Le Violoneux de la Sapinière/Texte entier

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. couv-tdm2).
LE
VIOLONEUX DE LA SAPINIÈRE

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

publiés dans la collection in-8 à l’usage de la jeunesse
par la librairie hachette et
Cie


Le violoneux de la Sapinière. 1 volume illustré de 85 gravures, d’après A. Marie.
La fille de Carilès. 1 volume illustré de 96 gravures, d’après A. Marie.
Deux mères. 1 volume illustré de 133 gravures, d’après A. Marie.
Le bonheur de Françoise. 1 volume illustré de 112 gravures, d’après A. Marie.
Chloris et Jeanneton. 1 volume illustré de 105 gravures, d’après Sahib.
L’héritière de Vauclain. 1 volume illustré de 104 gravures, d’après C. Delort.
Franchise. 1 volume illustré de 113 gravures, d’après C. Delort.
Feu de paille. 1 volume illustré de 98 gravures, d’après Tofani.
Les étapes de Madeleine. 1 volume illustré de 104 gravures, d’après Tofani.
Denis le Tyran. 1 volume illustré de 115 gravures, d’après Tofani.
Pour la Muse. 1 volume illustré de 105 gravures, d’après Tofani.
Pour la Patrie ! 1 volume illustré de 105 gravures, d’après E. Zier.
Hervé Plémeur. 1 volume illustré de 112 gravures, d’après E. Zier.
Jean l’innocent. 1 volume illustré de 110 gravures, d’après E. Zier.
Danielle. 1 volume illustré de 112 gravures, d’après Tofani.
Les révoltes de Sylvie. 1 volume illustré de 112 gravures, d’après Tofani.
Mon oncle d’Amérique. 1 volume illustré de 112 gravures, d’après Tofani.
La fille des Bohémiens. 1 volume illustré de 112 gravures, d’après S. Reichan.
Les conquêtes d’Hermine. 1 volume illustré de 112 gravures, d’après Th. Vogei.
Hélène Corianis. 1 volume illustré de 80 gravures, d’après A. Moreau.

Chaque volume broché, 4 francs. Cartonné, tranches dorées, 6 francs.
Mme J. COLOMB

LE
VIOLONEUX
DE LA SAPINIÈRE
Ouvrage illustré de 85 vignettes
par
Adrien MARIE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, boulevard saint-germain, 79
1893
Droits de propriété et de traduction réservés
à ma vieille amie
MADAME CLAIRE DE VASSON
On l’avait trouvé couché en travers de la route.
LE
VIOLONEUX DE LA SAPINIÈRE

CHAPITRE PREMIER

Où l’on voit le danger de boire quand on a une longue route à faire la nuit.

Les gens qui seraient passés ce matin-là devant la maison de Julien Tarnaud, le ménétrier de la Sapinière, auraient certainement été étonnés du tapage qui s’y faisait, et peut-être se seraient-ils arrêtés pour écouter à la porte. Après quoi, comme le paysan vendéen, s’il aime à connaître les affaires de son voisin, n’est pas du tout curieux de s’en mêler, ils auraient continué leur route en se disant : « Seigneur ! qu’est-ce que la Tarnaude peut donc avoir ce matin pour crier si fort ? »

Ce n’est pas qu’il fût hors des habitudes de la Tarnaude de crier fort ; mais ce jour-là elle criait encore plus fort que de coutume, et puis il était encore bien matin pour être déjà si en colère. Elle glapissait de sa voix la plus aiguë ; une voix d’homme, rude et bourrue, lui répondait ; une troisième voix, enrouée comme celle d’un jeune coq, évidemment la voix d’un garçon de quinze ou seize ans, se mêlait à la dispute, et par moments les sanglots d’un enfant complétaient le concert. De plus, il faut croire que cette scène avait commencé au moment où la mère Tarnaud allait distribuer le blé noir à ses volailles, car toutes les bêtes emplumées, poules, poussins et coqs, oies et jars, canes, canards et canetons, piaillaient, caquetaient et s’égosillaient avec impatience dans la cour. Vraiment la maison du ménétrier était en révolution ce jour-là.

Il faut convenir qu’il y avait de quoi. Julien Tarnaud n’était pas rentré de la nuit : il n’y avait là rien de bien étonnant, puisqu’on était en carnaval et qu’il avait fait danser toute la soirée les gars et les filles de Saint-Florent-des-Bois. La mère Tarnaud et ses deux garçons s’étaient donc couchés bien tranquillement, pensant que le bal avait fini trop tard pour que l’homme pût revenir ; mais le matin, à peine étaient-ils debout, qu’on leur avait rapporté le ménétrier et son violon.

Le violon n’avait pas de mal, mais le ménétrier avait une jambe cassée. On l’avait trouvé couché en travers de la route ; une roue de voiture avait dû passer sur lui, car la nuit avait été très-noire, et on ne l’avait certainement pas vu, si, comme on pouvait facilement le deviner, il s’était endormi là en revenant chez lui, la tête lourde de trop de vin. Le pauvre homme ne pouvait rien dire ; il avait senti un choc très-violent qui l’avait réveillé, et il avait entendu s’éloigner une voiture qui allait très-vite. Ses jambes le faisaient beaucoup souffrir, et il avait en vain essayé de se relever ou de se traîner sur le bord du chemin : heureusement qu’il n’était pas passé d’autres voitures, qui n’auraient pas manqué de l’achever. À cela sa femme répondait que ce n’eût pas été un malheur, la perte d’un vaurien, d’un ivrogne, d’un bon à rien qui en avait peut-être pour six mois à rester dans son lit sans gagner un sou. Julien, tout en sentant la justice de ces reproches, en trouvait la conclusion un peu sévère et essayait de se défendre. Le fils aîné faisait chorus avec sa mère, et le plus jeune pleurait sur la pierre du foyer. Tout à coup, celui-ci parut prendre une résolution subite : il essuya ses larmes avec sa manche, enfonça sur ses oreilles son bonnet de laine bleue, prit ses sabots à ses mains pour courir plus vite, et sortit de la maison. Il coupa à travers champs, enjambant les échaliers, passant à travers les haies, et en moins d’une heure il arriva à Chaillé-sous-les-Ormeaux.

Chaillé-sous-les-Ormeaux, qu’on appelle dans le pays Chaillé-les-Ormeaux, ou tout simplement Chaillé quand on ne craint pas la confusion avec Chaillé-les-Marais, qui est aussi un joli endroit, mais situé dans une autre partie de la Vendée, est un bourg tout verdoyant, gai au possible, avec ses maisons blanches aux toits de tuiles rouges, qui paraissent entre les arbres, en automne, comme de grands coquelicots dans un champ de blé mûr. À ce moment-là il n’y avait pas de feuilles jaunes aux arbres pour produire cette ressemblance, mais la campagne a sa beauté l’hiver comme l’été, quoi qu’en disent les gens des villes qui ne l’ont jamais vue que fatigués d’une longue course en voiture, le gosier à sec et les yeux voilés de poussière, et qui se croient obligés d’admirer la nature dont au fond ils ne se soucient guère. Donc, ce matin-là, les toits rouges, les prairies vertes, les chemins, les branchages noirs, fins et déliés comme de la dentelle, brillaient au soleil sous une légère gelée blanche. L’Yon coulait limpide entre les prés dans son lit sinueux, et servait de miroir aux grands arbres plantés sur ses bords. Quelques énormes pierres, s’élevant çà et là au milieu du courant, faisaient rejaillir et écumer l’eau rapide, qui regimbait contre l’obstacle, le surmontait et s’écoulait en petites cascades murmurantes, berçant éternellement à la surface les feuilles de nénuphars, larges et lisses, dont le long pédoncule se dressait du fond de la rivière. De légères fumées montaient toutes droites des toits dans le ciel clair, ciel d’hiver d’un bleu d’opale, si pur, si transparent, qu’il semblait plus élevé, plus au-dessus de la terre que de coutume. La brume du matin s’était toute retirée à l’horizon, qu’elle voilait à demi, laissant seulement percer çà et là quelque sommet, arbre ou clocher, déjà éclairé par le soleil. La vie animait tout cela : les travailleurs s’en allaient aux champs, les hôtes des basses-cours et des étables saluaient le matin de toutes leurs voix, les femmes marchaient lestement, le panier ou la cruche sur la tête et leur tricot dans les mains, et les enfants fourmillaient partout. Dans la grande rue de Chaillé, la forge du maréchal-ferrant remplissait l’air de fumée et d’étincelles ; le maître de poste amenait le relai de la diligence dont on entendait déjà les grelots au loin sur la route, et l’aubergiste de la Boule d’Or, assis sur son banc de pierre à côté de sa porte, d’où s’exhalait une bonne odeur de soupe aux choux, attendait les voyageurs à pied et à cheval.

La voiture, d’ailleurs, si elle devait déposer à Chaillé une partie de son contenu, n’était pas pour cela exposée à continuer son chemin à vide : les gens du bourg qui avaient affaire à Mareuil ou à Luçon attendaient sur la route l’arrivée du véhicule, où ils espéraient trouver place. Les hommes causaient du bétail et de la prochaine récolte ; et les femmes accommodaient les plis de leur tablier ou de leur fichu, pour être belles en voyage.

C’est Ambroise ! dit la fillette.

CHAPITRE II

La maison du médecin de Chaillé.

Le petit garçon arriva à la rivière, qu’il passa sur un tronc d’arbre jeté en manière de pont à un endroit un peu plus resserré que les autres, entra dans le bourg, le traversa et s’en fut tout droit à une maison écartée, précédée d’un petit parterre enclos d’une grille en bois plantée dans un mur à hauteur d’appui. Tout essoufflé, il ouvrit la porte à claire-voie. Un grand chien danois s’élança vers lui en aboyant, et presque aussitôt une jolie petite fille de huit ou neuf ans montra sa tête brune à la porte de la maison.

« Ici, Ajax ! » cria-t-elle au chien, qui se tut aussitôt et vint en remuant la queue se ranger auprès d’elle.

Le petit garçon remit vivement ses sabots à ses pieds, ôta son bonnet et s’approcha en rougissant.

« C’est Ambroise ! dit la fillette. Que voulez-vous, Ambroise ? Pélagie est sortie, c’est moi qui garde la maison.

— Je voudrais bien emmener M. le docteur, répondit Ambroise en tournant son bonnet entre ses mains de façon à en montrer tantôt l’intérieur et tantôt la mèche.

— Papa va descendre ; attendez un peu que je lui serve son café, et il ira tout de suite avec vous. »

On entendit résonner des pas dans l’escalier, et un homme d’environ quarante ans, à la figure triste et fatiguée, parut derrière la petite fille.

« À qui parles-tu, ma petite Anne ?

— Papa, c’est Ambroise qui vient te chercher : tu sais bien, Ambroise, le fils de Tarnaud, le musicien.

— Vraiment ? qui est-ce donc qui est malade chez toi, mon pauvre garçon ? demanda le médecin d’un air de bonté.

— C’est le père, monsieur le docteur. Il est tombé cette nuit en revenant de Saint-Florent, et une voiture lui a passé dessus. On l’a rapporté au petit jour : ses jambes lui font grand mal et il ne peut pas les remuer. La mère se désole et Louis aussi ; moi j’ai pleuré d’abord, et puis j’ai pensé que je ferais mieux de venir vous chercher, et me voilà. Venez tout de suite, je vous en prie.

— Oui, mon garçon ; certainement ! répondit le médecin en lui caressant amicalement la joue. Entre avec moi : tu n’as pas eu le temps de manger ta soupe, bien sûr ? Anne te donnera un peu de café ; cela ne sera pas long. »

Ambroise suivit le père et la fille dans une petite salle à manger ornée d’un baromètre, d’un buffet à dessus de marbre noir qui supportait glorieusement des tasses à fleurs rangées en ordre sur un plateau rouge, de six chaises de paille, et d’une table où Pélagie avait, avant de sortir, mis le couvert de Monsieur. Anne, vive et adroite petite ménagère, posa devant Ambroise un bol sur une assiette, courut à la cuisine, en rapporta le café brûlant, versa, sucra, retourna chercher le lait bouillant couronné d’une épaisse crème et l’appétissant pain rôti, servit les deux convives, et, sûre désormais qu’il ne leur manquerait rien, elle s’échappa de la salle à manger. Elle y revint au bout d’un instant avec l’air triomphant et mystérieux d’un enfant qui vient d’avoir une bonne idée, et s’assit pour déjeuner près de son père. Comme elle achevait de se servir, on entendit, marchant de conserve, les sabots d’un homme et ceux d’un cheval. Tous les deux, l’homme et la bête, s’arrêtèrent devant la maison. Anne regarda son père et se mit à rire.
Allons, mon garçon, viens avec moi.

« Pélagie n’était pas là, papa ; j’ai été chercher le voisin pour seller Fourchette, pour que tu n’aies pas la peine de la seller, et que tu ailles plus vite guérir le père d’Ambroise. Pauvre Ambroise ! il voudrait bien s’en aller ; vois, il n’a pas seulement le cœur de manger ! »

Le père attira Anne dans ses bras et la baisa au front. Il avait les larmes aux yeux.

« Allons, mon garçon, dit-il à Ambroise, viens avec moi, je vais te prendre en croupe et mener Fourchette bon train. »

La petite Anne resta sur le seuil, les regardant s’éloigner :

« Pauvre Ambroise ! se dit-elle, il n’y a que son père qui l’aime un peu : pourvu qu’il n’aille pas le perdre ! Il est plus à plaindre que moi, quoiqu’il ait son père et sa mère ; moi je n’ai plus que mon papa, mais il est si bon ! Si seulement il n’était pas si triste ! Je ne sais pas comment cela se fait, mais toutes les fois que je fais quelque chose de mieux qu’à l’ordinaire, cela lui donne envie de pleurer… c’est sans doute qu’il pense à maman qui faisait tout bien. Oh ! mais je grandirai, et à force de tâcher de ressembler à maman, je deviendrai tout à fait pareille à elle ; alors je la remplacerai, et il sera heureux comme quand elle était là. Je m’en vais épousseter ses livres et ses papiers sans les déranger, comme faisait maman. Pélagie les change toujours de place quand elle y touche, et il perd son temps à les chercher, après cela. »

Et l’orpheline rentra dans la maison.

Elle avait raison, la chère enfant, de chercher à ressembler à sa mère. Mme Plisson, la femme du médecin de Chaillé, avait été une de ces femmes adorables et adorées pour qui le bien est plus facile à faire que le mal. Elle avait passé dans la vie, éclairant tout de son sourire, rendant heureux tout ce qui l’approchait, et si heureuse elle-même de se sentir aimée, qu’elle n’avait jamais connu qu’un seul chagrin, celui de se voir mourir à trente-deux ans et de quitter sa fille et son mari. Une maladie gagnée en soignant une pauvre voisine l’avait emportée en quelques jours, il y avait dix-huit mois, et depuis ce temps la maison du docteur était comme un corps sans âme. Non que le manque de quoi que ce fût se fit déjà sentir : Pélagie, une robuste fille qui était dans la maison depuis dix ans et qui avait élevé la petite Anne, conservait toutes choses dans l’état où les avait laissées la défunte. Mais Pélagie ne pouvait pas la remplacer ; elle avait beau laver, frotter, raccommoder, tenir tout en ordre, convoquer la couturière du bourg à chaque changement de saison, elle ne pouvait qu’éterniser les anciennes façons d’agir, et l’intérieur du médecin, privé des innovations que la mère de famille n’eût pas manqué d’y introduire en temps et lieu, prenait insensiblement cet air vieillot qu’on remarque partout où le progrès fait défaut.

Il y avait toujours les mêmes fleurs dans le parterre : mais les parterres des environs s’enrichissaient de fleurs nouvelles ; le parquet du salon était toujours admirablement ciré : mais les dames du bourg avaient découvert depuis peu certains tapis à bon marché qui faisaient paraître ce parquet bien froid ; et comme Pélagie fermait soigneusement les persiennes de peur que le soleil ne pâlit les rideaux rouges, le pauvre salon avait contracté une odeur de moisi qui faisait penser à un tombeau.

Anne n’avait sur elle ni un trou ni une tache ; mais on lui faisait ses robes neuves trop longues et trop larges afin qu’elle eût la place de grandir, et l’on ne songeait à les allonger que longtemps après que cette opération était devenue indispensable.

Quant à son éducation, elle était à peu près demeurée stationnaire depuis dix-huit mois, Pélagie n’ayant pu y introduire que l’art de tricoter les bas et de faire tant bien que mal un ourlet ou une reprise.

Elle n’aurait pas permis qu’Anne se salit les mains à la cuisine, et la laissait seulement servir à son père le déjeuner du matin, — parce que Madame avait l’habitude de s’en occuper, pendant qu’elle, Pélagie, faisait sa tournée chez le boucher, l’épicier et autres fournisseurs.

Anne savait donc lire et écrire, et c’était tout ; mais elle savait aussi être la joie de la maison et ramener un sourire sur le visage de son père, quand il rentrait fatigué, triste, et pensant, du plus loin qu’il apercevait sa maison, au vide que la mort y avait fait. Elle le guettait, elle accourait au-devant de lui, elle l’enlaçait de ses bras caressants, toujours gaie, toujours tendre et sereine, lui racontant sa journée, l’occupant, le distrayant, le forçant à secouer sa tristesse ; si bien qu’il finissait par redevenir enfant comme elle et par rire de bon cœur d’une partie de quilles ou de volant. Le soir, quand elle le voyait installé dans son grand fauteuil, quand elle avait bien abaissé l’abat-jour de la lampe, pour ménager les yeux de papa, disait-elle en les baisant ; quand elle lui avait apporté ses pantoufles et glissé un coussin sous ses pieds, elle grimpait sur ses genoux, se blottissait dans ses bras, et lui disait d’un petit air de douce autorité. « À présent, conte-moi une histoire ! »

Et le père obéissait. Il lui apprenait l’histoire ainsi, et les légendes, choisissant le beau et le bon, ce qui élève et ce qui fortifie ; et la petite fille, sans bien démêler le vrai du faux, aimait de tout son cœur ces récits, sa seule science. Elle se les rappelait et se les répétait à elle-même quand elle était seule et qu’elle errait en liberté dans les champs, cueillant les fleurs des prés et les fruits des haies, sous la garde d’Ajax, le grand Danois aux oreilles coupées, au poil noir moucheté de blanc, très-pacifique pour ses amis, très-féroce pour ses ennemis, et qui eût vite traité en ennemi quiconque eût fait mine d’être mal disposé pour Anne. Il est juste de dire qu’il n’avait jamais rencontré personne qui fît cette mine-là.

Julien allait jouer une partie de boules.

CHAPITRE III

Où l’on fait plus ample connaissance avec les gens de la Sapinière.

Il faut d’abord parler de la Sapinière elle-même. C’était une maison de paysan, faite comme toutes les maisons des paysans de Vendée ; elle n’avait qu’un rez-de-chaussée et un grenier. On demeurait au rez-de-chaussée, qui avait deux chambres séparées par le corridor, et l’on serrait dans le grenier les récoltes du petit domaine. Chaque chambre avait deux grands lits très-élevés, où l’on montait en grimpant sur un bahut en poirier devenu noir à force d’être vieux et luisant à force d’être frotté. Comme les deux lits étaient rangés de chaque côté de la grande cheminée, les bahuts servaient de bancs pour s’asseoir, et l’on en était quitte pour se lever quand on voulait y prendre un torchon ou une serviette. Au manteau de la cheminée était accroché un fusil qui avait dû servir beaucoup du temps de M. de Charette, mais qui s’était bien reposé depuis. Devant la fenêtre il y avait un large évier garni de cruches à eau, qu’on appelle des buies dans le pays. Au pied d’un des lits, un coucou dans sa gaîne de bois aux couleurs brillantes ; au milieu de la chambre, une grande table longue, où se trouvait généralement le gros pain bis enveloppé d’un linge pour se conserver frais plus longtemps ; puis une armoire, un buffet surmonté du vaisselier où s’étalaient, inclinées en avant, les assiettes à fleurs ; quelques chaises et quelques bancs : voilà le mobilier de la maison Tarnaud. Au lieu de plafond, des solives enfumées ; au lieu de plancher, la terre battue ; et pour ornements, quelques vessies de porc gonflées et accrochées à la poutre qui soutenait le toit, quelques gourdes en train de sécher sur la cheminée, et un beau bouquet de fleurs en papier rose, à feuillage argenté, rapporté de la dernière foire de la ville. L’autre chambre était pareille à la première, moins la table, l’évier et le buffet. Derrière la maison s’étendait une cour avec son poulailler, son toit à porcs et sa mare où barbotaient des canards ; et après la cour, un jardin potager et deux ou trois petits champs plantés en blé noir, en seigle et en pommes de terre.

Le jardin n’était remarquable que par un bouquet de quatre sapins qui achevaient de mourir de vieillesse ; c’était tout ce qui restait d’un petit bois de ces arbres, qui avait dû valoir autrefois à la métairie son nom de la Sapinière.

La Sapinière appartenait en toute propriété à Julien Tarnaud, le ménétrier, qui l’avait reçu de son père en bon état et bon rapport. Il y avait à peu près cinq ans que le bonhomme était mort, et depuis ce temps-là le ménétrier, qui n’était pas très-porté pour le travail de la terre, aurait laissé les mauvaises herbes y pousser à leur aise, si sa femme eût été de la même humeur que lui. Mais la Tarnaude était une femme vaillante et dure à la fatigue, et quand Julien laissait sa pioche pour aller jouer avec les amis une partie de boules arrosée de petit vin blanc, elle se contentait de hausser les épaules, ramassait l’outil et faisait en deux heures la besogne de la journée. Elle avait de bonne heure mis au travail son fils aîné, et maintenant qu’il avait seize ans, il faisait l’ouvrage d’un homme, et l’héritage pouvait bien se passer des soins de Julien Tarnaud. D’ailleurs on lui pardonnait sa fainéantise à l’égard du labourage, vu qu’il gagnait gros avec son violon, l’hiver aux noces et l’été aux préveils, qui sont les fêtes des villages, qu’on appelle dans d’autres pays assemblées, pardons, ducasses ou kermesses. La Tarnaude n’avait qu’un souci, la conscription, qui menaçait de lui enlever son laboureur dans quatre ans ; et il n’y avait pas à songer à le faire remplacer par le petit Ambroise ; celui-ci ne serait jamais, disait sa mère, capable de gagner le pain qu’il mangeait. Il avait toujours été chétif, maigre, pâle et pas du tout « flatteur » pour l’amour-propre de sa mère, qui lui en voulait comme si c’eût été sa faute. Elle oubliait qu’elle l’avait sevré dès trois mois pour prendre un nourrisson de la ville, et que la soupe aux choux dont elle l’avait nourri n’avait pas dû lui faire le même bien que le lait maternel ; elle oubliait aussi qu’elle l’avait laissé longtemps couché dans son berceau, puis assis et immobile dans sa petite chaise au coin de la cheminée, et que ce n’était pas le moyen de le fortifier. Au bout de tout cela, le pauvre enfant était devenu encore plus malingre, ses jambes s’étaient nouées, et pendant plusieurs années il était resté boiteux. À force de garder la maison et de ne respirer d’autre air que celui de la cour pavée d’ajoncs moisis, avec la mare d’un côté et le toit à porcs de l’autre, Ambroise avait pris la fièvre, et l’avait gardée si longtemps, qu’à douze ans qu’il avait il en paraissait à peine neuf, quoique ses jambes se fussent redressées et raffermies. On ne pouvait songer à lui mettre un outil dans les mains ; on lui donnait quelquefois une planche de légumes à sarcler, heureux quand ce travail ne lui rendait pas la fièvre dont il avait eu tant de peine à se débarrasser. On le laissait donc libre d’aller où il voulait. Il serait bien allé à l’école, car il avait du chagrin de ne pas savoir lire ; mais la mère Tarnaud avait déclaré qu’il était inutile de faire cette dépense pour un garçon qui ne vivrait pas. Il avait l’air de ne se soucier de rien, et s’en allait à travers champs les bras ballants. Depuis qu’il ne boitait plus, il partait souvent dès le matin et ne revenait que le soir. Il ne répondait jamais rien aux taloches de sa mère, ni aux moqueries de son frère Louis, fier de sa force et de ses bons bras. Mais quand le ménétrier accordait son violon et prenait son archet, vite Ambroise quittait sa place et se glissait tout près de son père ; ses grands yeux bleu pâle s’animaient, et il restait là debout, immobile et retenant son haleine, tant que l’instrument rendait un son.

Julien avait voulu un jour lui mettre le violon dans les mains et lui montrer la manière de tenir l’archet ; mais sa femme s’y était opposée, disant que c’était bien assez d’un dans la famille à faire ce métier-là, et qu’elle ne voulait pas que l’enfant devînt un coureur de cabarets comme son père. Julien avait baissé le nez, selon sa coutume, et remis le violon dans son sac de serge verte ; il voulait la paix à la maison, et sa femme trouvait toujours assez de sujets de crier sans qu’il lui en fournît un de plus. Ambroise n’apprit donc pas à jouer du violon, mais il ne manqua jamais de rester auprès de son père quand il en jouait.

Ambroise seul s’était montré.

CHAPITRE IV

La visite du médecin.

C’était à peine si l’on s’était aperçu à la Sapinière de la disparition d’Ambroise ; on ne s’en serait même pas aperçu du tout, tant la dispute était vive, s’il n’avait pas laissé entre-baillée la porte de la cour, par où il s’était glissé dehors. Toutes les bêtes affamées qui criaient après leur grain, voyant cette porte s’entr’ouvrir, étaient accourues au-devant de la mère Tarnaud, qui, d’après leur intelligence de volatiles, ne pouvait manquer d’y apparaître, puisant à pleines mains le blé noir dans son tablier. Et comme, au lieu de la mère Tarnaud, Ambroise seul s’était montré, et qu’il avait traversé la cour et enjambé l’échalier pour rattraper la grande route sans faire la moindre attention aux habitants de la basse-cour, ceux-ci, déçus dans leur attente, s’étaient rapprochés avec impatience de la porte, où les plus hardis avaient hasardé quelques coups de bec. Même Jarguet, un petit coq blanc, le favori de la Tarnaude, s’était insinué par la porte entr’ouverte avec un cocorico triomphant ; et naturellement ses poules l’avaient suivi : si bien que la Tarnaude avait fini par être distraite de sa colère par les réclamations de ses volailles.

« Allons ! s’était-elle écriée, parce qu’un ivrogne s’est laissé choir, ce n’est pas une raison pour que de pauvres bêtes meurent de faim ! »

Et elle était sortie majestueusement, entraînant après elle toute la gent emplumée, à qui elle distribua une provende plus abondante que de coutume, pour la dédommager d’avoir attendu. Elle jetait le grain à pleines poignées, adressant des paroles caressantes à telle ou telle grande pondeuse ou bonne couveuse, surtout au brave coq, fièrement dressé sur ses ergots et majestueusement occupé à faire régner l’ordre parmi ses poules qui se bousculaient en caquetant. La Tarnaude était de cette classe de personnes — classe plus nombreuse qu’on ne croirait — qui sont beaucoup plus tendres pour les bêtes que pour les gens, peut-être parce que les bêtes ne peuvent pas les contredire. Après les poules vinrent les canards, qui engloutirent avidement leur nourriture, en relevant la tête et remuant le cou pour l’aider à passer, et coururent ensuite, en se dandinant, la digérer dans la mare. Puis la Tarnaude servit le son et les pommes de terre à ses gorets, qui l’accueillirent avec les plus beaux grognements de satisfaction. Quand elle eut donné la pâtée à tous ses animaux domestiques, elle rentra dans la maison et se mit à vaquer aux soins du ménage sans s’occuper des gémissements de son mari. À la fin pourtant, se tournant vers lui :

« Un peu de patience, l’homme ; Louis va finir son labourage d’hier, et puis il ira chercher la mère Françoise, la rebouteuse ; elle s’entend à guérir comme un docteur, et elle ne prend pas si cher ; tu pourras te reposer à ton aise, puisqu’on ne danse pas en carême, et tu recommenceras à travailler pour Pâques : comme cela, il n’y aura pas grand’chose de perdu. »

Cette perspective ne parut pas consoler beaucoup le blessé ; mais il se tut pourtant, et Louis s’en alla labourer. Quand il eut fini, il rentra prendre son bâton pour s’en aller chercher la rebouteuse. Mais au moment où il ouvrait la porte, il entendit trotter un cheval, et au même moment Fourchette arriva avec ses deux cavaliers Ambroise se laissa prestement glisser à terre, et courant à la maison :

« Voilà le docteur ! J’ai été le chercher pour raccommoder les jambes du père. »
L’autre jambe est cassée.

La Tarnaude l’aurait fort mal accueilli si elle n’avait vu derrière lui la figure du docteur Plisson. Elle n’osa rien dire et suivit celui-ci près du lit du malade.

« Eh bien, mon pauvre Tarnaud, dit le médecin, nous avons donc eu un accident ? Où souffrez-vous ?

— Dans les deux jambes, monsieur, et je ne peux pas les remuer. Aïe !

— N’ayez pas peur et laissez-moi toucher ; il faut bien que je voie ce qu’il y a. Celle-ci sera bientôt guérie ; elle est meurtrie, écorchée, mais ce ne sera rien. Voyons l’autre… L’autre est cassée…

— Cassée ! s’écrièrent en chœur le malade, sa femme et ses fils.

— Ah ! mon Dieu ! mon pauvre homme est perdu ! fit la Tarnaude en fondant en larmes.

— Eh non ! reprit le médecin ; ce ne sera rien s’il est sage, s’il reste bien tranquille. Il a eu de la chance que la roue de la voiture ne lui ait pas passé sur le corps ; mais une jambe, cela se remet très-bien. Cherchez-moi une longue bande de toile bien solide et des petites planchettes, et calmez-vous : cela n’avance à rien de pleurer. »

La Tarnaude se mit à chercher dans ses armoires, tout en continuant ses lamentations. Ambroise était ressorti ; il rentra bientôt avec un assortiment de planchettes de toutes grandeurs, et se tint près du médecin, les yeux fixés sur lui pour mieux comprendre ce qu’il commanderait.

Il comprit très-bien et se rendit fort utile ; car il fut le seul de la famille qui ne perdit point la tête pendant l’opération. Les gens de la campagne ne savent guère souffrir, ni même voir souffrir sans se plaindre ; et quand la Tarnaude entendit les cris de son mari, elle se mit à crier, elle aussi, et ne fut plus bonne à rien. Louis n’était bon qu’au labourage, et il ne fallait pas lui demander de soigner un malade. Mais le petit Ambroise resta là, tout pâle, les dents serrées, sans dire un mot, obéissant aux moindres signes du médecin, lui présentant adroitement les objets qu’il demandait, tenant la bande, la serrant, soulevant la jambe cassée : un aide n’eût pas mieux fait. Mais quand ce fut fini, le docteur, en se tournant vers lui pour lui faire ses compliments, le vit sur le point de s’évanouir. Il le prit vivement, le porta au grand air, lui baigna le visage d’eau fraîche, et l’embrassa comme il eût embrassé sa petite Anne.

« Allons, mon cher enfant, lui dit-il, continue à être un garçon courageux. Vous devez la vie à cet enfant-là, Tarnaud : car s’il n’était pas venu me chercher, on vous aurait appliqué quelque emplâtre de bonne femme qui n’aurait pas empêché la gangrène de se mettre à vos jambes d’ici peu de jours. À présent, restez tranquille. Je reviendrai demain ; et si vous ne bougez pas, j’espère que dans six semaines il n’y paraîtra plus.

« Et le docteur Plisson sortit de la Sapinière, remonta sur Fourchette et disparut bientôt au tournant de la route.

Ambroise se mit à courir de toutes ses jambes.

CHAPITRE V

Audacieuse entreprise du petit Ambroise.

Il y avait, à une bonne demi-lieue de la Sapinière, entre deux petits endroits qu’on appelle le Furet et Pied-Doré, une grotte située sur les bords de l’Yon. On ne savait pas depuis quand elle existait : on y lisait, gravées dans la pierre avec la pointe d’un couteau, des dates du temps des anciennes guerres. On disait que les chouans s’y étaient cachés quand les bleus les poursuivaient ; et de fait, elle était si bien abritée qu’il fallait la connaître pour la trouver. Au-dessus, le terrain formait une pente gazonnée qui s’abaissait un peu vers la rivière ; c’était un terrain sans maître où les ajoncs et les bruyères croissaient à l’aise. L’ouverture de la grotte était tournée vers l’Yon, assez large et profond à cet endroit, et entre la grotte et le bord de l’eau il n’y avait qu’un étroit sentier et quelques vieux saules qui trempaient leurs racines dans l’eau. De ce côté, la rive était fort élevée ; de l’autre côté de l’Yon, au contraire, il n’y avait que des prairies plates et basses d’où l’on ne pouvait apercevoir l’entrée de la grotte, cachée par le feuillage des saules. La grotte était profonde et semée d’un sable sec et fin. Comme elle était éloignée de toute habitation et que les gens du pays n’avaient plus aucune raison pour se cacher, elle était depuis longtemps complètement abandonnée.

Cependant, ce même mercredi des Cendres où Julien Tarnaud avait si tristement enterré le carnaval, un petit garçon traversa le village en courant, descendit la prairie jusqu’au bord de l’Yon, prit le sentier qui longeait la rive, atteignit la rangée de saules et entra dans la grotte. Là il s’assit sur une pierre et s’occupa de défaire un paquet assez volumineux qu’il avait apporté et qu’il tenait avec toutes sortes de précautions. On aurait dit qu’il déshabillait une poupée précieuse. Il défit les cordons qui serraient la coulisse d’un sac de serge verte, l’ouvrit et en tira lentement et avec le plus grand soin… un violon et son archet ! Il les regarda quelque temps, hésitant, tâtonnant ; puis se levant résolûment :

« Allons, il faut essayer, se dit-il : c’est le meilleur moyen de trouver. Je me rappelle bien comment le père me l’a fait tenir, un jour : sous mon menton, comme cela : c’est bien. Et puis le manche avec la main gauche, pour pouvoir remuer les doigts sur les cordes : c’est cela ! Je sais bien aussi comment on prend l’archet, comment on le tire et comment on le pousse : voilà !

Et il fit résonner les quatre cordes l’une après l’autre.

« Cela va très-bien ! s’écria-t-il enchanté. Oui, mais cela ne fait pas un air, il n’y a pas moyen de danser là-dessus. Il faut que je trouve le moyen de jouer des airs. C’est en posant les doigts sur les cordes, et puis en les relevant, que le père change le son du violon. Essayons. Ah ! voilà un autre son… et puis un autre… celui-ci est vilain… bon ! le voilà plus joli. Que je suis content ! c’est presque comme une chanson ! »

Et Ambroise (car c’était lui) sautait de joie. Il s’était fait tout un travail dans sa tête depuis le matin. Il s’était senti attristé d’entendre sa mère reprocher à son père, qu’il aimait, l’accident qui le jetait sur un lit, à charge aux autres et incapable de gagner de l’argent ; il avait pensé en lui-même que le pauvre homme était bien assez puni, sans qu’on vînt encore le tourmenter. Le médecin espérait que Julien Tarnaud serait guéri pour Pâques : oui, mais il n’en était pas sûr : et s’il n’était pas guéri, comme on allait le rendre malheureux, ce pauvre père ! « Oh ! si je savais jouer du violon ! je le remplacerais, et l’on n’aurait plus rien à lui dire, avait pensé l’enfant. Mon Dieu ! que je suis donc malheureux de ne pas savoir jouer du violon !

» Mais est-ce bien difficile à apprendre ? Si j’essayais ? J’ai si souvent regardé le père, et je sais tous ses airs par cœur ; je m’amuse à les chanter quand je suis tout seul bien loin dans les champs et qu’on ne peut pas m’entendre. Je veux essayer ! »

Et Ambroise, qui n’avait de sa vie entrepris aucun travail, se mit dans l’esprit de devenir violoniste à lui seul. Il profita d’un moment où le malade était endormi et où sa mère était sortie, pour ouvrir l’armoire et y prendre le violon ; puis il se mit à courir de toutes ses jambes jusqu’à ce qu’il fût hors de vue. Il connaissait la grotte, et il résolut de venir y cacher ses essais musicaux, parce que c’était un lieu désert et qu’il n’y courait pas risque d’être entendu. Il y resta jusqu’au soir. Quand il rentra au logis, il était fatigué de tout le corps comme s’il eût reçu des coups de bâton ; mais il était fier et content ; car, s’il n’avait pas encore trouvé l’air qu’il cherchait, du moins il faisait beaucoup d’autres notes que celles que donnaient les quatre cordes, et qui l’avaient tant réjoui d’abord.

Il n’est pas besoin de dire qu’il retourna à la grotte, le lendemain et les jours suivants. Le matin il aidait sa mère à faire le ménage, et elle s’étonnait de le trouver bon à quelque chose. Mais dès que tout était en ordre à la maison, que la Tarnaude était occupée à son ouvrage et Louis aux champs, Ambroise s’esquivait sans bruit, et à mesure qu’il marchait, il se sentait plus léger et plus libre ; il lui semblait être sur le chemin du paradis. Il arrivait à la grotte, il prenait son violon ; il chantait l’air qu’il aurait voulu jouer, et il essayait d’en reproduire les sons avec son archet et ses doigts. Quelquefois il croyait y être, et le cœur lui battait de bonheur ; mais il manquait toujours quelque chose à son air, et le pauvre enfant, épuisé, rouge et tout en sueur malgré le froid, se dépitait et pleurait à chaudes larmes. Puis quand il avait bien pleuré en se répétant avec désespoir : Je ne pourrai jamais ! une voix secrète lui disait au fond du cœur : Essaye encore ! Et il reprenait son violon et recommençait ses tentatives. Au bout de quinze jours il n’était guère plus avancé qu’au commencement ; et pourtant Julien Tarnaud ne prenait pas le chemin d’être guéri à Pâques. Sa jambe se remettait ; mais il avait attrapé un mauvais rhume dans cette nuit qu’il avait passée couché sur la route après s’être échauffé à boire et à faire danser ; puis la fièvre de printemps l’avait pris, et il était jaune et maigre à faire pitié dans ce lit d’où il ne pouvait sortir. Il y avait donc toute apparence que les préveils de Pâques ne grossiraient point du tout la bourse de la Tarnaude. Elle le prévoyait déjà, et s’en prenait d’avance à son mari, ce qui n’aidait pas le pauvre homme à se guérir.

« Que veux-tu, toi ? »

CHAPITRE VI

Premier public d’un jeune artiste.

Or, un matin qu’Ambroise Tarnaud s’évertuait de plus belle sur le violon paternel dans sa grotte des bords de l’Yon, il lui sembla tout à coup que le ciel s’obscurcissait. Il leva les yeux, regarda vers l’entrée de la grotte… et le violon faillit lui tomber des mains.

Ce n’était pas un nuage qui avait passé entre le soleil et lui, c’était une ombre, et cette ombre appartenait à un corps, le corps menu d’une fillette d’environ dix ans. Elle était là, debout à l’entrée de la grotte, son tricot à la main comme une vraie fille de la Vendée, et très-pittoresque avec son jupon court, ses pieds nus, son fichu à carreaux rouges croisé sur sa poitrine, et sa coiffe mise sans aucune coquetterie sur ses cheveux ébouriffés qui brillaient au soleil comme s’ils eussent voulu lui faire une auréole. Elle écoutait, bouche béante, le concert qu’Ambroise lui donnait sans le savoir et sans le vouloir. Il le voulait même si peu que, cédant à son premier mouvement, il s’avança furieux vers la petite fille en lui criant :

« Que veux-tu, toi ?

J’écoutais, répondit-elle simplement. C’est-il défendu ? alors je vais m’en aller. Je ne voulais pas vous gêner : mais c’était si beau ! »

Ambroise se radoucit.

« Comment t’appelles-tu ?

— Je m’appelle Véronique, et je suis la fille à la veuve Tessier, qui demeure à Pied-Doré. Comme nous n’avons pas de pré, je mène paître mes ouailles[1] où je peux, dans les endroits qui ne sont à personne. Elles sont là-haut aujourd’hui, et comme j’ai entendu, en arrivant, de la musique qui jouait dans la grotte, je suis venue y voir ; et voilà comment je vous ai dérangé. Je m’en vais : ne vous fâchez pas.

— Non : reste un peu. Il faut que tu me promettes quelque chose.

— Quoi donc ?

— Il faut que tu me promettes de ne dire à personne que tu m’as vu, et que je jouais du violon.

— Pourquoi ? Est-ce que c’est mal ? Ma mère dit que ce sont les gens qui font mal qui se cachent.

— Non, ce n’est pas mal, mais… Aimes-tu ton père, toi ?

— Ah ! comme je l’aimerais si je l’avais ! Mais il est mort il y a trois ans, et je n’ai plus que ma mère. Tu as ton père et ta mère, toi ? tu es bien heureux ?

— Tu m’as l’air d’une bonne petite fille. Viens ici, je t’expliquerai pourquoi je me cache. Est-ce que tes ouailles ne vont pas s’écarter ?

— Oh non ! il y a mon chien Turlure qui les garde. Raconte-moi ton histoire. » Ils s’assirent tous deux sur une pierre, et Ambroise raconta tout. Véronique l’écouta d’abord sans cesser de faire passer vivement d’une aiguille à l’autre les mailles de son tricot ; peu à peu son travail se ralentit ; puis elle s’arrêta tout à fait, laissa tomber l’ouvrage sur ses genoux, et joignant ses deux mains et levant vers son compagnon ses yeux brillants où roulaient des larmes :

« Tu réussiras ! s’écria-t-elle. C’est déjà très-beau ce que tu fais. Et dire que tu as appris cela tout seul !

— Tout seul ; mais ce n’est rien, ce que je fais : il faut que j’arrive à jouer d’abord un air tout entier, et puis ensuite tous les airs du père. C’est entendu : tu ne diras rien à personne, tu le promets ?

— Je le promets ! dit la petite en lui tendant la main. Tape là ! » Ils se serrèrent la main.

« À présent, dit Véronique, il faut que tu recommences à chercher tes airs. Moi, je vais tricoter ; je n’ai pas le temps de m’amuser, j’ai promis ma paire de bas à la mère Gillette pour demain ; elle me donnera dix sous, et ma mère sera bien contente. Elle a tant de peine à gagner notre vie, ma pauvre mère !

— Et tu gagnes de ton côté pour l’aider ? Tu es une bonne fille. Et il y a longtemps que tu travailles comme cela ?

— Trois ans, répondit Véronique en tricotant avec vivacité pour rattraper le temps perdu. Le père était ouvrier menuisier, il rapportait de bonnes journées à la maison, et nous étions bien à notre aise. Mais il est mort, et tout notre bonheur est parti avec lui. Ma pauvre mère s’est mise à demander de l’ouvrage de porte en porte, et c’est tout au plus si elle pouvait gagner notre pain. Je restais seule tout le long du jour ; je m’ennuyais beaucoup quand j’avais fini le ménage et que je m’étais fatigué les bras à frotter nos meubles pour les faire reluire, et j’aurais bien voulu être grande pour aller en journée, moi aussi. J’avais sept ans, et je ne savais rien faire que tricoter. Un matin que je passais devant la porte de la mère Gillette, je l’ai entendue qui disait à son mari : « Voilà l’hiver qui vient, et tous nos bas sont usés : il en faudra pour toute la maisonnée, et avec la vendange et tout le reste de l’ouvrage je n’aurai jamais le temps de les tricoter ; je donnerais bien dix sous par paire pour en être débarrassée. » Moi, j’ai eu une idée : je me suis approchée ; mon cœur sautait si fort que j’ai eu de la peine à lui dire : « Si vous voulez, la Gillette, je tricoterai vos bas. » Elle m’a regardée : « Est-ce que tu tricotes bien ? — Oh ! oui ! vous allez voir. » J’ai couru chercher mon dernier bas, et pendant qu’elle l’examinait, je priais le bon Dieu de faire qu’elle le trouvât bien. Enfin elle m’a dit : « Allons, ce n’est pas mal, tu ne tricotes pas trop serré et tu ne laisses pas échapper de mailles, la jambe est bien faite et le talon d’une bonne largeur. Entre chez moi, je vais te donner de la laine, et tu auras dix sous pour chaque paire de bas, à mesure que tu me les rapporteras. » J’étais bien contente : mais voilà que son mari lui dit : « Es-tu bien sûre qu’elle n’en gardera pas pour elle, de ta laine ? » Cela m’a fait un tel chagrin, de penser qu’on pouvait avoir cette idée-là de moi, que je suis devenue toute rouge et que je me suis mise à pleurer ; et je lui ai dit : « Oh ! père Maurice, j’ai passé bien des fois le long de votre haie : il y avait des branches de vos pommiers qui pendaient en dehors toutes chargées de pommes mûres, et je n’en ai jamais pris seulement une piquée, et pourtant j’avais souvent bien faim ! » Comme c’est un brave homme, il a été fâché de m’avoir fait de la peine ; il a été lui-même dans son grenier chercher un panier de ses plus belles pommes, qu’on venait de cueillir, et il m’en a rempli mon tablier ; et nous avons toujours été bons amis depuis. J’ai tant travaillé que le surlendemain soir j’avais fini ma paire de bas. J’avais bien un peu mal au dos, mais cela ne faisait rien, j’étais contente tout de même, et je suis rentrée à la maison avec mes dix sous, juste comme ma mère arrivait de sa journée. Je lui ai donné mon argent, l’argent que j’avais gagné ; elle m’a embrassée, elle pleurait, et elle m’a dit que c’était sa première joie depuis qu’elle était veuve. Tu penses si j’étais heureuse ! Nous sommes un peu moins pauvres à présent, et elle dit que c’est moi qui en suis cause, parce que je tricote pour tout le monde dans le village. Mais à quoi penses-tu donc ? te voilà tout triste !

