Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 195-203).

Il s’en alla tout seul.

CHAPITRE XXX

Nouvelle destination de la salle du rez-de-chaussée.

Ambroise était parti bien triste de l’injustice de sa mère. Quand elle avait appris son engagement, elle s’était mise dans une colère épouvantable contre cet ingrat, ce bon à rien, ce va-nu-pieds d’Ambroise, qui les plantait là juste au moment où l’on avait besoin de lui, pour s’en aller faire le soldat sans y être obligé. Le jour du départ, c’est à peine si elle se laissa embrasser, et il s’en alla tout seul rejoindre ses camarades : son père même n’était pas là pour lui dire adieu. Il avait la mort dans le cœur. Mais quand il arriva à Saint-Florent, la première figure qu’il vit sur la place, regardant vers le chemin de la Sapinière, ce fut celle de Julien Tarnaud, qui accourut au-devant de lui et le serra dans ses bras en pleurant.

« Mon pauvre enfant ! mon cher enfant ! disait-il, je suis venu ici pour t’embrasser à mon aise. Tiens, fourre-moi ça dans ton sac, ce sont mes petites économies, tu peux en avoir besoin. Tu nous écriras, n’est-ce pas ? je trouverai toujours quelqu’un pour me lire tes lettres. Le docteur, qui lit les journaux, me dira où est ton régiment. Mon bon garçon ! si je pouvais, j’irais avec toi ; mais il faut bien que quelqu’un reste pour ta mère. Adieu, adieu, mon enfant, et que le bon Dieu te ramène ! »

La famille Arnaudeau était là aussi, avec le docteur, Anne et Mlle Léonide. Le docteur remit à chaque soldat un petit paquet contenant de quoi faire un premier pansement en cas de blessure ; et Véronique, qui n’avait pas voulu laisser partir Ambroise sans lui dire adieu, lui donna des chaussons qu’elle avait faits pour lui, pour reposer ses pieds après les longues étapes. Puis le tambour battit, et il fallut se séparer. Les volontaires partirent d’un pas ferme, sans regarder derrière eux, et leurs familles s’en retournèrent tristement au logis.

On eut d’abord assez souvent des nouvelles des absents. Mais il y eut bientôt des combats ; alors les nouvelles devinrent plus rares, et parfois elles apportaient le deuil. Il faisait froid. Combien nos soldats doivent souffrir ! disait-on en se pressant autour du foyer. La Tarnaude plaignait surtout Louis, et sa mauvaise humeur retombait sur le dos de son mari. Le pauvre homme faisait bien ce qu’il pouvait pour maintenir la Sapinière en bon état mais il ne serait jamais venu à bout des semailles d’hiver si M. Arnaudeau ne lui eût envoyé deux de ses métayers pour lui labourer ses champs. La Tarnaude avait elle aussi une aide ; car Véronique passait souvent par la Sapinière, afin de voir s’il n’y avait pas quelque chose à faire pour son service. De plus, elle lui lisait les lettres d’Ambroise, et même celles que Louis faisait écrire par le fils du boucher, son camarade ; elle écrivait les réponses, et elle gagna tout à fait le cœur de la Tarnaude en tricotant un gilet de laine que celle-ci voulait envoyer à son fils aîné. La pauvre Véronique avait eu plus de loisir qu’elle n’en aurait voulu, car l’ouvrage n’abondait pas, et on lui donnait peu de robes à faire en dehors des robes de deuil. Elle avait souvent le cœur bien triste en pensant qu’elle avait peut-être envoyé Ambroise se faire tuer, et elle se demandait avec inquiétude si elle avait bien agi ; mais elle se rassurait en se disant : Puisque c’était son devoir, il n’y avait pas moyen de faire autrement.

