Le Virgile travesti (éd. 1786)/À Monsieur de Roquelaure, duc et pair de France

À MONSEIGNEUR DE ROQUELAURE, DUC ET PAIR DE FRANCE,


Monseigneur,


J’avoue que l’on est si battu de mes Virgiles, que c’est quasi la même chose de vous en dédier un, ou de vous donner un Almanach de l’année passée. Mais je suis si pressé des obligations que je vous ai, que j’aime mieux vous faire un mauvais présent, que de ne vous en point faire. Je ne dirai pas ici de quelle façon vous m’avez obligé, puisque vous ne me l’avez pas dit à moi-même, quand vous m’avez honoré d’une visite. Vous m’avez caché l’obligatLon que je vous avais, avec autant de soin qu’un autre en aurait pris à me la faire savoir ; et je vois bien par-là que votre ame est au-dessus de l’opinion des hommes, qui y pour la plupart, ne font de bonnes actions qu’afin qu’on les sache, et s’en paient par leurs mains en les publiant eux-mêmes, quand les autres n’en font pas assez de bruit à leur gré. Aussi n’êtes-vous pas un homme ordinaire ; et j’ose dire que les puissances de la cour qui veulent des adorations de tous ceux qui les approchent, n’en ont reçu de vous que de la bonne sorte, et ont plutôt donné le titre de duc, que vous possèdez depuis peu, à la force de votre mérite, qu’à l’importunité de vos prétentions. Il n’en est pas de même

De tous les ducs qui sont en gerbe,
Et de ceux qui ne sont qu’en herbe.

Quelques-uns ont plutôt arraché le manteau fourré, la couronne à fleurons, et les autres marques de la qualité ducale, qu’ils ne les ont reçues ; mais tous ceux de cet ordre-là ne sont pas de même prix ; et quelques spéculatifs de mauvaise humeur trouvent moins de différence entre un duc et pair, et un duc à voler la corneille, qu’entre tel duc qui vaut beaucoup, et tel duc qui ne vaut guère. Pour vous, MONSEIGNEUR, tous les honnêtes gens ont été ravis de ce que la cour vous a rendu justice ; et s’ils n’ont pas encore la satisfaction de voir où un homme de votre mérite doit aller, ils ont au moins celle de vous en voir prendre le chemin. J’en commence bientôt un si long, qu’il y apparence que je ne reviendrai jamais en France, soit que je demeure en le faisant, ou que je l’achève. On ne me devroit donc pas soupçonner de lâche complaisance, ni de parler contre mes sentimens, quand je dirois à votre avantage tout ce que m’inspire l’entière connaissance que j’ai de ce que vous valez. Mais pour faire grace à votre modestie, je ne dirai pas tout ce que j’en pense. Je vous répéterai seulement ici, puisque les vérités connues sont bonnes à répéter : que vous êtes de ces excellens originaux qui ne peuvent avoir que de méchantes copies : qu’en même tems que vous vous êtes rendu le plus honnête homme de la cour, vous y avez fait quantité de faux Roquelaures, et y avez gâté bien du monde : que chacun admire en vous un air de grandeur qu’on ne peut imiter : et enfin que chacun s’étonne, qu’à quelque hauteur que votre hardiesse vous porte, elle vous y soutienne. Tout cela est vrai, ou la peste m’étouffe. Je suis,

MONSEIGNEUR,

Votre très-humbles, très-obéissant et très-obligé serviteur,
SCARRON.