Le Vol de la Marseillaise

Le vol de la Marseillaise [1]
Edmond Rostand

Revue des Deux Mondes tome 37, 1917


LE
VOL DE LA MARSEILLAISE[2]


Or le Souffle voulait s’incarner dans un chant.
L’œuvre cherchait à vivre, et flottait, en cherchant.
Pour vivre, il lui fallait le Tumulte et le Rêve,
La Révolution et le printemps, la sève
Et le sang, l’arbre en fleur et la France en péril,
La Déclaration de Guerre au mois d’avril,
Et la frontière en dix-sept cent quatre-vingt-douze.
Elle flotta sur Thann, et flotta sur Mulhouse.
Il fallait un miracle, et que tout s’accordât :
Une nuit étoilée, une âme de soldat…
En passant sur Strasbourg, elle désira naître.)

Un chant de violon montait d’une fenêtre.

Dans sa chambre, en jouant, un jeune homme marchait.
Triste, il laissait parfois retomber son archet,
Comme un Ange attendant le souffle d’un Archange,

Alors, dans cette rue humble « de la Mésange, »
Le Souffle entra. L’homme était pauvre. Il était pur.
Il était fier. C’était un capitaine obscur
Qui sortait d’une fête où des voix enflammées
Avaient dit : « Il faudrait un chant pour nos armées !
Qui le composera ? Rouget de l’Isle, toi ! »
Et la chambre est pareille à celle, sous le toit,
Où, ce soir, Bonaparte, en rêvant, tu te couches !
Qui sont les artisans des chefs-d’œuvre farouches ?
La Pauvreté, toujours, et l’Orgueil ; ce sont eux !
— Un mauvais violon, un pupitre boiteux,
Un habit d’officier jeté sur une chaise…
C’est de là qu’elle va partir, la Marseillaise !

« C’est vrai qu’il faut un chant, disait l’homme enivré.
Le sombre Ça Ira qui piétine, c’est vrai,
N’est qu’un bruit de sabots qui demandent des ailes ! »
Et, de son violon tirant des notes grêles,
L’homme cherche à donner des ailes aux sabots !
Il cherche…

Tout d’un coup, les sons deviennent beaux.
Le Souffle vient d’entrer. Le Souffle se fait Verbe.
Est-ce toi, violon, qui chantes si superbe
Sous les doigts d’un modeste élève de Grétry ?
Ce grand cri, meurtrier tout ensemble et meurtri,
Est-ce lui qui le pousse, et toi qui l’accompagnes ?
« Egorger… dans nos bras… nos fils. ..et nos compagnes !… »
Et l’homme, répétant avec colère : « Nos, »
Blême d’imaginer des crimes infernaux,
Se penche, et, les doigts vifs sur l’ébène du manche.
Sent tout son cœur glisser dans ce bois creux qu’il penche !
Il pleure chaque fois qu’il trouve un nouveau cri.
Mais des cris peuvent-ils s’écrire ?… Il les écrit.

Vite, pour prendre au vol les notes irritées,
Il tend sur le papier les cinq fils des portées.
Ce sera détestable ou sublime. Il a peur,
Tout chef-d’œuvre nocturne étant une vapeur
Qui peut s’évanouir lorsque blanchit la vitre.
Que va-t-il retrouver demain sur son pupitre ?
— L’homme tombe, épuisé, las d’être surhumain.
Il dort.

Le chant s’élance ! — et, dès le lendemain,
Vole du violon sur un clavier d’ivoire.
Des héros attablés forment son auditoire.
Le maire de Strasbourg les manda ce matin
Pour leur chanter le chant nouveau. C’est un festin
Qui mêle, au seuil des jours pleins d’heures inconnues,
Les épaulettes d’or et les épaules nues.
On cause. On rit. « Sait-on ce que devient Kléber ?
— Qui ? le géant ? Il vient de s’engager ! — Mon cher.
Les sangliers germains vont rentrer dans leurs bauges ! »
Et la vieille eau-de-vie aux framboises des Vosges
Passe… Et la Mort, dans l’ombre, enroule à son index
Un des beaux cheveux blonds du lieutenant Desaix.

Les couples ne prêtaient que des oreilles vagues
Quand la nièce du maire, en enlevant ses bagues.
S’assit au piano-forte de Silbermann.
Mais la guimpe et le frac, l’écharpe et le dolman
Frémirent ; tous les yeux se remplirent de larmes ;
Et lorsque retentit le magnifique : « Aux armes ! »
Le clair salon put voir, à cette grande voix.
Tous les Français debout pour la première fois.