Un jour, après avoir lu le journal et conféré avec le docteur, Mlle Léonide partit pour la Roche-sur-Yon. Quand elle revint, elle se mit à démeubler sa salle d’école, enlevant les bancs, les tables, l’estrade, les cartes et les tableaux. Le tout fut rangé en très-bon ordre dans la cuisine, au grand désespoir de Manette, réduite à faire la soupe dans l’arrière-cuisine, sur un petit fourneau portatif. Les enfants aussi étaient très-étonnés et se demandaient ce qu’on allait faire de l’école. Ils le surent bientôt ; car les plus grands furent mis en réquisition pour aller chercher chez le docteur, chez M. Arnaudeau et dans quelques autres maisons, des lits de fer, des matelas, des couvertures et des paquets de linge. Les lits furent dressés des deux côtés de la salle, comme dans un hôpital ; on les garnit de draps blancs qui donnaient l’idée du repos ; et dans la salle à manger, convertie en pharmacie, on prépara par ordre de taille des bandes et des compresses, et l’on rangea sur des étagères des fioles étiquetées. Puis Mlle Léonide suspendit à sa porte un linge blanc sur lequel elle avait cousu une croix rouge, et attendit.

Elle n’attendit pas longtemps. Il y avait tant de blessés ! on ne pouvait pas les soigner tous dans les environs des champs de bataille, et d’ailleurs ils n’y eussent guère été en sûreté ; car où l’on s’était battu on pouvait se battre encore, et il arrivait parfois qu’un obus venait tomber sur une ambulance. On envoyait donc des blessés à qui voulait les soigner, et les huit lits que Mlle Brandy était allée offrir ne tardèrent pas à être occupés : une voiture d’ambulance s’arrêta devant la porte et l’on fit descendre ses tristes voyageurs, pâles de fièvre, épuisés, meurtris, n’ayant plus la force de sentir le bien-être ni de comprendre les soins qu’on leur prodiguait.

Plusieurs eurent le délire : ils criaient d’un air farouche et voulaient s’élancer contre l’ennemi, ou bien ils gesticulaient comme pour repousser quelque vision horrible. Alors Anne ou Véronique s’approchait d’eux, les apaisait, posait ses mains fraîches sur leur front brûlant, et leur disait de douces paroles qui finissaient toujours par triompher du mauvais rêve. Pélagie et Manette faisaient les tisanes et le bouillon. Mlle Léonide servait d’aide au docteur qui venait plusieurs fois par jour panser les blessures ; elle s’attachait à ses pensionnaires, qu’elle appelait « mes enfants » et pleurait de tout son cœur lorsqu’elle en perdait un. Cela n’arriva que rarement, du reste ; presque tous ses blessés la quittèrent convalescents pour céder leur place à de plus malades qu’eux, et trouvèrent un asile dans quelque maison du bourg où ils purent achever de se guérir. Ceux-là revenaient à l’ambulance, pour encourager les camarades et aider à les soigner. L’un d’eux ayant un jour témoigné le regret de ne pas savoir lire, Mlle Léonide saisit l’idée au vol et entreprit l’éducation de tous ; et c’était touchant de voir ces écoliers boiteux ou la tête bandée suivre de leur doigt rugueux les lettres de l’alphabet, sous la direction d’Anne ou de Véronique, ou même des petits enfants de l’école. M. Arnaudeau fréquentait aussi l’ambulance, et il n’y arrivait jamais les mains vides. Il sortait de ses vastes poches du tabac pour l’un, une pipe pour l’autre, un jeu de cartes ou de dominos pour les ignorants, des journaux et des livres pour les savants, sans compter qu’il dévalisait le garde-manger de Martuche pour apporter aux blessés les plus beaux fruits ou les meilleures galettes de sa provision. Quand on le remerciait : « Il n’y a pas de quoi, répondait-il ; c’est pour que d’autres en donnent autant à mon fils. »

Un vieux soldat de cinquante ans, qui lisait dans l’alphabet de Véronique, lui demanda un jour ce que voulaient dire ces mots qui étaient écrits sur la couverture. « C’est mon nom, Véronique, répondit-elle, et le nom d’un de mes amis, Ambroise, à qui j’ai appris à lire dans ce livre-là. » Et comme elle aimait à parler d’Ambroise, elle raconta au blessé l’histoire de leur enfance. Quand elle prononça le nom de Tarnaud :

« Tarnaud ! s’écria le soldat. Et il est à l’armée ?