— Je pense, répondit Ambroise, que tu avais sept ans, que tu étais toute petite, et que tu as eu le cœur de travailler pour aider ta mère, tandis que moi qui ai douze ans, je n’ai jamais rien fait et je n’ai été utile à personne. Aussi on t’aime, et personne ne m’aime moi : c’est bien fait !

— Je t’aimerai, moi, si tu veux ; et puis si tu n’as rien fait jusqu’à présent, voilà que tu te mets à travailler pour ton père. Allons, ne perdons pas notre temps ; depuis que je suis là tu ne joues plus tes airs. »

Ambroise reprit son violon, et au bout d’un instant il avait oublié Véronique. Il fredonnait son air tout en frottant ses cordes : ce qu’il produisait commençait à ressembler à quelque chose. Une heure se passa : tout à coup Véronique l’interrompit avec un cri joyeux :

« C’est cela ! tu y es ! joue encore… la, la, la la la la, la la la la, la la la la la, la, c’est comme quand on va en avant deux : j’ai entendu cet air-là au préveil de Nesmy. »

Et Véronique, jetant son tricot, se dressa à l’entrée de la grotte, relevant sa petite jupe de ses deux mains, et sautant légèrement, allant en avant, en arrière, pendant qu’Ambroise lui faisait vis-à-vis, sans cesser de jouer avec animation les huit premières mesures d’une contredanse.


Ambroise lui faisait vis-à-vis.

Quand ils furent tous les deux hors d’haleine, la petite fille se laissa tomber sur l’herbe en riant.

« Vois-tu, dit-elle à Ambroise, tu fais de bien plus belles choses que moi ; ma mère m’avait appris à tricoter, et toi, tu trouves tout seul la manière de jouer du violon. Je te dis que tu es un grand musicien !

— Mais ce n’est pas tout, cela ! une contredanse, c’est bien plus long ; je n’en sais encore qu’un petit morceau. C’est égal, puisque j’ai trouvé le commencement, je trouverai bien le reste. Il faut que je rentre : voilà l’ombre des peupliers qui est toute couchée. À demain, Véronique : tu viendras ici, n’est-ce pas ?

— Oui, oui ! il y a de l’herbe pour mes ouailles au-dessus de la grotte, elles en ont pour longtemps avant de l’avoir toute broutée. »

Les deux enfants se séparèrent : Ambroise hâta le pas pour arriver à la Sapinière avant la nuit close ; et Véronique, après avoir terminé les diminutions du mollet, partie importante d’un bas, appela Turlure qui rassembla ses moutons, et trottant sur les talons de la bergère, la suivit avec le troupeau jusqu’au village.

Mademoiselle Léonide vint tendre ses deux mains au docteur.

CHAPITRE VII

Une nouvelle connaissance.

Or, le dimanche des Rameaux, au moment où le docteur Plisson et sa fille se mettaient à table pour déjeuner, Pélagie, qui arrivait de la cuisine portant une omelette toute fumante, s’arrêta court au milieu de la salle à manger sans poser son plat sur la table, et parut écouter quelque chose au loin.

« Qu’as-tu donc, Pélagie ? lui demanda en riant la petite Anne. On dirait que tu es dans le château de la Belle au bois dormant ; seulement je pense que, comme c’était un château de fée, les omelettes y sont restées chaudes. Donne-nous la nôtre, avant qu’elle refroidisse. »

Pélagie posa son omelette.

« Écoutez, monsieur, écoutez ! Qui est-ce qui peut nous arriver ? Il n’y a personne dans le pays pour faire claquer un fouet comme cela. »

Anne sauta à bas de sa chaise et courut à la fenêtre. Les claquements du fouet accompagnaient le roulement d’une légère carriole traînée par un tout petit cheval noir à longue queue et à longue crinière, comme on en trouve à l’île d’Yeu et dans quelques autres îles de l’Océan. Le petit cheval allait très-vite : pourtant, sur un : « Ho ! Diablotin ! » dit avec autorité par la personne qui conduisait la carriole, il s’arrêta net, en secouant sa crinière, devant la porte du docteur.

« Mlle Léonide ! » s’écrièrent à la fois M. Plisson, Anne et Pélagie. Et Mlle Léonide, car c’était bien elle, descendit lestement de sa voiture et vint tendre ses deux mains au docteur, qui était accouru au-devant d’elle.

« Mon cher ami ! je suis heureuse de vous revoir, quoique… enfin ! la vie est faite pour autre chose que pour pleurer. Voilà Anne : comme elle a grandi ! tout le portrait de sa mère. Pauvre femme ! qui m’aurait dit, quand je suis partie il y a quatre ans, que je ne la retrouverais plus à mon retour ! c’est comme ma mère, à moi !… moi qui travaillais loin d’elle pour la faire vivre, et qui soignais une autre malade, pendant qu’elle dépérissait ici… Et voilà ! ma malade est morte, elle m’a légué une rente de 3000 francs, et j’allais revenir, toute joyeuse, retrouver ma mère et ne plus la quitter, quand j’ai reçu la triste nouvelle… J’ai cru que j’en mourrais de chagrin : pensez donc, s’imaginer qu’on va enrichir sa mère, la rendre heureuse, l’aimer à son aise, et apprendre tout à coup qu’elle est morte ! J’en ai fait une maladie. On m’a guérie, je ne sais pas pourquoi, et me voilà revenue au pays. Je ne le connais presque plus, mon cher pays, depuis tant d’années que je l’ai quitté ; mais je pense qu’il doit y avoir quelque chose à y faire, de plus utile que de se lamenter. Pour le moment, je suis venue vous demander à déjeuner. Pélagie, je vous confie Diablotin, ayez-en soin : c’est un bon petit cheval, il va comme le vent. Anne, je te ferai monter dessus si tu es bien sage.

— Monter dessus ! grommela Pélagie en emmenant Diablotin ; monter dessus, pour se faire casser la tête ! il n’y a pas de risque que je permette cela ! »

Mlle Léonide Brandy était une grande femme d’environ cinquante ans, maigre et brune, avec un peu de moustache et quelques poils de barbe. Elle avait des mouvements anguleux, distraits, irréguliers, de longs bras et de longues jambes dont elle ne savait jamais que faire. Son chapeau, son châle et sa robe étaient attachés de travers ; c’était pour le moment la seule infraction qu’elle pût commettre contre les lois de la toilette, puisque son grand deuil la préservait d’associer un chapeau bleu à une robe verte et d’accompagner le tout d’un châle rouge, comme on se souvenait de le lui avoir vu faire. Malgré tout, elle avait une si bonne figure, un regard si franc et si ouvert, qu’elle trouvait moyen de n’être pas ridicule : on s’en étonnait, mais c’était comme cela. Elle n’avait jamais été jolie et n’avait jamais cru l’être : sa jeunesse s’était passée à étudier avec son père, homme fort instruit, qui avait voulu se charger lui-même de son éducation. Léonide n’avait point trouvé à se marier : d’abord, elle n’était pas riche, et puis les uns la trouvaient trop laide, et les autres trop savante. Elle resta donc fille, et ne s’en attrista pas : elle avait assez d’occupation avec ses livres, ses collections, ses promenades scientifiques avec son père, et son orgue et son piano dont elle jouait avec un talent rare, fort méconnu dans le pays, parce que les airs qu’elle jouait n’étaient pas assez gais. Elle se mêla peu au monde : on la trouvait originale, en quoi l’on ne croyait pas faire son éloge ; mais elle avait peu de relations ; d’ailleurs elle n’en cherchait pas. Elle vécut ainsi, heureuse à sa manière, jusqu’à trente-cinq ans. Alors son père mourut, laissant des affaires très-embrouillées, et une veuve qui possédait tous les talents d’une ménagère, mais qui n’était pas capable de comprendre autre chose que la lessive, les conserves et les confitures. Léonide se plongea bravement dans un océan de papiers timbrés et non timbrés, paya les dettes en vendant les terres, et quand elle vit sa mère délivrée de toutes tracasseries, mais réduite pour seul avoir à sa maison et à son jardin, elle partit en lui disant : « Je vais gagner de l’argent. »

Elle en avait gagné en effet : elle s’était chargée de l’éducation de quatre petites filles russes qu’elle avait suivies dans leur froid pays ; puis, au bout de dix ans, elle était entrée comme demoiselle de compagnie chez une vieille dame malade qui l’avait emmenée en Italie. La pauvre Léonide n’avait pas fait d’économies pendant tout ce temps-là, mais sa mère n’avait manqué de rien. Enfin, comme elle venait de le dire au docteur, enrichie par le testament de sa malade, elle s’apprêtait à revenir en France, quand elle avait appris que sa mère n’existait plus. Beaucoup d’autres seraient tombées dans le découragement : elle avait quarante-neuf ans, et plus personne à aimer. Mais Léonide était d’un caractère ferme et gai, et ne s’était jamais habituée à considérer sa vie comme devant lui rapporter profit ou agrément à elle-même. Elle songea, comme elle le disait, qu’au pays il devait y avoir quelque chose à faire, et elle y revint.

Tout en mangeant l’omelette froide, les saucisses aux choux et la crème de lait caillé, elle regardait autour d’elle, observait le docteur, sa fille, Pélagie, le jardin, la maison, et prenait note de toutes choses. Elle questionnait le docteur sur les gens du pays, sur les changements qui avaient eu lieu pendant sa dernière absence de trois années ; elle s’informait des occupations de la petite Anne, de ses travaux, de ses plaisirs ; et puis elle se mettait à parler de ses projets.

« N’allez-vous point vous reposer ? lui demandait M. Plisson.

— Me reposer ! et pour quoi faire ? Cela n’est bon à rien de se reposer ; j’aurai bien le temps quand je serai enterrée. Il faut que vous veniez au Tablier. Je vous montrerai tout ce que j’ai rapporté d’Italie : des gravures, des copies et des croquis que j’ai faits. Je les tiens à la disposition de ceux qui voudront les voir, pour apprendre aux gens de par ici qu’il y a autre chose dans le monde que leur pays. J’ai une foule d’idées dans la tête : vous verrez. Tenez, voulez-vous me donner Anne ? je vous la ramènerai demain ; cela la distraira, la pauvre petite.

— Et qui est-ce qui servirait le café à papa, demain matin ? demanda l’enfant avec un petit air d’importance.

— Oui, dit Pélagie qui revenait de la cuisine chargée d’une pile d’assiettes qu’elle venait de laver et qu’elle s’apprêtait à serrer dans le grand buffet, oui, pour la mettre en morceaux, avec votre vilain petit cheval d’une espèce comme on n’en a jamais vu par ici ; une bête enragée, qui ne peut pas rester tranquille une minute !

— Bah ! bah ! Diablotin n’est pas si méchant qu’il en a l’air, et vous saurez bien servir le déjeuner du docteur, ma bonne Pélagie. Je vous ramènerai demain l’enfant en bon état. Allons, c’est dit, je l’emmène. Va prendre ton chapeau, et un bon manteau, car il gèle. »

Et, cinq minutes après, Diablotin entraînait la carriole, Mlle Léonide, et la petite Anne, qui envoya des baisers à son père aussi longtemps qu’elle put le voir.

Mademoiselle Léonide verse à boire à tous les travailleurs.

CHAPITRE VIII

Arrivée d’une voiture de roulage.

Diablotin allait très-vite : il faut croire que la petite Anne ne le chargeait guère, ou bien qu’il sentait son écurie ; au bout de trois petits quarts d’heure les voyageuses aperçurent les maisons du Tablier, groupées autour du clocher de l’église, et bientôt la carriole s’arrêta à la porte de Mlle Brandy. Au même moment un autre véhicule se montrait à l’horizon sur la route de Saint-Florent ; mais celui-ci allait lentement, malgré les quatre chevaux qui le tiraient de toutes leurs forces et dont on entendait au loin les grelots. C’était la voiture du roulage, et le roulier marchait à côté, son bonnet enfoncé sur les oreilles, chaudement enveloppé de sa limousine de laine rayée, son grand fouet à la main et sa grosse pipe de terre à la bouche. Cet équipage avait déjà été remarqué par tous les gens du village ; les premiers avertis avaient appelé les autres, et chacun s’évertuait à deviner ce que le roulier venait faire au Tablier, d’où il venait, où il allait, et ce qu’il pouvait bien y avoir dans sa voiture. Mlle Léonide regarda comme les autres, et tout à coup, appelant sa servante :

« Allons, Manette, mettez vite la voiture sous la remise et le cheval à l’écurie : nous allons avoir de l’ouvrage. Tu tombes bien, ma petite Anne : tu vas m’aider à déballer mes caisses. Les vois-tu qui arrivent là-bas ?… Le roulier s’arrête, il parle à un cantonnier ; je parie qu’il lui demande où est la maison de Mlle Brandy. Eh ! par ici, mon brave homme, par ici ! arrivez vite ! »

La voiture approchait en effet, et Mlle Léonide ne s’était pas trompée. Dès que les hommes qui flânaient sur leurs portes eurent compris de quoi il s’agissait, ce fut à qui s’offrirait pour donner un coup de main au roulier, et les caisses furent bientôt rangées en ordre dans le vestibule de la maison. Puis Manette apporta des verres et quelques bouteilles de bon vin, et Mlle Léonide, aidée de la petite Anne, versa à boire à tous les travailleurs en les remerciant de leur complaisance. Après quoi elle les congédia, ne gardant que le menuisier du village, le père Brethomé, et son fils Jean, à qui elle donna un marteau et un ciseau pour faire sauter les clous qui fermaient les caisses. Manette voulait aider ; mais, repoussée sous prétexte qu’elle ne connaissait rien à ces choses-là, elle resta simple spectatrice et suivit l’opération avec autant d’intérêt qu’Anne elle-même.

« Voilà les clous enlevés ! s’écria enfin Mlle Léonide. Jean, venez par ici, appuyez fort, pour abattre ce côté de la caisse. » Et elle appuyait elle-même de toutes ses forces. On entendit un craquement, les planches s’écartèrent et s’abattirent.

« Très-bien ! ôtez-moi ces planches de là. Tu vas voir ce que tu n’as jamais vu, Anne : un orgue, mon enfant ! un orgue !

— Mais si, mademoiselle, j’en ai vu un à Mareuil, une fois : c’était un homme qui le portait et qui lui faisait jouer de jolis airs en tournant une poignée comme celle d’un moulin à café.

— C’était un orgue de Barbarie, ma pauvre Anne. Voyons, sais-tu ce que c’est que la Barbarie ?

— Je connais les canards de Barbarie, dit Anne en souriant malicieusement : ils ont une petite queue en trompette qui est très-drôle. Ce n’est pas cela ?

— Tu te moques de moi, petite masque. Mon orgue est trop grand pour qu’on se le pende au cou, comme celui que tu as entendu dans les rues de Mareuil ; et la Barbarie est un pays d’Afrique. Connais-tu l’Afrique ? »


Elle appuyait elle-même de toutes ses forces.

Anne secoua la tête.

« Tu n’apprends donc pas la géographie ?

— Non, je n’apprends rien du tout. Pélagie ne sait rien, et papa n’a pas le temps de me faire étudier. Je ne sais que les histoires qu’il me raconte le soir, en hiver.

— Tu ne lis jamais ?

— Papa dit que ses livres ne sont pas pour les petites filles. Je lis dans le livre de cuisine, quand Pélagie veut faire un nouveau plat, pour lui dire comment elle doit s’y prendre. Avez-vous un lièvre ? je vous réciterai toute la recette du civet sans manquer un mot.

— Eh bien, tu es plus forte que moi en cuisine. Mais je te prêterai de beaux livres ; nous allons les déballer tout à l’heure, quand nous aurons roulé l’orgue dans le salon. Allons, tirons-le de sa boîte. »

Jean et le père Brethomé eurent bientôt installé l’orgue à une bonne place au jour. Anne les suivait pas à pas.

Au tour du piano, maintenant ! » dit Mlle Léonide. Et, après un nouveau travail, le piano vint rejoindre l’orgue. Mlle Léonide l’ouvrit pour voir s’il était resté d’accord.

« Oh ! que j’aime cet air ! s’écria l’enfant. Maman le jouait, je le reconnais bien. Jouez-le encore, je vous en prie ! »

Et elle essayait de le chanter, et ses yeux devenaient humides.

« Tu as une jolie voix, ma petite ; je t’apprendrai la musique. Pour le moment, embrasse-moi et viens m’aider : nous avons beaucoup d’ouvrage à faire, vois-tu. »

Mlle Léonide emmena l’enfant pour l’empêcher de s’attendrir, fidèle à son principe « que la vie était faite pour autre chose que pour pleurer ». Anne s’égaya en portant de la caisse dans le salon une foule d’objets curieux qui lui semblaient venir du pays des fées. Elle s’émerveillait, questionnait et babillait comme un oiseau joyeux. Mlle Léonide souriait et se sentait heureuse comme elle ne l’avait pas été depuis bien longtemps. Elle s’était dit d’abord : « Si j’avais eu le bonheur d’être une mère de famille, comme j’aurais aimé une petite fille pareille à celle-ci ! » Il y avait un regret dans cette pensée : il n’y en eut plus dans la suivante : « Pourquoi ne l’aimerais-je pas ? je n’ai pas besoin d’être sa mère pour cela ! »

Anne resta tout à coup pétrifiée d’admiration. Elle venait de sortir d’un coin de la caisse une petite bercelonnette en bois sculpté peinte en rouge et blanc, où reposait un poupon à figure rebondie, entortillé des pieds aux épaules dans une longue bandelette brodée qui lui serrait les bras le long du corps. À côté du berceau, une poupée aux longs cheveux tressés de rubans rouges, vêtue d’une chemise blanche à larges manches, d’un corset noir au plastron tout couvert de paillettes d’argent, d’un jupon rouge, et d’un tablier bleu brodé d’argent et d’or et relevé dans la ceinture, représentait la nourrice ou la mère de l’enfant.

« Cela, c’est pour toi, lui dit Mlle Léonide. C’est une poupée italienne : j’ai vu des villages où toutes les femmes sont habillées comme cela, et les petits enfants comme celui-ci.

— Comme c’est beau de voyager ! dit la petite, pensive.

— On peut toujours voyager dans les livres : je t’en donnerai de beaux, avec des images ; tu y verras le pays de la poupée.

— Comme vous êtes bonne ! Vrai ! vous avez pensé à moi de si loin ?

— Sans doute ! Et toi, tu ne pensais donc jamais à ta vieille amie ?

— Si, quelquefois, fit Anne confuse ; mais je n’ai rien fait pour vous.

— Parce que tu étais petite. À présent tu m’aides à ranger ma maison : tu vois bien que tu fais quelque chose pour moi. Allons, emporte tes poupées et continuons. Prends avec soin cette grande boîte : je vais l’ouvrir pour te montrer ce qu’il y a dedans : c’est très-précieux.

— Ah ! je connais bien cela, c’est un violon. Mais quel drôle de violon ! il n’est pas rouge comme ceux des violoneux qui font danser aux préveils, et puis il a un gros ventre tout rond.

— Ce violon-là, mon enfant, a été fait il y a trois cents ans en Italie, par un savant faiseur de violons qui s’appelait Amati. Le roi de France de ce temps-là, qui était Henri III, lui commanda vingt-quatre beaux violons pour faire de la musique aux noces du duc de Joyeuse, un seigneur qu’il aimait beaucoup ; et mon violon est un de ceux-là. Tu penses bien qu’il a voyagé depuis, avant de revenir en Italie où je l’ai acheté, et qu’il a vu bien des choses.

— Quel dommage qu’il ne puisse pas les raconter ! s’écria Anne. Est-ce que vous savez en jouer, mademoiselle ?

— Non, mais je l’ai acheté pour sa rareté ; c’est très-curieux et très-précieux, ces violons-là. Je l’ai prêté plusieurs fois à des artistes, et il a les sons les plus doux qu’on puisse entendre. Là ! remettons-le dans sa boîte. Maintenant, range-moi ces pierres sur cette étagère.

— Ah ! les jolies pierres ! Il y a du bleu, du blanc, du noir, du gris… où les trouve-t-on ?

— Elles viennent d’un volcan d’Italie. Tu ne sais pas ce que c’est qu’un volcan ? »

Anne secoua la tête et se mit à ranger les pierres. Mlle Léonide remarqua qu’elle cessa de faire des questions, et qu’elle fut un peu moins gaie le reste du jour. C’était la première fois qu’elle souffrait de son ignorance, la pauvre Anne ! Elle y songea toute la soirée, et s’endormit en se demandant s’il était possible de devenir aussi savante que Mlle Léonide sans faire autant de voyages qu’elle.

Anne s’avança timidement.

CHAPITRE IX

Des voisins bien agréables.

Anne resta quatre jours chez Mlle Léonide. Il va sans dire que Pélagie vint s’assurer par elle-même que c’était bien pour déballer des caisses, ranger la maison et voir une foule de belles choses qu’on lui gardait son enfant : elle accusait déjà Diablotin de lui avoir joué quelque mauvais tour. Enfin, le jeudi, Anne rentra dans la maison paternelle. À son grand étonnement, le docteur ne vint point la recevoir dans ses bras quand elle descendit de la carriole ; les volets du salon étaient ouverts, et les voix qu’on y entendait témoignaient d’une visite. Anne reconnut ces voix, car elle fit une grimace et tira en arrière Mlle Léonide qui posait la main sur le bouton de la porte.

« Allons-nous-en là-haut, je vous en prie ! ils sont si ennuyeux ! ils se moquent toujours de moi ! »

Mlle Léonide allait demander de qui il s’agissait, lorsque la porte s’ouvrit et le docteur enleva sa fille dans ses bras en s’écriant :

« J’avais bien reconnu le pas de ma petite Anne ! Viens saluer Mme Arnaudeau, ma chérie ; Emmanuel et Sylvanie sont avec elle. »

Anne s’avança timidement et vint présenter sa joue aux lèvres de Mme Arnaudeau et de ses enfants ; puis elle les regarda en se demandant de quoi elle pourrait bien leur parler, et comme elle ne trouva rien, elle demeura muette.

Beaucoup d’autres petites filles auraient été aussi embarrassées qu’elle devant ces imposants personnages.

Mme Arnaudeau, née Césarine Lardier, ou du Lardier, était une grande et grosse femme très-serrée dans son corset, ce qui lui rendait le teint plus animé que nature. Il semblait toujours qu’elle allait éclater, tant sa peau était tendue et luisante ; et les yeux étaient involontairement attirés par le bourrelet que formait son poignet rouge entre sa manchette blanche trop étroite et son gant jaune trop court.

Elle portait haut sa tête empanachée, et parlait avec autorité, elle n’était pas précisément malveillante, mais elle daignait se montrer bienveillante, ce qui était bien pis.

Elle avait une certaine considération pour ses enfants, parce qu’ils étaient ses enfants et devaient nécessairement tenir d’elle toutes les qualités qu’elle se plaisait à se reconnaître ; mais si quelqu’un fût venu lui dire que son mari valait mieux qu’elle, ce quelqu’un l’eût bien étonnée, car il ne lui était jamais venu à l’idée de trouver une valeur quelconque à M. Arnaudeau.

Dans sa jeunesse, Mme Arnaudeau avait été mince et jolie ; et comme elle avait toujours eu et affiché une très-haute opinion d’elle-même, elle n’avait pas eu de peine à passer pour belle. Par malheur, elle n’était pas riche, et en Vendée, comme dans bien d’autres pays, on se marie surtout pour arrondir sa terre et sa bourse. De plus, sa famille se disait noble, prétention qui faisait rire l’ancienne noblesse du pays, et qui excitait la jalousie des propriétaires bourgeois, presque tous fils ou petits-fils de paysans. Elle aurait donc bien pu coiffer sainte Catherine, si elle n’avait pas rencontré dans une partie de campagne le pauvre Alexandre Arnaudeau, qui, à vingt ans passés, avait terminé péniblement ses études au collège de Luçon. Depuis un an qu’il était rentré chez son père, sa timidité farouche l’avait éloigné de toutes les réunions où il eût été obligé de parler à quelqu’un, et pour la première fois qu’il se risquait, il était si gauche, il se montrait si embarrassé de ses pieds, de ses mains, de ses gants, de son chapeau, de toute sa personne, qu’il faisait naître les rires partout où il paraissait ; il s’en apercevait et n’en devenait pas plus brave.

Mlle Césarine le prit sous sa haute protection, daigna l’encourager, lui fit danser son premier quadrille ; et le pauvre garçon, reconnaissant jusqu’au fond du cœur, déclara le lendemain à son père qu’il n’épouserait jamais d’autre femme que Mlle du Lardier. Le père et le grand-père Arnaudeau, anciens meuniers enrichis, se trouvaient par hasard n’être pas avares, et l’idée de s’allier à une famille aussi distinguée leur sourit tout de suite. Mlle Césarine daigna accepter ; et Alexandre signa avec ravissement le pacte de son esclavage. Il s’aperçut bien vite que sa femme n’était ni si bonne, ni si aimable, ni si compatissante qu’il l’avait cru ; mais il resta toujours convaincu de sa supériorité et prit tout doucement l’habitude de n’être que le mari de la reine. Il faisait le moins de visites possible et n’était jamais là quand Madame recevait. Il sortait dès le matin, en jaquette et en gros souliers, voire même en sabots ; il s’occupait de ses champs, de ses jardins, de ses moulins, de ses bestiaux. Les paysans et les journaliers le saluaient et s’arrêtaient souvent pour lui parler, car il n’était pas timide avec eux, et ils disaient en parlant de lui : « Ce bon M. Arnaudeau ! »

Il avait beaucoup aimé ses enfants, quand ils étaient petits ; depuis qu’ils avaient grandi, que leur mère les avait envoyés en pension au loin, que Sylvanie revenait en vacances avec un lorgnon et une robe de soie, et qu’Emmanuel était censé savoir du latin, leur père avait pour eux un peu de ce respect craintif qu’il éprouvait pour sa femme.

Sylvanie, âgée de quinze ans, n’aurait été ni belle ni laide si elle eût consenti à être simple ; mais elle avait admirablement profité des leçons de sa mère, visait à l’air distingué et aux grandes manières, et étonnait son pensionnat par les toilettes qu’elle arborait les jours de sortie pour se dédommager d’avoir porté l’uniforme pendant quinze jours.

Elle n’était pas née méchante, mais elle commençait à le devenir à force de se moquer de tout et de tout le monde. Elle avait pris cette fâcheuse habitude pour faire rire sa mère, qui lui trouvait beaucoup d’esprit, et elle l’avait conservée pour se donner un air de supériorité.

Quant à M. Emmanuel Arnaudeau, d’un an plus jeune que sa sœur, ç’aurait été un beau garçon s’il eût bien voulu user de savon et d’eau, nouer sa cravate, respecter la roideur de son col, se peigner quelquefois, attacher les cordons de ses souliers et ne pas couronner les genoux de son pantalon. Mais, comme à toutes ses irrégularités de costume il joignait un langage de collégien mal appris et un caractère querelleur, il n’était agréable ni à voir ni à entendre. On se souvenait pourtant de l’avoir connu autrefois gai et bon enfant, suivant tous les pas de son père. Mais Mme Arnaudeau avait craint qu’il ne prît des goûts et des habitudes de paysan, et à sept ans juste le pauvre garçon avait été conduit au lycée du département.

À son arrivée, les camarades s’étaient moqués de lui ; n’ayant pas la langue bien pendue, il avait riposté par des taloches, qu’on lui avait rendues, si bien que peu à peu il en était venu à passer ses récréations en batailles. Pour ses études, il montait tous les ans d’une classe dans l’autre, et il était à peu près le dernier dans toutes. Il était entré au lycée ne sachant rien, pas même apprendre ; ahuri par ce qu’on lui faisait faire et par la manière dont on le lui faisait faire, il avait pris le travail en dégoût, et ce dégoût durait encore au bout de six ans, et lui valait le mépris de Sylvanie.

Sylvanie, elle, était restée avec sa mère jusqu’à onze ans ; puis elle avait été mise dans un couvent de Luçon où les familles riches du pays envoyaient leurs filles. Elle signait tous ses cahiers « Sylvanie Arnaudeau du Lardier », et les petites qui voulaient obtenir d’elle quelque image à dentelle ou quelque bout de ruban l’appelaient « mademoiselle du Lardier ».

Les jours de sortie du couvent, Mme Arnaudeau arrivait à Luçon dès le matin dans sa voiture, allait chercher sa fille, l’emmenait à l’hôtel où elle lui faisait revêtir une toilette à la dernière mode, et passait le reste de la journée à faire avec elle des visites dans la ville et aux environs. Emmanuel ne sortait guère, il n’en avait pas souvent le droit. Les deux enfants se réunissaient deux fois par an, à Pâques et aux vacances, et n’étaient pas ravis de cette réunion.

Emmanuel trouvait fort ennuyeux d’aller chez tous les voisins et de faire pour cela une toilette — qui se défaisait d’elle-même en un clin d’œil, il faut le dire — et Sylvanie trouvait tout aussi ennuyeux d’emmener avec soi un garçon aussi mal élevé. Mais Mme Arnaudeau tenait à exhiber toute sa famille en grande pompe : la tournée de Pâques était commencée et les avait amenés chez le docteur Plisson.

Elle ramassa le chapeau.

CHAPITRE X

Une maîtresse de maison fort mal à son aise.

Anne était donc assise sur une grande chaise, ses petits pieds pendants, fort embarrassée de savoir ce qu’elle pourrait dire et à qui elle pourrait le dire. Elle sentait vaguement qu’en dépit de ses huit ans et demi, elle était la maîtresse de la maison et qu’elle devait se montrer aimable pour ses hôtes ; mais le courage et l’imagination lui manquaient à la fois. Pour s’inspirer elle regardait M. Arnaudeau, qui lui disait souvent bonjour quand il la rencontrait et qui ne manquait jamais de caresser Ajax ; mais M. Arnaudeau en toilette n’était plus le même. Sa redingote le gênait, ses souliers vernis lui faisaient mal aux pieds, ses gants le rendaient maladroit, et, ne sachant que faire de sa canne et de son superbe chapeau neuf, il avait fini par mettre sa canne debout entre ses genoux et par la coiffer de son chapeau, qu’il y faisait tourner pour s’occuper les mains. Il était bien incapable de venir en aide à la petite Anne, car il était encore plus embarrassé qu’elle. Anne se tournait non pas vers Mme Arnaudeau, — elle savait n’avoir rien à espérer de ce côté-là, — mais vers Sylvanie ; elle la trouvait si imposante qu’elle songeait à faire une tentative du côté d’Emmanuel. Mais là elle trouvait une barrière qui s’élevait entre eux, — une barrière de poupées cassées, de quilles perdues, de jouets brisés, de plates-bandes ravagées, de robes déchirées, d’images foulées aux pieds — souvenirs effrayants ! et la petite Anne ne disait rien.

Cependant son entrée avait interrompu la conversation engagée, si bien que tout le monde se taisait comme elle. C’est si difficile de causer quand on n’a rien à se dire !

Tout à coup la canne de M. Arnaudeau s’échappa d’entre ses genoux et tomba avec un grand fracas, entraînant le chapeau, qui s’en alla rouler aux pieds de la petite Anne. M. Arnaudeau devint cramoisi : sa femme prit un air de dignité blessée ; sa fille pinça les lèvres et détourna la tête ; et son fils fit entendre un bruyant éclat de rire. L’embarras d’Anne disparut sans qu’elle sût pourquoi. Elle sauta lestement de sa chaise, ramassa le chapeau, releva la canne, et, au lieu de les remettre à M. Arnaudeau qui avançait la main : « Permettez, monsieur, que je vous en débarrasse », lui dit-elle. Et elle alla mettre la canne dans un coin et le chapeau sur le piano.

Quand elle revint, M. Arnaudeau l’attrapa au passage et l’embrassa. « Une bonne petite fille ! Elle a bien grandi depuis que je ne l’avais vue !

— Oui, elle est très-grande, dit Mme Arnaudeau. Elle a bientôt neuf ans, n’est-ce pas, docteur ? Et son éducation, où en est-elle ? Il faut que les femmes soient instruites dans notre siècle et l’on ne saurait s’y prendre trop tôt. C’est pour cela que j’ai eu le courage de me séparer de Sylvanie ; et je dois dire que ses succès m’ont bien payée de mon sacrifice.

— J’ai su que mademoiselle avait rapporté un grand nombre de prix aux vacances dernières, répondit le docteur. Cela nous a même privés du plaisir de la voir, car vous l’avez menée aux bains de mer pour la récompenser.

— Certainement, et nous ferons un nouveau voyage cette année, si elle continue à être la première partout. Je compte la reprendre dans deux ans, quand son éducation sera finie ; elle saura la musique, le dessin, l’anglais, l’italien, l’astronomie, la botanique et tout ce qu’on apprend dans les classes.

— Et quel âge aura mademoiselle quand elle saura tout cela ! demanda Mlle Léonide avec un air bonhomme.

— Elle aura dix-sept ans ! reprit orgueilleusement la mère.

— Dix-sept ans ! assurément elle aura une instruction peu commune à cet âge ; elle sera la lumière de la Vendée, et vous pouvez en être fière d’avance, madame ! »

Anne, qui avait d’abord été éblouie par cette énumération de connaissances, eut comme une idée vague que Mme Léonide se moquait de Sylvanie. Elle quitta M. Arnaudeau et se glissa hors du salon. Elle dit quelques mots à Pélagie et rentra. On parlait encore d’elle.

« Assurément, docteur, disait Mme Arnaudeau, il serait temps de commencer à l’instruire. Vous devriez l’envoyer à Luçon ; avec la protection de Sylvanie, elle serait très-bien reçue ; et elle vous reviendrait dans quelques années capable de faire honneur à votre maison. Que peut-elle apprendre ici ? Je parie qu’elle ne sait rien du tout. Voyons, Sylvanie, fais-lui quelques questions, rien que pour voir dans quelle classe on la mettrait.

— Volontiers, maman. Voyons, ma petite, — ce mot fut dit du même ton que si Sylvanie avait eu six pieds de haut, — savez-vous. combien il y a eu de rois en France ? Non ? Eh bien, pouvez-vous me dire la date du déluge ? ou bien les fleuves d’Amérique ? Vous ne savez pas ?… Savez-vous seulement à quel règne appartiennent les productions de votre jardin, les cerises, les groseilles ?

— Non, mademoiselle, répondit Anne en jetant un regard vers la porte, où Pélagie venait d’apparaître chargée d’un plateau ; mais pour ce qui est des groseilles, je sais en faire du sirop, et j’espère que vous voudrez bien y goûter. »

Et Anne, échappant à l’examen que lui faisait subir Sylvanie, courut au plateau, versa son sirop dans les verres, y ajouta de l’eau en soulevant à deux mains la lourde carafe, et vint offrir gracieusement à boire à Mme Arnaudeau et à Mlle Léonide qui lui souriait d’un air d’encouragement. Puis ce fut le tour des autres visiteurs ; et Anne veillait si bien à les débarrasser des verres dès qu’ils les avaient vidés, qu’ils n’avaient pas un instant à attendre.

Quand ce fut fini, elle avait grand’peur qu’on remît de nouveau son éducation sur le tapis, mais Mme Arnaudeau, qui avait encore quelques visites de cérémonie à faire avant le dîner, se leva majestueusement et donna le signal du départ. Avant de sortir, elle jeta un regard circulaire sur sa famille pour s’assurer que toutes les toilettes étaient en ordre, et s’aperçut que la cravate d’Emmanuel s’était dénouée ; les deux bouts pendaient sur son gilet blanc, où s’étalait en outre une large tache de sirop.

« Toujours le même ! s’écria la mère irritée. J’aurais dû vous laisser passer vos vacances au lycée, monsieur ! »

Anne était allée tremper dans l’eau fraîche le coin de son petit mouchoir.

« Ce ne sera rien, madame, dit-elle timidement ; je vais laver la tache, et il n’y paraîtra plus. »

Et elle se mit à frotter doucement jusqu’à ce que la tache eût disparu. Mme Arnaudeau reprit sa sérénité. Elle ôta son gant et s’avança armée d’une longue épingle pour fixer d’une manière immuable le nœud de cravate de son fils. Au moment où elle achevait cette importante opération, Emmanuel, ennuyé du temps qu’elle y mettait, fit un brusque mouvement. Mme Arnaudeau jeta un cri.

« Maladroit ! l’épingle m’a déchiré le doigt, et voilà le nœud défait !

— J’ai ici une eau qui vous guérira tout de suite, madame, » dit Anne en courant ouvrir un petit placard. Elle revint avec un flacon, une bande de toile fine qu’elle y mouilla, et emmaillota adroitement le doigt de Mme Arnaudeau, qui se laissa faire et daigna même la remercier. Puis, allant à Emmanuel :

« Je sais très-bien faire les nœuds de cravate, dit l’enfant ; je fais toujours ceux de papa quand je veux qu’il soit beau. Voulez-vous que j’essaye ? »

Emmanuel se rassit pour être à sa hauteur ; et elle lui arrangea sa cravate. Décidément, si elle ignorait la date du déluge, elle savait bien d’autres choses, la petite Anne.

« Là ! dit-elle ; elle tiendra très-bien, sans épingle. »

Emmanuel la remercia : c’était la première fois de sa vie que cela lui arrivait, de remercier sans qu’on eût besoin de le lui dire.

Pendant qu’on reconduisait les visiteurs, Anne, qui marchait près d’Emmanuel, lui demanda s’il apprenait autant de choses que sa sœur.

Ah ! je crois bien ! répondit l’écolier, et bien d’autres avec. Mais je ne suis pas comme ma pimbêche de sœur qui trouve que c’est amusant. Après ça, peut-être que c’est amusant ce que font les filles, le piano et puis les dessins où il y a de la couleur, et tout le reste.
Emmanuel se rassit pour être à sa hauteur.
Mais si vous saviez ce que c’est que le latin ! et le grec donc ! il y a de quoi en mourir. Et quand je pense qu’il y a au lycée des animaux qui prétendent qu’ils y comprennent quelque chose ! C’est pour faire leurs embarras ; moi, je n’y ai jamais rien compris. »

Anne le regarda, étonnée et effrayée. Quel abîme était-ce donc que toutes ces sciences à elle inconnues, si l’on pouvait s’en occuper plusieurs années sans y rien comprendre !

Élie se jeta dans les bras de son père.

CHAPITRE XI

Où l’on prend une décision.

Quand Mlle Léonide fut rentrée dans le salon, elle resta quelque temps silencieuse, ses grands sourcils un peu froncés ; elle avait l’air de préparer un discours difficile à composer et à prononcer. Enfin elle appela Anne. « Petite, va-t’en montrer à Pélagie tout ce que tu as rapporté de chez moi, et voir si elle a bien soigné ton chien et tes poules. J’ai à parler à ton papa. »

Anne sortit, le cœur un peu gros. De quoi va-t-elle parler à papa ? se demandait-elle. Est-ce de moi ? et si c’est de moi, que va-t-elle lui dire ? C’était bien d’elle, en effet. Dès qu’elle fut sortie, Mlle Léonide croisa ses deux bras sur la table, et regardant en face le docteur : « Cette absurde femme a tout de même raison : la petite ne sait rien, et cela ne peut pas durer.

— Rien ! elle sait se faire aimer, être utile dans la maison, rendre service à tout le monde : n’est-ce rien ? Pour le reste, nous avons le temps : elle est si petite !

— Oui, elle sait faire gracieusement tout ce qu’elle fait, c’est vrai. Cela, elle ne l’a pas appris, c’est un don de Dieu. Moi, je ne l’ai jamais eu et je ne cherche pas à l’acquérir, je sais bien que j’y perdrais mon temps. Mais cela ne lui tiendra pas lieu du reste ; il faut qu’elle apprenne, qu’elle travaille, non pas pour devenir une pédante comme Mlle Sylvanie, mais pour devenir une femme instruite, qui sache s’occuper à des choses meilleures que la toilette et la vanité, pour augmenter ses chances de bonheur en ce monde et pour être utile à un plus grand nombre. Je crois que vous devriez essayer, à l’automne, de la mettre, non pas au couvent de Sylvanie, mais dans quelque bonne pension. »

Mlle Léonide n’avait pas osé regarder le père en lui faisant cette proposition hardie. Au bout d’un instant, comme il ne lui répondait point, elle se risqua à lever les yeux sur lui. Il était tout pâle, et deux larmes coulaient sur ses joues. « Ah ! si vous pleurez, je n’oserai plus rien vous dire, s’écria la vieille demoiselle. Pourtant vous devez bien comprendre que j’ai raison et que c’est pour le bien de l’enfant ce que j’en dis. On a autre chose à faire dans ce monde que de pleurer ; on a des devoirs à remplir, et le vôtre c’est de faire de votre fille une femme telle qu’était sa mère… »

Le pauvre père l’interrompit : « Je ne vous ai pas répondu, justement parce que je sentais que vous aviez raison. Mais c’est trop tôt… je n’ai pas encore le courage… Avec elle, la maison n’est pas vide : quand j’y reviens, je pense que je vais la retrouver, je revois d’avance son joli sourire, je sens ses petits bras autour de mon cou. c’est toute ma consolation, toute ma force… Je tâcherai de me faire à cette idée-là, d’ici un an ou deux : maintenant, je ne pourrais pas ! »

Mlle Léonide secoua la tête. « Pauvre homme ! enfin ! je n’ai rien à dire. Mais l’enfant elle-même peut être humiliée de ne rien savoir : peut-être qu’elle aurait envie d’aller en pension ?

— Croyez-vous ? demanda tristement le père.

— Il faut le savoir… Anne ! » appela Mlle Léonide.

Anne n’était pas loin : elle accourut.

« Serais-tu bien aise de t’instruire, d’apprendre tout ce qu’apprend Mlle Sylvanie ? »

Les yeux de l’enfant étincelèrent. « Oh ! oui ! oui ! s’écria-t-elle.

— Eh bien, il faut aller en pension ! » reprit Mlle Léonide.

La petite ouvrit de grands yeux effarés. « Quitter papa ! »

Et elle courut à lui, se jeta dans ses bras et fondit en larmes. Le père pleurait aussi.

« Non, mademoiselle, reprit Anne en se retournant vers Mlle Léonide, mais sans quitter les bras de son père, comme si elle eut voulu garder en lui un défenseur ; non, j’aime encore mieux ne rien savoir de toute ma vie. Mais, ajouta-t-elle timidement, vous m’avez dit qu’on apprenait tout dans les livres ; si vous vouliez me prêter les vôtres, peut-être que je deviendrais savante sans aller en pension. Car je sais lire, je lis très-bien, je vous assure ; et je sais écrire aussi ; j’ai écrit une belle lettre pour Pélagie à son frère le soldat, il l’a reçue, et il a écrit qu’il avait très-bien compris ce qui était dedans.

— Eh bien, soit, puisque tu le veux aussi, reste ! dit Mlle Léonide. Tout ce que je peux faire pour toi, je le ferai. Après tout, j’ai du temps à dépenser, et Diablotin ne demande qu’à courir. Je viendrai te donner des leçons, et tu travailleras seule, comme tu pourras, les jours où je ne viendrai pas. Tu apprendras toujours quelque chose comme cela. Et nous allons commencer tout à l’heure. »

Mlle Léonide eut un rude moment à passer ; la fille l’étouffait de caresses, pendant que le père lui serrait les mains à les lui broyer. Au bout d’un instant pourtant elle put retirer ses pauvres mains qu’elle secoua et dont elle se servit pour détacher de son cou la petite Anne.

À la fin de la semaine, Anne avait appris l’histoire d’Adam et d’Ève, connaissait la différence du nom et de l’adjectif, savait compter jusqu’à cent, et faisait quatre exercices sur le piano.

Quelqu’un heurta à la porte.

CHAPITRE XII

Où Ambroise se révèle glorieusement.

Le jeudi saint de cette année-là, le pauvre Julien Tarnaud s’était réveillé, comme cela lui arrivait maintenant trois ou quatre fois par semaine, blême et grelottant de fièvre ; il avait essayé de se lever, car sa jambe était remise et avait besoin d’un peu d’exercice pour redevenir aussi forte que l’autre ; mais il n’avait pas pu se soutenir, malgré les encouragements de sa femme, et il s’était tristement remis au lit.