Et laissant le clavier brisé par ses saccades,
Le chant s’envole ! Il va courir sous les Arcades,

S’empare du clairon, possède le tambour,
Occupe tous les doigts des fifres de Strasbourg…
Et le vent du matin n’était qu’une brûlure !
Et les soldats, surpris de presser leur allure,
Disaient, en retenant leur pas qui bondissait :
« Qu’est-ce que c’est que cet air-là ? Qu’est-ce que c’est
Que cet air-là ? »

Cet air, ô pâle Volontaire,
C’est ton immense soif de délivrer la terre !
C’est l’esprit véhément qui sur toi déferla,
Et qui veut déferler jusqu’à nous ! cet air-là,
C’est ton âme de feu dans un refrain captée,
Et qu’un soir de ce siècle aux siècles a jetée,
Parce qu’il sait qu’un jour nous en aurons besoin !

Mais les soldats riaient, n’y voyant pas si loin,
Et disaient : « C’est un air qui porte la moustache ! »

Et du poète l’œuvre à jamais se détache.
Plus il aura l’oubli, l’injure et la prison.
Plus elle aura l’amour, la gloire et l’horizon !
Elle va ! Ses couplets s’en vont dans la besace
Des colporteurs. Soudain — oh ! que c’est loin, l’Alsace,
Le violon nocturne, et le blanc piano ! —
A Marseille, dans la ruelle Thubaneau
Qui sent le café noir, le goudron et l’orange.
Le chant prend un accent plus rauque et plus étrange.
Argenté par l’étoile, il se cuivre au soleil.
Pour ne pas trop rester à lui-même pareil.
Un chant doit voyager comme font les légendes !
Mais Paris gronde au loin. — « Qu’est-ce que tu demandes ? »
Vient de crier Marseille à la Ville en courroux.
« Six cents hommes sachant mourir ! » dit Barbaroux.

Et traversant la France entière, six cents hommes
Rapportent à Paris le chant par qui nous sommes,
Et jettent, dans les cœurs que leurs voix font s’ouvrir,
Le désir d’être libre et de savoir mourir !

Le col des jeunes gens échappe aux bras des femmes.
L’âme du violon court dans toutes les âmes.
Qu’est-ce que c’est que cet air-là ? Qu’est-ce que c’est ?…
Il faut qu’on le propage aussitôt qu’on le sait !
Sans cesse, pour chanter cet air-là, sous les arbres.
Des hommes sont grimpés sur les socles des marbres.
Tout frémit. Des couplets s’ajoutent à ce chant.
Car, étant une foule, il grossit en marchant !
Ce chant met un bonnet au bout de chaque lance.
Dès qu’un enfant le chante, un quartier fait silence.
Un chanteur entonnant, un jour, place Maillot,
« Amour sacré de la Patrie, » un long sanglot
L’entoure, et lentement, sur la place qui grouille,
Ne pouvant se lever, le peuple s’agenouille.

Ah ! quand on traite ainsi cet Hymne, étonnons-nous
Qu’il accorde Jemmape à ce peuple à genoux !
Nous aussi, nous aussi, pour que le Souffle passe,
Sachons n’être qu’un peuple à genoux sur la place !

Le chant vole. Il n’a soif que de sang étranger.
Quand il voit le massacre, il fuit vers le danger !
Il part. Il veut planer sur les infanteries !
— En passant, il s’arrête au sac des Tuileries.
La foule allait briser le clavecin d’or brun
Où la Reine jouait Plaisir d’ Amour : quelqu’un.
Soulevant tout d’un coup le beau couvercle, essaye
De jouer l’air qui vient d’arriver de Marseille ;

Et la foule aussitôt forme un rond effrayant,
S’émeut, chante… Et le chant reprend son vol, ayant
Sauvé le clavecin de Marie-Antoinette.

— « Serrez vos bataillons ! Baissez la baïonnette !
Chantez ce chant ! et vous vaincrez ! » C’est Dumouriez
Qui parle. Et, fiers pandours qui déjà souriiez,
L’énorme chant, parti des ailes et du centre,
Vous met la peur — avant la baïonnette — au ventre !
Ce chant à nos soldats tient lieu de pain, de rhum,
De souliers le matin, le soir de Te Deum !
L’âme du violon chante dans tous les cuivres !
Marseillaise ! à présent tu combats, tu délivres.
Tu voles, désignant l’Avenir d’un estoc
Qui fait réfléchir Gœthe et larmoyer Klopstock !
Tu voles ! Quelquefois tu reviens ; tu t’arrêtes
Sur les vingt Girondins debout dans cinq charrettes,
Et tu repars ! Jamais ton cœur ne préféra
Les tambours de Santerre au tambour de Bara.
La Marseillaise vole ! Elle chante à Bruxelles…
Ah ! qu’elle y chante encor ! — Et puis, battant des ailes,
On la voit, à Paris, un jour de Messidor,
Entrer dans l’Assemblée… ah ! qu’elle y entre encor !
Mais elle dit toujours : « Il faut que je m’en aille,
Gossec n’orchestre pas si bien que la mitraille ! »
D’ailleurs, tout l’horizon tonne, l’heure approchant
Où chacun des cris d’or échappés de ce chant
Va se durcir en aigle au sommet d’une hampe.
— Quand on chante ce chant la nuit, l’émigré rampe
Pour l’écouter de loin, et l’écoute en rêvant :
Ce chant devient la France ! et plus d’un ci-devant
L’a hurlé, le bicorne à la pointe du sabre !
— Sur un socle de neige un cheval blanc se cabre :