— Oui, il s’est engagé au mois de septembre, et il est avec le général Chanzy. Est-ce que vous le connaissez ?

— Tarnaud, le musicien ! je crois bien que je le connais ! Ah, le brave gars ! excusez ; il ne faut pas que j’en parle familièrement, il est mon supérieur. On l’a nommé sergent pour une petite affaire où il m’a tiré des griffes des Prussiens. Voulez-vous que je vous conte ça ?

— Oui ! oui ! s’écria Véronique transportée de joie. Mademoiselle Anne ! Mademoiselle Brandy ! venez donc ! le soldat va nous parler d’Ambroise !

— Allons, il paraît qu’il a des amis par ici », dit le soldat en voyant Anne, Mlle Léonide et même Manette et Pélagie accourir au nom d’Ambroise. Il éteignit soigneusement sa pipe, tira sa moustache et commença.

« Pour lors, nous étions le long d’une rivière qui s’appelle le Loing, entre Morée et Vendôme. C’était le 15 décembre, et il faisait un froid de loup. On avait fait halte. Ma compagnie n’était pas mal partagée ; on nous avait logés dans un château où il n’y avait plus personne, et tous les hommes étaient couchés dans la serre, dans les
Elle raconta au blessé
cuisines, dans le vestibule, dans les escaliers, n’importe où ; on y était toujours mieux que dehors. Dans la grande cuisine, nous avions fait une belle flambée qui réjouissait les yeux ; mais nous n’avions pas le cœur gai. Après la bataille de Coulmiers, nous avions cru que la France était sauvée et que nous n’avions plus qu’à marcher en avant pour débloquer Paris. Mais point : nous n’avions pas marché en avant, et il y en avait même qui disaient que toutes ces marches qu’on nous faisait faire, cela s’appelait une retraite. Retraite si l’on veut, la retraite ne nous empêchait pas de taper sur les Prussiens à l’occasion : mais nous étions vexés. Il y avait bien aussi des jeunes soldats qui auraient mieux aimé être chez eux. Il ne faut pas trop leur en vouloir : si vous aviez vu leur pauvre mine ! et le froid, et le mal aux pieds, et la faim ! pendant que les ennemis étaient nourris comme des propriétaires, et farcis dans leur uniforme de gros gilets de laine et de toutes sortes de bonnes choses chaudes, et qu’ils avaient de grandes bottes commodes pour marcher et qui arrêtaient l’humidité. Enfin les conscrits étaient tristes ; mais il n’aurait fallu qu’une petite victoire pour les remettre de bonne humeur. Il y en avait quelques-uns dans la quantité qui n’étaient pas très-honnêtes, et qui furetaient dans tous les coins pour voir s’ils ne trouveraient pas quelque chose à leur convenance. Le caporal Tarnaud, un petit blond mince, pas robuste, mais bon marcheur, leste et vif comme pas un, — c’est bien celui d’ici, n’est-ce pas ? — se leva d’auprès du feu pour les faire rentrer dans les rangs. Il y en avait un qui tenait un violon, et qui s’amusait à gratter les cordes en dansant comme si c’était une guitare. Le caporal Tarnaud le lui arrache des mains : « Faut pas toucher à ça, dit-il, c’est vivant, c’est comme une personne ! » Et le voilà qui prend le violon, qui prend l’archet, qui se met à jouer, oh ! mais à jouer comme personne n’a jamais joué du violon. C’étaient des airs comme des airs d’église ; mais, au lieu de vous adoucir le cœur, ça vous donnait du courage, ça vous rendait en quelque sorte furieux contre les Prussiens : on aurait voulu les avoir devant soi pour tomber dessus. Tous les hommes s’étaient levés des endroits où ils se reposaient, ils arrivaient les uns après les autres, ceux qui pouvaient entrer dans la cuisine s’y glissaient tout doucement sur la pointe du pied pour ne pas le déranger, tant c’était beau ; et les autres restaient debout aux portes et aux fenêtres, tendant le cou pour mieux voir. Les officiers finirent par arriver aussi, et tout d’un coup, sans s’arrêter, voilà Tarnaud qui empoigne la Marseillaise ! C’était là que son violon vous avait une voix ! pour le coup il avait raison, cet outil-là était vivant, c’était comme une personne. Chacun s’est mis à chanter malgré soi, tout le monde, les soldats, les officiers ; et à mesure qu’on chantait, la rage vous emplissait le cœur, et les larmes vous montaient aux yeux. Comme nous finissions, on annonce les ennemis. Ils avaient mal choisi leur moment : il n’y avait plus de traînards parmi nous, et jusqu’aux conscrits tout le monde a fait son devoir. Aussi les Allemands ont dit que personne n’avait gagné cette bataille-là, preuve qu’ils sentaient bien qu’ils l’avaient perdue.