Depuis ce moment-là, la Tarnaude, qui avait commencé par lui offrir tout ce qu’elle avait de meilleur, une écuellée de soupe aux choux, une miche de pain sortant du four, et même un coup de vin, s’était mise à le bougonner, et il était visible qu’elle était de fort mauvaise humeur.

Tarnaud devinait bien pourquoi ; et il se retourna contre le mur sans rien dire, quand la Tarnaude pressa Louis d’aller à son ouvrage, en ajoutant qu’il serait sans doute encore longtemps le seul à travailler dans la maison.

Ce jour-là, Ambroise n’était pas sorti. Il allait, venait d’une chambre dans l’autre, ouvrait la porte pour regarder sur la route, se rasseyait, se relevait, ne pouvait tenir en place. La Tarnaude grommelait : « Depuis qu’il se porte bien, il a tout le caractère de son père : des gens qui remuent toujours sans avancer à rien. »

Enfin, vers midi, on entendit des pas qui s’approchaient de la maison ; quelqu’un heurta à la porte, puis la poussa, et plusieurs hommes entrèrent en disant :

« Bonne santé à la compagnie ! »

C’étaient des aubergistes, cabaretiers et marchands de Saint-Florent, de Chaillé, du Tablier, de Nesmy et même de la Limouzinière, qui venaient voir si le ménétrier était remis de sa chute et capable de faire danser aux préveils de la semaine de Pâques. Chaque bourg ou village avait son jour de préveil cette semaine-là, jusqu’à la Quasimodo, et ensuite tous les dimanches et toutes les fêtes de l’été. C’était la bonne saison pour Julien Tarnaud : on comprend la mauvaise humeur de sa femme.

En voyant le ménétrier couché dans son lit, jaune comme un coing, les hommes prirent un air de compassion, se lamentèrent de cette mauvaise fièvre, conseillèrent à Julien de la chasser au plus vite, et finirent par exprimer leurs regrets d’être obligés de s’adresser à Nicolas Rezeau, qui n’était point capable d’enlever la danse comme le ménétrier de la Sapinière.

Ce fut alors que le petit Ambroise, qui s’était tenu tranquille depuis l’arrivée des visiteurs, se leva de son banc et vint se mettre debout au milieu d’eux.

« Avant de demander Nicolas Rezeau, dit-il, attendez un moment. Le père est malade, il ne peut pas jouer ; mais si je fais danser aussi bien que lui, voulez-vous me prendre à sa place ?

— Toi ! s’écrièrent toutes les voix à la fois.

— Il est fou ! dit la mère en haussant les épaules.

— Est-ce qu’il est bon à quelque chose ! dit Louis qui venait d’entrer.

— Toi, Louis, je ne me moque pas de toi parce que tu ne sais pas jouer du violon. Retourne à ta charrue : chacun son métier. Et vous autres, écoutez un peu ! »


Il le vit bien aux applaudissements de son auditoire.

L’enfant alla à l’armoire, prit le violon, le sortit de son sac, le plaça sous son menton. Le père s’était mis sur son séant et le regardait.

« C’est qu’il le tient bien ! » s’écria-t-il.

Ambroise prit l’archet, le posa sur les cordes.

« Voulez-vous une valse, une polka ? »

Et il joua avec entrain, avec force, s’animant comme s’il avait eu des danseurs devant lui et qu’il eût voulu les enlever au bout de son archet. Puis ce fut le tour du quadrille : alors il se surpassa. Comme un vrai ménétrier, frappant la terre du pied pour battre la mesure, criant de sa voix aigrelette : « En avant deux ! chassez ! balancez ! en avant les quatre-z-autres ! » il arriva à la fin de sa contredanse, qu’il termina par un formidable galop, rouge comme une pivoine et ruisselant de sueur, mais triomphant et sa cause gagnée. Il le vit aux applaudissements de son auditoire et à la joie de son père qui s’écriait :

« Et l’on voulait l’empêcher d’être ménétrier : mais il avait ça dans le sang, tout comme moi ! »

Les gens des villages étaient enchantés : avoir un violoneux de douze ans, c’était de quoi attirer du monde aux préveils. Ils engagèrent immédiatement Ambroise sans tenir compte des imperfections de son jeu. Alors sa mère le prit par la tête et l’embrassa. C’était par intérêt ; mais l’enfant n’y songea pas, tant il était heureux, et ce lui fut une joie ajoutée à tant d’autres.

Le lendemain, avant le jour, la Tarnaude partit avec lui pour la ville, où elle le fit habiller à neuf de la tête aux pieds pour la première fois de sa vie.

Ce fut ainsi qu’il débuta dans la vie d’artiste, le dimanche de Pâques, entre la messe et les vêpres, au grand préveil de Saint-Florent-des-Bois. Il était radieux ; la terre ne le portait pas, tant il se sentait fier de jouer du violon, de remplacer son père, et d’avoir un chapeau ciré tout neuf, encore couvert de sa coiffe de papier, un pantalon acheté à profit, que ses bretelles lui faisaient monter jusqu’au milieu du dos, une grande veste, un gilet à carreaux et une superbe cravate à raies vertes et rouges, qui formait un large nœud entre les pointes empesées de son col de chemise.

Le petit violoneux joua tout le jour et toute la soirée, juché sur son tonneau ; il dîna bien, mais, se souvenant de son père, il refusa de boire ; et quand la nuit fut tombée et qu’il reprit, chargé d’une lourde poche pleine de gros sous, le chemin de la Sapinière, ce chemin où son père était tombé six semaines auparavant, il n’y avait certes pas sur la terre un être vivant, fût-il roi, empereur ou simplement millionnaire, qui fût plus content de son sort qu’Ambroise Tarnaud.

L’orchestre marcha donc à souhait.

CHAPITRE XIII

Le préveil de Chaillé-le-Ormeaux.

Le lendemain, lundi de Pâques, c’était le préveil de Chaillé. Ambroise se réveilla de bonne heure, quoiqu’il fût un peu las de sa journée de la veille, mais celle-ci était bien plus importante. Ambroise était connu de tout le monde à Chaillé ; il ne s’y trouvait pas une bonne âme qui ne l’eût regardé avec compassion dans sa pauvre chétive enfance, pas un mauvais garnement qui ne lui eût jeté des pierres en l’appelant méchant boiteux : il avait à se montrer dans toute sa gloire aux uns et aux autres. Les paysans, les ouvriers du bourg et des environs le verraient, c’était bien ; mais les bourgeois, le notaire et sa famille, et les Arnaudeau, et le docteur, et la bonne petite Anne, ne manqueraient pas de faire un tour à la fête ; et ils le remarqueraient, et l’on saurait qu’il avait appris à jouer du violon tout seul ! Il y avait bien un petit point noir dans sa joie : à Saint-Florent il n’y avait pas eu d’autres musiciens que lui ; mais à Chaillé il y avait Pierre Rabou, le joueur de flûte, et Xavier Larigue, le joueur de clarinette, qui renforçaient le son du violon avec celui de leurs instruments qui s’entendaient de loin ; et Ambroise ne savait pas trop quel effet lui feraient ces deux compagnons lui cornant aux oreilles. Aussi accepta-t-il avec plaisir l’offre que lui fit son père, qui n’avait pas la fièvre ce jour-là, de lui donner une leçon avant qu’il partît pour le préveil.

Il arriva à Chaillé comme la messe sonnait : il alla déposer son violon chez l’aubergiste de la place, qui gagnait gros ce jour-là, parce qu’on dansait devant sa porte, et il se rendit ensuite à l’église, où il se tint debout près du portail, parmi les hommes, tandis que les femmes du bourg prenaient place dans les bancs, et que celles des environs s’asseyaient sur leurs talons, et restaient immobiles, roulant leurs chapelets dans leurs doigts. Il s’aperçut bientôt qu’on l’avait remarqué, qu’on se le montrait, qu’on chuchotait autour de lui, et il se rengorgea.

Avec un peu moins de vanité, il n’aurait pas été aussi satisfait. Il y avait là quelques grands garçons qui ricanaient en le regardant et qui ne paraissaient pas animés d’une grande bienveillance à son égard. C’étaient des amis de Nicolas Rezeau et de son cousin le cabaretier qui demeurait près de la poste aux chevaux et qui aurait bien voulu attirer la danse de son côté, avec Nicolas pour violoneux. Mais Ambroise ne devina point leurs sentiments, et, la messe finie, il s’en alla vite à son poste.

Le préveil de Chaillé ressemblait à tous les préveils. Sur la place, dans les chemins, dans les prés, le long des haies verdoyantes, une foule bigarrée : femmes aux coiffes blanches, aux fichus de couleurs éclatantes, croisés par devant sous la bavette du tablier ; garçons au teint brun, abrités sous leur grand chapeau et appuyés sur leur bâton de cormier ; à tous les détours des sentiers des marchandes accroupies dans la poussière, ayant devant elles un grand panier recouvert d’une serviette blanche, et offrant aux passants, l’une des gâteaux, l’autre des crêpes, une troisième de la limonade, du poiré ou du vin blanc.

Sur la place, des colporteurs se glissaient à travers la foule, leur boîte ouverte pendue au cou, offrant à tout venant des bagues d’argent, des médailles de cuivre, des petits Jésus de cire à chevelure de filasse, des bouquets de fleurs artificielles, des croix et des cœurs en or, enfilés dans un ruban de velours noir, tout prêts à être mis au cou, et des chaînes d’argent avec leur crochet, pour pendre à la ceinture les ciseaux et le couteau. Les chiens et les enfants abondaient : les beaux chiens de chasse au poil blanc marqué de grandes taches brunes ou rousses, les bons chiens de berger au poil hérissé et à l’œil éveillé, les pacifiques bassets aux jambes torses et au regard si doux, les turbulents chiens-loups au museau et aux oreilles pointues ; les enfants armés de longs sucres d’orge ou de bonshommes de pain d’épice, les filles déjà vêtues comme leurs mères, les garçons souvent coiffés d’un bonnet de fille noué sous le menton, qui allait fort mal avec leur culotte de drap. Tout ce monde-là s’amusait beaucoup.

Ambroise parut sur son tonneau, entre Pierre Rabou et Xavier Larigue. Heureusement pour lui, c’étaient deux vieux amis de son père, et ils laissèrent l’enfant choisir les airs qu’il savait.

L’orchestre marcha donc à souhait, et Ambroise, tout en s’escrimant sur son violon, s’amusait à calculer combien il y aurait d’heures de danse jusqu’au soir, combien il pourrait tenir de contredanses dans chaque heure, et quelle somme il aurait à remporter chez lui à la fin de la journée. Rien ne manquait à son triomphe ; il avait vu passer tous les notables du pays, et plusieurs fois ces paroles : « Voyez donc le petit Tarnaud, qui tient la place de son père ! » avaient frappé son oreille.

La petite Anne qui était venue regarder la danse avec Pélagie, lui avait crié : « Bonjour, Ambroise ! » et à la fin de l’air elle avait applaudi de toute la force de ses petites mains. La famille Arnaudeau avait aussi fait le tour des danseurs, et il semblait à Ambroise que la majestueuse Mme Arnaudeau et l’élégante Sylvanie l’avaient honoré d’un regard de protection. Quant à Emmanuel, il ne paraissait pas avoir vu le petit violoneux ; il avait l’air de regretter sa tunique du lycée dans le vêtement à la mode dont on l’avait affublé, et sa bouche faisait une moue significative toutes les fois que sa mère le sommait de veiller à la blancheur de sa chemise ou à la roideur de son col.

Mais la figure qu’Ambroise eut le plus de plaisir à voir en face de lui, au premier rang de la foule, ce fut une petite figure brune et pâle, entourée de cheveux bien peignés, bien encadrée par sa coiffe blanche, et dont les yeux brillants et la bouche souriante lui adressèrent de loin un joyeux salut. C’était comme si elle lui eût dit : « T’y voilà enfin ! et moi, ta petite amie, je suis venue pour voir ton triomphe. » Ambroise lui fit signe qu’il la voyait, et joua pour elle, en pensant au jour où il avait exécuté dans la grotte son premier avant-deux, qu’elle avait dansé si gentiment avec sa robe rapiécée et ses cheveux ébouriffés.

Tout à coup, il sentit une main se glisser par derrière, le long de son soulier, s’insinuer dans son pantalon, et lui pincer rudement la jambe. Ambroise ne cria pas, mais, surpris, il cessa un instant de jouer. Ses deux compagnons le regardèrent avec étonnement. Il se remit bien vite et rattrapa le reste de l’air. La main s’était retirée.

Mais elle y revint un instant après. Cette fois, au lieu de le pincer, elle le chatouillait ; c’était bien pis. Le pauvre garçon secouait la jambe attaquée, comme pour donner une ruade ; la main lâchait prise et passait à l’autre jambe.

Ambroise ne quittait pas son violon, mais, il faut bien le dire, il jouait tout de travers ; les danseurs commençaient à s’en apercevoir et à murmurer, et Véronique avait perdu son sourire et le regardait avec inquiétude.

On approchait de la fin de la danse, lorsque la main pinça si fort la jambe droite du petit violoneux, pendant qu’une autre main lui tirait brusquement la jambe gauche, qu’il chancela et ne put retenir un cri de douleur. En même temps son archet glissa sur les cordes et fit entendre un accord si désespéré, si grinçant, si hors du ton, que Pierre Rabou et Xavier Larigue, stupéfaits, en interrompirent aussi leur partie.

Les murmures des danseurs éclatèrent, ils s’élancèrent vers l’estrade : le petit violoneux venait de disparaître. L’ennemi qui l’avait si méchamment harcelé depuis un quart d’heure l’avait, au moment où il trébuchait, empoigné par le fond de la culotte, et le tenait en l’air dans la position la plus incommode qu’on puisse imaginer. C’était le cousin de Nicolas Rezeau : il riait de tout son cœur de ce qu’il trouvait une bonne farce, et une douzaine de grands garçons riaient comme lui du supplice du pauvre Ambroise. Celui-ci, à tous les quolibets, à toutes les injures de ses persécuteurs, ne répondait pas un mot ; il osait à peine se débattre, de peur de briser son violon, qu’il n’avait pas lâché. Mais il jeta un cri comme si on l’eût tué, au moment où le frère du méchant cabaretier lui arracha des mains son cher instrument. Le voleur ne le garda pas longtemps ; il lui sembla que le violon s’enfuyait tout seul, tant était petite la main qui le lui enleva. Il regarda : devant lui, la petite Véronique, pâle, frémissante,
La petite Véronique serrait le violon contre sa poitrine.
serrait le violon contre sa poitrine, en lui criant avec un air de défi : « Venez le prendre ! venez, si vous oser me tuer ! »

Le grand cabaretier, tout surpris, lâcha Ambroise, qui, tremblant encore, mais courageux, vint se placer, le jarret tendu, les poings fermés, devant Véronique, pour défendre à la fois son violon et sa petite amie. Mais les deux enfants n’étaient pas de force à lutter, et Ambroise, attaqué par deux côtés à la fois, n’eût pas tardé à être vaincu, si un secours inespéré ne lui était arrivé. Au moment où il paraît les premiers coups, il entendit une voix, une fraîche voix d’enfant, qui s’écriait :

« Est-ce lâche de le laisser tout seul contre deux ! Oh ! Emmanuel, on dit que vous vous battez tous les jours au collège ! »

Et, presque au même moment, un des adversaires d’Ambroise roula dans la poussière, renversé par un vigoureux croc-en-jambe. L’autre se retourna contre ce nouveau combattant ; mais celui-ci avait la tête de plus qu’Ambroise, et des bras et des poings dont il avait évidemment l’habitude de se servir. Ambroise, encouragé, revint à la charge.

Pendant ce temps, la foule s’était amassée ; le petit violoneux avait ses partisans, qui se trouvèrent bientôt plus nombreux que ceux de Nicolas Rezeau ; on fit cesser le combat, et l’on chassa honteusement le cabaretier, dont la punition fut de ne pas vendre un verre de vin de tout le préveil : il en fit une maladie.

Ambroise, un peu meurtri, un peu moulu, ne sentait pas les coups qu’il avait reçus ; il courut à son violon, l’examina, le fit vibrer, et le trouvant sain et sauf, il sauta au cou de Véronique et l’embrassa. Le plus malheureux, ce fut le brave champion du petit ménétrier : il était sorti du combat, victorieux, mais avec quelle chemise chiffonnée, hélas ! avec quel col sali, froissé, ne tenant plus que par un bouton ! avec quelle chevelure emmêlée, quelle casquette sans visière, souillée de poussière — on l’avait ramassée sous les pieds — et par-dessus tout, avec quelle veste manchote et privée de la moitié de son revers !

Malheureux Emmanuel ! Il n’eut pas le plus petit mot à dire pour sa défense, quand sa mère, reculant d’horreur à son aspect, le condamna sans pitié à la prison et au pain sec pour le reste des vacances, malgré les prières de la petite Anne, qui pleurait et suppliait pour qu’on pardonnât à Emmanuel, « puisque c’était elle qui l’avait envoyé se battre ».

« Est-ce que vous croyez que je n’y serais pas allé tout seul ? » répliqua fièrement le condamné. Et, enfonçant sur sa tête son débris de casquette, il s’en alla se faire mettre en prison dans la grange.

Elle fit un détour par les près.

CHAPITRE XIV

Compassion d’Anne pour un prisonnier, et ce qui s’ensuivit.

Ce n’était pas que la petite Anne fût gourmande ; mais elle avait l’âme d’une ménagère, et savait la considération que méritent toutes les choses que l’on mange avec le pain. Le pain lui-même, le boulanger l’apporte, on n’a pas à s’en occuper : mais un pot-au-feu bien conduit, un roux bien fait, une sauce bien liée, un rôti bien saisi, et surtout (j’entends à l’âge d’Anne) une crème bien prise, une compote bien glacée de son sirop, une marmelade bien réduite, une gelée bien transparente et bien ferme à la fois, qui tremble quand on la coupe, et se laisse pénétrer par la lumière qui la fait briller comme une topaze ou comme un rubis, quelles choses intéressantes et respectables ! et qui oserait en nier l’importance ? Elles causent deux joies à la ménagère : la première, c’est d’en surveiller la confection ; la seconde, de saisir sur la physionomie des gens qui s’en régalent le plaisir qu’elles leur causent. Il y a des femmes pour qui ces joies-là n’existent pas : on ne mangera jamais rien de bon chez elles, et je croirais même volontiers qu’il manquera toujours quelque chose au confortable de leur intérieur ; il y en a d’autres qui les éprouvent trop, et qui mettent toute leur âme dans leurs casseroles : elles ne sont bonnes qu’à élever des coqs en pâte, ce qui s’écarte beaucoup de la destinée générale de l’humanité ; enfin, il y a des femmes qui les ressentent dans la juste mesure et leur accordent précisément la place qu’elles doivent avoir. Anne, d’instinct, était de celles-ci ; c’est pourquoi elle rêva toute la soirée, tristement, au chagrin que devait avoir Emmanuel de manger du pain sec, et d’être puni pour une bonne action. Elle eut bien de la peine à s’endormir, et Pélagie, qui couchait tout près de sa petite chambre, l’entendit plusieurs fois soupirer dans son sommeil. Cela ne l’empêcha pas de se réveiller dès l’aube, de se lever tout de suite, et de servir le café au docteur avec sa gentillesse habituelle, accompagnée ce matin-là d’un petit air posé qui indiquait de graves préoccupations.

Dès que le docteur fut parti, Anne déploya une grande activité. Elle allait et venait de l’office à la cuisine, ouvrant les buffets, les armoires, grimpant sur une chaise pour voir sur les planches les plus élevées du fruitier ; et Ajax la suivait pas à pas, lui poussant de temps en temps le coude du bout de son museau noir, comme pour lui dire : « Que fais-tu donc ? n’allons-nous pas nous promener ce matin ? »

Enfin la fillette eut fait son choix. Elle installa au fond d’un panier une belle serviette blanche ; elle mit dans une soucoupe une cuisse de poulet entourée de sa gelée, arrangea du beurre dans un petit pot, de la crème dans un autre, enveloppa dans du papier une tranche de pâté de lièvre, et rangea tout cela dans le panier. Il y restait encore de la place pour un pot de verre recouvert d’un rond de papier blanc soigneusement collé, où on lisait en grosse écriture : Gelée de groseille, 1860, et pour trois pommes de reinette, orgueil de Pélagie, qui avait su les conserver de la Toussaint à Pâques. Elle remplit les vides avec des papillotes en chocolat et un jeu de quilles en sucre rose, restes des bonbons du jour de l’an. Anne arrangea tout cela avec le même soin que si c’eût été un cent d’œufs ou un enfant nouveau-né, assujettit le couvercle du panier et alla le déposer dans la cabane du jardin. Puis elle attendit Pélagie pour ne pas laisser la maison seule, et quand elle l’eut vue revenir de la tournée aux provisions, elle s’échappa en courant, et Ajax avec elle.

Elle n’allait pas loin ; pourtant elle fit mystérieusement un détour par les prés, changeant souvent de bras son panier, qu’elle était allée reprendre et qui était un peu lourd pour elle. Enfin elle arriva à un échalier qu’elle passa avec précaution, et s’approcha doucement d’une tourelle isolée, grange par en bas et pigeonnier par en haut. C’était là que M. Arnaudeau serrait les récoltes destinées à ne pas séjourner longtemps en grange et à être vendues ou transportées ailleurs. Pour le moment le rez-de-chaussée était vide ; aussi avait-on laissé la clef à la porte, fermée en dehors sur le prisonnier.

Anne posa son panier, fit tourner la grosse clef dans la serrure, poussa la porte et entra. Emmanuel dormait, et comme il faisait sombre dans la grange, elle crut d’abord qu’il n’y était pas et qu’on lui avait fait grâce. « Ce pauvre Emmanuel, se dit-elle, tant mieux ! Pourtant je lui apportais de bonnes petites choses. » À ce moment, Ajax, qui flairait çà et là, arrivé à un lit de foin étendu dans un coin, passa sa langue sur la figure du dormeur qui se réveilla en sursaut et fit un bond d’un air effaré. Anne éclata de rire.

« C’est Ajax ! dit-elle en battant des mains. Je suis sûre que vous l’avez pris pour un tigre. N’est-ce pas que vous avez eu grand’peur ?

— Non, pas peur, puisque je dormais. Et puis je ne suis pas poltron, vous savez bien, Anne. Je ne vous attendais pas, et j’ai été étonné, voilà tout. Pourquoi venez-vous si matin par ici ?

— Si matin ! il est bientôt huit heures. Il ne fait pas clair ici ; c’est une vraie prison où l’on vous a mis, mon pauvre Emmanuel. Et quand je pense que c’est moi qui en suis cause ! Je n’en ai pas dormi de la nuit.

— Moi, j’ai très-bien dormi. Les hommes doivent savoir dormir partout. Quand je serai soldat, je coucherai par terre, sur le champ de bataille, après la victoire… on n’a pas de lits de plume au bivouac. Je voudrais déjà avoir vingt ans ; j’aimerais mieux apprendre l’exercice que le latin. Vous voyez bien qu’il ne faut pas vous faire de chagrin pour moi. C’est égal, vous êtes bien gentille d’être venue me voir.

— Je pensais que c’était bien triste pour vous, un mardi de Pâques, de n’avoir que du pain sec à manger, et je vous ai apporté… vous allez voir… Justement vous n’avez pas déjeuné, puisque vous n’étiez pas réveillé ; et voilà sur ce bahut un pain et une cruche d’eau. Ah ! le pain est encore chaud !

— On l’aura apporté pendant que je dormais. C’est très-bon du pain chaud. En voulez-vous, Anne ?

— C’est cela ! nous allons déjeuner ensemble. Je suis une dame, vous m’avez invitée, et nous allons mettre le couvert. Là, sur le bahut : votre escabeau d’un côté, un autre pour moi vis-à-vis. Ma serviette va faire la nappe : voici les plats. Voyez comme c’est joli ! Une assiette de papier pour vous, une pour moi : vous avez un verre, moi je boirai dans le pot à crème, quand il sera vide. Nous y voilà. Monsieur, vous servirai-je une tranche de pâté ?

— Volontiers, madame. Veuillez accepter le croûton du pain.

— Mille remercîments, monsieur. Votre pain est très-croustillant, je l’aime beaucoup comme cela.

— Madame, vous avez une excellente cuisinière, et je lui enverrai tous les lièvres de ma chasse, pour que vous ne manquiez jamais de pâtés. Moi, j’en aurai toujours assez — sur mes livres latins.

— Oh ! quelles drôles d’idées vous avez, Emmanuel ! s’écria la petite en riant. Vous ne parliez pas comme cela l’autre jour à la maison. Je crois que quand vous êtes en toilette, vous avez la bouche cousue. N’est-ce pas ?

— Est-ce que je peux dire un mot devant ma mère ? « Lourdaud ! paysan ! » Voilà comme elle me traite. Et cette pimbêche de Sylvanie qui répète en pinçant la bouche : « Lourdaud ! paysan ! » Quand je m’attends à être rabroué, je ne dis que des sottises : voilà !

— Monsieur, vous ne mangez plus. Voici du poulet froid, très-tendre ; je tâcherai de vous apporter autre chose ce soir, ainsi ne faites pas d’économies.

— Oh ! ne vous mettez pas en peine de moi, Anne ; je ne suis pas gourmand, quoique j’aie bon appétit. Heureusement que Martuche m’a apporté un pain tout entier : je voudrais être sûr que le petit violoneux en a autant. Qu’est-il devenu, ce pauvre petit diable ?

— Il n’avait rien de cassé ; on l’a bassiné avec de l’arnica, et on lui a fait boire un bon verre de vin chaud, et puis il a recommencé à jouer du violon. Il est très-courageux, cet enfant-là, Emmanuel. Savez-vous qu’il a appris à jouer du violon tout seul ?

— Oh ! tout seul, ça n’est pas possible. Il y a des élèves au lycée qui apprennent le violon avec un maître, et ils ne sont pas seulement capables de jouer la retraite, ou le roi Dagobert.

— Je vous dis qu’il a appris tout seul, parce que son père était malade, et que sa mère ne faisait que se mettre en colère parce qu’il ne gagnait plus d’argent. C’est la petite Véronique qui m’a raconté cela, cette petite qui a pris son violon pour empêcher les méchants gars de le casser. Elle l’a entendu chercher ses airs, et il n’avait personne pour lui montrer. Aussi, il est heureux à présent. Sa mère ne l’aimait pas, elle le battait, elle disait qu’il n’était bon à rien ; maintenant elle lui fait toutes sortes d’amitiés, et elle se vante de lui à tout le monde.

— Et lui ? est-ce que cela lui fait plaisir ? demanda Emmanuel en haussant les épaules. C’est par orgueil qu’elle l’aime, sa mère ; ce n’est pas là ce que j’appelle aimer les gens. C’est comme si je devenais un de ces jours un joli gandin tout pommadé, avec des airs de demoiselle et une raie au milieu de la tête : on ne demanderait pas mieux que de m’emmener en voyage, alors. Mais moi !…

— Eh bien, Ambroise n’est pas comme vous, reprit la petite qui avait compris ; il est content que sa mère l’aime, et je crois qu’il a raison et qu’il est plus heureux comme cela.

— Oh ! vous, Anne, vous aimez tout le monde. Je parie que vous n’êtes pas capable de détester les méchants !

— Si, pendant qu’ils sont méchants ; ainsi, quand vous m’avez cassé mes poupées, quand vous m’avez coupé la queue de mon chat, quand vous m’avez plumé ma poule blanche, quand vous m’avez écrasé mon réséda, eh bien, je ne vous aimais pas du tout ; et je vous aime à présent, parce que vous avez défendu le pauvre Ambroise. Est-ce que je n’ai pas raison ? »

Emmanuel, embarrassé par le souvenir de ses anciens méfaits, se faisait une tartine de crème en manière de contenance, et il y mordit une forte bouchée pour se dispenser de répondre. Anne le regarda manger ; puis, se levant :

« Il faut que je rentre à la maison : Pélagie serait inquiète si je restais trop longtemps dehors, et puis j’ai mes devoirs à faire.

— Vos devoirs ! pauvre Anne ! c’est bien ennuyeux, n’est-ce pas ?

— Mais non, au contraire, c’est très-amusant ; j’ai des fables très-jolies à apprendre, et puis des histoires très-intéressantes. Quand j’ai appris ma leçon, je lis toujours un peu du reste du livre pour voir ce qui arrivera après.

— Ah bien ! c’est une idée qui ne m’est jamais venue.

— Vous ne lisez jamais ?

— Bien sûr ! Est-ce que je le peux au lycée ? Je passe tout mon temps à faire des pensums. Quand je pense que j’en ai encore pour cinq ou six ans au moins de cette vie-là !

— Pauvre Emmanuel ! Et dire que vous voilà encore en prison pour vos vacances ! Je reviendrai vous voir dans la journée, si je peux. Voulez-vous que je vous apporte un livre pour vous désennuyer ?

— Mais je ne m’ennuie pas : je ne m’ennuie jamais quand je ne travaille pas, moi. Je n’ai pas de pensums à faire, c’est toujours autant de gagné ; et puis peut-être qu’on fera encore aujourd’hui des visites de cérémonie, et je n’en serai pas ; j’aime mieux être ici, surtout si vous venez me voir. Pour les livres, si vous en avez un bien amusant, apportez-le, nous rirons ensemble, ce sera plus drôle.

— À revoir, Emmanuel, à tantôt ! »

Et Anne sortit de la grange en enfermant le prisonnier.

À la bonne heure ! voilà la vraie prière d’un soldat.

CHAPITRE XV

La petite Anne à la recherche d’un livre amusant.

La petite Anne se trouva bien embarrassée, lorsque, après le repas de midi, son père sorti, ses devoirs faits et ses leçons apprises, elle grimpa sur une chaise devant sa bibliothèque et s’occupa de chercher un livre pour Emmanuel. Anne était par nature une âme dévouée ; il ne lui vint pas un instant à l’esprit l’idée de porter au prisonnier les livres qu’elle aimait, ceux qui la faisaient pleurer ou ceux qui la faisaient rire. Elle sentait très-bien qu’un livre amusant pour une petite fille de neuf ans peut ne l’être pas du tout pour un collégien de treize. Elle laissa donc de côté les Mémoires d’une poupée, les Contes du chanoine Schmid, Cendrillon et le Petit Poucet, et alla droit à la planche supérieure, où Mlle Léonide avait rangé un certain nombre de volumes en lui disant : « Tu les liras quand tu seras plus grande. » Elle les prit l’un après l’autre et se mit à les parcourir en se demandant à chaque page : « Si j’étais un grand garçon comme Emmanuel, est-ce que cela m’amuserait ? » et elle faisait dans sa petite cervelle des efforts inouïs pour découvrir quelles histoires elle pourrait aimer dans ce cas-là. Elle mit de côté avec un soupir plusieurs volumes scientifiques auxquels elle ne comprit absolument rien ; puis des livres de morale où l’on prouvait par des exemples qu’il ne faut ni mentir, ni voler, ni faire de mal à personne. Anne jugea que, puisqu’elle savait cela sans l’avoir appris dans un livre, Emmanuel devait le savoir aussi ; puis, des histoires de rois, qui se ressemblaient tellement qu’on eût juré que c’était toujours le même ; puis, des récits de voyages en mer hérissés de calculs qui lui firent l’effet de quelque sorcellerie. Enfin elle s’arrêta à un très-vieux livre, relié en veau, avec une tranche rouge. De distance en distance il s’y trouvait de petites gravures qui représentaient les principales actions des personnages. Anne ne pouvait pas tout lire ; sur la page de gauche s’étalaient des caractères inconnus ; mais sur la page de droite il y avait du français, et ce français lui parut si beau, qu’après avoir ouvert le volume au hasard, elle continua, revint en arrière, et finit par le parcourir tout entier, mettant à chaque instant entre les pages de petits papiers pour marquer les endroits qui lui plaisaient le mieux. Elle descendit enfin de sa chaise, cacha le vieux livre sous son tablier, et courut tout d’un trait jusqu’à la grange de M. Arnaudeau.

« Ah ! vous voilà, Anne ! tant mieux ! lui dit Emmanuel, quand elle entr’ouvrit discrètement la porte et se glissa dans la prison. Vous êtes bien gentille d’être revenue. Je ne peux plus dormir, et je commençais à m’ennuyer. Si seulement j’avais mes billes ! j’aurais fait une partie tout seul. Qu’apportez-vous là ?

— Un livre très-amusant : vous allez voir !

— Savez-vous lire, Anne ?

— Si je sais lire ? ce serait joli, à mon âge, de ne pas savoir lire. Tenez, je vais lire tout haut pour vous montrer.

— C’est cela ! j’entendrai l’histoire et je n’aurai pas la peine de lire. Vous arrangez très-bien les choses, Anne.

— C’est-à-dire que c’est vous qui les arrangez. La peine de lire ! est-ce que c’est une peine ?

— Eh bien ! lisez, puisque ce n’est pas une peine pour vous.

— Je veux bien ; écoutez ! j’ai marqué les plus beaux endroits :

« Hector sort de son palais, et, parcourant les rues bien bâties, arrive à travers la grande ville aux portes Scées, par où il doit sortir dans la plaine. Alors accourt à sa rencontre son épouse Andromaque ; sa suivante l’accompagne, portant sur son sein le tendre enfant qui ne parle point encore, leur rejeton bien-aimé, beau comme la plus brillante étoile. À la vue de son fils, le héros sourit en silence. Andromaque, fondant en larmes, s’approche, lui prend la main, et s’écrie :

« Cruel ! ta valeur te perdra ! tu es sans pitié pour ton enfant au berceau, pour une épouse infortunée, que bientôt tu laisseras veuve dans ton palais. Hélas ! les Grecs vont fondre tous ensemble sur toi, et te faire enfin succomber ! Oh ! qu’il vaudrait mieux pour moi, privée de ton appui, descendre sous la terre ! Quelle joie puis-je espérer encore, lorsque tu auras subi ta destinée ? J’ai perdu mon père, ma mère et mes sept frères. Hector, tu es pour moi mon père, ma mère, mon frère et mon jeune époux. Prends pitié d’Andromaque : défends-toi du haut de nos tours, ne rends pas orphelin ton enfant et veuve ton épouse. Range l’armée près du figuier sauvage. Là surtout la ville est accessible ; de ce côté le mur s’affaisse et trois fois les plus vaillants Grecs ont tenté de le franchir. »

» Le magnanime Hector lui répond en ces termes : « Femme, tes soucis sont les miens ; mais je rougirais devant les Troyens et les Troyennes au long voile, si, comme un lâche, j’évitais les batailles. Mon âme d’ailleurs s’y refuse. N’ai-je point appris à me conduire en brave, à combattre au premier rang, pour conserver la gloire de mon père et la mienne ? »

— Bravo ! s’écria Emmanuel en applaudissant : voilà un brave. Lisez encore, Anne, je voudrais savoir ce qui lui arrivera.

— C’est aussi beau après, mais c’est plus triste : vous allez voir.

« Cependant mon cœur, ma raison me le disent, le jour viendra où succomberont la sainte Ilion, et Priam, et le peuple du belliqueux Priam. Mais les calamités qui sont réservées aux Troyens, les malheurs de ma mère Hécube elle-même et du roi mon père, les malheurs de mes frères, qui, si braves et si nombreux, tomberont dans la poussière sous des mains ennemies ; non, tous ces maux ne me préoccupent pas autant que ton propre destin, lorsqu’un des Grecs te conduira baignée de larmes et te ravira ta liberté. Alors, dans Argos, tu tisseras de la toile pour une étrangère ; le cœur plein d’amertume, tu puiseras de l’eau à la fontaine, et une dure nécessité pèsera sur toi. Alors le passant, voyant tes pleurs, s’écriera : « Voici l’épouse d’Hector, qui parmi les Troyens excellait à combattre, lorsque autour d’Ilion on livrait ces grandes batailles ! » Telles seront ses paroles, et elles renouvelleront ta douleur, car tu n’auras plus d’époux pour t’arracher à la servitude. Ah ! puissé-je être enseveli sous la tombe, plutôt que d’entendre les cris que tu jetteras entre les mains de tes ravisseurs ! »

— La pauvre femme ! interrompit Emmanuel. Est-ce qu’elle a été faite prisonnière, Anne ?

— Le livre n’en parle pas. Mais je le demanderai à Mlle Léonide.

— Est-ce qu’elle le saura ! Des histoires de guerriers, ce n’est pas l’affaire des femmes !

— Mais la pauvre Andromaque, c’était une femme. Elle est bien malheureuse ; voilà ce que c’est que d’épouser un militaire.

— Vous n’avez pas bon cœur, Anne. Est-ce qu’il ne faut pas que les militaires aient des femmes pour les soigner, quand ils reviennent blessés ?

— Il y a des sœurs de charité.

— Ah ! oui, elles les soignent bien ; mais j’ai idée que leurs femmes les soigneraient encore mieux, parce qu’elles les aimeraient.

— Oui, mais quand les blessés meurent, les religieuses vont en soigner d’autres, leurs femmes ne pourraient pas, parce qu’elles auraient trop de chagrin.

— Il faut pourtant bien que les hommes se battent, pour défendre les femmes ! Et puis, lisez donc ce qu’Hector a fait après.

— M’y voilà ! dit Anne en reprenant son livre.

« À ces mots, l’illustre Hector étend les bras pour prendre son fils ; mais l’enfant se détourne et se cache en criant dans le sein de sa nourrice ; l’aspect du guerrier, de son casque d’airain, les ondulations de la flottante aigrette l’ont saisi d’une frayeur qui arrache un sourire à son père et à son auguste mère. »

— Pauvre petit ! interrompit Anne : il n’avait pas l’habitude de voir son père en uniforme. Et elle reprit :

« Aussitôt le héros enlève de sa tête le casque qu’il pose resplendissant sur la terre ; il donne un baiser à son enfant chéri, le berce dans ses bras, et adresse cette prière à Jupiter et aux autres immortels :

« Jupiter, et vous, divinités puissantes, accordez-moi que cet enfant soit comme moi l’honneur d’Ilion ; qu’il se signale par sa force, et qu’il règne puissamment sur les Troyens ; que l’on dise un jour à son retour des combats : « Oui, ce héros surpasse encore son père » ; qu’il rapporte les dépouilles sanglantes de son ennemi vaincu, et qu’en son âme sa mère soit pénétrée de joie. »

— À la bonne heure ! s’écria Emmanuel, voilà la vraie prière d’un soldat. Et après, Anne !

« Après sa prière, il remet l’enfant entre les mains de son épouse chérie, qui l’attire sur son sein et sourit en pleurant. Le héros, ému d’une tendre pitié, caresse de sa forte main la douce Andromaque, et lui dit :

« Amie, fais trêve à ces alarmes. La Parque seule, et non le bras d’un guerrier, me précipitera chez Pluton. Crois-moi, personne, parmi les humains, lâche ou vaillant, dès qu’il a vu le jour, ne peut fuir sa destinée. Retourne dans mon palais : prends soin des travaux de ton sexe, de la toile, du fuseau ; distribue à tes femmes leur tâche. Aux hommes nés dans Ilion, et surtout à moi, sont réservés les périls de la guerre. »

» Il dit, et reprend son casque à flottante crinière. Son épouse chérie, en le suivant de ses yeux baignés de larmes, retourne au palais d’Hector. Bientôt elle en franchit les portes superbes, rejoint, dans les appartements intérieurs, ses nombreuses suivantes, et leur arrache des sanglots. Ainsi, dans la demeure d’Hector plein de vie, elles le pleurent amèrement : car elles n’espèrent pas qu’il revienne de ce terrible combat ; elles n’espèrent pas qu’il échappe à la fureur, aux bras des Argiens. »

— Eh bien ! je n’ai jamais rien lu de si beau ! Est-ce qu’il a été tué, Anne ? Ce n’est pas possible : je suis sûr qu’il est revenu victorieux. Avez-vous lu plus loin dans le livre ?

— Oui, il est revenu, et il y a encore eu bien des batailles ; et puis il a fini par être tué : les Grecs s’étaient mis trop contre lui.

— Les lâches ! cria Emmanuel en grinçant des dents. Je déteste ces Grecs !

— Oh ! ils sont bien méchants, allez ! Il y en a un qui perce les pieds du pauvre Hector après qu’on l’a tué, qui les enfile avec une courroie, et qui le traîne après son char qu’il a lancé au galop, sans vouloir permettre à ses parents de l’enterrer. À la fin pourtant, il le rend à son père, qui va jusque dans sa tente pour lui demander le corps d’Hector. Et la pauvre Andromaque a tant de chagrin ! cela fait pleurer : vous verrez. Il faut que je m’en aille, il est tard : j’ai mis longtemps à vous chercher un livre ! Mais celui que j’ai apporté est beau, n’est-ce pas ?

— Oh ! très-beau ; et je vais lire le reste tout seul. Merci, Anne : si l’on nous donnait des histoires pareilles au lycée, je ne serais pas si souvent puni. »

La petite riait de tout son cœur.

CHAPITRE XVI

Où Ambroise, sans connaître la mythologie, apprend ce que c’est que le supplice de Tantale.

Le lendemain, Anne était chez son père, dans le salon, perchée devant le piano sur un grand tabouret exhaussé encore par trois gros livres ; elle remuait laborieusement ses petits doigts sur les touches en disant tout haut : « Do, mi, ré, fa, mi, sol, fa, ré, do, » et Mlle Léonide était assise à côté d’elle et lui montrait les notes sur la musique avec une aiguille à tricoter. Tout à coup la fenêtre entr’ouverte à l’autre bout du salon s’ouvrit brusquement, un corps y apparut et, franchissant la barre d’appui, sauta lourdement sur le parquet.

« C’est moi ! fut la réponse du nouvel arrivant au cri que poussèrent l’élève et la maîtresse.

— Emmanuel ! comme j’ai eu peur ! s’écria Anne en descendant de son échafaudage pour courir à lui. Est-il possible d’arriver comme cela !

— Je venais vous voir : en passant par ici j’ai entendu que vous étiez dans le salon, et je suis entré par le chemin le plus court : voilà ! Je ne voulais pas vous faire peur : mais c’est passé, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, répondit la petite en riant, je suis rassurée, et vous aussi, mademoiselle ?

— Certainement ! dit Mlle Léonide, quoique nous ayons affaire à un rude batailleur, à ce qu’on m’a conté. À propos, monsieur le brave champion des faibles, je croyais qu’on vous avait enfermé pour vous récompenser de vos exploits. Comment donc êtes-vous ici ?

— C’est que ma mère et Sylvanie sont parties ce matin pour passer le reste des vacances chez notre cousine, à Nieuil-le-Dolent ; il y aura du monde, des soirées, de la danse, de la musique. On ne m’a pas emmené, bien entendu ; mais dès qu’elles ont été parties, papa est venu me délivrer. J’ai déjeuné avec lui, et Martuche a fait une galette délicieuse pour me dédommager de mon pain sec d’hier. Je vous en apporte un morceau, Anne ; tenez, elle est encore chaude. Et si vous voulez venir avec moi quand vous aurez fini vos leçons, vous me mènerez voir si le petit violoneux est guéri de la bataille.

— C’est cela ! je vais bien travailler, et nous irons après. »

Et Anne regrimpa sur son tabouret et reprit ses exercices. Quand la leçon fut finie :

« Est-ce bien, mademoiselle ? me donnerez-vous ma petite récompense ? » demanda-t-elle à Mlle Léonide.

Celle-ci sourit, embrassa l’enfant et prit sa place au piano. Elle jouait, après chaque leçon, plusieurs des airs de la méthode, pour amuser Anne et lui donner envie de les apprendre. Emmanuel, qui faisait profession de détester les morceaux longs d’une aune, comme il disait, que jouait Sylvanie, s’approcha pour écouter ceux de Mlle Léonide, et y prit plaisir. Et comme les deux enfants disaient : « Encore ! encore ! elle continua à feuilleter le cahier en jouant tous les morceaux. La valse du duc de Reichstadt eut surtout un grand succès. Emmanuel, se rappelant le peu de latin qu’il savait, cria bis ! et, enlevant Anne dans ses bras, se mit à tourner tout autour de la chambre. Je ne crois pas qu’il valsât bien en mesure ; mais il allait très-vite, et la petite riait de tout son cœur. Mlle Léonide, qui riait aussi, joua la valse plusieurs fois de suite : ni elle, ni les enfants ne s’aperçurent de quelques notes timides qui s’essayaient sous la fenêtre. Aussi furent-ils bien étonnés, quand Emmanuel essoufflé se laissa tomber sur le canapé avec sa danseuse, et que l’orchestre
Plus haut, plus bas ! lui disait-elle.
s’arrêta, d’entendre de nouveau la valse dans la rue. Ils coururent à la fenêtre : Ambroise était là avec son violon. Il s’arrêta et porta à son bonnet sa main armée de l’archet.

« Tiens ! s’écria Emmanuel, il salue avec son archet comme un officier avec son sabre !

