’oiseau que 4 centièmes de seconde, la moitié du temps qu’elle exige chez l’homme, le tiers de celui qu’elle prend chez la tortue. Cette rapidité est une condition essentielle du vol ; elle est indispensable pour créer dans un fluide tel que l’air un point d’appui suffisant. C’est ainsi qu’on traverse un marais en courant sur les pierres ou les troncs d’arbre qui se montrent à la surface; on enfoncerait, si on s’arrêtait un moment de trop. Chez le poisson, qui se meut dans l’eau, l’acte musculaire est déjà plus bref que chez les animaux qui foulent la terre; mais il l’est moins que chez l’oiseau, qui a pour domaine un milieu plus mobile encore. Pour comprendre la production si rapide du mouvement dans les muscles de l’oiseau, il faut admettre que les actions chimiques y naissent et se propagent avec une facilité exceptionnelle. C’est ainsi qu’il y a des poudres de guerre qui brûlent plus vite, et par conséquent agissent plus brusquement que d’autres sur les projectiles.

En tenant compte de la fréquence des battemens, de l’amplitude des coups d’aile et de la surface de l’oiseau, on arrive également à cette conclusion, que le travail dépensé dans le vol doit être beaucoup moindre que ne l’ont supposé quelques auteurs. Et cependant l’oiseau nous étonne par les prodiges qu’il accomplit : nous voyons les rapaces faire aisément leurs 45 kilomètres à l’heure; le faucon du roi Henri II, qui s’égara pendant une chasse à Fontainebleau, fut pris le lendemain à Malte, ce qui suppose une vitesse d’au moins 75 kilomètres par heure. Les hirondelles ne mettent, dit-on, que huit jours à traverser l’Europe et la Méditerranée. Si l’on se rappelle enfin les oiseaux de mer que les navigateurs rencontrent souvent à plus de 300 lieues de terre, on conviendra qu’un vol aussi soutenu serait inexplicable, s’il était entièrement dû au ressort des coups d’aile. Prenons un exemple numérique. Un pigeon qui pèse 300 grammes peut offrir à l’air une surface de 750 centimètres carrés. S’il fait 8 battemens par seconde, la descente de l’aile dure, d’après M. Marey, 7 ou 8 centièmes de seconde, et, le parcours de la pointe étant de 30 centimètres, on trouve une vitesse moyenne de 4 mètres. Si la surface entière se déplaçait avec cette vitesse supposée uniforme, elle éprouverait une résistance de 110 grammes; mais, comme la vitesse va en diminuant de la pointe de l’aile vers l’attache, la résistance réelle est à peine de 40 grammes. Or, pour vaincre le poids de l’oiseau et pour lui donner une impulsion de bas en haut, il faudrait une pression de 400 ou 500 grammes. Où prendre d’abord cette pression nécessaire? On dira que la forme concave des ailes permet d’augmenter le coefficient de résistance ; mais nous aurons beau le doubler ou le tripler, nous n’arriverons pas à 500 grammes. Il faut donc renoncer à l’hypothèse d’une vitesse uniforme des ailes. Les expériences de MM. Piobert, Morin et Didion nous ont appris que la résistance de l’air est très différente pour une vitesse accélérée, parce que le corps mobile entraîne alors une certaine masse d’air qui lui constitue une poupe et une proue fluides. Les formules montrent que la résistance qui en résulte peut devenir très considérable sans que le travail augmente dans la même proportion. Malheureusement il est presque impossible, dans l’état actuel de la science, d’appliquer avec certitude les données expérimentales au calcul des pressions qui se développent sous l’aile d’un oiseau. Tout ce qu’on peut en conclure, c’est que la loi de la résistance varie énormément avec les conditions dans lesquelles a lieu le mouvement. Il est très probable que l’élasticité de l’aile modifie ces conditions à tel point qu’avant tout calcul il faudra d’abord instituer des expériences spéciales sur la résistance que les fluides opposent au mouvement d’une lame flexible. N’oublions pas d’ailleurs que jusqu’à présent on a toujours observé des mouvemens continus : dans ces cas, il s’établit une sorte de régime des courans d’air qui s’écoulent autour du corps solide; mais les choses se passent peut-être tout autrement quand la surface qui frappe rencontre à chaque instant une masse d’air nouvelle dont elle est obligée de vaincre l’inertie. On sait qu’il faut plus d’effort pour ébranler une voiture que pour en entretenir le mouvement. Quelque chose d’analogue doit avoir lieu pour les masses d’air sur lesquelles passe l’oiseau en les frappant de coups secs; la résistance qu’il obtient doit être plus considérable que celle que subit une lame rigide en parcourant un chemin continu. Il est vrai qu’avec la résistance le travail augmente aussi, de sorte que l’on se retrouve en face d’une nouvelle difficulté qui ne peut être éludée. Il faudra de toute nécessité admettre que le travail de l’oiseau n’est qu’intermittent, qu’il se repose en planant, et qu’il profite du vent pour s’élever à peu de frais.

Il est assez naturel de se demander si les résultats de ces nouvelles recherches sur le mécanisme du vol nous autorisent à songer à des applications pratiques. Une réponse affirmative serait prématurée; mais l’on peut dire que les calculs par lesquels on a voulu établir l’impossibilité d’une machine volante reposent sur des données qui ne rendent pas même compte de la suspension de l’oiseau. Vers 1808, un horloger de Vienne, Jacob Degen, s’était construit deux ailes d’une surface totale de 10 mètres carrés, avec lesquelles il s’élevait en 30 secondes à la hauteur de 16 mètres quand le poids de son corps était réduit à 35 kilogrammes par une corde lestée d’un contre-poids, ou bien il se faisait hisser par un petit ballon jusqu’à une hauteur de 100 ou de 200 mètres, et descendait ensuite doucement, avec des temps d’arrêt et en profitant parfois du vent pour remonter un peu. Assurément le résultat n’était pas encore très brillant, mais il ne faut pas oublier que l’oiseau lui-même a besoin de faire un apprentissage avant de prendre sa volée. Lorsqu’on rapproche tous les faits connus sur le vol des oiseaux, on ne peut se défendre de penser que c’est affaire d’équilibre au moins autant qu’effort des ailes. Ce sont les questions de cet ordre que les recherches ultérieures de M. Marey ne tarderont point à élucider après avoir déjà dévoilé le véritable mécanisme des mouvemens alaires. La sévérité de sa méthode permet d’espérer que les mystérieux phénomènes du vol n’auront bientôt plus de secret pour nous. On vient de voir l’expérimentateur à l’œuvre, sa persévérance déjà aguerrie triomphera des dernières difficultés.


R. RADAU.

  1. Borelli, De motu animalium, chap. XXII, prop. 196; Rome 1680.
  2. Voyage autour du monde sur la frégate Vénus, t. V, p. 111.
  3. Un vent très fort, qui fait 20 mètres en une seconde, peut cependant exercer une pression verticale de 10 kilogrammes sur un albatros qui se tient peu incliné sur l’horizon.
  4. Du Mouvement dans les fonctions de la vie, par E.-J. Marey; Paris 1868.