« Mais c’est autre chose que je voulais vous dire. Dans un moment où nous étions assez près des ennemis pour nous battre pour de vrai, car je n’appelle pas se battre se tirer des coups de fusil et de canon sans seulement se voir, nous nous étions avancés, une vingtaine, à la baïonnette, au milieu d’un bataillon prussien, en nous escrimant, il fallait voir ! les casques à pointe tombaient comme mouches. Seulement nous n’avions pas vu que nous allions trop loin, et que leurs rangs se refermaient derrière nous. Notre officier s’en aperçoit : un grand qui s’appelait le lieutenant Arnaudeau…

— Emmanuel ! interrompirent les femmes.

— Vous le connaissez donc encore, celui-là ? reprit le soldat. Enfin, quand le lieutenant voit où nous en sommes : Demi-tour, les enfants, et rejoignons les camarades ! nous crie-t-il. Ah bien oui ! les Prussiens étaient trop : pas moyen d’en venir à bout. Ils nous criaient : Prisonniers ! prisonniers ! ils disaient très-mal ce mot-là, mais nous le comprenions tout de même. Quand ils ont vu que nous ne voulions pas nous rendre, ils sont venus sur nous comme des furieux, et nous nous apprêtions à en tuer le plus possible avant d’être tués, quand tout à coup les voilà qui se bousculent les uns sur les autres : nous nous sentons dégagés, nous nous remettons à taper sur ceux qui sont à notre portée, et finalement ils se sauvent tous. C’était le petit Tarnaud qui nous avait vus de loin au milieu des Prussiens ; il avait dit à ses hommes : Allons les chercher ! On l’avait suivi, et il était venu.

— Brave Ambroise ! s’écrièrent les femmes.

— Ah ! ce n’est pas tout. Notre peau était sauvée, c’était bien quelque chose ; mais nos chefs envoient des troupes pour nous soutenir, nous marchons en avant, et… dame ! on ne peut pas dire que la bataille n’a pas été gagnée de ce côté-là.

— Alors c’est le caporal Tarnaud qui a gagné la bataille ? demanda en riant Mlle Léonide.

— Pas tout à fait ; mais c’est lui qui est cause que les autres l’ont gagnée ; et ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il a été fait sergent ce jour-là.

— Et il n’était pas blessé ? demanda Anne.

— Pas blessé du tout ! J’espère qu’il aura continué. Je ne l’ai plus revu ; j’avais reçu un coup de sabre sur la tête et un coup de baïonnette dans la cuisse, et l’on m’a envoyé aux ambulanciers, qui m’ont amené ici. Voilà mon histoire. »