— Tu as attrapé l’air tout de suite, Ambroise ! C’est cela qui est bien ! dit la petite Anne.

— Il y manque encore quelque chose à ton air, mon garçon, dit Mlle Léonide : ce n’est pas tout à fait cela. Entre ici, que je te l’apprenne. Anne va t’ouvrir la porte. »

Anne y courut, et revint avec le petit violoneux.

« Je venais remercier Mlle Anne, dit-il ; je n’ai pas pu venir hier, parce que j’ai été au préveil de la Jolivetière. J’ai entendu votre air en passant ; j’ai trouvé qu’il serait bien beau pour faire danser, et j’ai essayé de l’apprendre tout seul. Je voulais aussi demander à Mlle Anne le nom du jeune monsieur qui s’est battu pour moi ; je ne l’ai pas bien vu, et je voudrais aller le remercier aussi.

— Le voilà ! dit Anne en lui montrant Emmanuel.

— Il n’y a pas de quoi, mon garçon, répliqua celui-ci : je me suis battu pour mon plaisir.

— C’est égal, merci tout de même ; vous m’avez donné un fameux coup de main : vous êtes bien heureux d’être si fort. Sans vous, je crois qu’ils m’auraient tué.

— Je demandais justement à Anne de me mener chez vous, pour voir s’ils ne vous avaient rien cassé.

— Oh ! non ; j’ai seulement été un peu moulu, mais à présent il n’y paraît plus. »

Et Ambroise, s’approchant du piano, essaya de nouveau la valse du duc de Reichstadt. Mlle Léonide la jouait avec un doigt, rectifiant à mesure les fautes de l’enfant.

« Plus haut, plus bas ! lui disait-elle ; c’est un fa dièse qu’il faut, c’est un si bémol. »

Ambroise avait compris bien vite ce que c’était que de jouer plus bas ou plus haut, et il l’exécutait à l’instant où Mlle Léonide le lui disait ; mais un fa dièse, un si bémol… il n’y était plus du tout. Il cherchait, tâtonnait, et n’arrivait à trouver la note que quand Mlle Léonide la lui avait faite sur le piano. Elle finit par comprendre que le pauvre garçon était plus ignorant en musique qu’il n’en avait l’air, et, s’interrompant tout à coup :

« Tu ne connais donc pas les notes ? lui demanda-t-elle.

— Non, pas du tout ! répondit l’enfant confus, en baissant la tête.

— Pauvre petit ! Allons, ne sois pas honteux, tu n’en as que plus de mérite, d’être arrivé à jouer des airs sans savoir la musique. Anne, va donc chercher une vieille méthode de violon que j’ai trouvée l’autre jour dans le grenier en rangeant la musique : elle est sur le dessus de la pile. Tu la prêteras à Ambroise ; il y apprendra de quoi dépasser tous les ménétriers du pays. »

Anne s’élança hors du salon, et l’on entendit ses petits pas qui couraient sur l’escalier. Au bout d’un instant, elle revint chargée d’un vieux cahier relié en vert, qu’elle battait d’une main en soufflant dessus pour en enlever la poussière. Ambroise le prit en rougissant de bonheur ; il n’osa pas l’ouvrir pour y regarder, mais il le mit précieusement sous son bras, remercia, et s’en alla bien vite avec son trésor.

Il marcha lestement jusqu’à la grotte ; là, il s’assit sur une pierre, posa le cahier sur ses genoux, et se recueillit un instant avant de l’ouvrir. Le cœur lui battait. Qu’allait-il trouver là-dedans ? Il ne s’en faisait aucune idée, mais il ne doutait pas que ce livre magique ne fût capable de faire de lui le premier ménétrier du pays : il lui semblait qu’un nouveau soleil allait l’éclairer, qu’il verrait ce qu’il n’avait pas encore vu, qu’il comprendrait ce qu’il n’avait pas encore compris.

Ambroise donc, tout tremblant, ouvrit sa méthode de violon. Sur la première page était représenté un jeune artiste, le violon sous le menton, tenant son archet d’une main et le manche de son instrument de l’autre, le corps droit, un pied un peu avancé, selon les vrais principes de l’art. L’enfant rayonnait de joie.

« Je ne tiens pas mon violon comme cela ! se dit-il. Je vais essayer tout de suite de faire comme lui : nous verrons si cela ira mieux. »

Et il reprit son instrument, et s’appliqua à copier la pose de la gravure, Il obtint un son beaucoup meilleur que de coutume, quoiqu’il eût un peu de peine à ne pas s’écarter de son modèle. Il étudia quelque temps, de plus en plus content du résultat, et enfin, fatigué, il se rassit, reprit son cahier et tourna la page. Hélas ! son bonheur finit là. Plus d’images ! rien que des lettres, des mots, des lignes, des points noirs, une foule de signes inconnus. Les mots en donnaient l’explication, sans doute : mais il aurait fallu comprendre ce que disaient les mots, et le pauvre Ambroise ne savait pas lire ! Il ne savait pas lire ! il ne pourrait jamais rien apprendre ! il ne serait jamais qu’un ménétrier ordinaire, jouant toujours les mêmes airs, et les jouant à force de les avoir entendus ! Il lui sembla que tout devenait noir autour de lui, et qu’il n’y avait pas au monde de bonheur pour ceux qui ne savaient pas lire. Il repoussa le livre qui tomba par terre, mit ses coudes sur ses genoux, sa figure dans ses mains, et fondit en larmes.

Il était là depuis quelque temps, songeant avec rancune que sa mère ne l’avait pas envoyé à l’école, parce qu’il était trop faible. Il oubliait qu’elle n’y avait pas davantage envoyé son frère qui était très-fort, parce qu’elle s’était dépêchée de le faire travailler aux champs, dès qu’il avait été capable d’arracher les mauvaises herbes. Il était donc là, toujours pleurant, lorsqu’il crut sentir quelqu’un près de lui ; et au même moment deux petites mains se posèrent sur les siennes et cherchèrent à les écarter de son visage, pendant qu’une petite voix compatissante lui disait :

« Qu’as-tu ? Tu pleures ? Es-tu malade ? Oh ! je devinais bien qu’il t’était arrivé quelque chose. Je suis venue ici parce que je pensais que tu y serais, puisqu’il n’y avait pas de préveil aujourd’hui. En arrivant je t’ai entendu jouer, et tu jouais très-bien ; et puis je n’ai plus rien entendu. J’ai attendu un peu pour ne pas te déranger, et puis j’ai été inquiète et je suis venue voir pourquoi tu ne jouais plus. Qui est-ce qui t’a fait du chagrin ?

— Je suis bien malheureux, ma pauvre Véronique ! Vois, on m’a donné un livre où l’on trouve tout ce qu’il faut savoir pour devenir un grand violoneux, et je ne sais pas lire pour comprendre ce qu’il y a dedans ! Jamais je n’apprendrai rien ! et ce n’est pas ma faute pourtant ! il y en a tant d’autres qu’on veut envoyer à l’école, et qui ne veulent pas y aller ! C’est cela qui n’est pas juste !

— Mais ton père, est-ce qu’il ne peut pas t’apprendre ?

— Il m’apprendra les airs qu’il sait ; mais il ne connaît pas la musique qui est dans les livres.

— Pourtant il est le meilleur ménétrier du pays : tu vois bien qu’il en sait assez. Pourquoi veux-tu en apprendre plus que lui ? »

Ambroise repoussa Véronique avec un geste de colère. La petite fille le regarda.

« Tu as raison, lui dit-elle après un silence ; il faut apprendre tout ce qu’on peut, et s’il faut que tu saches lire pour comprendre ce qui est là-dedans, eh bien, tu apprendras à lire !

— Comment ? demanda Ambroise étonné.

— Je ne sais pas encore ; mais il y a beaucoup de gens qui savent lire : ainsi il faut croire que ce n’est pas si difficile que de jouer du violon. Ne t’inquiète donc pas et étudie tes airs ; je t’aiderai. Tu sais bien que je t’ai promis de t’aimer ; j’ai bien empêché les méchants gars de casser ton violon, l’autre jour.

— Tu es bonne ! dit Ambroise en soupirant. Allons, je vais tâcher de me consoler, et nous chercherons ensemble quelqu’un pour nous apprendre à lire. »

La maîtresse tenait une longue baguette.

CHAPITRE XVII

Le prix d’un vieil alphabet.

Véronique avait fait à Ambroise une promesse qu’elle ne savait trop comment tenir. La pauvre enfant ne savait pas lire, elle non plus ; et même elle avait beau chercher parmi toutes ses connaissances entre le Furet et Pied-Doré, elle ne trouvait personne qui pût lui enseigner cette science. Il n’y avait pas beaucoup d’écoles en Vendée ; la plus proche était à Mareuil, et bien peu de paysans et de paysannes à deux lieues à la ronde pouvaient se vanter d’y être allés. Enfin elle prit une résolution. Elle se leva dès l’aube pour mener paître son troupeau, et quand elle l’eut ramené dans la petite masure qui lui servait de bergerie, elle partit de son pas le plus leste et prit à travers champs pour gagner Mareuil. Chemin faisant, comme elle avait oublié son tricot et qu’elle n’aimait pas à rester oisive, elle cueillait des brins de jonc, des herbes légères, des fleurettes qui commençaient à s’épanouir ; elle tressait et entrelaçait tout cela, si bien qu’en arrivant à Mareuil elle avait terminé une jolie corbeille verte où se pressaient des fleurs amies, habituées à se trouver ensemble : des violettes au doux parfum, des stellaires blanches se balançant au bout de leur fine tige, des véroniques semblables à des yeux bleus, des primevères jaune pâle, et même quelques orchis empourprés, hâtivement fleuris aux premiers rayons d’avril. C’était plus joli que bien des jardinières en porcelaine remplies de plantes cultivées en serre avec un poêle pour soleil.

Véronique alla droit à une maison blanche, d’où l’on entendait sortir une rumeur cadencée, quelque chose entre le chant et la parole. C’était l’école, et toutes les petites voix répétaient ensemble la leçon. Il faisait beau temps, et la fenêtre était ouverte. Véronique se glissa sous cette fenêtre, monta sur le banc de pierre, et put voir ce qui se passait dans la classe. Juste en face d’elle, un grand tableau était accroché au mur. La maîtresse tenait une longue baguette et s’en servait pour toucher un à un les caractères tracés en noir sur le tableau de carton blanc. Et les enfants répétaient, comme une psalmodie : À ! B ! C ! D ! jusqu’à la fin de l’alphabet. Certes, aucun des élèves, filles ou garçons, qui étaient rangés sur les bancs de l’école, ne suivait la leçon avec l’attention passionnée qu’y mettait la pauvre petite bergère qui l’écoutait par la fenêtre en se collant au mur pour voir sans être vue. Elle resta là tant que dura la classe ; et quand les enfants se levèrent pour partir avec un grand bruit de sabots et un grand brouhaha de voix, elle s’en alla elle aussi ; mais elle eut soin de se mettre sur leur chemin et de les regarder tous, pour voir si elle n’en reconnaissait pas quelqu’un qui pût l’aider dans ses projets. Une des petites filles l’aperçut et l’appela par son nom : c’était la fille d’un métayer aisé des environs, chez qui la Tessier allait travailler quelquefois.

« Hé ! Véronique ! cria-t-elle, viens donc par ici ! Comme c’est joli ce que tu as là ! est-ce que c’est toi qui l’as fait ?

— Mais oui, Marie, c’est moi. J’ai fait cela pour m’amuser en route, avec des joncs des prés bas, et j’y ai mis des fleurs que je cueillais sur mon chemin ; il y en a assez partout.

— Tiens ! c’est vrai, voilà des coucous[2] et des pentecôtes[3] ; je ne les reconnaissais pas, elles sont bien plus jolies en bouquet que là où elles poussent. C’est Mme Amiaud qui serait contente d’avoir ce panier-là dans sa chambre !

— Qui est-ce, Mme Amiaud ?

— C’est la maîtresse d’école, donc ! Elle aime beaucoup les fleurs, et j’attends mes pivoines à fleurir pour lui en porter un bouquet. On l’aime bien à l’école, parce qu’elle est très-bonne. Tiens, voilà un bel alphabet avec des images, qu’elle m’a donné aujourd’hui parce que j’avais bien dit mes lettres ; je n’avais que le vieux de mon grand frère, et vois comme il est sale et déchiré : Je vais le jeter sur le fumier.

— Oh ! donne-le-moi plutôt ! s’écria Véronique en étendant les mains pour soustraire le vieil alphabet au sort qui le menaçait.

— Qu’est-ce que tu en feras ? tu ne vas pas à l’école.

— Ça ne fait rien : je m’amuserai à le regarder en menant paître mes ouailles. Donne-le-moi, je te donnerai mon panier de fleurs pour ta maîtresse.

— Ah ! alors je veux bien. Changeons tout de suite. Je vais le porter à Mme Amiaud : attends-moi là, je te montrerai tout à l’heure les images de mon livre neuf. »

Quand Marie revint, Véronique était assise sur un talus, étudiant ses lettres dans le vieux livre ; elle se rangea pour faire une place à sa compagne.

« Mme Amiaud a été très-contente, dit celle-ci ; elle m’a demandé si c’était moi qui avais fait ce joli panier. Je lui ai dit que c’était Véronique ; elle a ri, et m’a répondu : Je ne connais pas Véronique, mais tu peux lui dire qu’elle a beaucoup de goût.

— Je ne sais pas ce que c’est, répondit Véronique, mais je suis bien aise que mon panier lui ait fait plaisir. Est-ce qu’il y a longtemps que tu vas à l’école ?

— Depuis le carnaval : je sais à présent toutes mes lettres sans faute. Tiens, je vais te les dire, dans l’alphabet neuf, et puis dans le vieux ; je les connaîtrais même dans un journal, ou dans un livre de messe. Tu vas voir ! »

Et la petite fille nomma l’une après l’autre toutes les lettres, en les montrant du doigt. Véronique se les disait tout bas, avant que l’autre enfant les eût prononcées, et elle avait le cœur tout gonflé de joie, car elle ne se trompait pas ; elle avait, en deux heures, appris ce que Marie était si fière de savoir au bout de six semaines d’étude. Quand elle fut bien sûre de son alphabet, elle interrompit la liseuse.

— Alors tu sais lire, maintenant ? lui dit-elle.

— Oh non ! pas encore : il faut d’abord apprendre cette page-là ; tiens, je commence à la savoir. B, a, ba ; b, e, be ; b, i, bi ; b, o, bo ; b, u, bu. »

Et elle continua laborieusement jusqu’au Z. Véronique ne l’interrompit pas cette fois ; elle la fit même recommencer, sous prétexte de voir si c’était la même chose dans un vieux livre ou dans un neuf. Et quand Marie la quitta, Véronique s’en retourna lentement par les champs qu’embrumaient les approches du soir, relisant son b, a, ba, tant qu’elle y vit clair ; et quand elle ne put plus voir les lettres, et que la cloche de l’Angelus envoya à toute la paroisse le bonsoir de la vieille église perchée sur son rocher, Véronique s’agenouilla et remercia Dieu de tout son cœur d’avoir semé les prés des jolies fleurs qui lui avaient valu la conquête du vieil alphabet.

Elle écoutait et regardait, ne perdant pas un mot.

CHAPITRE XVIII

Il se faut entr’aider, c’est la loi de nature.

Les jours suivants, il n’y eut certainement pas au monde une créature plus occupée que la petite Véronique. La passion de la lecture la possédait, et elle n’avait plus d’autre désir que de se retirer à l’écart pour ouvrir son cher alphabet ; mais Véronique avait trop de conscience pour dérober à ses devoirs un temps qu’elle s’était habituée à employer pour le soulagement de sa mère et la bonne tenue de leur pauvre ménage. Quelque envie donc qu’elle eût d’apprendre à lire, elle ne négligea aucune de ses occupations ordinaires ; seulement elle se leva plus tôt et ne perdit pas une minute. Elle n’avait plus beaucoup de bas à tricoter, car la saison d’hiver était finie ; mais elle raccommodait ses vêtements et ceux de sa mère, car la veuve rentrait souvent de sa journée épuisée de fatigue et n’avait pas la force de se mettre à coudre. Mais dès que Véronique avait fini son ouvrage et rentré son troupeau, elle reprenait le chemin de Mareuil, et, tapie contre la fenêtre de l’école, les yeux fixés sur le tableau de lecture, elle écoutait et regardait, ne perdant pas un mot de la leçon.

Elle guettait ensuite Marie à la sortie de l’école, et tâchait d’obtenir d’elle quelques conseils ; mais elle s’aperçut bien vite que Marie n’avait plus rien à lui apprendre. Il fallait arriver à lire des mots entiers, pourtant ! Comment faire ? À force d’y songer, elle finit par accueillir une idée bien audacieuse. Elle n’aurait pas mendié un sou, à peine un morceau de pain, et elle se décida à mendier un peu d’instruction ; il lui semblait qu’il n’y avait pas de honte à cela. Elle avait bien vu le visage de Mme Amiaud et lui avait trouvé une physionomie encourageante. Aussi, le dimanche d’après la Quasimodo, elle mit ses vêtements les plus propres, lissa bien ses cheveux sous sa coiffe blanche, et partit pour Mareuil, quoique ce ne fût pas jour d’école.

Elle fut longtemps en route ; elle choisissait les joncs les plus verts, les fleurs les plus fraîches ; tout ce qui lui semblait joli, mousses couleur d’émeraude, lichens gris à frange blanche, si gracieusement chiffonnés, baies rouges survivant à l’hiver, feuilles mortes réduites par les insectes à l’état de dentelle, elle le prenait et l’emportait dans son tablier. Quand sa récolte fut assez riche, elle s’assit et tressa une corbeille, bien plus grande, bien plus belle que la première ; elle y plaça tout son butin et sourit. « Elle sera contente ! » se dit-elle.

Elle arrivait près de l’école, quand elle aperçut la maîtresse qui sortait de chez elle. Véronique tremblait de tous ses membres ; elle eut pourtant le courage de barrer le chemin à Mme Amiaud et de lui présenter sa corbeille en lui disant bien bas : « Madame… c’est moi qui suis Véronique…

— Ah ! c’est toi qui es Véronique ! répondit la maîtresse d’école. Tu fais de très-jolies corbeilles, mon enfant, et tu y arranges très-bien les fleurs. Celle-ci est encore plus belle que celle de l’autre jour.

— C’est pour vous ! dit l’enfant en la lui mettant dans les mains.

— Pour moi ! reprit Mme Amiaud étonnée. Mais tu ne me connais pas, ma petite ! Ah ! je vois ce que c’est : Marie t’aura dit que j’avais admiré ton ouvrage, l’autre jour, et tu as voulu me montrer que tu pouvais faire encore mieux. Eh bien, je la prends, ta corbeille. Que veux-tu que je te donne pour ta peine ? »


Elle sera contente ! se dit-elle.
Véronique rougit jusqu’aux oreilles ; elle mit la main dans la poche de son tablier et en retira le vieil alphabet.

« Si vous vouliez me montrer à lire cette page-là ! » murmura-t-elle en indiquant la page où s’arrêtait la science de Marie.

L’institutrice regarda l’enfant, et les larmes lui vinrent aux yeux.

« Pauvre petite ! tu voudrais donc bien savoir lire ? Pourquoi tes parents ne t’envoient-ils pas à l’école ?

— Oh ! c’est bon pour les riches ; la mère est veuve, elle a bien de la peine à gagner notre vie, il faut que je travaille pour l’aider. Et puis je ne suis pas d’ici ; nous demeurons à Pied-Doré, c’est loin !

— Allons, entre chez moi. Est-ce que tu sais tes lettres ? — Oui, mes lettres, et puis les deux pages d’après.

— Qui est-ce qui te les a apprises ?

— Je suis venue écouter sous la fenêtre quand vous faisiez l’école… »

Mme Amiaud embrassa l’enfant.

« Tu n’auras plus besoin de rester dehors. Je vais te donner une leçon tout de suite, et je t’en donnerai d’autres toutes les fois que tu auras le temps de venir me voir, le soir, après la classe, après souper, n’importe quand. Tu me payeras en bouquets, puisque tu sais si bien les faire. »

La leçon dura longtemps ; Véronique revint le lendemain, le surlendemain et tous les jours de la semaine. Ambroise était retenu pour des préveils et des noces jusqu’au dimanche suivant, et Véronique voulait, quand il reviendrait le lundi à la grotte, lui dire avec orgueil : « Va chercher ton grand livre ! je saurai lire dedans. »

Ce n’était pas tout à fait vrai, quoiqu’elle eût fait des progrès surprenants ; mais elle en savait déjà assez pour que le petit violoneux fut émerveillé quand elle lui nomma une à une toutes les lettres de son cahier et qu’elle sut même reconnaître un bon nombre de mots. Ambroise se sentit soulagé subitement de la tristesse qui l’écrasait depuis qu’il possédait cette malheureuse méthode de violon dont il ne pouvait profiter. Il se vit au bout de ses peines, et en devint comme fou de joie. Il dansa, chanta, cria ; il embrassa Véronique ; il embrassa Turlure, qui était accouru au bruit pour voir s’il n’arrivait pas de mal à sa petite maîtresse ; il embrassa son violon, et enfin, prenant son archet, il exécuta triomphalement la valse du Duc de Reichstadt.

« À présent, dit-il, nous sommes sauvés. Tu vas retourner voir la maîtresse d’école, jusqu’à ce que tu saches lire tout à fait ; tu m’apprendras à mesure ce qu’elle t’aura montré, et nous saurons bientôt lire tous les deux. Alors je comprendrai le grand cahier vert, et je deviendrai le plus fort ménétrier du pays. Je gagnerai beaucoup d’argent ; j’en donnerai à la mère, pour qu’elle laisse le père tranquille, et qu’elle voie que j’en vaux bien un autre, quoique je ne sois pas grand. Et puis je me marierai avec toi ; ta mère demeurera avec nous, elle n’ira plus en journée, et elle bercera nos petits enfants. Tu auras de la dentelle à ta coiffe du dimanche, et tu prendras une bergère pour garder nos ouailles, car nous en aurons beaucoup. Et tous nos enfants apprendront à lire et à jouer du violon…

— En attendant, il faut que je rentre mes bêtes, que je tire de l’eau, que je casse du bois, et que je fasse le souper. Bonsoir, Ambroise !

— Bonsoir, Véronique !… Ah ! mais non ; je vais aller avec toi pour t’aider à faire ton ouvrage ; puisque tu travailles pour moi, je ne peux pas rester là comme un fainéant pendant que tu as toute la peine. J’irai tous les jours te tirer ton eau et te casser ton bois ; ça fait que tu auras plus de temps pour aller chez la maîtresse d’école. »

Grâce à cette petite association de secours mutuels, Véronique sut assez lire au bout d’un mois pour faire comprendre à Ambroise les explications de son livre, qu’il saisit très-vite, et qui le mirent bientôt en état de lire la musique écrite. S’il rencontrait quelque grande difficulté, il guettait Mlle Léonide quand elle venait chez le docteur, et il allait la prier de jouer son air. Elle s’intéressait au petit violoneux, et lui apprit un peu de musique ; mais pour ce qui était du violon, il était bien obligé de se tirer d’affaire tout seul.

Pendant ce temps, le printemps s’avançait ; Emmanuel était retourné au lycée et Sylvanie à son couvent, et la bonne petite Anne travaillait de son mieux sous la direction de Mlle Léonide, qui venait presque tous les jours. Pélagie avait fini par faire sa paix avec Diablotin, qui n’était pas aussi méchant qu’il en avait l’air, et elle avait grand soin de lui, lui donnait la meilleure place à l’écurie et ne lui ménageait pas l’avoine. Qui m’aime, aime mon chien ; elle était très-reconnaissante à la maîtresse, et par suite au cheval, de la course qu’ils faisaient pour venir instruire Anne. Ce n’était pas que Pélagie fît grand cas de la science en elle-même ; mais c’était grâce à Mlle Léonide qu’on n’avait pas envoyé Anne en pension, et cela suffisait pour que Pélagie fût disposée à se faire hacher pour elle.

On saute d’abord en avant, puis en arrière.

CHAPITRE XIX

Comment Anne fut cause qu’Emmanuel ne fut pas privé de sortie, et ce qui en résulta pour le petit violoneux.

On était à la semaine qui précède la Pentecôte, et les élèves du lycée où Emmanuel était censé faire ses études se trouvaient, comme il arrive toujours, très-excités par l’approche d’un congé, et par conséquent dans les meilleures dispositions pour s’en faire priver. Ce matin-là, Emmanuel entra en classe à son rang et s’empressa de tirer sa casquette de sa poche pour essuyer sa part de la table ; quant au banc, il s’essuyait bien tout seul. Emmanuel installa devant lui son papier, sa plume, son dictionnaire grec, et attendit.

« Messieurs, dit le professeur, je vais vous dicter un texte d’Homère. »

Homère ou un autre, c’était la même chose pour Emmanuel. Il écrivait son texte avec indifférence, lorsque des noms qu’il reconnut frappèrent son oreille. Hector ! Andromaque ! Il écrivit le reste avec le plus grand soin, et pour la première fois de sa vie il essaya de comprendre quelque chose à ce qu’il avait à faire. Il chercha des mots, il en devina d’autres, et finit par arriver à faire des phrases qui avaient un sens passable ; ses souvenirs l’aidaient, il lui semblait entendre la voix de la petite Anne lui lisant les hauts faits du vaillant Hector et les plaintes d’Andromaque. Le professeur s’étonnait de son application ; il vint même une fois regarder par-dessus son épaule ce qui l’occupait si fort, croyant surprendre quelque lecture interdite. Emmanuel ne s’en aperçut pas ; il remit sa composition sans y entendre malice. Il fut très-gai le reste de la journée, et passa toute la récréation sans chercher querelle à personne.

Le lendemain, avant la classe, le professeur l’appela et l’interrogea sévèrement pour savoir de quoi il s’était aidé pour faire une composition qui ressemblait si peu à ses devoirs ordinaires. Emmanuel n’avait aucune prétention aux bonnes places, et peu lui importait d’être mis à la queue ; il n’inventa point de mensonge et dit tout bonnement les choses comme elles étaient. Le professeur le loua, l’encouragea, et lui promit, s’il essayait de travailler, de le prendre à part pour l’aider à comprendre ce grimoire qui faisait son malheur depuis tant d’années. Grâce à la petite Anne, Emmanuel fut quinzième, — il était ordinairement trentième sur trente, — et il ne fut pas privé de sortie à la Pentecôte. Il n’alla point à Chaillé : son père était absent et sa mère ne tenait pas à le faire venir ; mais il fut très-bien reçu par la famille d’un camarade, et jouit de ses congés en toute liberté. Le premier jour, il pêcha à la ligne dans l’Yon, où il y avait encore un peu d’eau ; et le second jour, il alla au préveil des Fontenelles.

Le préveil des Fontenelles ne ressemble pas tout à fait aux autres préveils de la Vendée, où l’on ne va que pour danser, manger, boire et se réjouir. Les filles y vont surtout pour sauter le ruisseau qui s’échappe de la fontaine. On le saute d’abord en avant, et puis en arrière, à reculons, le tout à pieds joints ; et si l’on y réussit, on ne manque pas de se marier dans l’année. Mais souvent au second saut on retombe lourdement dans le lit du ruisseau, et alors, quels éclats de rire ! de celles qui n’ont pas encore sauté, de celles qui ont réussi le saut, et surtout de celles qui ont déjà les pieds mouillés ! On en prend vite son parti d’ailleurs, et l’on va danser dans la grande allée de chênes, sur l’herbe fraîchement coupée, avec un dôme de verdure sur la tête : les souliers sont bientôt secs. Pendant ce temps-là, depuis la route poudreuse qui mène à la ville jusqu’à l’Olivière, depuis l’Olivière jusqu’aux ruines des Fontenelles, la foule va, vient, s’agite ; les mendiants, aveugles ou boiteux, accroupis au bord des sentiers, disent leur chapelet ou chantent leur complainte ; les enfants disparaissent dans les hautes herbes pour y moissonner les marguerites et les myosotis ; les hommes, appuyés sur leur bâton de houx, devisent de la prochaine récolte, et les femmes s’en vont rouler leurs petits enfants, pour les préserver de la peur, sur le tombeau de Mme Béatrix.

Le tombeau de Mme Béatrix, comtesse de Talmont, est dans l’église même de l’ancienne abbaye des Fontenelles, qu’elle enrichit pour faire pénitence d’avoir mangé beaucoup de petits enfants. Il y a d’autres pierres tombales dans l’église, et les pas ont à demi effacé les effigies qui y étaient gravées. On distingue encore un peu la crosse d’un abbé, la cuirasse et l’épée d’un chevalier ; mais les noms ont disparu, et personne n’en a gardé le souvenir. Seule Mme Béatrix a pour son tombeau une niche profonde, creusée dans le mur à gauche, non loin de l’autel ; elle dort sous un arceau de pierre, dans une belle tombe sculptée ; sa statue y est couchée en vêtements de comtesse, la tête appuyée sur un oreiller et les pieds sur un chien. Autour du socle du tombeau, des niches contiennent des enfants, mieux conservés que la statue de la châtelaine, sur laquelle tant de gens ont grimpé qu’elle n’a presque plus figure humaine. La vieille église s’effondre de plus en plus ; le sol est jonché de pierres tombées des voûtes ; et dans la partie restée solide, un tonnelier ajuste ses douves.

Il ne reste de l’abbaye que les murs du cloître, entourant une grande cour carrée : un puits est au milieu. Il ne contient plus d’eau, et l’arceau en fer ouvragé qui soutenait la poulie et la corde, s’incline de côté, accompagnant la chute d’une partie de la margelle. Les plantes sauvages ornent tout cela, et le lierre fait des rideaux aux fenêtres du cloître.

Emmanuel n’était point amateur d’architecture, et les ruines les plus pittoresques ne l’attiraient pas ; il passa donc près de l’abbaye sans y entrer et alla voir sauter le ruisseau, puis il se promena çà et là, faisant des études comparatives sur les gâteaux et les bâtons de sucre de telle ou telle marchande. Il arriva à la grande allée de chênes au moment où une contredanse finissait, et il aperçut Ambroise rouge et ruisselant, qui descendait de son tonneau. En deux bonds il fut près de lui, et lui tapant sur l’épaule :

« Hé ! bonjour, Ambroise ! Tu n’as pas besoin de mes poings aujourd’hui ? »

Le petit violoneux se retourna étonné.

« Bonjour, monsieur Emmanuel ! Merci bien : on ne se bat pas aujourd’hui, et j’aime autant ça. Vous êtes donc venu pour vous promener par ici ?

— Mais oui, comme tu vois. Toi, tu n’es pas venu pour te promener, ça se voit aussi. Comme tu as chaud ! Viens avec moi ; il y a par ici une femme qui a du coco tout frais, tu vas trinquer avec moi. On ne danse pas tout de suite ?

— Oh, non ! On va attendre un peu que le soleil ait baissé. Il fait chaud comme à la mi-août. »

Les deux jeunes garçons allèrent s’asseoir sur un tertre de gazon, à l’abri d’une haie d’aubépine, en compagnie de deux verres et d’une carafe de coco. Puis le cri : Aux gâteaux de Bournezeau ! ayant retenti aux environs, Emmanuel appela la marchande et régala son compagnon de ces gâteaux parsemés de grains d’anis. Ambroise riait ; il était fier d’être assis auprès d’un collégien en képi et en tunique.

« J’espère que tu as fait du chemin ! lui disait Emmanuel. Te voilà loin de la Sapinière ! Et tu cours le pays comme cela tout seul ?

— Mais oui : avec mon violon je suis bien reçu partout. Je gagne autant que mon père, plus même, et la mère commence à trouver que je vaux quelque chose. J’apprends des airs nouveaux, que les autres ménétriers ne savent pas : je travaille, allez ! Si je peux mettre un peu d’argent de côté, je tâcherai d’aller dans une ville où il y aura un maître de violon et je le payerai pour qu’il m’apprenne.

— Parbleu, mon garçon, tu n’auras pas loin à aller, et tu n’auras pas besoin de payer ! dit tout à coup une grosse voix de l’autre côté de la haie. Attends-moi ; le temps de trouver l’échalier, et je suis à toi. »

Et celui qui avait parlé se mit à marcher vivement le long de la haie qui le séparait des deux enfants.

« Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ? demanda Ambroise tout ahuri à Emmanuel qui avait ôté respectueusement son képi.

— C’est le maître de musique du lycée : un bien brave homme, mais un fameux original. Il passe sa vie à chercher à faire des artistes, et il se passerait de dîner plutôt que de musique. C’est un Italien :
Parbleu, mon garçon, tu n’auras pas loin à aller !
il s’appelle M. Bardio. On lui joue quelquefois des tours au lycée, mais on l’aime tout de même. »

M. Bardio avait trouvé son échalier, et il arrivait à grandes enjambées. C’était un homme d’une cinquantaine d’années ; il avait un grand front découvert, des cheveux noirs qui grisonnaient, le regard perçant, l’air vif et bon. Il caressa la tête d’Ambroise comme il eût fait à un épagneul.

« Comme çà, mon garçon, tu comprends que tu n’es pas fort sur le violon, et tu voudrais apprendre ce que tu ne sais pas ? C’est bien cela ! Je t’ai écouté tout à l’heure. Tu ne sais rien, je te le répète : mais tu as de quoi apprendre. Qui est-ce qui t’a montré ?

— Personne, monsieur ! dit Ambroise tout penaud d’entendre constater qu’il ne savait rien par quelqu’un qui devait s’y connaître.

— Comment, personne ? pas possible ! Voyons, Arnaudeau, puisque vous connaissez ce garçon-là, expliquez-moi un peu ce qu’il veut dire. »

Emmanuel l’expliqua : la petite Anne lui avait communiqué son enthousiasme pour les études solitaires d’Ambroise. Il raconta tout : et quand il fut arrivé à la bataille, Ambroise reprit la parole pour célébrer la vaillance de « ce bon M. Emmanuel ». M. Bardio écoutait, souriant doucement. Il n’interrompit qu’une seule fois, au récit des efforts de Véronique pour apprendre à lire afin de faire comprendre à Ambroise le grimoire du cahier vert :

« La brave petite fille ! s’écria-t-il. J’aimerais à lui apprendre la musique. »

Quand l’histoire fut finie :

« Bien, mon garçon ; très-bien ! Je me charge de toi. Es-tu ici pour quelque temps ?

— Pour jusqu’à la Saint-Pierre. Je loge à la ville, et je suis engagé pour tous les préveils des environs. Après cela je retournerai au pays ; et puis je reviendrai un peu, quand les moissons seront rentrées, pour faire danser à plusieurs noces qui se feront à ce moment-là : je suis déjà retenu.

— Très-bien ! Voyons ton violon… vieux violon… assez bon instrument… donne un peu ton archet.

— Oh ! comme il a de beaux sons ! murmura Ambroise en écoutant le beau chant large et pénétrant que M. Bardio tirait de son violon.

— Je t’apprendrai à le faire chanter comme cela. Tiens, prends-le… fais-moi cet exercice… comme ceci… les doigts posés comme cela… Vois, tu joues déjà mieux. Allons encore ! »

Et, sans s’inquiéter de la chaleur de midi, ni de la foule qui s’amassait et qui écoutait bouche béante, M. Bardio donna à Ambroise sa première vraie leçon de violon.

Elle arriva près de lui tout essoufflée.

CHAPITRE XX

Où chacun suit sa route

L’été se passa vite pour les quatre petits amis. Je voudrais bien pouvoir dire qu’Emmanuel eut tous les prix de sa classe, qu’Ambroise devint un grand artiste, Anne et Véronique des femmes savantes, et que M. Plisson se consola de la perte de sa femme ; mais les choses ne vont pas si vite en ce monde. Emmanuel n’eut point de prix : on ne répare pas en six mois des années de paresse et d’ignorance ; mais il comprit que le travail, si ennuyeux qu’il puisse être, est encore moins ennuyeux que les punitions. Il apprit donc ses leçons et fit ses devoirs ; il les fit d’abord très-mal, puis un peu moins mal, puis d’une façon passable, eut droit à ses récréations et à ses sorties, et se fit un ami de M. Bardio, qui lui savait gré de s’être battu pour Ambroise, et qui le fit souvent sortir. Il voyait chez lui le petit violoneux, qui travaillait son instrument avec passion, et, de plus en plus ambitieux de science, accablait le collégien de questions auxquelles celui-ci ne savait souvent que répondre. Ambroise s’en étonnait et lui disait timidement : « Je croyais qu’on apprenait cela au lycée. » Emmanuel assurait que non ; mais il sentait bien que c’était sa faute si on ne le lui avait pas appris ; et à ses heures de loisir il cherchait dans ses livres de quoi répondre aux questions du petit paysan. Cela lui profitait à lui-même. Après la Saint-Pierre, les deux enfants se séparèrent amis, et Ambroise fut chargé de porter à Anne, de la part d’Emmanuel, deux souris blanches que celui-ci avait pris la peine d’apprivoiser tout exprès pour elle.

Anne fut enchantée des jolies petites bêtes, et plus enchantée encore d’apprendre qu’Emmanuel ne se faisait plus punir. Elle fit entrer Ambroise dans le salon pour lui jouer quatre airs de sa méthode qu’elle savait par cœur, et elle le pria de lui accompagner la valse du Duc de Reichstadt. Elle lui raconta qu’elle devenait très-savante ; que papa n’était plus si triste, parce qu’elle lui jouait de jolis airs, et qu’elle lui répétait le soir les belles choses qu’elle avait apprises dans la journée ; et qu’elle espérait devenir un jour pareille à sa maman, qui causait avec lui de musique, de tableaux, de pays qui ne sont pas comme le nôtre, et de tout ce qu’on trouve dans les livres. C’était ainsi qu’il fallait faire pour rendre heureux les hommes d’esprit, et son papa était certainement un homme de beaucoup d’esprit : on le voyait bien quand il causait avec Mlle Léonide. Aussi Anne aurait bien voulu que Mlle Léonide vînt demeurer chez eux, comme son papa le lui proposait souvent quand elle se plaignait des gens du Tablier, qui ne voulaient pas lui permettre d’apprendre à lire à leurs enfants. Elle ne s’y était pas encore décidée, mais Anne espérait bien qu’elle finirait par là. La chère petite était bien plus gaie qu’autrefois : en cherchant le moyen de rendre son père heureux, elle avait trouvé celui d’être heureuse elle-même.

Quant à Véronique, Ambroise était sûr de la trouver à la grotte : en effet, elle n’avait pas manqué de s’y rendre dès qu’elle l’avait su de retour. Il n’y vint pas le premier jour : sa mère l’accablait des témoignages de sa tendresse et de son orgueil ; elle avait attiré chez elle tous les voisins et toutes les voisines, et il fallut qu’Ambroise fît entendre ses airs nouveaux et subît les admirations de tout ce monde et les embrassades de la Tarnaude. Il en était plus fier que touché ; mais il se sentait le cœur tout remué quand, du lit où il était couché, son père disait d’une pauvre voix tremblante de fièvre : « Mon garçon… mon bon garçon… il joue déjà mieux que moi ! » La fièvre n’avait pas encore quitté le ménétrier ; mais sa femme ne le tourmentait pas trop, et lui tenait compte de l’argent que gagnait Ambroise. Celui-ci lui avait rapporté une bonne somme, car il gagnait autant et plus que son père, et il ne dépensait rien à boire. Le moins content de la famille était Louis, dont personne ne s’occupait plus, et à qui sa mère reprochait déjà de ne pas apporter à la maison d’argent monnayé, comme son petit frère, qui avait pourtant la tête et les épaules de moins que lui. Il n’accueillit donc pas trop bien Ambroise ; mais celui-ci, rendu généreux par son triomphe, se le concilia par le don magnifique d’un beau couteau à quatre lames, avec un manche en corne de cerf.

Le lendemain de son arrivée, Ambroise se rendit dès l’aube à la grotte. Il savait bien que Véronique ne pouvait pas y être encore, et qu’il l’aurait vue plus tôt en allant chez elle lui aider à faire le ménage de sa mère. Mais il tenait à la revoir là, dans cette grotte, et à y jouer du violon pour elle ; et il étudia en l’attendant.

Quand elle l’entendit du bout du pré, elle se mit à courir et arriva près de lui, tout essoufflée, les joues et les yeux brillants.

« Te voilà donc ! je t’attends depuis deux heures, lui dit Ambroise. Écoute, voilà un air que je n’ai encore joué à personne : je l’ai gardé pour toi, c’est ma manière de te dire bonjour.

— Comme tu as appris depuis que tu es parti ! Tu as trouvé quelqu’un qui t’a montré ? Mlle Anne me l’a dit : c’est M. Emmanuel qui a écrit cela à son père ; j’ai été bien heureuse. Moi, j’ai appris bien des choses aussi. Et puis, tu ne sais pas ? je gagne beaucoup d’argent !

— Beaucoup d’argent ! à quoi faire ?

— À faire des corbeilles et des bouquets. Tu sais bien, Mme Amiaud, la bonne maîtresse d’école ? elle a montré à des dames la corbeille que je lui avais faite ; les dames ont voulu en avoir de pareilles, et elles me les ont payées. J’en fais beaucoup à présent, et pour qu’elles soient plus solides, je les fais avec de l’osier, et je mets au fond une écuelle de terre, qui est cachée dans la mousse, et que je remplis d’eau pour conserver les fleurs fraîches. Toutes les dames de Mareuil ont voulu de mes corbeilles, et puis après, beaucoup de dames de Chaillé, de Saint-Florent et des châteaux des environs : et quand les fleurs sont fanées, on me dit d’en cueillir d’autres et de venir les arranger, parce qu’on trouve que je les arrange bien. Tu penses que je suis occupée ! Le matin, le ménage ; mes ouailles à mener paître ; pendant qu’elles broutent, je cueille mes osiers et mes fleurs, et je fais mes corbeilles ; quand j’ai rentré mes bêtes, je vais porter ma marchandise dans les maisons ; je retourne à mes bêtes, et le soir je fais mes coutures. Mme Amiaud m’a montré plusieurs espèces de coutures, elle dit que je suis adroite : elle va m’apprendre à broder, et il paraît que je gagnerai plus à broder qu’à tricoter. Je suis bien contente, va ! j’ai tout mon argent dans un vieux bas, je le compte tous les dimanches, et j’aurai de quoi acheter une jupe et un juste[4] pour la fête de la mère, qui est à la Saint-Michel. Mme Amiaud m’achètera l’étoffe à la ville, elle me taillera l’ouvrage, et je le coudrai. Pauvre mère ! sera-t-elle heureuse ! et puis elle aura chaud cet hiver avec une bonne robe neuve. Elle n’en a pas eu depuis que le père est mort !

— Tiens, tu aimes ta mère comme j’aime mon père, lui dit Ambroise en lui serrant les deux mains de toute sa force ; et je t’aime pour cela. Mais j’ai honte de voir combien tu es meilleure que moi ; dans tout ce que j’ai fait de bien, il y a toujours la moitié pour la gloriole, au lieu que toi, c’est seulement pour le bien.

— Tu en cherches trop long ! Quand les gens se conduisent bien, moi je trouve qu’on ne doit pas leur demander pourquoi.

— On ne doit pas leur demander pourquoi, non ; mais eux, ils doivent se le demander. Je tâcherai de devenir aussi bon que toi, si je peux. Mais, dis-moi donc, as-tu continué à lire ? Moi je sais lire, à présent. Tout le monde m’a aidé : M. Emmanuel, le bon maître de violon, l’aubergiste chez qui je logeais ; je pourrai t’apprendre. »

Véronique prit un petit air mystérieux.

« Il faut que je travaille à mes corbeilles. Reviendras-tu ce soir ? j’aurai quelque chose à te montrer.

— Oui, oui, je reviendrai. Qu’as-tu donc ? est-ce que tu sais lire tout à fait ?

— Tu verras ! Tiens, épluche-moi mes brins d’osier, j’irai plus vite. »

Et la petite fille se mit à tresser et entrelacer ses brins, entremêlant les blancs, les rouges, les jaunes et les verts ; elle nuançait habilement tout cela, arrondissait le fond, allongeait les côtes, recourbait gracieusement les rebords : ses petits doigts maigres et bruns travaillaient avec l’adresse et la prestesse des pattes d’araignée : Ambroise le lui dit en riant.

« Je n’ai jamais vu de corbeilles comme celle-là ! s’écria-t-il quand elle eut fini. Est-ce Mme Amiaud qui t’a appris à les faire ?

— Pas tout à fait : elle m’a donné des dessins de corbeilles, et j’ai tâché de faire pareil ; et puis j’ai pris quelquefois le fond de l’une, les rebords de l’autre, l’anse d’une troisième ; j’ai aussi inventé des façons qui n’étaient pas dans les dessins. J’en ai tant fait que je pense que tout le monde en a dans le pays, et j’avais peur qu’on n’en voulût plus ; mais Mme Amiaud en a donné au voiturier qui les a emportées à la ville et qui les a vendues à une marchande plus cher qu’on ne me les paye ici : ainsi je peux continuer à en faire. Mais voilà le soleil qui est haut : mes ouailles ne trouvent plus d’ombre, il faut que je les rentre. À revoir, Ambroise.

