Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 13-16).

Julien allait jouer une partie de boules.

CHAPITRE III

Où l’on fait plus ample connaissance avec les gens de la Sapinière.

Il faut d’abord parler de la Sapinière elle-même. C’était une maison de paysan, faite comme toutes les maisons des paysans de Vendée ; elle n’avait qu’un rez-de-chaussée et un grenier. On demeurait au rez-de-chaussée, qui avait deux chambres séparées par le corridor, et l’on serrait dans le grenier les récoltes du petit domaine. Chaque chambre avait deux grands lits très-élevés, où l’on montait en grimpant sur un bahut en poirier devenu noir à force d’être vieux et luisant à force d’être frotté. Comme les deux lits étaient rangés de chaque côté de la grande cheminée, les bahuts servaient de bancs pour s’asseoir, et l’on en était quitte pour se lever quand on voulait y prendre un torchon ou une serviette. Au manteau de la cheminée était accroché un fusil qui avait dû servir beaucoup du temps de M. de Charette, mais qui s’était bien reposé depuis. Devant la fenêtre il y avait un large évier garni de cruches à eau, qu’on appelle des buies dans le pays. Au pied d’un des lits, un coucou dans sa gaîne de bois aux couleurs brillantes ; au milieu de la chambre, une grande table longue, où se trouvait généralement le gros pain bis enveloppé d’un linge pour se conserver frais plus longtemps ; puis une armoire, un buffet surmonté du vaisselier où s’étalaient, inclinées en avant, les assiettes à fleurs ; quelques chaises et quelques bancs : voilà le mobilier de la maison Tarnaud. Au lieu de plafond, des solives enfumées ; au lieu de plancher, la terre battue ; et pour ornements, quelques vessies de porc gonflées et accrochées à la poutre qui soutenait le toit, quelques gourdes en train de sécher sur la cheminée, et un beau bouquet de fleurs en papier rose, à feuillage argenté, rapporté de la dernière foire de la ville. L’autre chambre était pareille à la première, moins la table, l’évier et le buffet. Derrière la maison s’étendait une cour avec son poulailler, son toit à porcs et sa mare où barbotaient des canards ; et après la cour, un jardin potager et deux ou trois petits champs plantés en blé noir, en seigle et en pommes de terre.

Le jardin n’était remarquable que par un bouquet de quatre sapins qui achevaient de mourir de vieillesse ; c’était tout ce qui restait d’un petit bois de ces arbres, qui avait dû valoir autrefois à la métairie son nom de la Sapinière.

La Sapinière appartenait en toute propriété à Julien Tarnaud, le ménétrier, qui l’avait reçu de son père en bon état et bon rapport. Il y avait à peu près cinq ans que le bonhomme était mort, et depuis ce temps-là le ménétrier, qui n’était pas très-porté pour le travail de la terre, aurait laissé les mauvaises herbes y pousser à leur aise, si sa femme eût été de la même humeur que lui. Mais la Tarnaude était une femme vaillante et dure à la fatigue, et quand Julien laissait sa pioche pour aller jouer avec les amis une partie de boules arrosée de petit vin blanc, elle se contentait de hausser les épaules, ramassait l’outil et faisait en deux heures la besogne de la journée. Elle avait de bonne heure mis au travail son fils aîné, et maintenant qu’il avait seize ans, il faisait l’ouvrage d’un homme, et l’héritage pouvait bien se passer des soins de Julien Tarnaud. D’ailleurs on lui pardonnait sa fainéantise à l’égard du labourage, vu qu’il gagnait gros avec son violon, l’hiver aux noces et l’été aux préveils, qui sont les fêtes des villages, qu’on appelle dans d’autres pays assemblées, pardons, ducasses ou kermesses. La Tarnaude n’avait qu’un souci, la conscription, qui menaçait de lui enlever son laboureur dans quatre ans ; et il n’y avait pas à songer à le faire remplacer par le petit Ambroise ; celui-ci ne serait jamais, disait sa mère, capable de gagner le pain qu’il mangeait. Il avait toujours été chétif, maigre, pâle et pas du tout « flatteur » pour l’amour-propre de sa mère, qui lui en voulait comme si c’eût été sa faute. Elle oubliait qu’elle l’avait sevré dès trois mois pour prendre un nourrisson de la ville, et que la soupe aux choux dont elle l’avait nourri n’avait pas dû lui faire le même bien que le lait maternel ; elle oubliait aussi qu’elle l’avait laissé longtemps couché dans son berceau, puis assis et immobile dans sa petite chaise au coin de la cheminée, et que ce n’était pas le moyen de le fortifier. Au bout de tout cela, le pauvre enfant était devenu encore plus malingre, ses jambes s’étaient nouées, et pendant plusieurs années il était resté boiteux. À force de garder la maison et de ne respirer d’autre air que celui de la cour pavée d’ajoncs moisis, avec la mare d’un côté et le toit à porcs de l’autre, Ambroise avait pris la fièvre, et l’avait gardée si longtemps, qu’à douze ans qu’il avait il en paraissait à peine neuf, quoique ses jambes se fussent redressées et raffermies. On ne pouvait songer à lui mettre un outil dans les mains ; on lui donnait quelquefois une planche de légumes à sarcler, heureux quand ce travail ne lui rendait pas la fièvre dont il avait eu tant de peine à se débarrasser. On le laissait donc libre d’aller où il voulait. Il serait bien allé à l’école, car il avait du chagrin de ne pas savoir lire ; mais la mère Tarnaud avait déclaré qu’il était inutile de faire cette dépense pour un garçon qui ne vivrait pas. Il avait l’air de ne se soucier de rien, et s’en allait à travers champs les bras ballants. Depuis qu’il ne boitait plus, il partait souvent dès le matin et ne revenait que le soir. Il ne répondait jamais rien aux taloches de sa mère, ni aux moqueries de son frère Louis, fier de sa force et de ses bons bras. Mais quand le ménétrier accordait son violon et prenait son archet, vite Ambroise quittait sa place et se glissait tout près de son père ; ses grands yeux bleu pâle s’animaient, et il restait là debout, immobile et retenant son haleine, tant que l’instrument rendait un son.

Julien avait voulu un jour lui mettre le violon dans les mains et lui montrer la manière de tenir l’archet ; mais sa femme s’y était opposée, disant que c’était bien assez d’un dans la famille à faire ce métier-là, et qu’elle ne voulait pas que l’enfant devînt un coureur de cabarets comme son père. Julien avait baissé le nez, selon sa coutume, et remis le violon dans son sac de serge verte ; il voulait la paix à la maison, et sa femme trouvait toujours assez de sujets de crier sans qu’il lui en fournît un de plus. Ambroise n’apprit donc pas à jouer du violon, mais il ne manqua jamais de rester auprès de son père quand il en jouait.