Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 99-102).

La maîtresse tenait une longue baguette.

CHAPITRE XVII

Le prix d’un vieil alphabet.

Véronique avait fait à Ambroise une promesse qu’elle ne savait trop comment tenir. La pauvre enfant ne savait pas lire, elle non plus ; et même elle avait beau chercher parmi toutes ses connaissances entre le Furet et Pied-Doré, elle ne trouvait personne qui pût lui enseigner cette science. Il n’y avait pas beaucoup d’écoles en Vendée ; la plus proche était à Mareuil, et bien peu de paysans et de paysannes à deux lieues à la ronde pouvaient se vanter d’y être allés. Enfin elle prit une résolution. Elle se leva dès l’aube pour mener paître son troupeau, et quand elle l’eut ramené dans la petite masure qui lui servait de bergerie, elle partit de son pas le plus leste et prit à travers champs pour gagner Mareuil. Chemin faisant, comme elle avait oublié son tricot et qu’elle n’aimait pas à rester oisive, elle cueillait des brins de jonc, des herbes légères, des fleurettes qui commençaient à s’épanouir ; elle tressait et entrelaçait tout cela, si bien qu’en arrivant à Mareuil elle avait terminé une jolie corbeille verte où se pressaient des fleurs amies, habituées à se trouver ensemble : des violettes au doux parfum, des stellaires blanches se balançant au bout de leur fine tige, des véroniques semblables à des yeux bleus, des primevères jaune pâle, et même quelques orchis empourprés, hâtivement fleuris aux premiers rayons d’avril. C’était plus joli que bien des jardinières en porcelaine remplies de plantes cultivées en serre avec un poêle pour soleil.

Véronique alla droit à une maison blanche, d’où l’on entendait sortir une rumeur cadencée, quelque chose entre le chant et la parole. C’était l’école, et toutes les petites voix répétaient ensemble la leçon. Il faisait beau temps, et la fenêtre était ouverte. Véronique se glissa sous cette fenêtre, monta sur le banc de pierre, et put voir ce qui se passait dans la classe. Juste en face d’elle, un grand tableau était accroché au mur. La maîtresse tenait une longue baguette et s’en servait pour toucher un à un les caractères tracés en noir sur le tableau de carton blanc. Et les enfants répétaient, comme une psalmodie : À ! B ! C ! D ! jusqu’à la fin de l’alphabet. Certes, aucun des élèves, filles ou garçons, qui étaient rangés sur les bancs de l’école, ne suivait la leçon avec l’attention passionnée qu’y mettait la pauvre petite bergère qui l’écoutait par la fenêtre en se collant au mur pour voir sans être vue. Elle resta là tant que dura la classe ; et quand les enfants se levèrent pour partir avec un grand bruit de sabots et un grand brouhaha de voix, elle s’en alla elle aussi ; mais elle eut soin de se mettre sur leur chemin et de les regarder tous, pour voir si elle n’en reconnaissait pas quelqu’un qui pût l’aider dans ses projets. Une des petites filles l’aperçut et l’appela par son nom : c’était la fille d’un métayer aisé des environs, chez qui la Tessier allait travailler quelquefois.

« Hé ! Véronique ! cria-t-elle, viens donc par ici ! Comme c’est joli ce que tu as là ! est-ce que c’est toi qui l’as fait ?

— Mais oui, Marie, c’est moi. J’ai fait cela pour m’amuser en route, avec des joncs des prés bas, et j’y ai mis des fleurs que je cueillais sur mon chemin ; il y en a assez partout.

— Tiens ! c’est vrai, voilà des coucous[1] et des pentecôtes[2] ; je ne les reconnaissais pas, elles sont bien plus jolies en bouquet que là où elles poussent. C’est Mme Amiaud qui serait contente d’avoir ce panier-là dans sa chambre !

— Qui est-ce, Mme Amiaud ?

— C’est la maîtresse d’école, donc ! Elle aime beaucoup les fleurs, et j’attends mes pivoines à fleurir pour lui en porter un bouquet. On l’aime bien à l’école, parce qu’elle est très-bonne. Tiens, voilà un bel alphabet avec des images, qu’elle m’a donné aujourd’hui parce que j’avais bien dit mes lettres ; je n’avais que le vieux de mon grand frère, et vois comme il est sale et déchiré : Je vais le jeter sur le fumier.

— Oh ! donne-le-moi plutôt ! s’écria Véronique en étendant les mains pour soustraire le vieil alphabet au sort qui le menaçait.

— Qu’est-ce que tu en feras ? tu ne vas pas à l’école.

— Ça ne fait rien : je m’amuserai à le regarder en menant paître mes ouailles. Donne-le-moi, je te donnerai mon panier de fleurs pour ta maîtresse.

— Ah ! alors je veux bien. Changeons tout de suite. Je vais le porter à Mme Amiaud : attends-moi là, je te montrerai tout à l’heure les images de mon livre neuf. »

Quand Marie revint, Véronique était assise sur un talus, étudiant ses lettres dans le vieux livre ; elle se rangea pour faire une place à sa compagne.

« Mme Amiaud a été très-contente, dit celle-ci ; elle m’a demandé si c’était moi qui avais fait ce joli panier. Je lui ai dit que c’était Véronique ; elle a ri, et m’a répondu : Je ne connais pas Véronique, mais tu peux lui dire qu’elle a beaucoup de goût.

— Je ne sais pas ce que c’est, répondit Véronique, mais je suis bien aise que mon panier lui ait fait plaisir. Est-ce qu’il y a longtemps que tu vas à l’école ?

— Depuis le carnaval : je sais à présent toutes mes lettres sans faute. Tiens, je vais te les dire, dans l’alphabet neuf, et puis dans le vieux ; je les connaîtrais même dans un journal, ou dans un livre de messe. Tu vas voir ! »

Et la petite fille nomma l’une après l’autre toutes les lettres, en les montrant du doigt. Véronique se les disait tout bas, avant que l’autre enfant les eût prononcées, et elle avait le cœur tout gonflé de joie, car elle ne se trompait pas ; elle avait, en deux heures, appris ce que Marie était si fière de savoir au bout de six semaines d’étude. Quand elle fut bien sûre de son alphabet, elle interrompit la liseuse.

— Alors tu sais lire, maintenant ? lui dit-elle.

— Oh non ! pas encore : il faut d’abord apprendre cette page-là ; tiens, je commence à la savoir. B, a, ba ; b, e, be ; b, i, bi ; b, o, bo ; b, u, bu. »

Et elle continua laborieusement jusqu’au Z. Véronique ne l’interrompit pas cette fois ; elle la fit même recommencer, sous prétexte de voir si c’était la même chose dans un vieux livre ou dans un neuf. Et quand Marie la quitta, Véronique s’en retourna lentement par les champs qu’embrumaient les approches du soir, relisant son b, a, ba, tant qu’elle y vit clair ; et quand elle ne put plus voir les lettres, et que la cloche de l’Angelus envoya à toute la paroisse le bonsoir de la vieille église perchée sur son rocher, Véronique s’agenouilla et remercia Dieu de tout son cœur d’avoir semé les prés des jolies fleurs qui lui avaient valu la conquête du vieil alphabet.

  1. Primevères.
  2. Orchis.