— Je vais te conduire. Il y a longtemps que je ne t’ai tiré de l’eau : tu dois avoir de l’ouvrage à me donner.

— Si tu étais jardinier, je te dirais de me bêcher un carré ; le père Maurice m’a promis des salades à repiquer, et il me montrera à les faire blanchir ; je les vendrai aux dames de Mareuil. »

Ambroise la regarda avec admiration.

« Tu as une quantité de bonnes idées, toi ! tu ne seras jamais dans l’embarras. Je vais te bêcher ta terre : ça n’est pas si difficile que de jouer du violon, peut-être ?

— Non, mais c’est plus dur. Enfin, viens toujours ; je te montrerai mes fromages qui égouttent.

— Tu fais des fromages à présent ?

— Oui, des fromages à la mode d’Italie. J’avais deux brebis qui avaient du lait, et je ne savais qu’en faire. J’ai dit cela l’autre jour chez Mlle Anne, à qui j’allais porter une corbeille, et alors la demoiselle qui lui apprend tant de choses m’a dit que dans un pays où elle a été, et qui s’appelle l’Italie, on faisait de très-bons fromages avec du lait de brebis, et elle m’a expliqué comment on s’y prenait. J’ai essayé, et quand j’ai vu que c’était bon, je lui en ai porté un chez elle. Elle a été très-contente, et elle a voulu me le payer ; et comme je ne voulais pas, elle m’a promis de me faire vendre tous ceux que je ferais. Ceux-ci seront prêts demain : cela fera encore quelques sous pour la Saint-Michel. »

Tout en causant, les deux enfants étaient arrivés à la demeure de Véronique. Elle fit rentrer ses bêtes, et mena Ambroise voir ses fromages qui avaient fort bonne mine et qui égouttaient sur des claies qu’elle avait faites elle-même. Puis elle le conduisit au jardin, lui mit la bêche en main, et, ne pouvant rester oisive, elle s’occupa à savonner du linge dans une grande auge de pierre comme il y en a beaucoup en Vendée, et qui était peut-être là depuis cent ans. Quand le terrain fut retourné et le linge lavé et étendu :

« Voilà de l’ouvrage bien fait ! dit Véronique en riant. À présent viens à la maison ; je vais te donner à boire, et puis… tu verras.

— Qu’est-ce que je verrai ?

— Tu verras ! quand tu auras bu. Tiens, voilà un pot de cidre et deux verres : à ta santé ! — non, tu te portes bien, — à la santé de ton père !

— Ah ! oui, c’est cela ; je suis bien aise que tu penses à lui, le pauvre homme, avec sa fièvre.

— Est-ce que le docteur ne peut pas la lui ôter, sa fièvre ?

— La mère ne l’a seulement pas fait venir, elle dit que la médecine ne fait rien aux fièvres. Mais je vais aller le chercher, la mère dira ce qu’elle voudra. À propos, qu’est-ce que tu voulais me faire voir ? »

Véronique sourit et mit un doigt sur sa bouche. Silencieusement, elle alla à la grande armoire, en tira une petite bouteille noirâtre, des plumes et du papier blanc ; elle plaça le tout sur la table devant Ambroise, et lui dit d’un air sévère :

« Allons, monsieur, faites votre page d’écriture, et tâchez de vous appliquer : si vos bâtons ne sont pas droits, vous aurez affaire à moi !

— Écrire ! dit Ambroise ébahi. Tu sais écrire, toi ? Voyons donc ce que tu sais faire ! »

Elle tira un autre cahier et le lui montra page par page. C’étaient d’abord des apparences de bâtons, puis des bâtons plus nets, et enfin droits… comme doivent être des bâtons. Puis il y avait des O, dont les uns ressemblaient à une poire et les autres à un petit pain : pour être juste, il faut convenir que les derniers étaient fort satisfaisants. Il y avait aussi des lettres, et enfin le mot maman répété deux fois par ligne dans toute la longueur d’une page.

« Tu vas me montrer, dit Ambroise un peu piqué de ce qu’elle en savait plus que lui. Je te rattraperai bientôt, tu peux y compter… »

Il s’arrêta en voyant les yeux de la petite se remplir de larmes.

« Oh ! Ambroise ! murmura-t-elle doucement, c’est pour toi que j’ai appris !

— Oh ! comme je suis méchant ! s’écria-t-il en frappant du pied, après un instant de réflexion.

— Tu n’es pas méchant, reprit Véronique sérieusement ; mais tu as du chemin à faire pour être bon. Et il faut que tu le fasses.

— Comme tu dis cela ! on croirait que c’est facile !

— Qu’est-ce que ça fait que ce ne soit pas facile, puisqu’il le faut ? Je t’aiderai, si tu veux, mais c’est que… tu ne m’aides guère à t’aider…

— Ma pauvre Véronique, pardonne-moi. Je deviendrai bon rien qu’à te voir, bien sûr. Veux-tu m’apprendre à faire des bâtons ? »

Véronique sourit, lui donna une leçon, et Ambroise, comme il l’avait dit, travailla de façon à la rattraper bientôt. La bonne petite fille s’en réjouit avec lui ; et comme le soleil baissait, elle appela Turlure et retourna aux champs avec son troupeau.

Elle lui servit de cicérone.

CHAPITRE XXI

Mlle Sylvanie noue une nouvelle relation qui doit avoir une grande influence sur sa destinée.

Mlle Sylvanie était retournée au couvent, mais Mlle Sylvanie s’ennuyait. Elle approchait de quinze ans ; elle était grande et se trouvait fort jolie ; elle avait beaucoup minaudé chez sa cousine de Nieuil-le-Dolent, et elle avait jugé que la danse, la toilette et la coquetterie étaient décidément plus amusantes que la science, et même que le plaisir d’écraser les ignorants sous l’avalanche de ses connaissances. Elle était donc rentrée au couvent avec un grand dédain pour toutes ses compagnes, parmi lesquelles elle se trouvait incomprise ; et elle ne se mêlait à leurs conversations que pour y laisser tomber ces deux mots : Pauvre innocente ! prononcés en relevant un peu la lèvre de côté, avec un mouvement de tête souverainement méprisant.

Elle vécut donc dans un isolement superbe pendant près d’un mois. Au bout de ce temps, un matin, il se produisit dans la maison un mouvement inaccoutumé : on chuchotait dans tous les coins : Une nouvelle ! Et les pensionnaires, qui jouaient ou babillaient dans le jardin, tournaient à chaque instant leurs regards vers la porte du parloir. Cette porte s’ouvrit enfin, et la nouvelle fit son apparition en haut du perron. Sur l’invitation de la supérieure, elle en descendit les marches et fit quelques pas, en hésitant un peu, vers les jeunes filles qui s’étaient toutes arrêtées dans leurs jeux et restaient immobiles à la regarder.

C’est qu’en effet il y avait de quoi. La plupart des jeunes filles étaient étonnées ; mais Sylvanie était éblouie. La nouvelle était à peu près de sa taille, mais elle paraissait bien plus grande, grâce aux talons démesurés sur le haut desquels elle perchait, et qui lui rendaient nécessaire pour marcher le secours d’une canne. Elle était habillée exactement comme une gravure de mode, et ses jupons présentaient une vaste envergure, et faisaient entendre, à son moindre mouvement, un majestueux frou-frou qui rappelait le bruit d’un ouragan dans les feuilles sèches. Il faut croire qu’elle était myope, car elle portait sur son petit nez un binocle doré, servant aussi à empêcher la chute du petit chapeau qui occupait l’espace compris entre son haut chignon poudré d’or et ses yeux. Les susdits yeux disparaissaient presque entièrement dans l’ombre du bord du chapeau : on ne pouvait donc en voir la couleur ; mais on voyait bien les joues très-rouges, le menton très-blanc, et les tempes blanches aussi avec des veines du plus beau bleu, que rejoignaient des sourcils plus longs qu’il n’est d’usage de les avoir. Une petite qui la contemplait avec admiration poussa le coude de sa voisine et lui dit tout bas : « Oh ! elle ressemble tout à fait à la belle poupée de ma cousine ! »

Cette remarquable personne laissa errer son regard sur la troupe des pensionnaires, à la façon de Diogène cherchant un homme. À la fin, reconnaissant à certains nœuds prétentieusement placés que Mlle Sylvanie était digne de sa sympathie, elle s’avança vers elle. Sylvanie, enivrée d’un pareil honneur, fit l’autre moitié du chemin, et s’attacha à ses pas pour le reste de la journée. Ce fut elle qui lui servit de cicérone au jardin, à l’étude, à la classe, au réfectoire, au dortoir ; elle obtint de la placer près d’elle, et la mit au courant de toutes choses avec une complaisance qu’on ne lui avait jamais connue. Elle en fut récompensée : elle eut le plaisir de s’entendre appeler par l’élégante : « Mlle du Lardier », et au bout de quinze jours elles étaient ce qu’on appelle, dans les pensionnats de jeunes filles, des amies intimes.

Dans cette intimité, Sylvanie n’était pas en premier ; elle ne dominait pas, comme cela lui était arrivé dans toutes ses autres liaisons. Pourtant sa nouvelle amie faisait beaucoup plus de fautes qu’elle dans ses dictées et dans ses problèmes, et elle confondait volontiers les dates et les latitudes ; de plus son nom, Octavie Farrochon, ne pouvait se prêter à aucune prétention nobiliaire. Sylvanie constatait tout cela en elle-même avec satisfaction, mais cela ne l’empêchait pas de s’incliner devant l’écrasante supériorité de Mlle Octavie en fait de toilette, de langage, de manières, de coiffure et surtout d’aplomb. Elle avait, il est vrai, dû modifier un peu son costume, et le merveilleux petit chapeau n’avait pas de raison d’être dans les jardins du couvent ; mais sous prétexte de myopie elle avait conservé son lorgnon, et elle trouvait moyen en cachette de sortir vivement de sa poche sa boîte de poudre d’or pour se saupoudrer les cheveux, et sa houppe à poudre de riz pour s’enfariner le visage. Elle ne mettait pas moins d’adresse à refaire ses sourcils et les veines de ses tempes, ainsi qu’à rafraîchir la couleur de ses joues ; c’étaient les seules choses pour lesquelles elle eût de la vivacité, car pour tout le reste elle se prétendait toujours accablée de froid, de chaud, de fatigue, d’ennui ou de migraine. Sylvanie ne pouvait l’égaler en rien de tout cela ; elle ne possédait pas les ingrédients nécessaires pour détériorer son visage, et elle avait depuis trop longtemps l’habitude de se bien porter pour réussir dans ce rôle de femme nerveuse et toujours souffrante. Elle s’en dédommageait en écoutant les pompeux récits de Mlle Octavie, et le cœur lui battait à l’espoir que cette amie pourrait lui ouvrir les portes de ce paradis qu’elle entrevoyait dans ses rêves, paradis où toutes les femmes, et elle plus que les autres, portaient de grands chignons, de petits chapeaux, des robes à queue, des cannes à pommes d’or et de hautes bottines. Le plaisir d’écouter, elle pouvait le savourer à son aise, car Mlle Farrochon aimait beaucoup à parler — d’elle-même, bien entendu.

« Sans vous, en vérité, ma chère, lui disait-elle avec une tendresse pleine de condescendance, je ne sais si j’aurais pu supporter mon exil. Vous êtes la seule personne civilisée que j’aie rencontrée ici : il vous manque bien des choses certainement, mais l’usage du monde vous les donnera. Mais toutes ces petites filles ! comme c’est mis ! quel langage ! quelles préoccupations vulgaires ! elles ne savent rien de rien ! Croiriez-vous que cette grande Marthe, qui a la tête de plus que vous, m’a demandé ce matin si ma broche avait reçu de la fumée pour être grise comme cela ? Elle ne sait pas ce que c’est qu’un Rudolphi ! Elles se coiffent toutes comme faisaient leurs grand’mères, et n’ont pas seulement idée de la différence qu’il y a entre une rosse de Vendée et un pur-sang anglais !

— C’est très-beau, un pur-sang ! affirma Sylvanie qui n’en avait jamais vu. Vous en aviez un à Nantes ?

— Oui, Pirouette, un pur-sang bai brun. C’est celui que je montais habituellement ; mais lorsque j’étais souffrante, on me sellait Perfection, qui est beaucoup plus douce ; c’est une jument noire. Mon père a plusieurs chevaux de selle, et deux attelages ; mais quand je serai mariée, j’en aurai bien d’autres, et je ferai courir. Vous n’avez pas de courses dans ce pays-ci ?

— Je ne crois… je ne sais pas…

— Quel pays de sauvages ! ravaler le cheval à l’état de bête de somme, au lieu de développer ses nobles instincts ! Je ne manquais pas une course à Nantes. Hélas ! j’ai vu celles du printemps, et je n’assisterai pas à celles de l’automne, dont on parlait déjà quand je suis partie. Je voudrais pouvoir vous montrer une course, ma chère ; vous ne pourriez plus vous en passer, j’en suis sûre.

— Je regrette beaucoup qu’il n’y en ait pas en Vendée… je tâcherai de me faire mener à Nantes par ma mère, quand il y en aura.

— Attendez que j’y sois retournée, et je vous piloterai.

— Piloterai…

— Oui : c’est un terme de marine. On canote beaucoup à Nantes, sur la Loire et sur l’Erdre. Les jeunes gens ont de charmants costumes de la couleur de leur bateau. Mais je vous parlais des courses : c’est un plaisir ! Dans les tribunes, il y a des toilettes dont vous n’avez pas d’idée. Au mois d’avril, j’ai fait sensation avec une création ravissante de ma couturière, une robe de taffetas cerise, brodée en argent : une merveille ! deux mètres de queue ! Ma coiffure aussi a produit beaucoup d’effet : les cheveux poudrés d’argent cette fois, pour être assortis à ma robe, quatre accroche-cœurs sur les tempes, une mouche sous l’œil gauche, une autre au coin du sourcil droit, un tout petit chapeau de feutre blanc orné d’une énorme rose rouge et une profusion de boucles qui me tombaient jusqu’à la ceinture, avec des papillons d’argent piqués çà et là. Si vous aviez vu ma canne ! et mes gants ! et mes bijoux !

— Est-ce que vous pouvez aller près des chevaux ?

— Certainement : quand on a des protections parmi les gentlemen
Il m’a abrité sous son parasol.
riders, on peut entrer dans l’enceinte du pesage ; on examine les jockeys et les chevaux. Vous comprenez que c’est très-important, pour parier.

— Vous pariez !

— Eh oui, sans doute ! À la dernière course, j’ai parié pour Frégate qui a perdu d’une tête seulement : c’est n’avoir pas de chance. Le vicomte de Montadille, qui avait parié avec moi, m’a dit : « Vrai Dieu, mademoiselle, voilà un coup bien inattendu : il y a de quoi abattre un honnête homme. Ce qui me console, c’est d’être battu avec vous. »

— Un vicomte ! répéta Sylvanie.

— Oui, un de nos beaux : il est connu de tout Nantes. Ce jour-là il était éblouissant : tout en blanc, pour faire honneur au premier soleil de l’année, avec un liséré bleu à son gilet, et une chemise admirablement brodée : des têtes de chevaux au plumetis ! Et puis une cravate bleue si admirablement mise, une raie si bien faite, juste au milieu du front, une moustache si bien cirée ; et à sa chaîne, des breloques d’un goût si exquis ! Il m’a abritée sous son parasol, en me faisant remarquer que, puisque les dames prenaient les armes des hommes, — il indiquait ma canne, — les hommes pouvaient bien leur emprunter les leurs. Mais soyez tranquille, ajoutait-il, c’est pour les mettre à vos pieds, — ou sur votre tête, à l’occasion. Oh ! il a un esprit ! et une manière de dire ! D’ailleurs tous ces messieurs font assaut de grâce. C’est vraiment une vie enchanteresse !

— Oh oui ! et je comprends que vous trouviez le couvent bien triste.

— Sans vous, ma chère, j’y périrais d’ennui. J’ai eu bien de la peine à me résoudre à y entrer ; mais, que voulez-vous ! Je n’ai jamais connu ma mère ; j’ai eu cinq ou six institutrices. La dernière m’a quittée pour se marier, malgré les offres magnifiques que mon père lui faisait pour qu’elle nous suivît en Amérique. Mon père sera très-occupé de ses affaires là-bas, et ne pouvait pas m’emmener sans quelqu’un pour me tenir compagnie. D’ailleurs je ne me souciais pas trop d’y aller ; je connais une personne qui en est revenue rôtie par le soleil et brune comme une Africaine. Il m’a donc placée ici parce qu’il a une cousine qui connaît la supérieure et qui demeure à Luçon ; elle a promis de me faire sortir. Je ne sais pas si mes sorties et mes vacances seront bien gaies : ma cousine a l’air terriblement province !

— J’espère qu’elle voudra bien vous amener à Chaillé ; nous tâcherons de vous distraire un peu, selon nos moyens.

— Des fêtes de campagne ? cela doit être charmant, et ce sera tout nouveau pour moi. Et puis ma séquestration m’aura disposée à l’indulgence, vous pouvez y compter. »

Ces belles conversations remplissaient toutes les récréations des deux pensionnaires ; et Sylvanie brûlait d’attirer chez elle Mlle Octavie. L’occasion s’en présenta tout naturellement. La parente qui faisait sortir la belle exilée eut une servante malade de la petite vérole : Mme Arnaudeau, afin de faire plaisir à Sylvanie, profita de la circonstance pour proposer à la jeune fille de la prendre chez elle. Cela se renouvela deux ou trois fois ; et, les vacances arrivées, Mlle Farrochon déclara que pour rien au monde elle ne mettrait le pied dans une maison infectée de cette effroyable maladie. Elle avait été dûment vaccinée, et la servante était guérie depuis longtemps ; mais cela ne suffisait pas pour calmer les craintes d’Octavie, et sa parente la céda de grand cœur à Mme et à M. Arnaudeau, qui l’emmenèrent triomphalement à Chaillé.

Emmanuel entra comme une bombe dans le salon

CHAPITRE XXII

Comment Emmanuel fit connaissance avec Mlle Octavie.

Mlle Octavie n’allait-elle point s’ennuyer à Chaillé ? C’est ce que Sylvanie se demandait avec inquiétude, pendant que la voiture l’emportait vers la maison de son père, avec sa précieuse amie et les volumineuses caisses de celle-ci. Il y en avait trois, et Octavie avait écrit pour en faire venir de Nantes une quatrième, remplie d’une foule d’objets inutiles au couvent, mais indispensables pour briller dans le monde. Le monde ! quel monde ? La femme et les filles du percepteur, la famille du notaire, celle d’un capitaine qui était venu prendre sa retraite à Chaillé, la directrice de la poste, quelques propriétaires des environs ; tout cela allait sembler à Mlle Octavie bien bourgeois, bien arriéré, bien vulgaire, et Sylvanie rougissait à la pensée de présenter à son intime une société si peu digne d’elle. Cependant c’était tout ce qu’on pouvait lui offrir ; car, pour les habitants des châteaux voisins, il n’y fallait pas songer. Quant aux plaisirs que donne la campagne en elle-même, Octavie n’avait pas dissimulé son dédain pour eux, ni la frayeur que lui inspiraient la rosée du matin et la fraîcheur du soir, bonnes pour donner des rhumes de cerveau, aussi bien que le soleil de midi, très-dangereux pour la blancheur de la peau ; sans compter son aversion nerveuse pour une foule de bêtes effroyables, telles que bœufs, vaches, chèvres, oies, dindons, crapauds, grenouilles, serpents, araignées, moustiques, guêpes, fourmis et autres, qui conspirent continuellement, comme chacun sait, contre la vie des belles demoiselles. Ce qu’il y avait de mieux à faire pour Octavie, c’était décidément de lui donner un bal. Et Sylvanie arrangeait dans sa tête tous les détails du bal ; le personnel d’abord, puis la disposition des salons, leur éclairage, leur ornement ; elle comptait de combien de sièges, de lampes, de flambeaux, de plateaux, de verres petits et grands elle pouvait disposer, et cherchait où elle pourrait emprunter ce qui manquerait, afin de produire quelque chose qui ressemblât aux fêtes dont Octavie lui avait si souvent narré les merveilles. Tandis qu’elle rêvait ainsi, les roues de la voiture roulèrent sur le pavé, et bientôt M. Arnaudeau, debout sur le seuil de sa porte, souhaita de loin la bienvenue à sa fille, pendant que Caïman s’élançait à la tête des chevaux en aboyant de toutes ses forces.

Caïman, le chien de la maison, était un dogue de moyenne taille, au poil roux et au caractère maussade. Il devait son nom aux dents blanches qu’il montrait de temps à autre en relevant sa lèvre supérieure, par un mouvement qui lui donnait l’air de rire. C’était le favori d’Emmanuel, qui l’avait dressé à poursuivre tous les chats, même ceux du logis. Sylvanie, par esprit de contradiction, s’était déclarée la protectrice de la chatte Prétentaine, la victime ordinaire de Caïman, et c’était un des sujets de querelle, très-nombreux entre le frère et la sœur. Pour le moment, si elle se laissa aller à son indignation contre Caïman, qui menaçait de causer un malheur, en excitant les chevaux, elle n’osa pas montrer sa sympathie pour Prétentaine, qui était venue se frotter contre elle en ronronnant, car Mlle Octavie se recula avec effroi, après avoir mis son lorgnon pour regarder cette bête inquiétante, et elle dit avec dédain : « Comment pouvez-vous avoir des chats, ma chère ? un animal traître et voleur, qui perd son poil sur tous les meubles. Ah ! fi donc ! »

Pendant ce temps-là, M. Arnaudeau faisait tous ses efforts pour attirer l’attention de la visiteuse, et réitérait pour la troisième fois un salut laborieux qui lui avait déjà donné bien de la peine à la première.

« Je te croyais à la ville, papa, lui dit enfin Sylvanie.

— Ah ! monsieur votre père ! dit alors Octavie en se tournant vers lui avec une grande révérence. Il devint cramoisi et refit une quatrième fois son salut.

— Oui… ma fille… mademoiselle… j’y étais en effet… avec le cabriolet… pour chercher Emmanuel.

— Ah ! c’est vrai, c’était sa distribution de prix ce matin. En a-t-il eu beaucoup ? demanda ironiquement Sylvanie.

— Non, pas encore ; mais on est content de lui ; il pourra en avoir l’année prochaine, s’il continue.

— Je le lui souhaite ! Mais entrez donc dans le salon, ma chère ; vous devez être horriblement fatiguée… ces cahots… cette poussière… ce soleil…

— Bon temps pour les vignes ! le vin rosé sera excellent cette année ! » murmura M. Arnaudeau. Sylvanie rougit. Elle rougit bien davantage lorsque Emmanuel, entrant comme une bombe dans le salon, sans tunique ni cravate, — il s’était déjà débarrassé de ces deux pièces gênantes de sa toilette, — lui sauta au cou sans façon, et se mit à l’embrasser comme un collégien.

« Emmanuel ! finis donc avec tes façons de rustre ! lui cria-t-elle en colère.

— Tiens ! ça commence déjà ! Ordinairement nous en avions toujours pour vingt-quatre heures à être bien ensemble. Qu’est-ce qu’il y a donc aujourd’hui ?

— Tu arrives dans un costume… Va t’habiller, que je te présente à mon amie, Mlle Farrochon, et ne me fais pas honte.

— M’habiller ! ce n’est pas la peine ; puisqu’elle est ici pour les vacances, elle me verra assez souvent comme je suis là. Mademoiselle, je vous présente mes hommages, et je me mets à votre disposition pour la pêche aux grenouilles : il y en a des flottes dans la mare, et c’est très-amusant.

— Merci bien, mon cher monsieur ; je ne gênerai pas vos plaisirs, je ne veux voir ni de près ni de loin ces horribles bêtes. Sylvanie, ma chère, seriez-vous assez aimable pour me montrer mon appartement ?

— Ma mère y a déjà fait transporter vos malles ; je vous ai fait les honneurs de ma chambre, et j’espère que vous y serez bien. »

Octavie se leva majestueusement pour suivre Sylvanie. En passant devant Emmanuel, elle lui fit un grand salut cérémonieux, auquel il répondit en se ployant jusqu’à terre.

« Eh bien, dit-il en les regardant s’éloigner, j’avais toujours pris ma sœur pour une pimbêche numéro un ; il paraît que je m’étais trompé, et qu’elle n’était qu’une pimbêche numéro deux. Ce que c’est que le monde ! Je m’en vais remettre ma tunique pour aller voir si Anne a bien soigné mes souris blanches ; et si ma cravate est mal mise, elle me l’arrangera, au lieu de me rudoyer. Voilà comment j’aime que soient les femmes, moi ! »

Prétentaine, affolée et poursuivie par Caïman…

CHAPITRE XXIII

Où les malices d’Emmanuel tournent au profit de Véronique

Mlle Octavie avait eu tort de repousser les avances d’Emmanuel, malgré le manque de cravate et l’absence de raie au milieu de la tête, qui caractérisaient le collégien. Il avait probablement intéressé à sa vengeance toutes les bêtes du jardin, des prés et des bois, car Mlle Octavie ne pouvait faire un mouvement sans en trouver quelqu’une sous son pied ou sous sa main. Si le soir la famille était réunie autour de la lampe, un monstre noir, un affreux capricorne, venait tout à coup voltiger alentour. Si Octavie acceptait une fleur de la main d’Emmanuel, une guêpe ou une abeille ne manquait pas d’en sortir en bourdonnant. Caïman lui jappait aux jambes ; les bêtes à cornes la regardaient de travers, elle et ses rubans rouges ; les chauves-souris entraient le soir dans sa chambre à coucher, et même un jour, ô horreur ! elle y trouva une rainette ! Impossible d’expliquer comment elle y était entrée : la chambre était au premier étage, et c’était un saut un peu fort pour une rainette. La bonne crème, les bons fruits, les pâtisseries et l’excellente cuisine de Martuche dédommageaient un peu Octavie de ses mésaventures, car elle était gourmande ; cependant elle ne trouvait pas le séjour de la campagne fort agréable, et elle commençait à s’ennuyer, quand le bal que Sylvanie avait facilement obtenu de sa mère vint ouvrir une série de divertissements. Il était hors de doute que les familles invitées voudraient rendre les unes après les autres la politesse de Mme Arnaudeau, et il y aurait de quoi s’occuper rien qu’à combiner des toilettes.

On avait été un peu en peine pour l’orchestre ; mais Emmanuel avait écarté l’obstacle en offrant son ami Ambroise, qui avait, dit-il, pris des leçons de M. Bardio, un véritable artiste, et qui ne serait pas en peine de jouer toute la soirée, seul ou avec le piano. Il y eut des répétitions sans nombre ; Mlle Brandy, invitée, mit son talent à la disposition des danseurs, et fit apprendre à Ambroise le chant de tous les airs qu’elle jouait.

La petite Anne, son élève, dut se révéler dans une polka à quatre mains avec accompagnement de violon ; et Sylvanie et Mlle Farrochon daignèrent s’unir au petit violoneux pour contribuer à l’orchestre.

Octavie déclara même que cet enfant avait quelque chose d’original et de poétique. Elle faisait profession de poésie.

Le jour du bal se leva radieux. Mme Arnaudeau fut sur pied dès l’aurore ; elle avait d’ailleurs peu dormi, d’inquiétude que tout ne marchât pas bien, quoiqu’il ne fût pas de sa dignité de laisser voir ses craintes.

Emmanuel fut employé toute la matinée au métier de portefaix, qui lui convenait à merveille. Il plaça et déplaça des meubles, planta des clous, porta des caisses de fleurs, et, grâce à la précaution qu’on prit de ne pas lui confier d’objets fragiles, il s’en tira sans rien casser.

Sylvanie et son amie donnèrent partout le coup d’œil du critique, et s’occupèrent de préparer leur toilette. Sylvanie avait une robe de crêpe blanc, toute neuve, surchargée de ruches, de bouillonnés, de plissés, de nœuds, enfin de tout ce qu’on peut mettre sur une robe de bal.

Octavie mettait la fameuse robe de taffetas cerise, et une coiffure
Une abeille ne manquait pas d’en sortir.
dans le dernier goût, qu’elle avait fait venir de Nantes. Elle avait eu la gracieuseté d’en commander une toute semblable pour Sylvanie.

Robes et coiffures étaient étalées sur leurs lits, avec tous les accessoires de leurs toilettes. Quand tout fut prêt, les deux jeunes filles redescendirent.

Emmanuel était occupé à placer des caisses d’orangers et de lauriers-roses dans les embrasures des fenêtres.

« Ne les mettez donc pas là ! lui dit Mlle Octavie. Faites-en un bosquet derrière le piano : le violoneux aura l’air de surgir du milieu de la verdure, ce sera tout à fait poétique.

— Je me soucie bien que ça soit poétique ! Ne faut-il pas qu’il puisse se remuer ? Comment voulez-vous qu’il joue si vous lui prenez toute la place avec vos arbres ? il sera là encaqué comme un hareng, puisqu’on ne peut pas avancer davantage le piano.

— Eh ! il n’a pas besoin de tant de place. Ces gens-là ne sont pas habitués à avoir toutes leurs aises ; c’est beaucoup d’honneur pour lui de faire danser des gens comme nous, et il peut bien se gêner un peu.

— Des gens comme lui valent tous les gens possibles, mademoiselle Farrochon ! et j’en ai assez de travailler pour des gens comme vous, qui n’ont pas plus de pitié que cela du mal des autres. Je m’en vais : arrangez vos orangers vous-même, si vous voulez. »

À ce moment Caïman, qui profitait du bouleversement pour entrer partout, se glissa dans le salon.

« Chassez donc votre chien, monsieur Emmanuel, s’écria Octavie. L’horrible bête ! il est tout crotté ! À bas ! à bas ! »

Et, joignant le geste à la parole, elle cingla le pauvre chien d’un coup de sa petite canne.

« Bon ! c’est le tour de mon chien, à présent ! s’écria Emmanuel en colère. Viens-nous-en, Caïman ! »

Et Emmanuel, secouant la poussière de ses mains, quitta le salon.

Malgré les observations des deux jeunes filles, M. Arnaudeau, comme son fils, persistait à ne pas vouloir laisser rétrécir la place destinée au petit violoneux, lorsqu’on entendit des aboiements furieux, mêlés à des miaulements désespérés. Il s’ensuivit un grand tumulte à l’étage supérieur : des corps lourds se poursuivant et se culbutant.

Ce fut l’affaire de quelques secondes ; le tapage dégringola le long de l’escalier et pénétra dans le salon, sous la forme de Prétentaine affolée et poursuivie par Caïman. Octavie poussa un cri : « Là ! là ! » Et, défaillante et sur le point de s’évanouir, elle montrait la malheureuse Prétentaine, empêtrée dans la fameuse coiffure de bal qu’elle traînait après elle, souillée, chiffonnée, salie, dans un état à faire pitié.

On se précipita vers elle, on chassa Caïman, et, après avoir constaté que le désastre était irréparable, on chercha comment il avait pu arriver. Cela, c’était le secret de Caïman, de Prétentaine et d’un troisième coupable qui ne le dit jamais : mais moi je peux vous le dire.

Emmanuel, sorti furieux du salon avec son chien, avait rencontré dans la cour Prétentaine, occupée coquettement à lustrer son poil. Pour faire passer sa mauvaise humeur sur quelqu’un ou sur quelque chose, il montra la chatte à Caïman en lui criant : Au chat ! Caïman s’élança ; Prétentaine, surprise, s’enfuit, avisa la grande vigne qui tapissait le mur de la maison, y grimpa en s’accrochant aux espaliers, et, voyant une fenêtre ouverte, elle y sauta et se crut en sûreté.

La chambre où elle entra était la chambre de Sylvanie, cédée par elle à son amie ; et Prétentaine se blottit sur le lit, entre le mouchoir l’éventail et la coiffure.

Jusque-là il n’y avait pas de mal ; mais Emmanuel, de sa voix la plus formidable, répéta son cri : Au chat ! Caïman, qui savait fort bien comment on pouvait pénétrer dans les chambres d’en haut sans passer par les fenêtres, s’élança dans l’escalier, qu’il gravit en un instant, et vint tirer de sa sécurité la malheureuse fugitive, qui sauta en bas du lit, et se sauva par la porte entr’ouverte sans prendre garde à ce qu’elle entraînait. Or, ce qu’elle entraînait, c’était la coiffure ; et l’infortunée, toujours pourchassée par son ennemi, pénétra avec lui jusque dans le salon, où leur apparition causa le désordre dont nous avons parlé.

Octavie se lamentait encore de la perte de sa coiffure, et Sylvanie songeait avec humeur qu’il lui faudrait, par politesse, renoncer à se parer de la sienne, lorsque la petite Anne entra doucement. Elle accompagnait ses chaises de salon et quelques paires de flambeaux, que Mme Arnaudeau empruntait pour le soir. De plus, elle était suivie par Véronique, qui portait une grande corbeille admirablement tressée, et remplie de fleurs de la saison, qu’elle y avait disposées avec son goût habituel.

« Madame, dit Anne à Mme Arnaudeau avec son gentil sourire, voilà Véronique qui m’a apporté une corbeille qu’elle a faite, et je l’ai trouvée si jolie que j’ai pensé qu’elle ornerait bien votre console. Voulez-vous la prendre ? Véronique m’en fera une autre.

— Charmant, en vérité ! Très-poétique ! tout ce qu’il y a de plus nature ! dit Mlle Octavie en braquant son lorgnon sur la corbeille.

— Puisqu’elle vous plaît, nous allons la prendre, dit Mme Arnaudeau. Pose-la sur ce meuble, petite, et attends un peu : je vais chercher ma bourse pour te la payer. »

Anne examinait la triste coiffure. « Quel dommage ! dit-elle. Mais qu’allez-vous mettre à la place ?

— Je n’en sais rien : je n’ai que des vieilleries, c’est désolant ! Si j’étais à Nantes, j’enverrais chez Mlle Christine, la célèbre fleuriste ; elle monte des coiffures en fleurs naturelles… c’est à se mettre à genoux devant. Mais ici, comment faire ?

— En fleurs naturelles ? répéta Anne. Est-ce qu’on peut en mettre au bal ? Alors, je suis sûre que Véronique ferait cela aussi bien que Mlle Christine. Viens donc voir, Véronique : est-ce que tu saurais faire une coiffure comme celle-ci, avec de vraies fleurs ? »

Véronique s’approcha, prit dans ses mains les piteuses fleurs artificielles, et les regarda un instant.

« Je vais essayer, mam’zelle Anne, répondit-elle timidement. Si je ne réussis pas, il n’y aura toujours rien de perdu. »

Elle sortit emportant la coiffure. Deux heures après elle revint, et tous, même Octavie, se récrièrent d’admiration. Les dimensions de la coiffure et la disposition des branches qui la composaient étaient les mêmes que dans la guirlande artificielle ; mais celle de Véronique était d’une légèreté et d’une grâce dont l’autre n’avait jamais approché.

Un diadème de bruyères rose vif, entourées de leur léger feuillage d’un vert brillant, s’élevait au-dessus du front ; une branche de lierre aux petites feuilles luisantes et sombres devait serpenter parmi les boucles des cheveux et retomber par derrière ; ses grappes de fruits noirs faisaient ressortir le coloris des bruyères ; quelques touffes d’herbes légères qui ondulaient au moindre souffle accrochaient la lumière et faisaient l’effet d’un nimbe.

La coiffure paraît si bien Octavie, que Sylvanie s’en commanda sur-le-champ une semblable ; et Véronique ajouta le soir une si belle somme au trésor contenu dans son vieux bas, qu’elle ne mit plus de bornes à son ambition, et rêva de chausser d’une belle paire de souliers sa mère qui n’avait jamais porté que des sabots.

Le bal ressembla à tous les bals de campagne : tout le monde s’y amusa, même Octavie, quoiqu’elle ne crût pas de sa dignité d’en avoir l’air.

Emmanuel avait des souliers vernis qui le gênaient un peu ; mais cela valait mieux ainsi, car il marcha sur tant de pieds chaussés de satin noir ou blanc, qu’on ne peut songer sans frémir aux désastres qu’auraient causés ses gros souliers à clous. La petite Anne vint au bal pour la première fois de sa vie, et y resta jusqu’à dix heures ; elle joua très-bien sa polka, et fut trouvée très-gentille avec sa robe blanche et ses deux grosses tresses brunes qui tombaient jusqu’au bas de sa jupe. Elle s’amusa beaucoup, et, en partant, elle pria Emmanuel, qui l’avait conduite jusque dans le vestibule, de lui donner dans son mouchoir un morceau de gâteau pour Véronique « pour lui faire goûter les bonbons du bal ». Emmanuel lui en donna plein un sac.

Véronique gagna à ce bal autre chose que des bonbons. Il y eut beaucoup de soirées de danse dans le pays, et on lui commanda une grande quantité de coiffures.

On ne les lui payait pas si cher qu’à une fleuriste, mais c’était encore beaucoup pour elle. De plus, Mme Amiaud l’ayant engagée à offrir ses services aux dames pour faire des ourlets, des surjets et différentes autres coutures, elle eut bientôt de l’ouvrage assuré pour tout l’hiver.

Elle ne voulut pas cependant renoncer au tricot ; elle pensait que ce serait de l’ingratitude envers les gens qui lui avaient donné du travail quand elle était toute petite ; et même elle se donna le plaisir de tricoter gratis une paire de bas à la mère Gillette.

Les affaires d’Ambroise allaient fort bien aussi. On avait été content de ses services chez M. Arnaudeau, et il fut engagé pour faire danser à tous les autres bals.

Quand il avait un jour de libre, sans bal ni préveil, il faisait ses trois lieues à pied pour aller à la ville demander une leçon de violon à M. Bardio. Il allait aussi chez Mlle Léonide, et il eut plusieurs fois l’honneur et le bonheur de tenir entre ses mains le fameux violon d’Amati : c’était sa grande récompense quand il avait déchiffré convenablement une page de musique.

Il ne négligeait pas non plus de rendre à Véronique les services qu’il lui avait promis, et cette vie active profitait à la fois à sa santé, à sa bourse, à son talent et à son cœur. Il grandissait, s’instruisait, et se sentait devenir meilleur à mesure qu’il se rendait utile.

Je tire de l’eau pour Véronique.

CHAPITRE XXIV

Où Ambroise et Emmanuel font plusieurs métiers.

« Hé ! vous la-bas ! est-ce que c’est par ici la maison de la Tessier ? »

Le personnage ainsi interpellé leva la tête, arrêta la corde du puits, qu’il tirait en ce moment, et regarda à qui il avait affaire.

« Tiens ! monsieur Emmanuel ! C’est ici ; entrez, la porte est ouverte. Mais la Tessier n’y est pas, ni Véronique non plus.

— Et tu y es, toi, Ambroise ? Qu’est-ce que tu y fais donc ?

— Je tire de l’eau pour Véronique ; elle a des salades à arroser, du linge à laver, je vais lui remplir son timbre, ce sera toujours autant de moins à faire.

— C’est une bonne idée. Attends-moi. Je vais t’aider. Dis donc, si nous lui arrosions ses salades.

— Oui, quand l’eau sera un peu chauffée au soleil.

— Ah ! c’est vrai. Mais qu’est-ce qu’on pourrait bien faire en attendant ? »

La conversation, commencée par-dessus la haie, se continuait dans la maison de la Tessier. Emmanuel s’était assis sur un banc, et regardait autour de lui.

« Il n’y a rien à faire, répondit Ambroise : j’ai rangé le bois qu’elle avait rapporté des champs, et je ne peux pas lui faire sa cuisine. Pour son ménage, il est fait dès le matin, je vous en réponds.

— Et même très-bien fait. Comme c’est propre ! ça n’a presque pas l’air pauvre.

— Oui, c’est joliment balayé, parterre. Il faut voir comme elle se fâche quand Turlure apporte un os ou une croûte. Je suis sûr que, si elle devient riche, la première chose qu’elle fera, ce sera d’avoir des carreaux par terre, comme chez les bourgeois.

— Des carreaux ! voilà une idée ! Sais-tu où il y a de la terre glaise, par ici ?

— Oui, j’en connais un tas près de la carrière. Mais pourquoi ?

— Tu vas voir, nous allons rire. Véronique va-t-elle bientôt revenir ?

— Oui, voilà qu’il fait trop chaud pour ses bêtes. Tenez, je la vois qui vient là-bas.

— Bon. Je vais lui dire d’aller à la maison chercher de l’ouvrage : c’est pressé, c’est pour ces demoiselles qui partent à la fin de la semaine. Moi je pars le lundi d’après : quelle scie ! Elle sort de bonne heure le matin, n’est-ce pas ?

— Guère avant six heures à présent : le soleil commence à se lever tard.

— Très-bien ! Tu vas venir avec moi ; nous irons prendre la brouette du jardinier, nous la remplirons de carreaux ; il en est resté une quantité quand on a repavé notre cuisine. Nous les apporterons ici, nous les cacherons dans un coin derrière la haie ; nous irons chercher de la terre glaise et nous en ferons une bonne provision ; et demain matin, dès qu’elle sera partie et sa mère aussi, nous arrivons, nous faisons notre mortier, et nous lui pavons toute sa chambre. Qu’en dis-tu ?

— Je dis que vous avez une fameuse idée, monsieur Emmanuel. Et vous saurez mettre les carreaux ?

— Si je saurai ! J’ai bien vu faire les ouvriers ! »

Il les avait vus faire, en effet, et il avait saisi leurs procédés mieux que les règles de la grammaire latine. Si bien que le lendemain, à neuf heures, la chambre de la veuve était presque entièrement pavée en beaux carreaux rouge clair, bien alignés et bien unis. Il en manquait pourtant encore quelques-uns, et Emmanuel prit la brouette pour aller les chercher. Comme il revenait, il rencontra Ajax et sa maîtresse.

« Emmanuel qui s’est fait maçon ! s’écria la petite fille en riant. Comme vous voilà fait ! vous êtes crotté de la tête aux pieds.

— C’est pour le bon motif, mademoiselle ; je pave la maison de Véronique pour lui faire une surprise. Ambroise est avec moi. Voulez-vous venir nous aider, au lieu de vous moquer de moi ? je vous mettrai dans la brouette avec mes briques. »

Anne trouva la proposition charmante, et monta sur le trône de briques. Ajax la suivait. Ambroise vint à leur rencontre, les mains toutes jaunes de mortier.

« Mais vous avez presque fini, dit Anne en regardant la chambre. Comme c’est beau ! Ah ! mais j’ai mon idée, moi aussi. Viens, Ajax. Attendez-moi, je vais revenir tout à l’heure. » Elle revint en effet, portant un paquet blanc qu’elle déroula en triomphe.

« Voilà ! des beaux rideaux pour la fenêtre. C’est Pélagie qui me les a donnés. Otez vite ceux-là, Ambroise. Pauvre Véronique ! elle y a mis des morceaux comme elle pouvait ; il y en a de toutes les couleurs. Ce sera bien plus joli en mousseline ; elle ne va plus reconnaître sa chambre. Et puis Pélagie a dit de venir avec la brouette, qu’elle donnerait encore autre chose.

— Qu’est-ce que c’est donc, Anne ?

— Je ne sais pas ; elle n’a pas voulu me le dire. Dépêchez-vous : je vous passe les carreaux, cela ira plus vite. Plus que deux ! Vous avez fini ? Eh bien, venez. »

Ce que Pélagie donna, c’étaient deux chaises dont le dossier était cassé. Emmanuel s’arma d’une scie, et coupa bien proprement les montants à la hauteur du deuxième barreau ; on pouvait encore un peu s’y appuyer. Et Anne, en allant fureter dans le grenier, découvrit deux autres chaises mises au rebut comme boiteuses, mais qui, les pieds une fois rognés et égalisés, devinrent d’excellentes petites chauffeuses, pour s’asseoir l’hiver au coin du feu ; on les chargea sur la brouette, et Anne compléta ce splendide mobilier par le don de deux grandes tasses à fleurs rouges, destinées à orner la cheminée si on les trouvait trop belles pour y boire. Et quand tout fut prêt, on s’assit sur trois des quatre chaises, et l’on trouva Véronique bien longue à revenir. Elle ne tarda pourtant pas trop ; au bout d’un quart d’heure d’attente, on vit Ajax, qui s’était couché en rond aux pieds de sa maîtresse, se lever brusquement et s’élancer dehors pour courir en aboyant au-devant des moutons qu’il avait sentis. Heureusement qu’en apercevant Véronique, il comprit que c’étaient des moutons de connaissance ; il s’apaisa donc et se mit à marcher tranquillement auprès de Turlure, déjà fort inquiet du désordre qui menaçait de se mettre dans son troupeau.

« Mlle Anne est donc par ici ? » demandait Véronique à Ajax, qui remuait la queue et allait en avant comme pour lui répondre.