Le Saint-Bernard est dur, et le Premier Consul
Sent qu’il n’est pas l’instant de préférer Méhul.
« Que l’on fasse donner, dit-il, la Marseillaise ! »
Elle donne… et sautant de mélèze en mélèze,
Et hissant leurs canons à travers les sapins, «
Les soldats de l’An Huit sont déjà des Alpins !

Elle est à Marengo, tout d’un coup, l’Immortelle !
« Epargnez ces tristes victimes… » chante-t-elle,
Et Bessière, en chargeant, fait s’entr’ouvrir les rangs
Pour ne pas écraser les ennemis mourans.
Desaix meurt, en voyant passer l’Echevelée !
Et soudain… il revoit une nuit étoilée…
Les roses d’une table… et, dans un clair décor, »
L’heure où la Marseillaise, Alsacienne encor,
Pour la première fois défit sa tresse blonde…
Maintenant, ses cheveux ont recouvert le monde !
Son bonnet phrygien a le Coq pour cimier.
Ce Coq offusque un peu Napoléon Premier,
(Car le Soir n’aime pas qu’on rappelle l’Aurore.)
Mais elle, elle est fidèle, et le sanglot sonore
De cette grande fille au rire subversif
Vengera l’Empereur monté sur son récif !
Elle bondit. Trois fois le soleil l’auréole.
Son chant fait aux pavés quitter leur alvéole.
— Viens à nous, maintenant, Guerrière aux bras levés !
Ta barricade n’est qu’un tremplin de pavés
Où tu cherches l’élan qui jusqu’à nous te porte !
Franchis, d’un vol, les temps où la grandeur est morte !
Tu peux bien convenir, en beau monstre loyal,
Que ton chant n’est pas fait pour qu’au Palais-Royal
Louis-Philippe le fredonne à sa fenêtre
Quand Gavroche s’amuse à le faire paraître !

On n’embourgeoise pas une Euménide. — Viens
Vers nos temps fabuleux, sismiques, diluviens !
Il te faut les grands jours d’un siècle et d’une race,
Et dans les petits jours ton aile s’embarrasse !
Rendre, quand il le faut, un peuple forcené,
C’est pour cela qu’un soir ton chant terrible est né !
Franchis l’heureuse paix pour qui tu n’es pas faite !
Passe vite au-dessus des plaines de défaite
Où l’on t’avait trop tard appelée au secours !
C’est nous qui t’attendons ! Brûle l’Histoire I Accours !
Ah ! ton vol se rapprocheI Enfin ! tu vas donc faire
De nous ces furieux que ton âme préfère,
Pleins d’une sainte écume et du plus juste fiel,
Et nous sauver encore ! — O miracle éternel !
O Provinces donnant, pour sauver la Patrie,
La Lorraine une enfant, l’Alsace une Furie
Qui lève dans l’espace et brandit dans le temps
Un étendard de sons déchirés et flottans !

Tu viens ! — et tout d’un coup tu disparais… Serait-ce
Qu’il faut que toute Gloire un moment disparaisse ?
Mais elle n’est pas morte ! — Où donc est-elle ? — Elle est
Dans la prose aux sursauts brusques de Michelet !
Où donc est-elle ? — Au bout de l’Avenue altière
Elle est dans le cri noir de la bouche de pierre !
La tigresse des soirs de Révolutions
N’est pas morte, car bien souvent, quand nous passions,
Nous avons entendu miauler sa colère
Dans un accordéon de quartier populaire.
La voilà qui revient, dans des fanfares… Ciel !
Le chant national n’est plus qu’officiel !
Est-ce qu’on va pouvoir, grande Voix étouffée,
D’entre les orphéons ressusciter Orphée ?

Oui, l’aveugle qui joue au coin d’un piédestal
Peut retrouver le son du violon natal ;
L’orgue de Barbarie a beau vouloir le moudre,
Le chant mystérieux contient toujours la foudre !
Et pour que, tout d’un coup, rentrant dans son destin,
Celle qui vient chanter à la fin du festin
Fasse, d’un seul coup d’aile abattant les pilastres,
A quelques lampions succéder tous les astres,
Pour que, prête à voler sans qu’on sache jusqu’où,
Folle, avec tous ces cris qui te gonflent le cou,
Tu resurgisses, Marseillaise ! et tu remettes
Un dieu dans le buisson ardent des baïonnettes
Et la rage de vaincre au cœur irrésolu,
Il ne faudrait… il ne faudra…

Il n’a fallu
Qu’un soir de samedi, qu’un matin de dimanche,
Et deux petits drapeaux sur une affiche blanche.
 
