Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 23-26).

Ambroise se mit à courir de toutes ses jambes.

CHAPITRE V

Audacieuse entreprise du petit Ambroise.

Il y avait, à une bonne demi-lieue de la Sapinière, entre deux petits endroits qu’on appelle le Furet et Pied-Doré, une grotte située sur les bords de l’Yon. On ne savait pas depuis quand elle existait : on y lisait, gravées dans la pierre avec la pointe d’un couteau, des dates du temps des anciennes guerres. On disait que les chouans s’y étaient cachés quand les bleus les poursuivaient ; et de fait, elle était si bien abritée qu’il fallait la connaître pour la trouver. Au-dessus, le terrain formait une pente gazonnée qui s’abaissait un peu vers la rivière ; c’était un terrain sans maître où les ajoncs et les bruyères croissaient à l’aise. L’ouverture de la grotte était tournée vers l’Yon, assez large et profond à cet endroit, et entre la grotte et le bord de l’eau il n’y avait qu’un étroit sentier et quelques vieux saules qui trempaient leurs racines dans l’eau. De ce côté, la rive était fort élevée ; de l’autre côté de l’Yon, au contraire, il n’y avait que des prairies plates et basses d’où l’on ne pouvait apercevoir l’entrée de la grotte, cachée par le feuillage des saules. La grotte était profonde et semée d’un sable sec et fin. Comme elle était éloignée de toute habitation et que les gens du pays n’avaient plus aucune raison pour se cacher, elle était depuis longtemps complètement abandonnée.

Cependant, ce même mercredi des Cendres où Julien Tarnaud avait si tristement enterré le carnaval, un petit garçon traversa le village en courant, descendit la prairie jusqu’au bord de l’Yon, prit le sentier qui longeait la rive, atteignit la rangée de saules et entra dans la grotte. Là il s’assit sur une pierre et s’occupa de défaire un paquet assez volumineux qu’il avait apporté et qu’il tenait avec toutes sortes de précautions. On aurait dit qu’il déshabillait une poupée précieuse. Il défit les cordons qui serraient la coulisse d’un sac de serge verte, l’ouvrit et en tira lentement et avec le plus grand soin… un violon et son archet ! Il les regarda quelque temps, hésitant, tâtonnant ; puis se levant résolûment :

« Allons, il faut essayer, se dit-il : c’est le meilleur moyen de trouver. Je me rappelle bien comment le père me l’a fait tenir, un jour : sous mon menton, comme cela : c’est bien. Et puis le manche avec la main gauche, pour pouvoir remuer les doigts sur les cordes : c’est cela ! Je sais bien aussi comment on prend l’archet, comment on le tire et comment on le pousse : voilà !

Et il fit résonner les quatre cordes l’une après l’autre.

« Cela va très-bien ! s’écria-t-il enchanté. Oui, mais cela ne fait pas un air, il n’y a pas moyen de danser là-dessus. Il faut que je trouve le moyen de jouer des airs. C’est en posant les doigts sur les cordes, et puis en les relevant, que le père change le son du violon. Essayons. Ah ! voilà un autre son… et puis un autre… celui-ci est vilain… bon ! le voilà plus joli. Que je suis content ! c’est presque comme une chanson ! »

Et Ambroise (car c’était lui) sautait de joie. Il s’était fait tout un travail dans sa tête depuis le matin. Il s’était senti attristé d’entendre sa mère reprocher à son père, qu’il aimait, l’accident qui le jetait sur un lit, à charge aux autres et incapable de gagner de l’argent ; il avait pensé en lui-même que le pauvre homme était bien assez puni, sans qu’on vînt encore le tourmenter. Le médecin espérait que Julien Tarnaud serait guéri pour Pâques : oui, mais il n’en était pas sûr : et s’il n’était pas guéri, comme on allait le rendre malheureux, ce pauvre père ! « Oh ! si je savais jouer du violon ! je le remplacerais, et l’on n’aurait plus rien à lui dire, avait pensé l’enfant. Mon Dieu ! que je suis donc malheureux de ne pas savoir jouer du violon !

» Mais est-ce bien difficile à apprendre ? Si j’essayais ? J’ai si souvent regardé le père, et je sais tous ses airs par cœur ; je m’amuse à les chanter quand je suis tout seul bien loin dans les champs et qu’on ne peut pas m’entendre. Je veux essayer ! »

Et Ambroise, qui n’avait de sa vie entrepris aucun travail, se mit dans l’esprit de devenir violoniste à lui seul. Il profita d’un moment où le malade était endormi et où sa mère était sortie, pour ouvrir l’armoire et y prendre le violon ; puis il se mit à courir de toutes ses jambes jusqu’à ce qu’il fût hors de vue. Il connaissait la grotte, et il résolut de venir y cacher ses essais musicaux, parce que c’était un lieu désert et qu’il n’y courait pas risque d’être entendu. Il y resta jusqu’au soir. Quand il rentra au logis, il était fatigué de tout le corps comme s’il eût reçu des coups de bâton ; mais il était fier et content ; car, s’il n’avait pas encore trouvé l’air qu’il cherchait, du moins il faisait beaucoup d’autres notes que celles que donnaient les quatre cordes, et qui l’avaient tant réjoui d’abord.

Il n’est pas besoin de dire qu’il retourna à la grotte, le lendemain et les jours suivants. Le matin il aidait sa mère à faire le ménage, et elle s’étonnait de le trouver bon à quelque chose. Mais dès que tout était en ordre à la maison, que la Tarnaude était occupée à son ouvrage et Louis aux champs, Ambroise s’esquivait sans bruit, et à mesure qu’il marchait, il se sentait plus léger et plus libre ; il lui semblait être sur le chemin du paradis. Il arrivait à la grotte, il prenait son violon ; il chantait l’air qu’il aurait voulu jouer, et il essayait d’en reproduire les sons avec son archet et ses doigts. Quelquefois il croyait y être, et le cœur lui battait de bonheur ; mais il manquait toujours quelque chose à son air, et le pauvre enfant, épuisé, rouge et tout en sueur malgré le froid, se dépitait et pleurait à chaudes larmes. Puis quand il avait bien pleuré en se répétant avec désespoir : Je ne pourrai jamais ! une voix secrète lui disait au fond du cœur : Essaye encore ! Et il reprenait son violon et recommençait ses tentatives. Au bout de quinze jours il n’était guère plus avancé qu’au commencement ; et pourtant Julien Tarnaud ne prenait pas le chemin d’être guéri à Pâques. Sa jambe se remettait ; mais il avait attrapé un mauvais rhume dans cette nuit qu’il avait passée couché sur la route après s’être échauffé à boire et à faire danser ; puis la fièvre de printemps l’avait pris, et il était jaune et maigre à faire pitié dans ce lit d’où il ne pouvait sortir. Il y avait donc toute apparence que les préveils de Pâques ne grossiraient point du tout la bourse de la Tarnaude. Elle le prévoyait déjà, et s’en prenait d’avance à son mari, ce qui n’aidait pas le pauvre homme à se guérir.