Étonnée, elle se hâta de faire défiler ses bêtes devant elle, à la porte de leur bergerie, et de les y enfermer. Puis elle entra dans la maison.

Elle crut d’abord s’être trompée de porte et être entrée par mégarde chez le voisin. Mais aucun voisin n’avait une si belle chambre, bien sûr ! Véronique reconnut Anne, Emmanuel, Ambroise, vit les taches de terre glaise à leurs vêtements et comprit tout. Elle fut si heureuse, si heureuse, qu’elle n’eut pas la force de le dire. Elle tomba à genoux sur le seuil de sa porte, cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes. Avoir une si belle maison, un vrai palais, quelle joie ! mais la pauvre enfant était plus heureuse, plus attendrie encore d’avoir rencontré en ce monde de si bons petits cœurs.

Les trois enfants coururent à elle, la relevèrent et la portèrent sur une des chaises ; Anne l’embrassait et riait, tout en ayant, elle aussi, une larme dans chaque œil. Emmanuel et Ambroise saisirent Ajax ; chacun par une patte de devant, et l’obligèrent à danser une ronde de réjouissance.

« Ah ! dit Véronique quand elle eut retrouvé la parole, les beaux rideaux ! les belles tasses ! les belles chaises ! et par terre ! est-ce que c’est vous qui avez fait cela ?

— C’est M. Emmanuel, interrompit Ambroise ; il sait mettre les carreaux ; et puis il a scié les chaises, et il a fait la toilette de l’endroit qu’il avait scié, avec une lime et de la cire : il sait tous les métiers.

— Oui, tous ceux qu’on ne m’apprend pas, dit Emmanuel. D’ailleurs, Ambroise m’a aidé, et Anne aussi : n’est-ce pas, Anne ? À la fin, elle était ici, et elle présentait les carreaux ; et puis elle a donné les rideaux, et les chaises, et les tasses. Aussi je vais la reconduire en voiture dans ma brouette. Venez-vous, Anne ?

— Oh non ! dit Véronique, pas si vite. Comme vous êtes bons ! je vous demande bien pardon d’avoir pleuré ; c’est que j’étais trop heureuse pour rire et pour parler, j’en étouffais. Comme ma mère va être contente ce soir ! Voudriez-vous encore me faire un plaisir ? ce serait de goûter de mes fromages : ils sont tout frais et j’ai du pain cuit de cette nuit, et du vin doux que le père Maurice m’a donné : il est très-bon. Mlle Anne et M. Emmanuel boiront dans les belles tasses. »

Et vivement, tout en parlant, Véronique mettait sur la table un linge pour servir de nappe, comme elle savait qu’on faisait chez les riches. Elle y posa deux assiettes de faïence à dessins bleus, bien propres, le grand pain bis, les fromages, et un pot de grès ventru contenant le vin doux. Elle mit le couvert d’Ambroise un peu plus loin ; mais Anne alla le chercher pour le placer à côté du sien.

« Donne une assiette pour toi, Véronique ; là, auprès d’Emmanuel nous ferons la dînette ensemble, ou bien je n’en suis pas. Et les chiens lècheront les assiettes, et l’on aura soin de laisser quelque chose dedans. Mais où est donc Emmanuel ?

— Il est parti, répondit Ambroise ; il m’a dit qu’il allait revenir. Tenez, le voyez-vous là-bas sur la route ? Comme il court !

— Heureusement que le déjeuner ne refroidira pas, fit observer la petite Anne. Montre-moi donc ton cahier en attendant, Véronique, je voudrais bien voir ton écriture.

— Oh ! oui, mademoiselle Anne, vous me donnerez une leçon ! » répondit Véronique avec joie, en mettant la bouteille à encre à côté du pot de vin doux. Mais Anne se récria : donner une leçon à Véronique ! c’était à peine si elle écrivait aussi bien qu’elle. Elle admira les lettres bien formées, la propreté du cahier, et prédit à Véronique qu’elle deviendrait très-savante. Véronique n’était d’abord qu’à moitié contente ; elle regardait Ambroise de côté et tâchait de garder un air indifférent ; mais quand elle vit qu’Ambroise souriait d’un air de bonne humeur, qu’il la louait, lui aussi, et qu’il avait l’air aussi heureux des éloges donnés à sa petite amie que s’ils eussent été donnés à lui-même, elle se réjouit tout à fait ; et quand la conversation fut interrompue par le retour d’Emmanuel, elle se glissa près d’Ambroise et lui dit tout bas : « Tu vois bien que tu deviens bon ! » Ambroise en rougit de plaisir, car sa conscience lui disait la même chose.

Emmanuel revenait très-chargé. Il portait un bâton appuyé sur son épaule, et au bout de ce bâton pendait un grand panier qui paraissait très-lourd. On n’a jamais su si Martuche en avait donné le contenu de bonne grâce, ou si Emmanuel avait dévalisé son fruitier sans sa permission. Il n’y eut point de querelle à ce sujet : Martuche, dont Emmanuel avait toujours été le favori, était plus que jamais disposée à lui passer tout, en haine des nouvelles prétentions de Mlle Sylvanie, qui exigeait maintenant qu’elle lui parlât à la troisième personne, elle, Martuche, qui l’avait mise dans ses langes et qui lui avait appris à dire papa et maman ! Emmanuel tutoyait Martuche, lui, et il se laissait tutoyer par elle ; ça n’empêchait pas le respect et ça conservait l’amitié. Voilà ce que pensait Martuche, et c’est pour cela qu’Emmanuel put étaler sur la table des poires grosses comme les deux poings, des raisins noirs et blancs, veloutés, transparents, dorés par le soleil, des noix fraîches, et des pêches de vigne aussi rouges et luisantes que les joues de Martuche elle-même. On applaudit, on rit, on chanta, et l’on mangea ; on ne mangea pas tout : la Tessier eut sa part du festin. Les trois chiens aussi étaient très-heureux ; je dis trois, car Emmanuel avait amené Caïman, grand amateur de pain frais, qui amusa toute la société en se laissant mettre sur le nez une bouchée qu’il ne gobait que lorsque son maître avait compté jusqu’à douze.

Il y avait là, éclairés par l’incendie.

CHAPITRE XXV

Au feu !

On était au samedi soir : Mme Arnaudeau, sa fille et Mlle Farrochon étaient parties dès le matin en grande toilette pour faire des visites à Luçon, avant de rentrer au couvent, et Emmanuel songeait avec mélancolie que le surlendemain il lui faudrait endosser sa tunique et se coiffer de son képi pour rentrer au lycée. Il avait encore beaucoup à faire pour devenir un élève modèle, le pauvre Emmanuel !

Tout à coup, on frappa vigoureusement à sa fenêtre.

« Monsieur Emmanuel ! criait une voix d’enfant, venez vite, vite ! »

Il ouvrit la fenêtre.

« Ambroise ? qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Le feu ! le feu là-bas, du côté du Tablier ; on en voit la rougeur, comme si le soleil venait de s’y coucher. Voyez, cela augmente.

— Allons-y ! » s’écria Emmanuel. Sans vouloir de mal à son prochain, il n’était peut-être pas fâché qu’il y eût un incendie.

« Si vous le disiez à M. Arnaudeau ? peut-être qu’il irait aussi, et il serait plus utile que nous.

— Tu as raison. Allons le chercher. »

Ils trouvèrent M. Arnaudeau dans la cour. Il avait déjà vu l’incendie, et il rassemblait ses domestiques pour aller porter du secours. Les deux enfants se mêlèrent à l’expédition : on s’empila dans le char à bancs, Mme Arnaudeau ayant emmené la voiture, et l’on arriva bientôt au Tablier.

Il y avait là, éclairés par l’incendie, des gens occupés d’un déménagement. Mlle Léonide était au milieu d’eux, active, empressée, entrant à chaque instant dans la maison qui brûlait pour en rapporter tel ou tel objet, et aussi calme que si cette maison n’eût pas été la sienne. On l’aidait, et ses meubles, son orgue, son piano, son linge, sa vaisselle, ses livres, empilés dans des caisses, s’entassaient en ordre dans une grange qu’un voisin avait mise à sa disposition. Quelques paysans se passaient des seaux d’eau de main en main pour les jeter sur le feu, mais il n’y paraissait guère.

« Vous n’êtes pas assez nombreux ! s’écria M. Arnaudeau en arrivant. Allons, vite aux puits : apportez tous les seaux du village, nous venons vous aider. »

Mlle Léonide se retourna.

« Ah ! c’est vous, mon cher monsieur. Je vous remercie bien ; mais voyez-vous, ce n’est pas la peine. J’étais à me promener du côté de la Ribotière, et je m’épuisais à expliquer au fermier que s’il ôtait son fumier de devant sa porte, ses bêtes et sa famille se porteraient mieux, quand on est venu me prévenir que le feu était chez moi. On ne sait pas comment il s’y est mis ; mais ce point-là n’était pas le plus intéressant. Je suis revenue, et j’ai vu tout de suite qu’il n’y avait rien à faire. Les gens avaient bien commencé à jeter de l’eau ; mais quand on n’a pas de pompes, ce n’est pas avec des seaux d’eau qu’on éteint une maison qui brûle, et une vieille maison encore : pendant qu’on éteint d’un côté, ça se rallume de l’autre, et finalement on ne sauve pas une allumette. Il valait mieux déménager avant que tout fût en feu. C’est ce que j’ai fait, en commençant par mon argent, mes livres, mes collections, mes instruments, mon linge. Voilà mes matelas, mes lits, ma vaisselle, mes meilleurs meubles : ce qui reste à présent ne vaut plus la peine qu’on s’expose pour aller le chercher. Ah ! mon Dieu ! si, pourtant ! Voilà qui est une perte !


Emmanuel m’a fait la courte échelle.

— Quoi donc, mademoiselle ? quoi donc ? s’écrièrent Ambroise et Emmanuel.

— Le violon d’Amati ! C’est trop tard à présent : voilà le feu qui gagne le vestibule : on ne peut plus passer. Eh bien, je le regrette : pauvre violon !

— Il valait beaucoup d’argent ? demanda un paysan.

— Oh ! ce n’est pas l’argent que je regrette, mais je n’en retrouverai pas un pareil. Enfin ! puisqu’il n’y a rien à y faire, c’est perdre son temps que de se désoler. Allons-nous-en d’ici !

— Il y a quelqu’un dans la maison ! » crièrent des femmes qui regardaient l’incendie, leurs marmots pendus à leur tablier.

En effet, une forme noire y apparaissait. On la vit passer en courant devant chacune des fenêtres du salon, puis repasser quelques secondes après, et disparaître. Personne n’avait reconnu l’imprudent.

« Mais où est donc Emmanuel ? demanda M. Arnaudeau inquiet en regardant autour de lui.

— Il est parti par là, avec le fils au père Tarnaud, dit un gamin en désignant une ruelle qui menait derrière la maison de Mlle Léonide.

— Ah ! mon Dieu ! si c’était lui ! » s’écria M. Arnaudeau en courant vers la ruelle indiquée.

Les deux jeunes garçons y parurent à ce moment. Ambroise tenait une longue boîte ; Emmanuel tout en marchant pressait avec ses mains telle ou telle partie des vêtements de son compagnon, d’où s’échappait un peu de fumée.

« Le voilà, mademoiselle ! cria de loin Ambroise à Mlle Léonide. Il n’a pas de mal, ça ne brûlait pas encore à côté de lui.

— Malheureux ! tu es allé le chercher !

— Ma foi oui, mademoiselle ; j’ai pensé qu’un violon comme ça, ça valait presque un chrétien, et je n’ai pas pu le laisser périr.

— Mais par où as-tu passé ?

— Par une fenêtre de derrière. M. Emmanuel m’a fait la courte échelle pour entrer et pour sortir : et voilà le violon.

— Brave garçon ! tu peux venir le jouer tant que tu voudras, à présent ! et je te promets que je ferai de toi un musicien. Tu n’es pas brûlé ?

— Oh ! rien qu’un peu roussi. M. Emmanuel m’a éteint ; et puis d’ailleurs j’avais ma vieille veste. »

Elle se mit à rire.

« Tu en auras une neuve, mon bon ami. À présent allons-nous-en : Je vais à Chaillé demander asile au docteur. Merci de votre aide, mes chers amis ; amenez-moi demain ici vos charrettes, s’il vous plaît, pour transporter mon mobilier chez lui. Tiens ! le voilà qui arrive, lui aussi. Bonsoir, docteur. Voyez, c’est ma maison qui brûle. Voulez-vous m’emmener chez vous ?

— Vous savez bien que je ne demande pas mieux. Mais comment n’a-t-on pas éteint le feu ? J’étais en course du côté de Nesmy, je n’ai su l’accident qu’il y a une heure, et je regrette bien de n’être pas arrivé plus tôt.

— Pourquoi faire ? Je vous expliquerai, et vous comprendrez que j’ai pris le meilleur parti. J’ai sauvé tout ce que j’avais de précieux.

— Vous êtes philosophe !

— Quand je pleurerais, à quoi cela m’avancerait-il ? On a toujours mieux à faire en ce monde. Je vais m’établir à Chaillé : je pourrai faire toute l’éducation d’Anne, et vous n’aurez pas besoin de l’envoyer au couvent. Cela vous va-t-il ? »

Le docteur, tout ému, lui serra la main.

« Allons, partons, dit-elle. Merci à tous ceux qui sont venus à mon secours. Adieu, vous autres, les gens du Tablier ; je vais chez le docteur, à Chaillé-les-Ormeaux : ceux qui auront besoin de moi sauront où me prendre. As-tu attelé Diablotin, Manette ? Tu resteras ici pour garder nos effets. Montez avec moi, docteur. À présent, en route ! »

Elle fit claquer son fouet, et Diablotin partit. Le docteur ne fit pas semblant de voir que la main qui tenait les guides se haussa jusqu’aux yeux de Mlle Léonide, pour essuyer une larme furtive, quand la maison incendiée disparut au détour de la route.

La petite Anne n’avait pas voulu se coucher. Elle était inquiète de son père qui était allé au feu ; et puis, disait-elle à Pélagie, il y aura peut-être de pauvres gens qui n’auront plus de maisons, et que papa amènera ici pour les coucher, et je veux être là pour les recevoir. Sa joie fut grande quand elle vit arriver avec son père Mlle Léonide et Diablotin. Elle n’osa pourtant pas être trop contente en apprenant les pertes de sa vieille amie ; elle n’aimait pas un bonheur fait du malheur d’autrui. Mais Mlle Léonide, qui lisait dans son bon petit cœur, lui assura qu’elle n’avait presque rien perdu, et que tout était pour le mieux. Anne fut donc complétement heureuse, et courut en chantant et en voltigeant comme un oiseau aider Pélagie à préparer pour Mlle Léonide la plus belle chambre de la maison, et à mettre dans le lit les draps blancs tout embaumés le lavande.

Le lendemain et les jours suivants, Mlle Léonide ne perdit pas de temps. Elle emmena Anne avec elle au Tablier, pour avoir une raison de se forcer à n’être pas triste devant les ruines de sa maison. Elle fit charger sur des charrettes le mobilier sauvé de l’incendie, pour le ranger tant bien que mal dans la maison du docteur. Puis elle chercha et trouva un acheteur pour son terrain et ses décombres, et avec l’argent qu’elle en retira, elle put acheter un autre terrain à Chaillé, tout près de la maison du docteur. Il fut convenu qu’elle demeurerait chez celui-ci pendant qu’on lui planterait son nouveau jardin et qu’on lui bâtirait une nouvelle maison. Elle fit elle-même son plan et trouva facilement des ouvriers pour l’exécuter : à la campagne on se passe souvent d’architecte. Sa maison n’avait qu’un rez-de-chaussée, un étage et un grenier. Au rez-de-chaussée, elle ne voulut qu’une grande cuisine et deux salles carrelées, une de moyenne dimension et une très-grande.

« Mais vous ne pourrez jamais meubler ce salon-là ! lui dit le docteur en riant. Vous voulez donc donner des bals ?

— Qui vous dit que ce soit un salon ?

— Qu’est-ce, alors ?

— C’est mon secret : vous le saurez au printemps, car j’espère bien qu’elle sera finie au mois d’avril. Les murs montent vite, et l’entrepreneur m’a promis que le toit serait posé avant l’hiver, pour qu’on pût travailler dans l’intérieur. J’y entrerai le 1er mai, et vous verrez comme je pendrai la crémaillère !

— Bon, nous verrons. Mais si ce n’est pas un salon, où recevrez-vous vos visites ?

— En haut. Il y aura trois chambres à coucher : une pour moi, une pour Manette, et une chambre d’amis ; et un petit salon avec ma bibliothèque, mes gravures, toutes mes curiosités. L’orgue et le piano resteront en bas : vous saurez pourquoi.

— Et moi aussi, mademoiselle ? demanda curieusement la petite Anne.

— Toi aussi, bien sûr, et même avant les autres, puisque tu m’aideras à tout arranger.

— Quel bonheur ! quel bonheur ! répéta Anne en sautant et en battant des mains. J’aurai un secret à garder ! Comme je serai une grande fille ! »

Anne garda en effet très-bien le secret quand elle le sut : il est vrai qu’elle ne le sut pas longtemps à l’avance. Tout l’hiver, la maison neuve resta livrée aux ouvriers, et Anne n’y alla que pour voir si les boiseries avançaient, si les plafonds séchaient et si les planchers étaient bien rabotés. Pendant ce temps-là, elle continuait ses études et faisait de grands progrès. Ambroise venait souvent, et Mlle Léonide s’occupait de lui, comme elle le lui avait promis. Elle lui apprenait la musique, et les derniers doigts qui se posèrent sur l’orgue avant qu’on l’emportât dans la nouvelle demeure furent ceux du jeune ménétrier. Il était si souvent resté en extase aux accords qui sortaient de l’instrument, que Mlle Léonide avait fini par lui dire : Essaye d’en jouer ! Il avait essayé, et il réussissait comme au violon, car il était remarquablement bien doué pour la musique. Il apprenait aussi à écrire, à compter, mais plus lentement, et pour cela Véronique le dépassait. La petite bergère profitait, elle aussi, de l’incendie de Mlle Léonide. Celle-ci, avec sa passion d’enseignement, avait bientôt jugé que l’enfant qui faisait de si jolies corbeilles et qui avait si facilement saisi les procédés pour faire les fromages, devait être intelligente pour toutes choses. Elle lui avait donc un jour proposé de lui apprendre à lire, et Véronique lui avait raconté comment elle avait acquis cette science, et même celle de l’écriture.

Je voudrais bien apprendre autre chose, avait-elle ajouté ; mais voici l’hiver, et Mareuil est loin, et puis j’ai beaucoup d’ouvrage que la bonne Mme Amiaud m’a fait avoir, et puisque je peux gagner à coudre de l’argent qui fera du bien à ma mère, j’aime mieux cela que d’apprendre dans les livres ; cela ne ferait de bien qu’à moi.

Mlle Léonide approuva l’enfant, mais elle alla voir Mme Amiaud. Le résultat de cette entrevue fut très-heureux pour Véronique. Elle n’alla plus à Mareuil que le dimanche, mais tous les soirs elle vint passer une heure ou deux dans la chambre de Mlle Léonide, et elle fut bientôt aussi savante qu’Anne. En hiver, il n’y a pas grand’chose à faire aux champs ; aussi la Tessier d’ordinaire dépensait dans cette saison le peu qu’elle avait réussi à amasser pendant l’été. Cette année-là il n’en fut pas ainsi ; elle se chargea de tous les tricots du village, qu’elle faisait à la veillée, pendant que Véronique, tout en cousant, lui racontait les belles histoires qu’elle avait apprises ; et le matin elle allait en journée chez des bourgeois, qui lui donnaient du travail moins pénible et plus payé que celui des champs. La pauvre veuve se vit donc sortie de la misère et rassurée sur le sort de sa fille ; et comme elle ne voulait pas dépenser l’argent que Véronique gagnait à coudre et qu’elle lui apportait fidèlement elle alla consulter Mlle Léonide sur la manière de le placer. On en mit une partie à la caisse d’épargne, où il ne cessa de s’augmenter ; et Véronique eut pour son hiver une bonne jupe de drap et un beau mouchoir neuf dignes de figurer à côté de la robe de la Saint-Michel, que la veuve ne mettait jamais sans un orgueil attendri, remerciant Dieu d’avoir fait passer toute la bonté du mari qu’il lui avait ôté dans le cœur de la fille qu’il lui avait laissée, et qui était vraiment bonne pour deux.

On entendait un tintamarre de cuillers.

CHAPITRE XXVI

Où l’on voit ce que c’était que la grande salle du rez-de-chaussée.

Or, le 15 avril, la maison de Mlle Léonide se trouva terminée. Toutes les boiseries étaient peintes en gris clair, les chambres à coucher tapissées de papier du même gris où serpentaient de petites guirlandes de fleurs, et les fenêtres garnies de perse pareille au papier. Le salon, lui, avait un papier velouté d’un beau ton grenat destiné à faire ressortir la blancheur des statuettes et la dorure des cadres. La salle à manger n’avait que de petits rideaux : puisqu’on devait y faire de la musique, il n’y fallait pas de ces étoffes qui mangent le son. Pour la grande salle du rez-de-chaussée, elle était peinte à l’huile du haut en bas, en gris jaunâtre, et pavée de larges carreaux ; les fenêtres étaient garnies de jalousies, et un grand poêle de faïence, placé à une extrémité, allongeait son tuyau noir jusqu’à l’autre bout de la pièce.

Que pouvait donc être cette chambre-là ?

Huit jours se passèrent en déménagement. La Tessier fut engagée pour toute cette semaine-là, et Véronique et Ambroise, ouvriers de bonne volonté, y vinrent à tous les moments qu’ils eurent de libres. Le jour de Pâques tout se trouva prêt, et dès le matin la petite Anne, accompagnée de Pélagie, alla dire de porte en porte « que Mlle Brandy invitait tous les enfants du village à venir entre la messe et les vêpres pendre la crémaillère dans sa nouvelle maison ».

Aucun ne manqua à l’invitation, et à l’heure dite tous les marmots, ceux qui portaient déjà le chapeau ciré et ceux qui n’avaient pas encore de culottes, les filles ornées de la grande coiffe de tulle et celles qui ne portaient encore que le bonnet à trois pièces, firent retentir leurs sabots sur le seuil de la maison neuve.

Mlle Léonide les attendait avec Anne, son aide de camp, Manette, Véronique, Ambroise en grande toilette, son violon à la main, et Emmanuel, arrivé déjà veille.

Mlles Octavie et Sylvanie n’étaient pas là, mais on pouvait espérer leur présence pour un peu plus tard ; elles avaient daigné promettre de venir donner un coup d’œil à la fête.

La porte de la grande salle s’ouvrit à deux battants, et l’on y vit, au fond, sur une petite estrade, un fauteuil, une petite table, et au-dessus du fauteuil, accroché au mur, un beau tableau représentant Jésus laissant venir à lui les petits enfants. Des deux côtés de la salle, des bancs étaient rangés ; devant chaque banc un autre banc plus haut, pouvant servir de table, par terre des paillassons, et sur les murs, des exemples d’écriture, des tableaux de lecture, des cartes de géographie, et de grandes images représentant une foule d’animaux et d’objets utiles à connaître.

On fit entrer les enfants étonnés, on les fit asseoir sur les bancs, et Mlle Léonide, debout au milieu d’eux, leur dit :

« Mes chers enfants, ceux d’entre vous qui sont entrés quelquefois dans l’école de Mareuil ou dans une de celles qui sont à la ville ont déjà dit en regardant cette salle : Cela ressemble à une école ! C’est vrai, mes enfants, c’est une école. Il n’y en a point ici ; vous ne pouvez rien apprendre, et vous restez privés de tous les plaisirs des gens qui savent. Les deux enfants que voici — et elle posa une main sur la tête d’Ambroise et l’autre sur celle de Véronique — ont trouvé moyen de s’instruire, avec beaucoup de peine et de travail, en allant chercher la science bien loin ; et vous pouvez leur demander s’ils sont contents de ce qu’ils ont appris. Mais peu d’enfants sont capables d’en faire autant. Eh bien, le savoir que vous n’iriez pas chercher, je vous l’apporte. Tous les jours je serai ici, depuis midi jusqu’à quatre heures, et j’instruirai tous ceux qui viendront. Cela ne vous dérangera pas beaucoup, et vous pourrez travailler aux champs ou conduire vos bêtes le matin et le soir. L’hiver, à la veillée, je ferai l’école pour les grands, ceux qui sont occupés toute la journée. Aujourd’hui c’est la fête de notre école, on va vous servir un bon dîner, et puis vous danserez sur le pré qui est à côté de la maison ; et demain j’espère que vous viendrez tous apprendre vos lettres et chanter le bel air que nous allons vous faire entendre, pendant que Manette apportera les assiettes. »

Cette conclusion fit rire les petits. Les autres étaient étonnés ; quelques paresseux se promettaient de profiter du dîner et de laisser la science ; mais la plupart se réjouissaient à l’idée de devenir savants comme les gens de la ville.

Manette parut avec une énorme soupière toute fumante, qu’elle alla déposer sur la table ; elle mit à côté de la soupière une grande pile d’assiettes et alla distribuer à tous les enfants des fourchettes et des cuillers. Des couteaux, il n’en était pas besoin ; tout enfant vendéen en porte un dans sa poche depuis le jour où il a une poche.

Pendant ce temps-là, Mlle Léonide était allée s’asseoir à son orgue, et Ambroise, Anne, Véronique et même Emmanuel, à qui on l’avait appris le matin, chantèrent ensemble un bel air bien simple, avec des paroles que Mlle Léonide avait composées exprès pour qu’elles fussent comprises par les enfants. C’était une prière à Dieu pour qu’il les aidât à s’instruire afin d’aimer leur devoir et d’être utiles à leur pays. Les enfants, qui pour la plupart n’avaient jamais entendu de musique, trouvèrent cela très-beau. Plusieurs même, après avoir écouté un instant, essayèrent de joindre au refrain leurs petites voix timides.

Le chant ne dura pas longtemps ; Mlle Léonide vint s’asseoir dans son fauteuil et commença à servir la soupe. Manette, la Tessier, Véronique et Ambroise s’empressaient à porter les assiettes, et l’on entendait un tintamarre de cuillers fort réjouissant.

Emmanuel voulut aider ; on le pria de découper le rôti, un énorme rôti de veau, doré, fumant, qui sentait bon : beaucoup des convives n’en avaient jamais mangé de pareil. Puis ce fut le tour des pommes de terre frites ; puis vint une crème à la vanille, accompagnée d’un gâteau si grand qu’il débordait des deux côtés de la table. Chacun en eut sa part.

Puis, quand tout fut mangé, Anne, soigneuse et propre comme une bonne ménagère, prit une serviette qu’elle mouilla, et s’en alla d’un air posé débarbouiller les plus petits enfants, qui s’étaient fait de belles moustaches de crème.

Ensuite Ambroise prit son violon, se mit à la porte et commença à jouer une belle contredanse ; et tous les enfants défilèrent à sa suite en se tenant par la main. On dansa longtemps sur le pré, et les enfants rentrèrent chez eux enchantés d’une école qui commençait d’une façon si amusante.

Quand il s’agit de travailler, tous ne revinrent pas, il est vrai ; mais ceux qui revinrent en attirèrent bientôt d’autres. Ils faisaient, chez eux et ailleurs, de si beaux récits de tout ce que leur apprenait Mlle Léonide ! C’étaient des histoires de plantes utiles ou merveilleuses, la manière de les faire pousser, d’avoir de beaux légumes, de beaux fruits ; c’était l’histoire d’enfants pauvres et ignorants comme eux, qui par leur travail et leur bonne conduite étaient devenus des hommes utiles ; c’étaient des récits touchants de traits de dévouement ou de courage qui faisaient battre le cœur des petits auditeurs. C’était aussi l’histoire des bêtes de la ferme, et c’est si amusant, quand on soigne ses poules, ses vaches ou ses oies, de savoir de quel pays viennent ces bêtes-là, combien il y en a d’espèces, comment on peut les guérir quand elles sont malades, et quelles sont les espèces les plus avantageuses à élever, soit en volailles, soit en bétail.

Les enfants répétaient ces belles choses à leurs parents, qui ne manquaient pas de hausser les épaules en disant : Comment peut-elle savoir tout cela, elle qui n’a jamais été dans une ferme ? Mais quelques-uns, en y songeant, se disaient : Qui sait ? c’est peut-être bien vrai tout de même ! Et ils essayaient timidement de suivre les conseils de Mlle Léonide.

Comme ils s’en trouvaient bien, ils continuaient ; si bien qu’au bout de quelque temps les fruits, les légumes et les volailles de Chaillé étaient en renom dans le pays.

L’école du soir réussissait très-bien aussi. La jeunesse, qui aime le nouveau, trouvait les histoires utiles de Mlle Léonide plus amusantes que les contes de loups-garous qu’on savait par cœur à force de les avoir entendu raconter aux veillées d’hiver. L’institutrice eut donc bientôt autant d’élèves qu’elle pouvait en désirer.

Véronique continuait à travailler ; elle et Anne venaient quelquefois aider Mlle Léonide à faire l’école, et c’était merveille de voir comme elles savaient se faire comprendre des plus petits et des moins intelligents. Mlle Léonide souriait en les voyant à l’œuvre. Voilà deux vraies femmes ! disait-elle au docteur, qui venait quelquefois faire une leçon sur la manière de guérir une brûlure, une coupure, de retirer une épine restée dans une piqûre ; sur les soins à prendre pour un rhume ou une colique, et beaucoup d’autres choses qui, si on les savait dans les campagnes, empêcheraient bien des petits maux de devenir grands.

Pour Ambroise, il ne pouvait guère fréquenter l’école, à cause des préveils qui l’appelaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; mais il lisait et écrivait déjà très-bien, et Mlle Léonide lui prêtait des livres qu’il emportait dans ses excursions et qu’il relisait jusqu’à les savoir par cœur.

Julien Tarnaud n’avait plus la fièvre, et il avait repris son métier, avec un violon neuf, car il avait voulu laisser à Ambroise le vieux qui était bon. Le père et le fils faisaient à eux deux un superbe orchestre, et Ambroise, en voyant son père si fier de lui, sans la moindre jalousie ni le moindre regret d’être surpassé par son enfant, se rappelait avec confusion le mouvement de colère qu’il avait eu en voyant que Véronique savait écrire avant lui.

À mesure qu’il s’instruisait, le jeune garçon devenait meilleur. Il avait pardonné à la Tarnaude ce qu’elle lui avait fait souffrir dans son enfance, en réfléchissant que lui aussi n’avait pas toujours été ce qu’il aurait dû être, et que si sa mère s’était montrée brutale et indifférente, il avait été bien indolent, bien peu tendre pour elle, et bien peu préoccupé de lui rendre les petits services qui étaient à sa portée. Maintenant la Tarnaude le portait aux nues : il gagnait gros, si bien qu’on avait pu arrondir la Sapinière, du côté de l’est, d’un petit pré qui donnait d’excellent foin.

Julien Tarnaud ne buvait plus ; son accident l’avait rendu sage, et puis il aurait eu honte de se montrer moins sobre que son fils. Louis était le moins content de la famille : il ne comptait pas pour grand’chose désormais et n’était plus le préféré de sa mère ; mais comme il n’avait pas beaucoup d’amour-propre, il en prenait son parti, car le pré qu’on avait acheté lui faisait grand plaisir. Ensuite, comme il y avait dans la maison plus d’argent qu’autrefois, il y gagnait de temps en temps une belle veste, un chapeau neuf, ou quelque monnaie de poche.

En somme, grâce à Ambroise, les habitants de la Sapinière étaient plus heureux qu’ils ne l’avaient jamais été.

Il s’embarquait sur un bateau de pêche.

CHAPITRE XXVII

Sur les ailes du Temps.

Le temps passe très-vite pour les gens occupés, et les vacances revinrent sans que nos petits amis eussent senti l’ennui une seule fois de tout l’été ; même Emmanuel, qui devenait un bon élève, n’avait presque plus de punitions, et commençait de nouvelles études avec la volonté d’y réussir. Il revint à la maison avec un accessit d’histoire naturelle. M. Arnaudeau en pleura de joie : il n’en avait jamais tant obtenu dans toutes ses classes. Mme Arnaudeau ne put se dispenser de proposer à son fils un voyage aux bains de mer des Sables d’Olonne, où elle se rendait avec Sylvanie et Mlle Farrochon, dont le père n’était pas encore revenu. Emmanuel accepta, enchanté à l’idée de voir la mer, d’aller à la pêche de la sardine et de chercher des crevettes dans les creux des rochers ; mais au bout de huit jours il en eut assez. Il fallait faire une toilette pour le bain du matin, une autre pour le déjeuner, une troisième pour aller sur la plage dans l’après-midi, une quatrième pour le dîner, une cinquième pour la promenade sur le remblai et souvent une sixième pour le bal. Il réussissait quelquefois à s’échapper dès le matin ; il s’embarquait sur un bateau de pêche, aidait à la manœuvre, retirait de l’eau le grand filet rempli de sardines qui brillaient au soleil comme des poissons d’argent, partageait le pain noir des pêcheurs, et se faisait aimer d’eux pour sa force, sa complaisance et sa gaieté ; mais le soir, quand il rentrait enivré d’air et de soleil, on le recevait comme un chien crotté. Il était hâlé, noir, il sentait le poisson, il ne pouvait accompagner ces dames au Casino ; c’était bien la peine de l’avoir emmené, s’il ne servait pas de cavalier. Enfin on le boudait ; et quand on daignait lui montrer de l’amabilité, il y avait toujours au bout des paroles gracieuses qu’on lui accordait quelque commission à faire chez la blanchisseuse ou la modiste, sans compter les châles, manteaux, bouquets, éventails, flacons et autres brimborions qu’on lui faisait porter quand on ne s’en servait pas, et qu’on lui réclamait avec un air d’impatience dominatrice quand on avait la fantaisie de s’en servir. Ce n’était pas une vie cela ! Emmanuel avait cru qu’on venait aux bains de mer pour s’y baigner : quand il vit que c’était le moindre souci de ces dames, il résolut de se faire renvoyer à Chaillé. Ce fut l’affaire de trois jours.

Le premier jour, il se lança dans une valse effrénée avec une baigneuse nouvellement arrivée, entortilla son pied dans la robe de la susdite et s’étala avec elle sur le parquet. Sylvanie faillit mourir de confusion, et si elle avait pu, elle aurait renié son frère. Le second jour, il y avait des courses de chevaux sur la plage ; le beau vicomte de Montadille s’y était transporté à la suite des chevaux pour lesquels il avait l’habitude de parier. Emmanuel se moqua tout haut de son gilet à liséré orange à la course du matin et vert pomme à celle du soir, et il fit un long discours en style de collégien pour prouver la supériorité du cheval de labour sur le pur-sang anglais, qu’il appelait un cheval automate. Le troisième jour enfin, il se leva dès l’aurore pour aller sonder tous les trous de rochers des environs, et il revint avec sa carnassière pleine de crabes petits et gros, dont il parsema les longues queues des jupes de sa sœur et d’Octavie. On voit d’ici l’effroi, la colère des victimes : à la vue de ces monstres qui s’avançaient en brandissant leurs pinces menaçantes, Octavie s’évanouit ; Sylvanie, qui ne savait pas s’évanouir, pleura, et Emmanuel fut mis le jour même en voiture pour retourner à Chaillé.


À la vue de ces monstres…

Il y passa le reste des vacances, heureux comme le poisson dans l’eau, grimpant à tous les arbres, pêchant des grenouilles dans la mare, se baignant dans l’Yon, pétrissant le pain avec Martuche, faisant la moisson avec les paysans, tour à tour maniant la faucille ou le fléau, liant les gerbes ou portant la hotte des vendangeurs. Les jours de pluie, il allait chanter avec Anne dans le solfège de Mlle Léonide, écoutait l’orgue et le piano et trouvait que la musique était vraiment belle quand elle n’était pas faite par Sylvanie. Mlle Léonide le faisait causer, lui apprenait une foule de choses et lui donnait envie d’en apprendre d’autres ; et elle lui prêtait des livres qu’il était tout étonné de comprendre et d’aimer.

« N’est-ce pas, mademoiselle, que je ne suis pas si bête que j’en ai l’air ? » lui dit-il un jour. Cela fit bien rire la petite Anne.

Il arriva ainsi à la fin des vacances, et rentra au lycée en même temps que les deux élégantes, revenues des bains de mer, s’en allèrent commencer leur dernière année de couvent. M. Farrochon devait revenir au printemps suivant et rappeler sa fille auprès de lui, et il était convenu que Sylvanie et Mme Arnaudeau iraient passer les vacances à Nantes. Sylvanie aurait alors dix-sept ans, et sa mère, qui la trouvait admirable, caressait l’espoir de la marier à quelqu’un de plus digne d’elle qu’un propriétaire de campagne. En attendant, Sylvanie s’étudiait à imiter les façons de son amie, et malheureusement elle commençait à y réussir, à mesure qu’elle réussissait moins dans ses études. Elle n’avait jamais aimé le travail pour lui-même, et n’y avait cherché que des satisfactions de vanité ; maintenant que sa vanité se portait d’un autre côté, l’étude était abandonnée, l’étude qui aurait peut-être fini par faire d’elle, au lieu d’une pédante, une femme vraiment instruite. Sylvanie dépensait toute son énergie et toute son intelligence à combiner des attitudes, des sourires, des mines, des toilettes, des discours, destinés à étonner le public. Il ne lui en aurait pas fallu davantage, en travaillant dans un autre sens, pour devenir une femme de mérite.

Octavie l’encourageait dans ses essais, et souriait avec complaisance aux progrès de son élève. Elle tenait beaucoup à la bienveillance des Arnaudeau, elle se trouvait bien chez eux, et d’ailleurs, quelle que fût pour le moment l’opulence de son père, elle savait que cette opulence n’était pas solide, et elle se rappelait que déjà plusieurs fois elle l’avait vu vendre les chevaux, renvoyer les domestiques, et réduire les dépenses à une mesquinerie qui n’était pas dans ses goûts à elle. Elle se promettait, si pareille aventure se renouvelait, d’échapper à cette mesquinerie en se réfugiant chez son amie. Pour le moment, les affaires de M. Farrochon marchaient bien. Il revint d’Amérique, semant l’or à pleines mains, rappela Octavie, qui approchait de dix-huit ans, et la mit à la tête de sa maison. Les deux amies séparées eurent une correspondance très-suivie, et Sylvanie passa de longues heures à lire et à relire les lettres où Mlle Farrochon lui décrivait dans le plus grand détail ses toilettes du matin, ses toilettes de promenade, ses toilettes d’intérieur, ses toilettes de courses et ses toilettes de soirées. Puis venait la description du boudoir tendu en satin bleu, du cabinet de toilette en perse rose, de la chambre à coucher en taffetas mauve et mousseline brodée, du salon rouge et or, et de la chambre réservée à Sylvanie quand elle aurait le bonheur de quitter le couvent et de venir faire connaissance avec la véritable vie. Mlle Farrochon se considérait comme bien supérieure à Sylvanie, et ne redoutait point sa rivalité : elle avait tort. Malgré tous ses efforts, Sylvanie n’avait pas complétement réussi à s’enlaidir ; elle était encore fraîche sous le rouge et la poudre de riz, et il y avait encore sous ses manières empruntées quelque chose de naturel. Elle eut du succès dans la société que voyait Octavie ; et le beau vicomte de Montadille, qui avait vu les hauts et les bas de la fortune de M. Farrochon, pensa que les terres du père Arnaudeau devaient constituer un revenu plus solide. Il demanda la main de Sylvanie, qui lui fut accordée avec enthousiasme : la mère et la fille étaient aussi folles l’une que l’autre ; et quant à M. Arnaudeau, à qui ce mariage ne souriait guère, il ne fut consulté que pour la forme. Sylvanie devint donc vicomtesse, et Octavie délaissée et furieuse dut subir à son tour les airs de protection de son ancienne protégée. Elles continuèrent néanmoins à se voir, et à s’appeler mon cœur, mon ange et ma chérie, pendant qu’elles avaient au fond de l’âme, l’une le méchant orgueil de son triomphe, l’autre la rage de sa défaite. Quant à Mme Arnaudeau, elle profita du brillant mariage de sa fille pour passer le moins de temps possible à la campagne qu’elle détestait. Elle était heureuse à sa manière ; elle atteignait dans son âge mûr l’idéal auquel elle avait vainement aspiré dans sa jeunesse.

Et M. Arnaudeau ? Il était, lui aussi, heureux à sa manière, qui n’était pas celle de Mme Arnaudeau. Personne ne le morigénait plus, personne ne lui faisait plus subir un cours de belles manières. Il se levait et se couchait aussi tôt qu’il lui plaisait, sans craindre de s’entendre dire que c’étaient là des façons de petites gens ; il s’habillait comme il voulait ; Martuche lui servait les plats qu’il aimait, et il était libre comme l’air, à la seule condition d’essuyer ses pieds sur le paillasson quand il rentrait : Martuche n’entendait pas raillerie là-dessus. Quand il s’ennuyait, il allait faire une visite au docteur ; et si celui-ci n’y était pas, M. Arnaudeau se trouvait tout aussi content d’être reçu par Anne, qui devenait grande, jolie et instruite, tout en restant douce, simple et bonne. Elle l’aimait tel qu’il était et ne s’apercevait point de ce qui lui manquait : il était bon, cela lui suffisait. Elle ne le trouvait point ennuyeux, et de fait il ne l’était pas avec elle, parce qu’il parlait sans gêne et sans embarras de ce qu’il connaissait. Il n’était allé qu’une fois voir sa fille à Nantes, et n’avait pas eu envie d’y retourner. Mais il allait toutes les semaines à la ville pour faire sortir Emmanuel, qui s’améliorait d’année en année, et qui ne revenait plus en vacances les mains vides. M. Arnaudeau avait d’abord été un peu inquiet de ses succès ; il se rappelait les airs dédaigneux avec lesquels Sylvanie foudroyait son ignorance ; mais quand il vit qu’Emmanuel devenait instruit sans devenir pédant, il se laissa aller sans réserve au plaisir d’être fier de son fils. Il prit même ses succès tellement à cœur, qu’il faillit faire une maladie de joie quand Emmanuel fut reçu bachelier. Ce fut un grand événement dans la famille. Mme Arnaudeau revint de Nantes tout exprès pour faire dans Chaillé et les environs des visites de cérémonie avec le nouveau bachelier, qui s’en fût bien passé ; mais il s’y prêta de bonne grâce en voyant son père satisfait, pour la première fois de sa vie, de faire des visites. Quand la fin des vacances approcha, Mme Arnaudeau déclara d’un ton péremptoire qu’Emmanuel allait partir pour Poitiers, afin d’y faire son droit, d’être reçu avocat, et de combler sa famille de gloire dans le plus bref délai. Emmanuel répondit tranquillement qu’il se souciait fort peu de la gloire, et qu’il n’avait pas la moindre envie d’être avocat. M. Arnaudeau devint pâle : il se souvenait des anciens goûts de son fils pour les fusils et les trompettes, et tremblait de voir son unique enfant (Sylvanie comptait si peu pour lui !) quitter pour jamais la Vendée et s’en aller chercher au loin une balle, un coup de sabre ou un boulet. Mais il respira et se sentit transporté en paradis quand Emmanuel déclara qu’il n’y avait pas pour lui de plus beau pays que la Vendée et de plus belle vie que celle d’un propriétaire campagnard ; qu’il demandait donc à être envoyé dans une école d’agriculture pour y étudier les améliorations à apporter dans l’exploitation des terres paternelles, où il reviendrait dans quelques années pour ne plus les quitter. Mme Arnaudeau essaya, mais en vain, de le faire changer de résolution : Emmanuel voulait bien ce qu’il voulait, et il partit pour X*** le jour même où Mme Arnaudeau retournait près de Sylvanie, qui avait, disait-elle avec dépit, eu l’esprit de ne pas ressembler à son père.

Pendant ce temps-là, Mlle Léonide faisait l’école, aidée souvent par Véronique, sa meilleure élève, qui était devenue en même temps la plus habile couturière du pays ; si bien qu’elle pouvait payer une bergère pour garder son troupeau, et que la Tessier avait le droit de rester à se reposer quand elle était malade, au lieu d’aller en journée, comme la pauvre femme l’avait fait si souvent. La fête de l’école se faisait tous les ans, au jour anniversaire de sa fondation, et Ambroise aurait refusé ce jour-là un engagement chez le roi ou le pape pour venir faire danser les petits élèves de Mlle Léonide.

On arriva ainsi à l’été de 1870. Emmanuel avait vingt-deux ans, et Ambroise vingt ; Véronique venait d’atteindre ses dix-huit ans, et Anne n’en avait pas encore dix-sept.

« Que faites-vous donc là ? »

CHAPITRE XXVIII

Un coup de tonnerre dans un ciel pur.

« Comme ceci, mademoiselle Anne, s’il vous plaît : tout est bâti vous n’avez plus qu’à coudre.