Et le chant, formidable alea jacta est,
Sort de tous les wagons de la Gare de l’Est.
L’immense Marseillaise est vers le nord montée.
Un million cinq cent mille hommes l’ont chantée !
Mais soudain… Se peut-il que sans s’être battus
Un million cinq cent mille hommes se soient tus ?
Non. La masse ne rompt, — haletante, — aguerrie,
Que pour choisir le bois, la vigne, la prairie
Où l’Hymne doit reprendre avec le feu, — ne rompt,
Le doigt sur la gâchette et la lèvre au clairon,
Qu’à pas lents, indignes, retenus et solides.

Un jour, Napoléon s’éveille aux Invalides,
Et, rouvrant dans sa nuit cet œil calme qui rend
Le marbre du tombeau lui-même transparent,
Voit sur le sarcophage une Forme accoudée.

C’est une Femme. Elle est blanche comme une Idée.
« Une Victoire ! » dit Celui qui s’y connaît.
— C’était la Marseillaise, en effet, qui venait
De devenir la Marne. — Et, sans être jalouse,
L’âme de l’Empereur a senti que les douze
Victoires qui, dans l’ombre où son sépulcre luit,
Avaient jusqu’à présent fait cercle autour de lui,
Depuis qu’elles ont vu la Victoire nouvelle
Ont relevé les yeux, et font cercle autour d’elle !
— « Sire, d’un mort vainqueur je précède le char !
Il va venir ici. — Comme moi ? » dit César,
Levant ses belles mains que l’on n’a pas croisées.
— « Il approche, il descend par les Champs-Elysées.
— Comme moi ? — Son cercueil, qu’un peuple circonvient.
Sert à braver nos ennemis ! — Comme le mien ?
Est-ce donc, dit la Voix, qui redevient hautaine.
Un de mes généraux ? — Non. C’est un capitaine.
— Son nom ? — Tu l’oublias. — Qu’a-t-il fait, ce héros ?
— Il a plus fait pour toi que tous tes généraux.
Et puisque c’est par lui que ce peuple s’élance,
C’est lui qui t’a donné Berlin, Vienne… — Silence !
Je sais son nom. C’est vrai qu’il a soufflé la foi.
Il peut venir dormir entre Turenne et moi ! »

Dormir, lui ? Non ! — Dormez, ô gloires embaumées !
Lui, sa gloire est vivante, et retourne aux armées !
Empereur plus captif qu’un mort égyptien.
Quand tu n’as plus d’empire, un chant garde le sien !
L’âme d’un violon demeure la plus forte !
Votre petite épée à votre flanc est morte ;
Tous les bâtons de beau velours incrusté d’ors
Sont morts dans les poings morts de vos maréchaux morts,
Et sous l’archet vivant l’alto sublime chante !

Et l’on voit, au-devant de la France marchante,
Voltiger l’habit bleu de ce ménétrier !
La charge flamboyante a vidé l’étrier.
O Corse à cheveux plats, que la guerre était belle
Avant qu’on eût trouvé ce fil qui se barbèle
Et sur qui tes chasseurs ne pourraient plus courir !
Tes splendides Murat savent toujours mourir ;
Mais si tu revenais, il faudrait que tes aigles
Apprissent à voler sur de nouvelles règles,
Sire, — et la Marseillaise, où le Souffle a pris corps,
N’a besoin, pour voler, que des mêmes accords !
Elle sert ! Elle joint, par une trajectoire,
Les deux plus effrayans sommets de notre Histoire
Et fait la liaison entre les deux volcans !
Elle apporte le cri des aïeux éloquens,
Leurs ordres, leur conseil, leur reproche ; elle sonne
Que le temps n’a jamais travaillé pour personne,
Et que rien ne s’arrange, et qu’on arrange tout !
Elle remet les morts — et les vivans — debout ;
Et de la vieille guerre il n’est resté qu’une ode !
Et quand tout est nouveau, les armes, la méthode,
La forme de la gloire et celle du danger,
N’ayant pas dans son aile une plume à changer,
La Marseillaise vole ! — et pour hausser les âmes,
Tandis que la matière où nous nous engouffrâmes
Ne pourra plus cesser d’inventer des moyens,
Il suffira toujours d’ « Aux armes, citoyens ! »


EDMOND ROSTAND


  1. Copyright by Edmond Rostand, 1917.
  2. Copyright by Edmond Rostand, 1917.