— Merci, Véronique, je vais me dépêcher. Nous aurons bien fini pour demain, n’est-ce pas ?

— Certainement, quand je devrais y passer la nuit ; demain je vous ferai une jolie guirlande, et tout sera prêt à l’heure. Beaucoup de marguerites, n’est-ce pas ? avec de petits feuillages légers. Je viendrai vous aider à vous habiller ; je m’en tirerai mieux que Pélagie. Je suis pressée de voir l’effet de cette jolie robe : le rose vous va si bien !

— Emmanuel aime beaucoup le rose, dit Anne, et il sera là : il doit arriver aujourd’hui.

— Est-ce vrai, mademoiselle, qu’il va se mettre à cultiver lui-même les propriétés de M. Arnaudeau ? Je l’ai entendu dire par quelques métayers qui ne sont pas trop contents : ils se défient des écoles d’agriculture et des nouvelles méthodes qu’on en rapporte. Moi, je leur dis que les machines leur épargneront du travail, et sauveront souvent leurs récoltes des orages qui les perdent, parce qu’on n’a pas le temps de les rentrer assez vite. Mais il faut qu’ils voient les choses pour les croire.

— Eh bien, ils verront. M. Arnaudeau, lui, est très-content ; il vient nous raconter tous les projets de son fils, et il nous lit même ses lettres pour nous aider à comprendre, parce que lui, il n’explique pas très-bien les choses. Emmanuel a voyagé pour étudier les méthodes d’agriculture employées dans différents pays, et mon père dit qu’il a tout ce qu’il faut pour réussir. Quand on pense qu’il était si méchant autrefois !

— Oh ! non, pas méchant, mademoiselle ; vif, espiègle, mais pas méchant. Vous rappelez-vous comme il est venu au secours d’Ambroise, la première fois qu’il a joué au préveil de Chaillé ? Un méchant garçon n’aurait pas fait cela.

— Oh ! je ne parle pas de ce temps-là, mais de plus loin encore, quand il cassait mes poupées et tourmentait mes bêtes. Il a bien changé depuis. C’est comme Ambroise, qu’on croyait presque idiot quand il était petit, avec son air chétif et triste, et qui est devenu un artiste, un vrai. M. Bardio, le maître de musique, voudrait qu’il s’en allât à Paris ; il dit que si Ambroise entendait de belle musique et s’il prenait des leçons de quelque grand violoniste, il deviendrait peut-être un homme célèbre.

— Le croyez-vous, mademoiselle ? demanda Véronique en levant ses grands yeux vers Anne avec un air d’inquiétude.

— Pourquoi pas ? Tu sais bien comme il joue de l’orgue : il n’est pas très-fort pour jouer des morceaux difficiles, mais quand il invente des airs, il trouve des choses si belles que cela donne envie de pleurer. Mlle Léonide en est étonnée : elle joue mieux que lui la musique des autres, mais elle n’est pas capable d’inventer comme lui. Est-ce que tu ne serais pas contente, Véronique, s’il devenait célèbre ? C’est à toi qu’il le devrait, car c’est toi qui l’as encouragé au commencement, et qui lui as appris à lire.

— Si c’est pour son bonheur, il faut qu’il parte ! » dit Véronique d’un ton ferme, où il y avait peut-être un peu de tristesse. Et elle ne dit plus rien et continua à coudre avec une grande activité.

Mme Arnaudeau donnait le lendemain un bal à sa fille, qui était venue lui faire une visite de quelques jours, et c’était pour ce bal que Véronique faisait une robe à Anne qui y travaillait elle-même.

Emmanuel avait fini ses études agricoles et revenait s’installer chez son père ; et Ambroise devait le lendemain offrir à toutes les pianistes le secours de son violon pour composer un orchestre entraînant. Il n’allait plus guère faire danser dans les préveils ; il laissait à son père la clientèle de la campagne et jouait surtout dans les maisons et les châteaux : à dix lieues à la ronde, pas un bal ne se donnait sans lui.

De plus, grâce aux leçons de M. Bardio et de Mlle Léonide, il était capable de jouer des duos, et beaucoup de jeunes femmes et de jeunes filles sorties de pension avec un petit talent sur le piano lui faisaient demander de les accompagner ; et quoique ces leçons ne fussent pas payées bien cher, elles augmentaient encore raisonnablement son revenu.

Il avait des économies qui lui auraient presque permis d’aller travailler à Paris, selon les conseils de M. Bardio ; mais il hésitait à se jeter dans l’inconnu, quand la vie était si douce et si facile pour lui en Vendée.

Les deux jeunes filles continuaient à coudre en silence. On était au mois de juillet ; il faisait très-chaud, et Anne avait fermé les persiennes de la salle à manger où elles travaillaient.

Un seul rayon de soleil, pénétrant par un trou de la persienne, traversait la chambre sombre, et y traçait une grande raie de lumière. Cette raie passait entre les deux couseuses, éclairait vivement l’étoffe rose qu’elles tenaient et en renvoyait les reflets sur leurs visages inclinés.

Anne n’avait pas besoin de ces reflets pour paraître elle-même une vraie rose épanouie.

Huit ans avaient fait de la frêle petite fille une charmante femme, grande, fraîche, forte et délicate à la fois, dont l’aspect réjouissait tous les cœurs, tant il y avait de bonté et de gaieté dans ses yeux bleus, sur son grand front blanc et sur ses lèvres souriantes.

Véronique, auprès d’elle, avait presque l’air d’une religieuse, tant son visage paraissait paisible et pâle dans l’ombre de sa coiffe de mousseline. C’était un vrai type de femme vendéenne : petite et brune, très-bien faite, avec de petits pieds et de petites mains, le front uni et large, le nez petit et droit, des yeux noirs étincelants, la bouche un peu grande.

Elle n’était pas belle comme Anne, mais il y avait dans sa physionomie quelque chose d’à la fois calme et résolu qui inspirait de la confiance.

Comme elle avait pris depuis son enfance l’habitude de faire son devoir sans regarder à la peine, elle avait acquis une conscience si clairvoyante qu’en toute occasion elle saisissait du premier coup ce qu’il fallait faire, et n’hésitait jamais entre le bien et le mal, si confus qu’ils fussent pour des esprits qui se croyaient plus éclairés que le sien.

Aussi Mlle Léonide, qui aimait comme son enfant la douce et docile Anne, avait presque du respect pour Véronique, et il lui arrivait de demander conseil à cette paysanne de dix-huit ans.

En ce moment, tout en pensant, comme M. Bardio, qu’Ambroise était capable d’arriver très-haut si on lui en fournissait les moyens, elle hésitait à lui conseiller de partir, dans la crainte d’affliger Véronique en la séparant de son ami d’enfance. Véronique, elle, ne songeait pas au chagrin qu’elle aurait : elle ne pensait jamais à elle-même.

Elle s’occupait de calculer si elle pourrait, sans faire tort à sa mère, distraire une partie de ses épargnes pour aider Ambroise à aller à Paris.

Un grand coup de sonnette fit tressaillir les deux jeunes filles. On entendit une voix qui demandait le docteur, et en même temps Pélagie qui se récriait avec toutes sortes d’exclamations sur la bonne mine du visiteur.

« Est-il grand ! est-il beau garçon ! il a de la barbe comme un homme ! Ah çà ! j’espère que vous n’allez plus quitter Chaillé maintenant ? Entrez, entrez donc ! C’est Anne qui sera contente de vous voir. Elle n’était pas là quand vous êtes venu il y a deux ans, elle avait accompagné Mlle Brandy qui allait boire je ne sais quelle eau bien loin d’ici, parce qu’elle était malade. Vous ne reconnaîtrez pas Anne : elle a presque la tête de plus que moi, et il n’y a pas une aussi jolie fille parmi toutes les demoiselles du pays. »

Ce disant, Pélagie ouvrit la porte de la salle à manger et introduisit un grand jeune homme, bronzé par l’air et le soleil, qui salua Anne avec aisance en lui disant :

« Pélagie se trompait, mademoiselle, je vous aurais reconnue partout, malgré les quatre ans que vous avez si bien employés.

— Emmanuel ! s’écria Anne en s’élançant vers lui. Je suis bien contente de vous voir, et Véronique aussi : n’est-ce pas, Véronique ? Mais pourquoi m’appelez-vous mademoiselle ? vous disiez Anne autrefois, quand j’allais dans la grange vous lire Andromaque et Hector.

— Puisque vous le permettez, je dirai Anne : vous savez que je ne suis pas cérémonieux par nature. Vous travaillez ? je ne veux pas vous déranger, je vais m’asseoir ici, près de vous. Que faites-vous donc là ?

— C’est une robe pour le bal de demain. Avez-vous souvent été au bal depuis quatre ans ?

— Jamais ! j’ai fait ma société des veaux, vaches, bœufs, moutons, porcs et autre bétail. Je vous réponds que je sais les gouverner, à présent : vous verrez mes élèves, dans deux ou trois ans d’ici, et les belles récoltes que je ferai. C’est là qu’est le bonheur ! et quand je pense que ma mère voulait faire de moi un avocat !

— Vous n’avez donc plus envie d’être militaire, et d’avoir un beau casque à panache, comme feu Hector ? demanda Anne en riant.

— Foin des casques, des panaches, des galons et des pompons ! Le sot métier que de tuer des gens qui ne vous ont rien fait, ou de se faire tuer par eux ! Je veux labourer mes champs et vivre en paix, et, l’hiver, relire Homère au coin du feu. Les héros ne sont bons qu’à servir de sujets de poëme… »

La porte s’ouvrit brusquement, et Ambroise entra comme un fou.

« Qu’y a-t-il donc ? s’écria Véronique.

— Ah ! pardon, mademoiselle… monsieur… je ne sais plus où j’en suis, ma pauvre mère m’a fait perdre la tête avec son chagrin. Mais vous ne savez donc rien ! vous n’avez donc pas vu les journaux ? —

— Savoir quoi ? dirent les trois autres en chœur.

— On a déclaré la guerre à la Prusse. »

La guerre ! ce mot terrible fut accueilli avec stupeur. La guerre ! à quoi bon ? qui est-ce qui la désire dans les campagnes ? Anne et Véronique songeaient aux pauvres gens des frontières, aux chaumières brûlées, aux champs dévastés, aux familles en deuil et sans asile.

Emmanuel, qui venait de faire sa profession de foi quant au métier de soldat, n’avait pas grand’chose à y ajouter. Depuis plusieurs jours, occupé de son retour au pays, il n’avait pas lu de journaux, et il ne comprenait pas quel motif avait pu amener cette catastrophe.

« Mais est-ce bien sûr ? demanda-t-il enfin.

— Trop sûr ! Je suis allé ce matin à la ville avec mon frère : la nouvelle était toute fraîche, et le préfet faisait afficher des proclamations pour prouver que nous étions insultés et que nous devions nous venger. Il y avait déjà des groupes d’ivrognes qui couraient dans les rues en criant : à Berlin ! Les gens qui n’ont ni parents ni amis dans l’armée restaient assez tranquilles ; on voyait que ça ne les touchait guère, l’idée d’avoir été insultés à deux ou trois cents lieues d’ici par des gens qu’ils ne connaissent pas. Mais ceux qui ont des parents militaires étaient dans la consternation. Figurez-vous qu’on appelle la garde mobile. Mon frère, que j’avais racheté il y a quatre ans, va être obligé de partir. Quand il a su cela, il est devenu pâle comme un mort, et j’ai eu bien de la peine à l’empêcher d’aller boire pour s’étourdir. Je l’ai ramené à la maison, et là nous avons eu une scène de ma pauvre mère ! En a-t-elle dit des injures à la Prusse, au gouvernement, et même à moi, comme si c’était ma faute ! Elle m’en voulait presque de n’être pas soldat aussi, et elle s’est tout à fait fâchée contre mon père qui lui disait : Tu devrais être contente de ce qu’on te laisse un garçon sur deux. Je suis parti, j’en avais la tête perdue. Mais c’est terrible, cette guerre. »

Anne ne l’écoutait plus depuis qu’il avait dit : « On appelle la garde mobile. » Elle regardait Emmanuel, qui avait l’air sérieux et contrarié.

« Allons, dit-il d’un ton qui cherchait à être gai, il était écrit que je serais soldat. À revoir, Anne ; je reviendrai vous dire adieu en uniforme avant de partir.

— Et toi ? demanda tout bas Véronique à Ambroise.

— Lui, dit Emmanuel, il lui manque quelques semaines d’âge pour être soldat ; il faut espérer que la guerre sera finie l’an prochain, quand sa classe sera appelée. Adieu, je vais trouver mon père. Pauvre homme ! il était si heureux de mon retour ! J’aime autant qu’il apprenne cela par moi que par un autre. »

Anne ne dit rien ; elle lui tendit la main avec un faible sourire, et le regarda s’en aller.

Ambroise sortit après lui, et les deux jeunes filles restèrent seules.

Véronique cousait, les yeux baissés ; Anne tenait une aiguille, mais ses mains tremblaient.

« Je vais serrer cette robe rose, dit-elle enfin ; il n’y aura certainement pas de bal demain : bien sûr, personne en France ne doit avoir envie de danser. »

« À quelle heure est-ce qu’on reçoit les engagements ? »

CHAPITRE XXIX

Qu’est-ce que le devoir ?

À partir de ce jour, en effet, Ambroise ne trouva plus d’occupation. Il n’y avait plus de noces ni de préveils, et le jeune ménétrier dut serrer son violon dans l’étui et prendre la pioche abandonnée par son frère, qui était parti pour l’armée. La Tarnaude ne faisait que se lamenter ; elle n’avait plus de tendresse que pour l’absent, et ne manquait aucune occasion de le comparer à Ambroise, au détriment de celui-ci. Ambroise avait beau s’endurcir les mains et travailler du matin au soir, il n’arrivait jamais à atteindre le mérite idéal de Louis. C’était Louis qui vous retournait un champ ! c’était Louis qui vous fauchait un sillon ! c’était Louis qui vous liait une gerbe ! c’était Louis qui vous maniait le fléau ! l’ouvrage était si vite fait, qu’on n’avait pas seulement le temps de le voir. Et le pauvre gars était loin du pays, à porter un lourd fusil et peut-être à recevoir les balles des ennemis, pendant que d’autres se gobergeaient au logis et n’avançaient à rien. Ambroise ne gagnant plus d’argent, sa mère ne faisait plus aucun cas de lui. Cela ne l’étonnait pas beaucoup, car il connaissait son caractère ; mais il n’y avait pas là de quoi le consoler.

La robe rose n’avait point quitté l’armoire d’Anne. Elle prenait encore quelquefois Véronique en journée ; mais c’était pour tailler dans des montagnes de vieux linge des bandes et des compresses, qu’on empilait dans des caisses pour les envoyer aux ambulances : et les ambulances en demandaient toujours.

Mme Arnaudeau n’était pas retournée à Nantes ; pour la première fois de sa vie, elle éprouvait le besoin d’être auprès de son mari, et se sentait unie à lui par la même pensée et la même crainte. Le soir, ils s’asseyaient tristement auprès de la table où Mme Arnaudeau posait sa boîte à ouvrage, M. Arnaudeau son journal, et Emmanuel son traité de théorie militaire ; car on commençait à exercer les mobiles en attendant qu’on les appelât, et Emmanuel avait été fait sous-lieutenant. Il prenait son rôle au sérieux, malgré son peu de goût pour l’état militaire, et il étudiait consciencieusement. De temps en temps, M. Arnaudeau lisait tout haut quelque passage du journal ; et de jour en jour les nouvelles devenaient plus alarmantes. Wissembourg, Reichshoffen, Forbach…, puis un grand silence. À Chaillé comme ailleurs on s’inquiétait, on se demandait : Que se passe-t-il ? et l’on allait de maison en maison chercher ou colporter des nouvelles. Un jour que le docteur et Anne étaient chez Mme Arnaudeau, Martuche entra dans le salon comme un ouragan :

« Monsieur ! Monsieur ! venez donc voir ! cria-t-elle. Voilà le maréchal qui revient de la ville : les gens s’attroupent autour de lui. Le voyez-vous qui lève les bras en l’air ? Bien sûr qu’il y a du nouveau dans la politique. »

Depuis qu’Emmanuel était sous-lieutenant de mobiles, Martuche s’occupait beaucoup de la politique.

Le docteur et M. Arnaudeau se levèrent, et ils allaient sortir, quand Mlle Léonide entra. Elle était fort pâle, et encore plus mal fagotée que de coutume, mais personne n’y fit attention.

« Savez-vous ce qu’il y a ? lui demanda-t-on.

— Il y a qu’on s’est battu quatre jours autour de Sedan, où toute l’armée est allée s’engouffrer comme dans un entonnoir ; que finalement l’empereur s’est rendu, et que lui, les généraux, les canons, les soldats, tout ce qui devait défendre la France est prisonnier des Prussiens !

— Nous sommes perdus ! s’écria M. Arnaudeau terrifié.

— Où vas-tu ? demanda Mme Arnaudeau à son fils qui sortait.

— Je vais voir si notre ordre de départ est arrivé, répondit Emmanuel ; une armée perdue, c’est un grand malheur, mais il reste des hommes en France : il doit y avoir encore quelque chose à faire. »

Emmanuel avait raison : il y avait encore quelque chose à faire en France. Malgré les armées perdues et Paris investi, de tous côtés on se prépara à la résistance, et tous les hommes valides furent appelés à prendre les armes. Partout on s’exerçait en attendant les ordres de départ ; quelques-uns les devançaient et demandaient à rejoindre les corps d’armée qui devaient marcher les premiers à l’ennemi.

Le lendemain du jour où l’on connut à Chaillé la prise de Sedan, M. Bardio se promenait nerveusement sur la grande place de la Roche-sur-Yon, accostant tantôt l’un, tantôt l’autre, pour causer des événements qui, disait-il avec désespoir, ne pouvaient manquer de faire le plus grand tort à l’art. « Déplorable guerre ! fatale guerre ! s’écriait-il en gesticulant. Et l’art ! que deviendra l’art ? La France était dans une bonne voie ; on appréciait Mozart et Beethoven, on commençait à connaître Schumann, on aurait fini par admettre Wagner ; et à présent il faut s’attendre à une réaction qui remettra tout en question. Sans compter les musiciens qui pourront périr dans les batailles, à présent qu’on a la manie en Allemagne de faire tout le monde soldat, et qu’on se dispose à en faire autant en France !…

— Monsieur ! lui cria tout à coup une voix inconnue, à quelle heure est-ce qu’on reçoit les engagements à la mairie ? »

Celui qui interpellait ainsi l’orateur était un robuste gars de la campagne, qui portait un drapeau tricolore et marchait en tête d’un groupe d’une douzaine d’hommes, parés comme lui de la cocarde nationale. Ces hommes étaient d’âges bien différents. Le porte-drapeau était le plus jeune : il n’avait encore ni barbe ni moustache et n’annonçait guère plus de dix-sept ans ; plusieurs n’étaient pas beaucoup plus âgés que lui, et d’autres, ridés et bronzés, avaient dépassé trente-cinq et même quarante ans.

« Mais… toute la journée, je pense, mon ami, répondit M. Bardio. Tenez, voilà dix heures qui sonnent : les bureaux vont s’ouvrir. De quelle commune êtes-vous, s’il vous plaît ?

— De Chaillé-les-Ormeaux, monsieur.

— De Chaillé ! s’écria le maître de musique en les regardant avec terreur. Êtes-vous tous là, au moins ?

— Tous, non, monsieur ; il y en aura d’autres d’ici la fin de la semaine. Tout le monde ne peut pas être prêt en même temps, on a ses petites affaires à arranger avant de partir : vous comprenez, quand on n’est pas sûr de revenir… »

M. Bardio ne l’écoutait plus. Il s’était frappé le front : une idée lui venait ; et il marchait à grands pas vers la route de Bordeaux pour prendre la voiture de Mareuil, qui partait précisément à cette heure-là et dont on entendait les grelots. Il s’y trouvait encore une place : il monta, trouva les chevaux, bien lents, et descendit à Saint-Florent où il prit la route de Chaillé, en arpentant le terrain de toute la vitesse de ses jambes.

« Il serait capable d’en faire autant ! se disait-il en cheminant. Ces jeunes gens sont tous un peu fous. Passe encore pour les autres : ils n’ont rien de mieux à faire que de se faire casser la tête. Mais lui ! je voudrais bien voir cela, par exemple !… Bon !… qu’est-ce que j’entends ? La Marseillaise à présent, et sur le violon encore ! ce ne peut être que lui ! Malheureux enfant ! il va se monter la tête, et il n’y aura plus moyen de lui faire entendre raison. C’est cela ! c’est de la maison de Mlle Brandy que sort cette musique. Après tout, j’aime autant le trouver là : cela m’épargnera la peine d’aller le chercher jusqu’à la Sapinière. »

Et le maître de musique sonna à la porte de Mlle Léonide, en méditant un discours très-éloquent, et qu’il jugeait très-persuasif. Manette, qui le connaissait, lui ouvrit la porte de la salle à manger, où Mlle Léonide, assise à l’orgue, accompagnait la Marseillaise à Ambroise. Véronique raccommodait du linge près de la fenêtre. Les musiciens s’arrêtèrent court à l’entrée un peu vive de M. Bardio.

« Eh ! bonjour, cher monsieur ! s’écria Mlle Léonide : c’est une rareté qu’une visite de vous, et je suis charmée de vous voir.

— Moi aussi, mademoiselle, moi aussi. Vous faites toujours de la musique, c’est bien, cela ! Je t’ai entendu du dehors, mon garçon ; tu jouais bien, très-bien, avec ampleur, avec puissance. Mais ce n’est pas classique, cet air-là ; ce n’est pas fait pour le violon. Prends-moi plutôt une sonate de Kreutzer, un concerto de Viotti ; voilà qui est écrit pour l’instrument !

— Merci, mon cher maître, je les jouerai un peu plus tard, s’il plaît à Dieu ; pour le moment j’ai autre chose à faire. Je comptais aller demain vous faire mes adieux en allant m’engager.

— T’engager ! M. Bardio se laissa tomber sur une chaise. Pas possible ! tu ne feras pas une pareille chose ! Vous ne le laisserez pas faire, mademoiselle, ni vous là-bas, Véronique ?

— Il est d’âge à savoir ce qu’il veut, répondit Mlle Léonide. Véronique ne répondit pas.

— Mais, malheureux, tu deviens donc fou ? vociféra le maître de musique en prenant Ambroise par sa veste et en le secouant sans égard pour le violon d’Amati qu’il tenait encore. Mais tu ne sais donc pas ce que vaut ta vie, que te voilà prêt à la risquer comme si c’était la vie du premier maheutre venu ? Je te le dis, moi, tu as en toi l’étoffe d’un grand artiste ; tu peux devenir célèbre, tu le dois, et tu le deviendras ! Deux ans d’études sévères, et l’avenir est à toi ! l’avenir, le talent, la gloire, la fortune, tout ! N’as-tu donc jamais rêvé d’un théâtre, d’une foule attentive, émue, enivrée, t’écoutant sans oser respirer ; de ce murmure d’admiration qui monte jusqu’à l’artiste comme l’encens monte au ciel, de ces bravos, de ces applaudissements qui accueillent ses dernières notes ! de ces chuchotements dans la foule, partout où il passe, quand on se le montre en disant tout bas : C’est lui ! Tout cela sera à toi, entends-tu, à toi ! Laisse-là tes folles idées, et travaille ! »

Ambroise l’écoutait, la tête basse, tout frémissant. Il se sentait grandir, il aspirait à l’avenir que lui montrait le vieux maître… mais les yeux de Mlle Léonide, fixés sur lui, le gênaient. Elle s’en aperçut peut-être, car elle se leva et quitta la chambre. Véronique, elle, ne sortit pas. Elle resta immobile près de la fenêtre, calme en apparence. Ambroise fit un grand soupir, et répondit enfin :

« À quoi bon tarder ? Si je ne partais pas de bonne volonté, dans quelques jours peut-être il me faudrait partir de force.

— Non ! non ! je te sauverai, moi ! Je puis te faire passer à l’étranger ; j’ai des économies, je t’avancerai ce qu’il faudra pour aller à Londres, en Belgique, en Italie, où tu voudras : je te donnerai des lettres, on t’emploiera, tu pourras travailler, et tu seras sauvé.

— Non ! Et la France ! est-ce que je ne lui dois pas.

— Tu lui dois la vie, tu ne lui dois pas ta mort ! Qu’un paysan tombe, mille peuvent prendre sa place à la charrue : mais toi, la balle qui te frappera peut priver ton pays d’une gloire plus haute, plus durable que celle des batailles. Tu n’as pas le droit de le priver de cette gloire qu’il attend de toi ! Au nom de la France, au nom de ta patrie, je te somme de renoncer à ton projet. Crois-tu que Dieu t’ait accordé en vain le don sacré de l’art ? L’art ! qu’y a-t-il de plus grand et de plus beau ? C’est lui qui élève les âmes au-dessus des mesquineries de l’existence ; c’est lui qui les fait vivre dans l’idéal, dans le monde de la pensée où tout est noble et pur ; l’art, c’est comme une patrie au-dessus de la patrie terrestre, et ceux qui ont l’honneur d’être citoyens de cette patrie-là doivent s’en rendre dignes en lui sacrifiant tout ! Te consacrer à l’art, je te le dis, c’est là ta destinée, c’est là ton devoir ! »

Ambroise était fasciné. Était-ce vrai, ce que lui disait le vieux maître, qu’il était habitué à croire et à respecter ? Y avait-il un autre devoir, plus haut et plus impérieux que celui de prendre un fusil et d’aller se battre ? Il doutait, il examinait ; il était bien près de le désirer. Enfin, balbutiant, sans trop savoir ce qu’il disait : « J’irai vous voir demain, murmura-t-il, nous verrons. »

M. Bardio se contenta de ce demi-consentement, et partit. Il ne voulait pas poursuivre sa victoire, de peur de la compromettre ; il comptait sur les réflexions d’Ambroise pour achever de le décider.

Ambroise était resté la tête basse, perdu dans ses pensées. Il leva les yeux et vit Véronique debout devant lui. Inquiète, elle avait quitté son ouvrage, et elle se tenait là, pâle, triste, attachant sur lui des regards qui cherchaient à lire jusqu’au fond de son cœur. Ambroise, sous ce regard, se sentit honteux de lui-même.

« Qu’en penses-tu ? lui demanda-t-il presque bas et d’une voix tremblante.

— Je croyais que le devoir était le même pour tous, lui répondit-elle. Quand nous n’aurons plus de patrie, la musique pourra-t-elle consoler ceux qui auront laissé tuer la France ?

— Oh ! Véronique ! »

Et Ambroise se jeta sur une chaise et fondit en larmes. Elle se rapprocha de lui.

« Ô mon cher Ambroise ! lui dit-elle en pleurant elle aussi ; tu sais combien je t’aime, toi et ton talent, depuis le temps où nous étions petits, et où je n’ai pas craint de m’exposer pour sauver ton violon. Tu sais bien que si je pouvais aller à la guerre pour toi, j’irais, et que je n’aurais pas peur de mourir. Je n’ai peur que d’une chose, c’est que tu cesses d’être le bon petit Ambroise qui a appris le violon tout seul pour l’amour de son père, et qui est devenu tous les jours meilleur depuis que je le connais. N’écoute pas cet homme-là, Ambroise, ne le crois pas, il ment : il s’est fait une vérité à lui, qui n’est pas la vraie. Non, il n’y a jamais un devoir qui soit opposé à un autre. Le devoir, c’est tout ce qu’on peut faire de bien. Quand la patrie est attaquée et qu’elle appelle ses enfants pour la défendre, il est bien pour ses enfants de prendre un fusil et de partir, et il ne peut pas y avoir de devoir qui contredise celui-là. Que veut-il dire avec son art qui est au-dessus de tout ? Ce qui est au-dessus de tout, c’est la conscience, et elle t’avait dit de partir ! Que veut-il dire encore, des dons que Dieu t’a faits et que tu ne dois pas laisser perdre ? Ce seraient de tristes dons, s’ils servaient à te rabaisser le cœur plus bas que celui de tant de gens qui n’ont pas de savoir ni d’intelligence, et qui vont tout droit où ils doivent aller ! Il parle dans l’intérêt de la France ! Est-ce que son intérêt n’est pas de vivre, avant tout ? Est-ce que Dieu n’est pas capable de donner à un autre le talent qu’il t’avait donné, s’il ne veut pas que ce talent soit perdu ? Toi, cela ne te regarde pas : fais ton devoir et ne t’inquiète pas du reste ! »

Véronique s’était animée peu à peu : ses joues étaient roses et ses yeux étincelaient. Ambroise l’écoutait ; à mesure qu’elle parlait, il devenait honteux d’avoir écouté le vieil artiste, et il baissait les yeux, n’osant pas regarder la jeune fille.

« Ô Véronique, lui dit-il enfin, je crois que tu es mon bon ange. Depuis que je te connais, toutes les fois que j’ai eu de mauvaises pensées, tu t’es mise entre moi et le mal pour m’empêcher de le faire ; tu m’as toujours montré ce qui était bien, et tu m’as donné du courage quand j’en manquais. Si je vaux quelque chose, c’est à toi que je le dois ; mais tu vaux toujours mieux que moi. Je te remercie, et Dieu aussi, qui a voulu que tu fusses là pour me sauver. Demain je partirai ; je n’irai voir M. Bardio que quand mon engagement sera signé, et après… tu peux être sûre que je ferai mon devoir ».

Mlle Léonide rentrait en ce moment.

« Eh bien ? demanda-t-elle.

— Eh bien, mademoiselle, je vous attendais pour vous dire adieu et vous remercier de toutes vos bontés ; car je ne sais pas si je pourrai revenir vous voir ; les engagés sont tout de suite dirigés vers la ville pour apprendre la manœuvre.

— Tu t’engages donc décidément ? Allons, c’est très-bien ! Je n’aurais pas osé te le conseiller : c’est trop grave d’envoyer les gens là-bas ; mais puisque tu y vas de toi-même, je ne peux que te dire : c’est très-bien ! »

Le lendemain, l’engagement d’Ambroise était signé, et deux jours après, ordre arrivait au sous-lieutenant Arnaudeau de réunir les recrues de Chaillé, et de les exercer en attendant qu’on lui fit connaître sa destination. Emmanuel devint donc instructeur, et Ambroise mit à manœuvrer son chassepot le même zèle qu’à manœuvrer son archet. Il quitta Chaillé au bout de quinze jours avec les galons de caporal, et fut dirigé, ainsi que son lieutenant, sur l’armée de la Loire.

Il s’en alla tout seul.

CHAPITRE XXX

Nouvelle destination de la salle du rez-de-chaussée.

Ambroise était parti bien triste de l’injustice de sa mère. Quand elle avait appris son engagement, elle s’était mise dans une colère épouvantable contre cet ingrat, ce bon à rien, ce va-nu-pieds d’Ambroise, qui les plantait là juste au moment où l’on avait besoin de lui, pour s’en aller faire le soldat sans y être obligé. Le jour du départ, c’est à peine si elle se laissa embrasser, et il s’en alla tout seul rejoindre ses camarades : son père même n’était pas là pour lui dire adieu. Il avait la mort dans le cœur. Mais quand il arriva à Saint-Florent, la première figure qu’il vit sur la place, regardant vers le chemin de la Sapinière, ce fut celle de Julien Tarnaud, qui accourut au-devant de lui et le serra dans ses bras en pleurant.

« Mon pauvre enfant ! mon cher enfant ! disait-il, je suis venu ici pour t’embrasser à mon aise. Tiens, fourre-moi ça dans ton sac, ce sont mes petites économies, tu peux en avoir besoin. Tu nous écriras, n’est-ce pas ? je trouverai toujours quelqu’un pour me lire tes lettres. Le docteur, qui lit les journaux, me dira où est ton régiment. Mon bon garçon ! si je pouvais, j’irais avec toi ; mais il faut bien que quelqu’un reste pour ta mère. Adieu, adieu, mon enfant, et que le bon Dieu te ramène ! »

La famille Arnaudeau était là aussi, avec le docteur, Anne et Mlle Léonide. Le docteur remit à chaque soldat un petit paquet contenant de quoi faire un premier pansement en cas de blessure ; et Véronique, qui n’avait pas voulu laisser partir Ambroise sans lui dire adieu, lui donna des chaussons qu’elle avait faits pour lui, pour reposer ses pieds après les longues étapes. Puis le tambour battit, et il fallut se séparer. Les volontaires partirent d’un pas ferme, sans regarder derrière eux, et leurs familles s’en retournèrent tristement au logis.

On eut d’abord assez souvent des nouvelles des absents. Mais il y eut bientôt des combats ; alors les nouvelles devinrent plus rares, et parfois elles apportaient le deuil. Il faisait froid. Combien nos soldats doivent souffrir ! disait-on en se pressant autour du foyer. La Tarnaude plaignait surtout Louis, et sa mauvaise humeur retombait sur le dos de son mari. Le pauvre homme faisait bien ce qu’il pouvait pour maintenir la Sapinière en bon état mais il ne serait jamais venu à bout des semailles d’hiver si M. Arnaudeau ne lui eût envoyé deux de ses métayers pour lui labourer ses champs. La Tarnaude avait elle aussi une aide ; car Véronique passait souvent par la Sapinière, afin de voir s’il n’y avait pas quelque chose à faire pour son service. De plus, elle lui lisait les lettres d’Ambroise, et même celles que Louis faisait écrire par le fils du boucher, son camarade ; elle écrivait les réponses, et elle gagna tout à fait le cœur de la Tarnaude en tricotant un gilet de laine que celle-ci voulait envoyer à son fils aîné. La pauvre Véronique avait eu plus de loisir qu’elle n’en aurait voulu, car l’ouvrage n’abondait pas, et on lui donnait peu de robes à faire en dehors des robes de deuil. Elle avait souvent le cœur bien triste en pensant qu’elle avait peut-être envoyé Ambroise se faire tuer, et elle se demandait avec inquiétude si elle avait bien agi ; mais elle se rassurait en se disant : Puisque c’était son devoir, il n’y avait pas moyen de faire autrement.

Un jour, après avoir lu le journal et conféré avec le docteur, Mlle Léonide partit pour la Roche-sur-Yon. Quand elle revint, elle se mit à démeubler sa salle d’école, enlevant les bancs, les tables, l’estrade, les cartes et les tableaux. Le tout fut rangé en très-bon ordre dans la cuisine, au grand désespoir de Manette, réduite à faire la soupe dans l’arrière-cuisine, sur un petit fourneau portatif. Les enfants aussi étaient très-étonnés et se demandaient ce qu’on allait faire de l’école. Ils le surent bientôt ; car les plus grands furent mis en réquisition pour aller chercher chez le docteur, chez M. Arnaudeau et dans quelques autres maisons, des lits de fer, des matelas, des couvertures et des paquets de linge. Les lits furent dressés des deux côtés de la salle, comme dans un hôpital ; on les garnit de draps blancs qui donnaient l’idée du repos ; et dans la salle à manger, convertie en pharmacie, on prépara par ordre de taille des bandes et des compresses, et l’on rangea sur des étagères des fioles étiquetées. Puis Mlle Léonide suspendit à sa porte un linge blanc sur lequel elle avait cousu une croix rouge, et attendit.

Elle n’attendit pas longtemps. Il y avait tant de blessés ! on ne pouvait pas les soigner tous dans les environs des champs de bataille, et d’ailleurs ils n’y eussent guère été en sûreté ; car où l’on s’était battu on pouvait se battre encore, et il arrivait parfois qu’un obus venait tomber sur une ambulance. On envoyait donc des blessés à qui voulait les soigner, et les huit lits que Mlle Brandy était allée offrir ne tardèrent pas à être occupés : une voiture d’ambulance s’arrêta devant la porte et l’on fit descendre ses tristes voyageurs, pâles de fièvre, épuisés, meurtris, n’ayant plus la force de sentir le bien-être ni de comprendre les soins qu’on leur prodiguait.

Plusieurs eurent le délire : ils criaient d’un air farouche et voulaient s’élancer contre l’ennemi, ou bien ils gesticulaient comme pour repousser quelque vision horrible. Alors Anne ou Véronique s’approchait d’eux, les apaisait, posait ses mains fraîches sur leur front brûlant, et leur disait de douces paroles qui finissaient toujours par triompher du mauvais rêve. Pélagie et Manette faisaient les tisanes et le bouillon. Mlle Léonide servait d’aide au docteur qui venait plusieurs fois par jour panser les blessures ; elle s’attachait à ses pensionnaires, qu’elle appelait « mes enfants » et pleurait de tout son cœur lorsqu’elle en perdait un. Cela n’arriva que rarement, du reste ; presque tous ses blessés la quittèrent convalescents pour céder leur place à de plus malades qu’eux, et trouvèrent un asile dans quelque maison du bourg où ils purent achever de se guérir. Ceux-là revenaient à l’ambulance, pour encourager les camarades et aider à les soigner. L’un d’eux ayant un jour témoigné le regret de ne pas savoir lire, Mlle Léonide saisit l’idée au vol et entreprit l’éducation de tous ; et c’était touchant de voir ces écoliers boiteux ou la tête bandée suivre de leur doigt rugueux les lettres de l’alphabet, sous la direction d’Anne ou de Véronique, ou même des petits enfants de l’école. M. Arnaudeau fréquentait aussi l’ambulance, et il n’y arrivait jamais les mains vides. Il sortait de ses vastes poches du tabac pour l’un, une pipe pour l’autre, un jeu de cartes ou de dominos pour les ignorants, des journaux et des livres pour les savants, sans compter qu’il dévalisait le garde-manger de Martuche pour apporter aux blessés les plus beaux fruits ou les meilleures galettes de sa provision. Quand on le remerciait : « Il n’y a pas de quoi, répondait-il ; c’est pour que d’autres en donnent autant à mon fils. »

Un vieux soldat de cinquante ans, qui lisait dans l’alphabet de Véronique, lui demanda un jour ce que voulaient dire ces mots qui étaient écrits sur la couverture. « C’est mon nom, Véronique, répondit-elle, et le nom d’un de mes amis, Ambroise, à qui j’ai appris à lire dans ce livre-là. » Et comme elle aimait à parler d’Ambroise, elle raconta au blessé l’histoire de leur enfance. Quand elle prononça le nom de Tarnaud :

« Tarnaud ! s’écria le soldat. Et il est à l’armée ?

— Oui, il s’est engagé au mois de septembre, et il est avec le général Chanzy. Est-ce que vous le connaissez ?

— Tarnaud, le musicien ! je crois bien que je le connais ! Ah, le brave gars ! excusez ; il ne faut pas que j’en parle familièrement, il est mon supérieur. On l’a nommé sergent pour une petite affaire où il m’a tiré des griffes des Prussiens. Voulez-vous que je vous conte ça ?

— Oui ! oui ! s’écria Véronique transportée de joie. Mademoiselle Anne ! Mademoiselle Brandy ! venez donc ! le soldat va nous parler d’Ambroise !

— Allons, il paraît qu’il a des amis par ici », dit le soldat en voyant Anne, Mlle Léonide et même Manette et Pélagie accourir au nom d’Ambroise. Il éteignit soigneusement sa pipe, tira sa moustache et commença.

« Pour lors, nous étions le long d’une rivière qui s’appelle le Loing, entre Morée et Vendôme. C’était le 15 décembre, et il faisait un froid de loup. On avait fait halte. Ma compagnie n’était pas mal partagée ; on nous avait logés dans un château où il n’y avait plus personne, et tous les hommes étaient couchés dans la serre, dans les
Elle raconta au blessé
cuisines, dans le vestibule, dans les escaliers, n’importe où ; on y était toujours mieux que dehors. Dans la grande cuisine, nous avions fait une belle flambée qui réjouissait les yeux ; mais nous n’avions pas le cœur gai. Après la bataille de Coulmiers, nous avions cru que la France était sauvée et que nous n’avions plus qu’à marcher en avant pour débloquer Paris. Mais point : nous n’avions pas marché en avant, et il y en avait même qui disaient que toutes ces marches qu’on nous faisait faire, cela s’appelait une retraite. Retraite si l’on veut, la retraite ne nous empêchait pas de taper sur les Prussiens à l’occasion : mais nous étions vexés. Il y avait bien aussi des jeunes soldats qui auraient mieux aimé être chez eux. Il ne faut pas trop leur en vouloir : si vous aviez vu leur pauvre mine ! et le froid, et le mal aux pieds, et la faim ! pendant que les ennemis étaient nourris comme des propriétaires, et farcis dans leur uniforme de gros gilets de laine et de toutes sortes de bonnes choses chaudes, et qu’ils avaient de grandes bottes commodes pour marcher et qui arrêtaient l’humidité. Enfin les conscrits étaient tristes ; mais il n’aurait fallu qu’une petite victoire pour les remettre de bonne humeur. Il y en avait quelques-uns dans la quantité qui n’étaient pas très-honnêtes, et qui furetaient dans tous les coins pour voir s’ils ne trouveraient pas quelque chose à leur convenance. Le caporal Tarnaud, un petit blond mince, pas robuste, mais bon marcheur, leste et vif comme pas un, — c’est bien celui d’ici, n’est-ce pas ? — se leva d’auprès du feu pour les faire rentrer dans les rangs. Il y en avait un qui tenait un violon, et qui s’amusait à gratter les cordes en dansant comme si c’était une guitare. Le caporal Tarnaud le lui arrache des mains : « Faut pas toucher à ça, dit-il, c’est vivant, c’est comme une personne ! » Et le voilà qui prend le violon, qui prend l’archet, qui se met à jouer, oh ! mais à jouer comme personne n’a jamais joué du violon. C’étaient des airs comme des airs d’église ; mais, au lieu de vous adoucir le cœur, ça vous donnait du courage, ça vous rendait en quelque sorte furieux contre les Prussiens : on aurait voulu les avoir devant soi pour tomber dessus. Tous les hommes s’étaient levés des endroits où ils se reposaient, ils arrivaient les uns après les autres, ceux qui pouvaient entrer dans la cuisine s’y glissaient tout doucement sur la pointe du pied pour ne pas le déranger, tant c’était beau ; et les autres restaient debout aux portes et aux fenêtres, tendant le cou pour mieux voir. Les officiers finirent par arriver aussi, et tout d’un coup, sans s’arrêter, voilà Tarnaud qui empoigne la Marseillaise ! C’était là que son violon vous avait une voix ! pour le coup il avait raison, cet outil-là était vivant, c’était comme une personne. Chacun s’est mis à chanter malgré soi, tout le monde, les soldats, les officiers ; et à mesure qu’on chantait, la rage vous emplissait le cœur, et les larmes vous montaient aux yeux. Comme nous finissions, on annonce les ennemis. Ils avaient mal choisi leur moment : il n’y avait plus de traînards parmi nous, et jusqu’aux conscrits tout le monde a fait son devoir. Aussi les Allemands ont dit que personne n’avait gagné cette bataille-là, preuve qu’ils sentaient bien qu’ils l’avaient perdue.

« Mais c’est autre chose que je voulais vous dire. Dans un moment où nous étions assez près des ennemis pour nous battre pour de vrai, car je n’appelle pas se battre se tirer des coups de fusil et de canon sans seulement se voir, nous nous étions avancés, une vingtaine, à la baïonnette, au milieu d’un bataillon prussien, en nous escrimant, il fallait voir ! les casques à pointe tombaient comme mouches. Seulement nous n’avions pas vu que nous allions trop loin, et que leurs rangs se refermaient derrière nous. Notre officier s’en aperçoit : un grand qui s’appelait le lieutenant Arnaudeau…

— Emmanuel ! interrompirent les femmes.

— Vous le connaissez donc encore, celui-là ? reprit le soldat. Enfin, quand le lieutenant voit où nous en sommes : Demi-tour, les enfants, et rejoignons les camarades ! nous crie-t-il. Ah bien oui ! les Prussiens étaient trop : pas moyen d’en venir à bout. Ils nous criaient : Prisonniers ! prisonniers ! ils disaient très-mal ce mot-là, mais nous le comprenions tout de même. Quand ils ont vu que nous ne voulions pas nous rendre, ils sont venus sur nous comme des furieux, et nous nous apprêtions à en tuer le plus possible avant d’être tués, quand tout à coup les voilà qui se bousculent les uns sur les autres : nous nous sentons dégagés, nous nous remettons à taper sur ceux qui sont à notre portée, et finalement ils se sauvent tous. C’était le petit Tarnaud qui nous avait vus de loin au milieu des Prussiens ; il avait dit à ses hommes : Allons les chercher ! On l’avait suivi, et il était venu.

— Brave Ambroise ! s’écrièrent les femmes.

— Ah ! ce n’est pas tout. Notre peau était sauvée, c’était bien quelque chose ; mais nos chefs envoient des troupes pour nous soutenir, nous marchons en avant, et… dame ! on ne peut pas dire que la bataille n’a pas été gagnée de ce côté-là.

— Alors c’est le caporal Tarnaud qui a gagné la bataille ? demanda en riant Mlle Léonide.

— Pas tout à fait ; mais c’est lui qui est cause que les autres l’ont gagnée ; et ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il a été fait sergent ce jour-là.

— Et il n’était pas blessé ? demanda Anne.

— Pas blessé du tout ! J’espère qu’il aura continué. Je ne l’ai plus revu ; j’avais reçu un coup de sabre sur la tête et un coup de baïonnette dans la cuisse, et l’on m’a envoyé aux ambulanciers, qui m’ont amené ici. Voilà mon histoire. »

« C’est bien la peine de dépenser son vin. »

CHAPITRE XXXI

Voilà le facteur !

« Femme, voilà le facteur ! cria Julien Tarnaud.

— Est-ce une lettre de Louis ? demanda la Tarnaude en arrivant bien vite du fond de la cour où elle donnait la pâtée à ses gorets. — Il faut dire que Louis était prisonnier en Allemagne.

— Non… c’est de l’armée de la Loire, à ce que dit le facteur. La lettre vient du Mans. Donne un verre à ce brave homme, qu’il trinque avec nous à la santé de nos enfants.

— C’est bien la peine de dépenser son vin pour une lettre de cet écervelé d’Ambroise, » marmotta la Tarnaude en apportant le verre demandé.

Julien tournait et retournait la lettre.

« Elle est épaisse, dit-il, il y en a long dedans. Je m’en vais à Chaillé voir si Mlle Brandy a le temps de me la lire, ou le docteur, ou Mlle Anne. Je suis pressé de savoir s’il n’a pas de mal.

— Eh ! bien sûr qu’il n’a pas de mal, puisqu’il écrit. Tu feras mieux de fendre ton bois ; je n’en ai pas pour deux jours de ce qui reste. Tiens, d’ailleurs, voilà la petite Tessier qui arrive me rapporter des chemises que je lui ai données à arranger ; elle te lira ça. »

Véronique entra, dit poliment « bonjour la compagnie », remit les chemises à la mère Tarnaud, et lui demanda s’il n’y avait rien à faire pour son service. À cette question, ce fut Julien qui répondit :

« Voilà une lettre de mon gars qui vient d’arriver ; Véronique : voulez-vous nous la lire ? »

La mère Tarnaud, au lieu de retourner à ses gorets qui grognaient, s’installa auprès de la fenêtre avec son tricot, preuve qu’elle avait tout aussi grande envie que son mari d’entendre la lettre. Véronique prit la lettre, s’assit pour mieux la lire, et se mit à la parcourir rapidement. Puis, relevant ses yeux qui brillaient de joie et d’attendrissement :

« Il y a de bien belles choses, père Tarnaud, dit-elle. Écoutez, vous allez voir.

« Mon cher père, disait Ambroise, je ne tarderai pas à revenir au pays, et je n’aurais jamais cru, si on me l’avait dit quand je suis parti, que cela me ferait plus de chagrin que de plaisir. On vient de nous annoncer qu’on a conclu un armistice, ce qui veut dire qu’on s’arrête de se battre, et il paraît qu’au bout de l’armistice on fera la paix, mais une triste paix qui nous coûtera cher, et que nous serons bien obligés d’accepter, puisque nous ne pouvons plus nous défendre. Enfin, pour ce qui est de nous, je suis encore heureux de m’en être tiré avec mes bras et mes jambes, et de revoir la Sapinière. »

— Alors, si on a la paix, les prisonniers reviendront ! dit la Tarnaude en relevant le nez de dessus son tricot.

— Eh ! sans doute, répliqua Julien, et Louis sera ici pour la fenaison, et même plus tôt. Laisse donc lire la lettre d’Ambroise. » Véronique continua :

« À présent que j’ai le temps, je veux vous raconter une aventure qui m’est arrivée il y a trois semaines à peu près. C’était pendant notre retraite ; nous nous battions presque tous les jours, et nous étions bien contents quand nous pouvions nous arrêter la nuit pour dormir. Cette nuit-là, on me donna un billet de logement pour la maison d’un riche propriétaire, à deux cents pas de Troô, un gros village où il n’y a plus que des ruines à présent. J’étais avec d’autres sous-officiers. Toutes les portes étaient ouvertes, j’entre : personne
Véronique prit la lettre.
nulle part. Enfin je trouve dans une petite chambre deux femmes qui pleuraient. Je montre mon billet. Une des femmes, une grande belle jeune demoiselle, se lève et me dit : « Venez, monsieur le sergent, je vais voir si les Prussiens nous ont laissé de quoi vous donner à souper ; nous, nous n’avons plus besoin de rien. » Les camarades me rejoignent ; nous questionnons la demoiselle, et elle nous raconte que des uhlans sont venus dans la journée, qu’ils ont fouillé toute la maison, et qu’y ayant trouvé un fusil de chasse, ils sont entrés en fureur et ont emmené son père comme otage, pour le fusiller si l’on tirait sur un des leurs. « Ils ont dit aussi, ajoutait la pauvre demoiselle, que nous saurions bien quand ils l’auraient fusillé, parce qu’ils reviendraient mettre le feu à notre maison. Tous nos domestiques se sont sauvés, et je suis restée seule avec ma grand’mère qui ne peut pas marcher ; ils nous tueront toutes les deux ensemble quand ils auront tué mon pauvre père. Ô monsieur le sergent ! ils l’ont arraché de son lit, et ils l’ont emmené à moitié vêtu, par ce froid, malade et tremblant de fièvre. Je voulais aller avec lui, ils m’ont repoussée. Que Dieu les punisse ! »

» La pauvre demoiselle pleurait comme une Madeleine, et cela fendait le cœur. Je vis que les camarades étaient aussi attendris que moi, et je pensai qu’on pourrait peut-être sauver son père. Seulement il fallait se dépêcher ; nous n’avions pas tiré sur les uhlans, c’est vrai, puisqu’ils avaient déguerpi rien qu’au bruit de notre arrivée ; mais on pouvait avoir tiré sur eux dans d’autres endroits, et ils étaient bien capables de se tromper d’otages.

« Savez-vous où ils ont emmené votre père ? dis-je à la demoiselle. — J’entends un peu l’allemand, répondit-elle, et j’ai cru comprendre qu’ils passeraient la nuit à la Gauchère : c’est à deux lieues d’ici, sur la route de Montoire. »

» Je m’en allai demander à mon capitaine la permission de tenter l’expédition, et je pris avec moi vingt-cinq hommes de bonne volonté. Nous partîmes au pas accéléré, et neuf heures sonnaient lorsque nous aperçûmes les lumières de la Gauchère.

» Il n’y avait pas moyen d’entrer dans le village par la grand’route ; naturellement les Prussiens avaient des sentinelles en avant de leurs postes. Mais la demoiselle, qui avait voulu venir avec nous, nous fit passer par un petit chemin creux que les Allemands n’avaient pas su trouver, et qui nous amena à travers des jardins juste au milieu du village.

» Là, nous restâmes tapis derrière un mur, qui heureusement avait un trou tout exprès pour nous permettre de voir ce qui se passait sur la place, devant l’église.

» Les uhlans avaient fait un grand feu et se chauffaient à leur aise ; ils mangeaient et buvaient, se croyant bien gardés par leurs sentinelles.

» Il y avait sur la place plusieurs arbres, et au plus gros de ces arbres ils avaient attaché un homme dont le feu éclairait la figure pâle et les cheveux gris. Il les regardait courageusement, mais ses dents claquaient de froid, car il n’était vêtu que d’une chemise, d’un gilet et d’un pantalon, et l’on voyait qu’il avait de la peine à se tenir debout, malgré les cordes qui lui passaient sous les bras et qui l’attachaient à l’arbre. La pauvre demoiselle me serra le bras en me disant à l’oreille : Mon père. Je lui dis de se rassurer et de rester cachée, et je donnai le signal à mes hommes.

» Nous sautâmes tous à la fois par-dessus le mur, et nous courûmes aux Prussiens en poussant de grands cris pour leur faire croire que nous étions beaucoup. Ils furent surpris, et, comme ils ne sont pas vifs dans leurs mouvements, ils n’eurent pas le temps de tirer seulement un coup de fusil avant d’en voir par terre une douzaine des leurs. La bataille s’engagea ; il faisait trop nuit pour que les Prussiens vissent combien nous étions, et d’ailleurs chacun de nous tapait pour deux. Ceux qui étaient dans les maisons, et qui arrivaient tout effarés, voyant que leurs camarades avaient le dessous, et croyant avoir affaire à tout un régiment, couraient chercher leurs chevaux pour se sauver ; — c’est leur habitude de ne jamais se battre quand ils ne sont pas les plus forts.

» La demoiselle n’avait pas pu se décider à rester cachée derrière le mur, comme je le lui avais dit ; elle était accourue à notre suite, et s’était jetée au cou de son père, qu’elle essayait de délier quand un uhlan l’aperçut et étendit son pistolet vers elle pour lui casser la tête. Mais ce fut la sienne qui y resta, car je la lui fendis d’un bon coup de crosse, et son pistolet, qui était un grand revolver, me servit à en jeter à bas deux ou trois autres ; c’était utile, car nous n’avions pas beaucoup le temps de recharger nos armes. En un quart d’heure, tout fut fini. »

Comme nous allions partir, mes hommes découvrirent dans des écuries quatorze chevaux que les uhlans n’avaient pas eu le temps d’emmener ; c’était de bonne prise. Chacun des hommes valides se chargea d’un cheval, et prit en croupe, soit un camarade, soit un de nos blessés (il y en avait quatre). Moi, j’eus le vieux monsieur. Je lui donnai ma capote pour le réchauffer, et je me l’attachai en croupe avec une courroie passée autour de lui et de moi, comme on fait chez nous pour les femmes ; il ne pouvait plus se tenir. Sa fille monta à elle seule un cheval, et resta près de lui tout le temps de la route.

» À moitié chemin, nous rencontrâmes un détachement que le capitaine envoyait savoir de nos nouvelles, et qui nous ramena en triomphe avec nos chevaux. La vieille dame ne faisait que se désespérer ; aussi on n’a pas idée de sa joie quand elle revit son gendre et sa petite-fille.

» Nous avons eu depuis bien d’autres affaires, et je ne pensais plus à celle-là ; mais il paraît que le monsieur que nous avons tiré des griffes des Prussiens est le frère d’un général, qu’il lui a raconté ce que j’avais fait, que le général a demandé des notes sur ma conduite pendant toute la guerre ; et voilà pourquoi, mon cher père, je viens ce matin de recevoir la croix d’honneur. Je te prie de le faire savoir à Mlle Léonide, à M. le docteur, et surtout à Véronique ; je ne serais pas fâché non plus qu’on le dît à M. Bardio. Un ménétrier décoré ! cela fera-t-il de l’effet dans le pays ! J’espère que ma mère sera contente quand elle me donnera le bras et que les postes nous porteront les armes ! En attendant, je vous embrasse tous les deux. A-t-on des nouvelles de Louis ? Monsieur Emmanuel se porte bien.

» Votre fils affectionné,
» Ambroise Tarnaud. »

Pour le coup la Tarnaude était vaincue. Ambroise décoré ! Quelle gloire ! Elle pleurait à chaudes larmes et s’essuyait les yeux du coin de son tablier ; Louis n’occupait plus que la seconde place dans son cœur. Pour Julien Tarnaud, il pouvait mettre dans ses souvenirs de bonheur ce jour-là auprès de celui où Ambroise avait si glorieusement dévoilé son talent sur le violon. Et Véronique ! elle était plus fière que s’il se fût agi d’elle-même. Non-seulement elle accompagna le père et la mère Tarnaud à Chaillé pour annoncer avec eux la grande nouvelle aux gens qu’Ambroise désignait dans sa lettre, et même à bien d’autres, mais encore elle prit toute seule la route de la ville pour aller dire à M. Bardio qu’Ambroise avait la croix, tout aussi bien que s’il eût été le plus grand artiste de France. Le vieux maître s’en réjouit ; mais il faut avouer qu’il se réjouit encore plus de savoir son élève sain et sauf et mis à l’abri des coups par l’armistice.

Ce sont bien eux !

CHAPITRE XXXII

Retour au pays.

Par une belle journée de printemps, toute la population de Chaillé s’était portée en avant du bourg, sur la route qui mène à la Roche-sur-Yon et non-seulement les gens de Chaillé, mais encore ceux des environs qui avaient un fils à l’armée. On y voyait le père et la mère Tarnaud, qui avaient mis la clef sous la porte à la Sapinière pour venir attendre Ambroise ; on y voyait la famille Arnaudeau, y compris Sylvanie, qui portait le deuil de la patrie avec beaucoup de volants, de garnitures, de retroussis, de fleurs, de plumes, de broches, de colliers, de pendeloques et autres ornements, le tout d’un noir irréprochable ; on y voyait Anne, qui n’était pas en deuil, mais qui portait une vieille robe, ayant dépensé pour les malheureux que la guerre avait faits tout l’argent destiné à sa toilette ; on y voyait aussi Mlle Léonide, Véronique et sa mère. Les mobiles arrivaient ce jour-là, et ils avaient voulu venir tous ensemble, à pied, depuis la Roche-sur-Yon : c’était leur dernière étape ; et tous les yeux étaient braqués sur la route qui s’allongeait à perte de vue, blanche et poudreuse, à travers les champs verdoyants, disparaissant dans un pli de terrain pour reparaître un peu plus haut. Enfin un nuage de poussière apparaît là-bas, près du dernier moulin : si c’étaient eux ! On ne voit plus rien : la route descend à cet endroit-là. Quelque chose reparaît sur le haut de la pente : c’est un groupe nombreux : ils approchent, ce sont bien eux ! dans peu d’instants on pourra les reconnaître. « Je vois le lieutenant, s’écrie Anne ! il marche en avant, un peu sur le côté ; et Ambroise, je le vois aussi ! » Toute la foule se précipite au-devant d’eux, et pendant quelques moments c’est une confusion d’embrassades, de poignées de main, de paroles tendres et joyeuses ; on se dédommage de la longue et triste séparation, et chaque soldat, son père à son côté, sa mère ou sa sœur pendue à son bras, ses petits frères portant son bagage, s’achemine vers son logis. Il faut s’arrêter encore pourtant : en arrière du groupe des heureux qui emmènent leurs fils, un autre groupe attend tristement les voyageurs. Là aussi on les embrasse, on leur serre la main, on leur dit : « Dieu soit béni pour vous avoir conservés ! » mais on ajoute en pleurant : « Mon pauvre Jacques ! mon pauvre Pierre ! mon pauvre Alexandre ! vous l’avez vu tomber ? a-t-il beaucoup souffert ? a-t-il parlé de nous avant de mourir ? savez-vous où il est enterré, et si l’on a mis une croix sur lui ? » Les jeunes gens répondent d’une voix émue, en se découvrant au souvenir des morts. Demain on priera pour eux dans la vieille église, et leurs frères d’armes y viendront.

On se sépare, et chaque famille s’en va fêter le retour du soldat ; mais les fêtes ne sont pas gaies : après les premiers instants de joie on se remet à penser à ce qu’on a perdu, et les jeunes gens ne peuvent se consoler que cela ait fini ainsi.

Laissons la Tarnaude placer devant Ambroise une soupe aux choux toute fumante et un poulet gras, — elle en réserve un autre pour Louis, qui doit être en marche pour revenir d’Allemagne, — et entrons chez le bon M. Arnaudeau. Martuche est bien allée avec les autres au-devant d’Emmanuel ; mais tout en l’attendant, tout en l’embrassant, elle n’avait pas l’esprit tranquille ; elle était tourmentée par la crainte que son pot-au-feu cessât de bouillir ; et Martuche rêvait pour le retour d’Emmanuel un bouillon comme on n’en aurait jamais vu. Elle est rassurée ; son feu ne s’est pas éteint, et le bouillon frémit tout doucement. À la broche maintenant le dindon engraissé avec tant de soin, et truffé dès la semaine dernière par la prévoyante Martuche ! Les entrées mijotent avec un fumet exquis : voici un canard aux olives, un civet de lièvre dont on se lèchera les doigts, un fricandeau si tendre qu’on n’aura qu’à lui montrer le couteau pour qu’il se range en tranches sur sa litière d’oseille, un filet de bœuf aux champignons, lardé, doré, pénétré de jus et glacé de sauce. Voici la salade ; et Martuche a été chercher Véronique pour y disposer avec goût des cercles et des arabesques de bourrache, de capucines et de cerfeuil haché. Ses entremets, ses crèmes, ses gâteaux, son dessert, ornent le buffet ; on y voit jusqu’à des pommes et des poires de la dernière saison, un miracle de conservation. « Ce sera un dîner dont on parlera longtemps, dit Martuche à Véronique ; et je n’en ferai qu’un plus beau dans toute ma vie : ce sera le dîner de noce de M. Emmanuel.

— Est-ce qu’il va se marier ? demanda Véronique.

— On ne me l’a pas dit, mais j’ai mon idée, et s’il me charge de lui choisir une femme. Quand je dis ça, je sais bien qu’il ne m’en chargera pas ; mais ça se pourrait bien qu’il eût la même idée que moi. Enfin, suffit. Vous verrez, Véronique, si vous ne serez pas chargée de faire la robe de la mariée. »

Véronique souriait ; elle avait son idée, elle aussi, et c’était la même que celle de Martuche. Pourquoi ne serait-ce pas aussi celle d’Emmanuel ?

Le dîner fut superbe, et Martuche y acquit une gloire qui rayonna jusqu’à ses vieux jours. Les convives, du reste, étaient dignes de le manger : c’étaient M. le maire, M. le notaire, cousin des Arnaudeau, M. le vicomte de Montadille, qui avait daigné quitter Nantes pour cette occasion et venir secouer à l’anglaise la main de son beau-frère qu’il appelait « cher » et « bon ».

C’était encore Mlle Léonide, le docteur, et sa fille Anne, qui se trouva, on ne sait comment, assise entre le maître de la maison et son fils.

On parla de la guerre, de la paix, des événements, on revint sur les fautes commises, on se plaignit, on accusa celui-ci et celui-là. Mlle Léonide mit fin aux lamentations en frappant sur la table.

« Tout cela est, si je peux m’exprimer ainsi, dit-elle, de la moutarde après dîner. Ce n’est pas que je veuille vous dire de passer l’éponge sur la dernière année, d’oublier tout et d’accorder une amnistie complète aux traîtres, aux lâches et aux imbéciles, non : il faut garder la mémoire pour se garer d’eux désormais ; mais il faut penser à l’avenir plus encore qu’au passé, et y travailler de tout son cœur, chacun selon ses forces. Qu’est-ce que vous allez faire, Emmanuel, à présent que vous voilà revenu ?

— Mademoiselle, vous parlez d’or : c’est précisément ce que j’allais dire. Je vais pendre mon sabre, mes pistolets, et autres outils meurtriers au mur de ma chambre où ils formeront une belle panoplie ; je prierai ma mère d’enfermer mon uniforme dans une malle avec de la lavande pour le préserver des mites, et dès demain je chausse des sabots pour faire le tour de nos terres. Les bestiaux manquent, j’en élève ; je donne à chaque terrain la culture qui lui convient, je travaille du matin au soir, j’obtiens des produits superbes, et je me rends utile à mon pays, selon mes moyens, comme vous le disiez. Approuvez-vous ?

— Complétement !

— Et moi aussi ! dit M. Arnaudeau.

— Moi aussi, répéta Mme Arnaudeau : de cette façon, tu ne nous quitteras plus. J’avais pourtant pensé qu’avec ton grade tu aurais peut-être envie de rester militaire, et…

— Ma bonne mère, tu peux te rappeler que je t’ai priée de mettre de la lavande dans mon uniforme pour le préserver des mites. Ceci indique que je le reprendrai au besoin. Mais quant à faire mon métier d’être militaire, cela n’est pas plus dans mes goûts qu’avant la guerre. Considère-moi donc tout simplement comme un bon fermier. »

M. le vicomte et Mme la vicomtesse de Montadille firent une petite moue ; mais les autres convives paraissaient très-contents. M. Arnaudeau était aux anges.

« Maintenant, reprit Emmanuel, comme on n’a jamais vu un fermier sans fermière… »

Il s’arrêta un instant pour regarder les visages. Son père riait de tout son cœur, Mlle Léonide souriait, Mme Arnaudeau ne semblait pas mécontente, et regardait fixement Anne, qui regardait son assiette.

Emmanuel recommença.

« Comme on n’a jamais vu un fermier sans fermière, je te prie, mon cher père, de vouloir bien demander à monsieur le docteur de me céder Mlle Anne, si toutefois elle veut bien consentir à être la reine de ma maison, de mes étables, de mes basses-cours et de tous leurs habitants.

— Tout de suite, mon garçon ! s’écria M. Arnaudeau radieux. Une si bonne fille ! jamais tu ne pourras trouver une meilleure femme. Docteur, vous ne me la refuserez pas, n’est-ce pas ? vous savez bien que mon garçon la rendra heureuse ! »

Et l’excellent homme s’était levé, il avait pris dans ses deux mains la fine taille d’Anne, et l’avait à moitié portée, à moitié traînée vers le docteur. Anne riait et pleurait à la fois ; mais elle ne dit point non lorsque son père lui demanda tout bas : « Veux-tu ? » Et quand elle fut revenue à sa place, fêtée par tous les convives, elle dit à Emmanuel avec un petit air grave de maîtresse de maison :

« Emmanuel, vous m’apporterez vos livres de la ferme-modèle, pour que je les étudie : je ne veux pas être une fermière pour rire.

— Je savais bien, moi, dit Martuche qui arrivait avec un énorme gâteau, que Véronique aurait bientôt une robe de noce à faire. Allons, mademoiselle Anne, je mets le gâteau devant vous, vous allez le couper, pour qu’on voie si vous êtes bonne à marier. »

On rit, et Anne embrassa gaiement Martuche, ce qui ne laissa pas de scandaliser un peu M. le vicomte et Mme la vicomtesse. Mais on ne peut pas contenter tout le monde. Inutile de dire que le gâteau fut très-bien coupé.

Dès le lendemain, comme il l’avait dit, Emmanuel chaussa des sabots et s’en alla avec son père examiner leurs propriétés. On décida l’achat de quelques landes qui confinaient aux champs de blé, et l’on choisit à mi-côte l’emplacement de la ferme. Emmanuel fit venir des ouvriers, donna des plans, et dicta une foule de dispositions. Il fit venir aussi des machines qui étonnèrent un peu les gens du pays ; mais comme il avait l’air de savoir très-bien ce qu’il voulait, on lui obéit.

La maison s’éleva rapidement : il fallait qu’elle fût bâtie avant l’hiver, et Anne la voyait déjà en rêve, blanche, claire et gaie, avec des rideaux de mousseline partout, de la verdure par derrière, un parterre par devant, les bâtiments de la ferme du côté de l’est, et comme perspective, les maisons de Chaillé groupées en bas de la colline, et l’Yon serpentant entre les prairies. Les landes se défrichaient, les machines fonctionnaient, tout allait à merveille.

Sylvanie et son mari étaient retournés à Nantes, se trouvant dépaysés à la campagne, et personne ne les avait regrettés, pas même Mme Arnaudeau, qui se trouvait très-bien chez eux, mais qui était un peu gênée de les avoir chez elle, où elle ne pouvait jamais les contenter. D’ailleurs, tout en continuant à penser que Sylvanie était une femme supérieure, très-supérieure à Anne assurément, elle se laissait peu à peu gagner par la grâce et la simplicité de cette dernière, qui lui parlait avec déférence, au lieu de lui donner à entendre, comme Sylvanie le faisait à chaque instant, qu’elle était bien surannée et bien passée de mode.

Le docteur était le moins heureux dans tout cela. Certes, il était content du sort de sa fille et n’aurait pas désiré un autre gendre ; mais il ne pouvait s’empêcher de songer au vide de sa maison quand Anne n’y serait plus.

Cette idée-là était aussi venue à Anne, et elle en avait parlé à Mlle Léonide, qui s’était mise à rire. Anne, étonnée du manque de sensibilité de la vieille demoiselle, n’avait plus rien dit ; mais elle se promettait bien de mettre tout en œuvre pour décider le docteur à renoncer à ses malades et à venir habiter la Ferme-Neuve : c’est ainsi qu’on avait baptisé sa future habitation.

Qu’as-tu ? lui dit-elle.

CHAPITRE XXXIII

Ambroise et Véronique.

Pendant qu’Emmanuel bâtissait son nid, que devenait le sergent Tarnaud ? Le sergent Tarnaud n’était pas gai : sa mère, à la vérité, l’avait bien reçu ; mais une femme qui a depuis cinquante ans passés l’habitude d’être maussade ne change pas d’humeur en un jour, et quoiqu’elle fût très-fière de son fils et qu’elle lui mît des rubans rouges à tous ses vêtements, elle lui faisait essuyer de nombreuses rebuffades. Louis n’était pas revenu aussitôt qu’on l’attendait ; il y avait eu des retards dans la mise en liberté des prisonniers, et il n’était arrivé que trois mois après Ambroise. Pendant ces trois mois-là, Ambroise avait été à peu près tranquille ; il avait pris courageusement la pioche et la faux, avait bêché, fait les foins, s’était occupé des cultures d’été et il venait de couper le blé lorsque Louis était enfin revenu. Jusque-là, sa mère le traitait comme un être utile mais dès qu’elle revit Louis, son ancienne tendresse pour lui se réveilla, et comme il suffisait à lui seul à l’entretien de leurs champs, la Tarnaude recommença à trouver qu’Ambroise n’était pas bon à grand’chose, et à le lui dire toute la journée, naturellement. Le fait est qu’il ne gagnait rien : on ne dansait plus, chacun gardait son argent ou le donnait aux blessés et aux orphelins de la guerre, au lieu de payer de la musique, et Ambroise ne pouvait plus guère compter que sur l’argent de sa croix. M. Bardio lui avait reparlé de ses anciens projets ; mais ses économies avaient été dépensées pendant la guerre ; elles avaient servi à faire vivre ses parents, puisque Julien Tarnaud n’avait pas trouvé d’ouvrage dans son état, et à envoyer à Louis, qui manquait de bien des choses en Prusse, et qui ne se gênait pas pour demander même plus d’argent qu’il ne lui en fallait. Ambroise ne voulait pas accepter les offres généreuses de son vieux maître, qui mettait sa bourse à sa disposition ; il ne se dissimulait pas que les événements avaient reculé loin, bien loin, les brillantes perspectives qui lui avaient souri autrefois. D’ailleurs il était las et ne se souciait plus de courir le monde ; rien ne lui semblait aussi beau que le Bocage de la Vendée, et il n’aurait rien désiré s’il avait pu comme autrefois gagner sa vie avec son violon. Son cher violon ! depuis qu’il ne rapportait rien, sa mère n’aimait pas à l’entendre, et quand il voulait en jouer en paix, il l’emportait hors du logis et allait gagner la grotte, asile de ses premières études.

Ce fut là que Véronique le trouva un jour d’automne, triste comme le ciel gris où la bise faisait tourbillonner les feuilles jaunies.

« Qu’as-tu ? lui dit-elle en le regardant de ses yeux profonds.

— J’ai que me voilà revenu aux mauvais jours, comme quand j’étais enfant et que je me cachais ici pour étudier. Ma mère ne peut plus souffrir le violon : il ne me fait plus gagner un sou !

— Eh bien, les mauvais jours d’autrefois sont passés, ceux d’aujourd’hui passeront de même. Il faut avoir du courage, Ambroise ! tu as montré que tu en avais contre les Prussiens, tâche d’en trouver contre tes ennuis.

— C’est facile à dire : mais c’est dur de s’entendre reprocher le morceau de pain qu’on mange ; comme si celui qu’elle a mangé tout l’hiver ne venait pas de moi ! L’injustice me révolte, vois-tu, je ne peux pas m’y faire, je ne m’y ferai jamais !

— Mon pauvre Ambroise, on ne peut pourtant pas exiger que tout le monde soit juste ; c’est tout au plus si l’on est sûr d’être toujours juste soi-même. Prends patience ; on se remettra peu à peu à faire
Elle posa sa main sur celle d’Ambroise.
de la musique et même à danser, et tu gagneras autant qu’avant nos malheurs. Tiens, cela commence déjà : je viens de chez toi pour te faire une commission de Mlle Brandy. Elle veut faire porter son orgue dans l’église pour jouer au mariage de Mlle Anne, et elle désire que tu l’accompagnes sur ton violon ; il faut que tu ailles chez elle pour choisir vos morceaux. Tu gagneras là une bonne journée.

— Ils se marient donc bientôt ?

— Mais oui, la semaine prochaine. On dirait que cela te contrarie.

— Moi ! pas du tout. Qu’est-ce que cela me fait qu’ils se marient ? ne faut-il pas que tout le monde se marie ? Moi je reste seul, et l’on me jettera dehors comme un pauvre chien ! »

Véronique s’assit près de lui. « Voyons, dit-elle, raconte-moi ce que tu as, et qui est-ce qui parle de te jeter dehors. Qu’est-ce qui t’arrive donc ?

— Il arrive que ma mère a l’idée de marier Louis, et qu’après avoir examiné toutes les filles du canton, elle s’est décidée pour Madeluche, la fille de Pascaud le meunier.

— La grande rousse ? C’est une belle fille, fraîche, vigoureuse, et qui a du bien ; mais je ne sais pas si elle est commode tous les jours. Et que dit Louis ?

— Louis ? il dit ce que dit la mère. Elle est allée trouver les Pascaud, et comme la guerre a tué bien des garçons et en a estropié d’autres, le meunier a pensé que les filles de l’âge de la sienne, qui a vingt-huit ans passés, couraient grand risque de ne pas trouver de maris, et il a accepté. Il lui donne de l’argent, et les vignes qui touchent à la Sapinière. Cela va très-bien ; mais on m’a déjà fait entendre que la maison serait bien petite une fois que Louis serait marié.

— Et ton père ?

— Tu sais bien qu’on ne le consulte pas ; et si je fais passer sur toi mon chagrin et ma mauvaise humeur, c’est que je les renfonce en moi-même quand il est là, pour qu’il ne s’en aperçoive pas.

— Merci de la préférence ; elle me prouve ton amitié, c’est toujours cela de bon. Aie un peu de patience ; ils ne vont pas se marier d’ici à demain, et tes affaires iront peut-être mieux auparavant.

— Ah ! ce sera bien long ! Est-ce qu’on croit que je n’aimerais pas à me marier, moi aussi, à être chez moi, à avoir une famille à moi, à rapporter à ma femme l’argent que je gagnerais, à travailler pour elle, à me promener avec elle les jours de fête, à être heureux, enfin ! Voilà je ne sais combien d’années que j’y pense, et à présent tout est à recommencer. Je ne t’ai jamais dit cela, Véronique, parce que tu devais bien le savoir : tu devines toujours tout ce que j’ai dans l’esprit avant que je le sache moi-même ; mais j’ai toujours eu l’idée de te demander d’être ma femme, dès que je gagnerais assez pour te faire vivre, et ta mère aussi, qui travaille du matin au soir, vieille et faible comme elle est ! J’aurais tant de plaisir à lui dire : « Asseyez-vous là au coin du feu, la mère, et ne faites d’ouvrage que ce que vous voudrez : nous voilà deux jeunes, trop contents de travailler pour vous ! » Mais je ne devrais pas te dire cela, à présent que je ne suis qu’un mendiant ! »

Véronique se taisait. Ambroise la regarda ; elle avait les yeux brillants comme le jour où elle l’avait décidé à partir pour l’armée. Elle posa sa main sur celle d’Ambroise et lui dit :

« Si j’étais seule, je te dirais tout de suite : « Ambroise, je veux bien être ta femme ; je gagnerai pour toi en attendant que tu gagnes pour moi, et je t’empêcherai d’être malheureux. » Mais j’ai ma mère à soutenir : il faut donc prendre patience. Les mauvais jours passeront, Ambroise, et je t’attendrai ! »

Je me charge d’offrir le dîner.

CHAPITRE XXXIV

Le dernier mot de Mlle Léonide.

Dans le grand salon rouge du docteur, on venait de signer le contrat de mariage d’Anne et d’Emmanuel, en présence de leurs familles et de Mlle Léonide, arrivée le matin même de la ville, où elle avait fait en compagnie de Véronique un mystérieux voyage de trois jours. Anne avait la robe rose qui dormait dans son armoire depuis quinze mois, et une couronne de chrysanthèmes mêlés de feuillage de bruyère, où Véronique avait mis tout son art : c’était la plus jolie fiancée qu’on pût voir. Le docteur avait beaucoup causé avec Mlle Léonide ; il paraissait très-content, et on l’avait vu lui serrer les mains en l’appelant « ma chère vieille amie ». Au moment où les deux familles allaient se séparer, Mlle Léonide demanda la parole.

« Le mariage n’est que pour après-demain, dit-elle ; j’ai donc d’ici là le temps de vous faire une petite communication, et je vous invite à venir chez moi demain à midi : je ne vous garderai pas longtemps. »

Chacun accepta, en se demandant ce que pouvait avoir à dire Mlle Léonide ; et l’on fut exact au rendez-vous.

Mlle Léonide reçut ses invités dans la salle d’école, remise à neuf après le départ du dernier blessé. On y vit arriver successivement la famille Arnaudeau, Anne et son père, M. Bardio, le maire de la commune, un monsieur inconnu que Mlle Brandy présenta comme l’inspecteur des écoles, le curé de la paroisse et son principal marguillier, Ambroise, Julien Tarnaud et sa femme, Véronique et la Tessier, qui restèrent modestement près de la porte, étonnés de se trouver en si brillante compagnie, et enfin le notaire, qui déposa sur la table un grand portefeuille noir dont il tira plusieurs papiers.

Alors, la réunion étant au complet, Mlle Léonide prit place derrière la table.

« Je vous ai fait venir tous, dit-elle, pour vous faire part de mes dernières dispositions. Il y a des gens qui font leur testament en faveur de tel ou tel, et qui réjouissent grandement leurs héritiers quand ils finissent par se décider à mourir. Moi, je me suis dit : je vais faire mon testament de mon vivant ; j’y gagnerai de voir pendant quelques années, j’espère, le bien que j’aurai fait, et personne ne se réjouira de ma mort. J’ai donc disposé d’une partie de mon bien pour différentes choses, me réservant seulement une rente pour vivre chez mon excellent ami le docteur, qui veut bien me recevoir dans sa maison, et qui y gagnera de ne pas rester seul et d’être toujours sûr de trouver en rentrant quelqu’un au coin de son feu pour le faire enrager. »

Ici le discours de Mlle Léonide fut interrompu par Anne, qui lui sauta au cou en la serrant à l’étouffer. De là, la jeune fille passa dans les bras de son père, qu’elle embrassa en lui disant :

« Oh ! à présent je suis tout à fait contente. Si tu savais ! cela me faisait tant de peine de te laisser seul !

— Un peu de silence, je n’ai pas fini ! cria Mlle Brandy en frappant sur sa table comme si elle voulait faire taire une classe turbulente. Il faut bien que je vous dise ce que j’ai fait du reste de mon argent. Monsieur le notaire, voulez-vous présenter à la signature de M. le curé et de M. le marguillier l’acte que voici. Il y est fait don à l’église de Chaillé-les-Ormeaux d’un petit orgue ou harmonium à deux claviers, destiné à accompagner le chant des prières, et d’une rente de 500 francs constituée au profit de l’organiste ; sous la condition expresse que le premier organiste, qui conservera cette charge sa vie durant, sera Ambroise Tarnaud, ex-sergent de mobiles à l’armée de la Loire, chevalier de la Légion d’honneur, fils de Julien Tarnaud, ménétrier, demeurant à la Sapinière.

— Oh ! mademoiselle ! » s’écria Ambroise étouffant de bonheur. Il ne put pas ajouter un mot, et se précipita vers Mlle Léonide dont il couvrit les mains de baisers.

« Mon cher garçon, lui murmurait-elle, tout émue elle-même et le laissant faire, l’art est une grande et belle chose, c’est vrai ; mais il vaut autant quand il élève les âmes à Dieu sous la voûte d’une vieille église de campagne que quand il appelle sur une scène les applaudissements de la foule. Avec ton violon et ton orgue, tu peux être heureux sans sortir d’ici.

— Je serai heureux ! je suis heureux ! répondit Ambroise avec ravissement. Ô ma Véronique !

— J’ai quelque chose à lui dire aussi, à elle. Reste encore, je n’ai pas fini. »

L’acte signé, le notaire en présenta un autre à Mlle Brandy.

« Celui-ci, dit-elle, est l’acte de donation à la commune de Chaillé de ma maison et du jardin y attenant, avec une portion de mon mobilier que j’y laisserai, notamment celui de la salle d’école ; laquelle maison sera et demeurera à perpétuité une école ; et pour que les enfants les plus pauvres y puissent être reçus, je constitue à l’institutrice une rente de 500 francs, afin qu’elle instruise gratuitement les enfants que le conseil municipal aura dispensés de payer l’école. Le tout sous la condition expresse que la première institutrice, qui conservera cette fonction sa vie durant, sera Véronique Tessier, fille de la veuve Tessier, que j’ai instruite moi-même, et qui vient de subir avec succès ses examens d’institutrice. »

Ce fut au tour de Véronique d’être dans la joie. Elle avait travaillé sous la direction de Mlle Léonide, avec l’espoir d’obtenir une place dans quelque école et de pouvoir ainsi assurer le repos de sa mère. Mais la courageuse fille n’avait jamais pensé que ce pût être à Chaillé, puisque Chaillé n’avait pas d’autre école que celle de Mlle Léonide, et son cœur se brisait à l’idée de quitter tout ce qu’elle aimait pour s’en aller dans un bourg inconnu instruire des enfants inconnus. Ceux de Chaillé, elle savait leur nom à tous, elle les avait vus naître, elle les avait vus grandir ; il n’y en avait aucun qu’elle n’eût un jour ou l’autre porté tout petit dans ses bras, à qui elle n’eût fait quelque joujou avec des glands ou des brins de jonc. Elle les aimait et ils l’aimaient ; aussi il lui sembla qu’elle devenait leur mère à tous, et elle se sentit le cœur assez large pour les y loger tous à la fois. Elle se jeta dans les bras de Mlle Léonide, qui l’embrassa tendrement et lui dit : « Je sais que tu aimeras les enfants, et je te les donne avec confiance ; c’est autant pour eux que pour toi que je fais cela. » Puis M. le maire et le notaire vinrent donner une poignée de main à la jeune institutrice ; elle fut présentée à M. l’inspecteur, qui lui fit un petit discours sur ses nouveaux devoirs. La Tessier était dans le ravissement.

Enfin Mlle Léonide reprit la parole.

Il n’y a plus rien sur les papiers de M. le notaire, dit-elle. Mais j’ai quelque chose à ajouter. Il est convenable qu’une institutrice soit mariée, et si personne n’y met d’opposition, nous marierons notre institutrice avec notre organiste : il me semble qu’ils se conviennent parfaitement. Je me charge d’offrir le dîner de noce. »

Il n’y eut pas d’opposition, même de la part de la Tarnaude, car Véronique devenait une demoiselle, et un bon parti. Il y avait longtemps que la Tessier aimait Ambroise comme s’il eût été son fils. Quant à Véronique, elle mit résolument sa main dans celle d’Ambroise en lui disant tout bas : « Tu vois bien qu’il fallait avoir un peu de patience ! » Ambroise, lui, ne dit rien du tout : il était trop heureux.

Le lendemain, Anne et Emmanuel furent mariés, et Ambroise joua du violon dans l’église de façon à faire soupirer de regret M. Bardio. Mais il ne soupirait pas, lui ; et s’il jouait si bien, c’est que toute la joie de son cœur était passée dans son archet et dans ses doigts, pendant qu’il faisait vibrer le fameux violon d’Amati, que Mlle Léonide lui donnait comme cadeau de noce. La semaine suivante, on fit le dernier déménagement de Mlle Léonide ; et le mois d’après, l’école se rouvrit sous la direction de Véronique, devenue Mme Ambroise Tarnaud. Le dîner de noce, offert par Mlle Brandy, fut très-simple : Véronique avait prié sa bienfaitrice d’employer le superflu de la dépense à donner des vêtements d’hiver aux plus pauvres de ses écoliers. Il n’aurait pas fallu proposer à Martuche d’en faire autant pour le dîner de noce d’Emmanuel : elle s’y surpassa, et l’on en parlera longtemps dans le pays.

Il y a plus d’un an que ces choses sont arrivées ; le docteur ne s’ennuie pas chez lui, car Mlle Léonide ne manque jamais de sujets de conversation ; mais il ne se passe pas de jour qu’il ne gravisse le coteau où est bâtie la Ferme-Neuve. Ajax, le vieil Ajax, qui passe tout son temps couché sur le paillasson de la salle à manger, et qui ne se dérangerait ni pour un chat ni pour un os, se lève avec empressement en étirant ses quatre pattes, lorsque son maître lui dit : « Allons, mon bon chien, allons voir Anne ! » Anne, prévenue de l’arrivée de son père par les aboiements de Caïman qui s’élance au-devant d’Ajax, vient à sa rencontre dans sa douce majesté de dame et de fermière. Son teint rose est un peu hâlé, ses mains blanches sont un peu brunies, mais tout marche à merveille dans la basse-cour, dans la laiterie et dans le potager. La jeune femme porte dans ses bras un petit être emmaillotté de blanc, dont la petite figure rouge fait de temps en temps une légère grimace : Anne prétend alors qu’il rit déjà et qu’il ne tardera pas à connaître son grand-père. Emmanuel se lève dès l’aube, va, vient, visite ses champs, inspecte ses travailleurs : il vient de rentrer ses dernières récoltes de l’année, qui sont superbes, et les pauvres s’en sont bien trouvés.

Plusieurs fermiers, qui avaient perdu une partie de leurs récoltes pour n’avoir pas pu les rentrer à temps à cause du manque de bras, voyant qu’Emmanuel n’avait rien perdu, grâce à ses machines, sont allés lui demander à les examiner de près. Emmanuel, qui n’est pas d’avis de mettre la lumière sous le boisseau, a fait manœuvrer ses machines devant eux, et a offert de les leur prêter à l’essai. Grâce à Emmanuel, la richesse du pays sera certainement doublée d’ici à peu d’années ; c’est sa manière d’être utile à la France.

Mme Arnaudeau n’a pas, cette année, passé autant de temps que de coutume chez sa fille, où elle assistait à des scènes de ménage fort désagréables : M. le vicomte commence à trouver que sa femme dépense trop, et Sylvanie le considère comme un affreux tyran, quand il lui parle de supprimer une robe ou un chapeau par saison. Mme Arnaudeau est peut-être aussi retenue à Chaillé par le jeune ménage de la Ferme-Neuve. Elle contemple souvent et longtemps son petit-fils, et dit à Anne : « Pourvu qu’il ne soit pas un affreux gamin comme était son père ! Si vous saviez, ma chère, comme il était malpropre et désordonné ! — Je sais, je sais, répond Anne en riant, c’est moi qui lui ai appris à mettre sa cravate. »

Les bancs de l’école sont bien garnis, et Véronique gouverne son petit peuple avec autorité et tendresse : elle aime ses élèves et elle en est aimée. Elle a de la dentelle à sa coiffe du dimanche (c’est Ambroise qui le veut), et la Tessier s’occupe tout doucement du ménage et tricote au coin du feu, sans se fatiguer, les bas de la famille. Ambroise retrouve peu à peu ses anciennes occupations ; il faut bien qu’on se remette à vivre. Si, le dimanche, un étranger passant par Chaillé entre dans la vieille église, il s’arrête ravi des mélodies graves et sereines qui montent de l’orgue, et, surpris du talent de l’organiste, il se dit : « Quel dommage qu’un pareil artiste ne soit pas dans une grande ville ! » Mais Ambroise ne pense pas ainsi, lui ; il est heureux quand sous ses doigts palpite un hymne de reconnaissance pour Dieu qui lui a donné, avec les joies de la famille, les joies de l’art ; il est plus heureux encore quand il s’assied entre la Tessier qui l’aime et qui l’admire, et Véronique, sa femme et toujours son ange gardien. Ils ont aussi un fils : je ne puis vous dire s’il sera beau ou laid : à l’âge qu’il a, on ne ressemble pas encore à grand’chose ; mais il paraît qu’il a les mains longues et les doigts très-déliés : il jouera du violon. C’est le père Tarnaud qui le dit : il est plus souvent chez son fils qu’à la Sapinière, car le père Tarnaud déteste les disputes, et il en entend tout le long du jour chez lui, depuis que Louis est marié avec la Madeluche, qui n’est jamais du même avis que la Tarnaude.

Et Turlure ? il est trop vieux pour garder les moutons ; aussi ne l’a-t-on point cédé aux gens qui ont loué la petite maison de la Tessier ; on lui donne ses invalides, et il a sa place devant le foyer qui réunit autour du feu, les soirs d’hiver, l’heureuse famille du violoneux de la Sapinière.

TABLE DES MATIÈRES



fin de la table des matières.
  1. Moutons, brebis.
  2. Primevères.
  3. Orchis.
  4. Corsage.