On l’avait trouvé couché en travers de la route.
LE
VIOLONEUX DE LA SAPINIÈRE

CHAPITRE PREMIER

Où l’on voit le danger de boire quand on a une longue route à faire la nuit.

Les gens qui seraient passés ce matin-là devant la maison de Julien Tarnaud, le ménétrier de la Sapinière, auraient certainement été étonnés du tapage qui s’y faisait, et peut-être se seraient-ils arrêtés pour écouter à la porte. Après quoi, comme le paysan vendéen, s’il aime à connaître les affaires de son voisin, n’est pas du tout curieux de s’en mêler, ils auraient continué leur route en se disant : « Seigneur ! qu’est-ce que la Tarnaude peut donc avoir ce matin pour crier si fort ? »

Ce n’est pas qu’il fût hors des habitudes de la Tarnaude de crier fort ; mais ce jour-là elle criait encore plus fort que de coutume, et puis il était encore bien matin pour être déjà si en colère. Elle glapissait de sa voix la plus aiguë ; une voix d’homme, rude et bourrue, lui répondait ; une troisième voix, enrouée comme celle d’un jeune coq, évidemment la voix d’un garçon de quinze ou seize ans, se mêlait à la dispute, et par moments les sanglots d’un enfant complétaient le concert. De plus, il faut croire que cette scène avait commencé au moment où la mère Tarnaud allait distribuer le blé noir à ses volailles, car toutes les bêtes emplumées, poules, poussins et coqs, oies et jars, canes, canards et canetons, piaillaient, caquetaient et s’égosillaient avec impatience dans la cour. Vraiment la maison du ménétrier était en révolution ce jour-là.

Il faut convenir qu’il y avait de quoi. Julien Tarnaud n’était pas rentré de la nuit : il n’y avait là rien de bien étonnant, puisqu’on était en carnaval et qu’il avait fait danser toute la soirée les gars et les filles de Saint-Florent-des-Bois. La mère Tarnaud et ses deux garçons s’étaient donc couchés bien tranquillement, pensant que le bal avait fini trop tard pour que l’homme pût revenir ; mais le matin, à peine étaient-ils debout, qu’on leur avait rapporté le ménétrier et son violon.

Le violon n’avait pas de mal, mais le ménétrier avait une jambe cassée. On l’avait trouvé couché en travers de la route ; une roue de voiture avait dû passer sur lui, car la nuit avait été très-noire, et on ne l’avait certainement pas vu, si, comme on pouvait facilement le deviner, il s’était endormi là en revenant chez lui, la tête lourde de trop de vin. Le pauvre homme ne pouvait rien dire ; il avait senti un choc très-violent qui l’avait réveillé, et il avait entendu s’éloigner une voiture qui allait très-vite. Ses jambes le faisaient beaucoup souffrir, et il avait en vain essayé de se relever ou de se traîner sur le bord du chemin : heureusement qu’il n’était pas passé d’autres voitures, qui n’auraient pas manqué de l’achever. À cela sa femme répondait que ce n’eût pas été un malheur, la perte d’un vaurien, d’un ivrogne, d’un bon à rien qui en avait peut-être pour six mois à rester dans son lit sans gagner un sou. Julien, tout en sentant la justice de ces reproches, en trouvait la conclusion un peu sévère et essayait de se défendre. Le fils aîné faisait chorus avec sa mère, et le plus jeune pleurait sur la pierre du foyer. Tout à coup, celui-ci parut prendre une résolution subite : il essuya ses larmes avec sa manche, enfonça sur ses oreilles son bonnet de laine bleue, prit ses sabots à ses mains pour courir plus vite, et sortit de la maison. Il coupa à travers champs, enjambant les échaliers, passant à travers les haies, et en moins d’une heure il arriva à Chaillé-sous-les-Ormeaux.

Chaillé-sous-les-Ormeaux, qu’on appelle dans le pays Chaillé-les-Ormeaux, ou tout simplement Chaillé quand on ne craint pas la confusion avec Chaillé-les-Marais, qui est aussi un joli endroit, mais situé dans une autre partie de la Vendée, est un bourg tout verdoyant, gai au possible, avec ses maisons blanches aux toits de tuiles rouges, qui paraissent entre les arbres, en automne, comme de grands coquelicots dans un champ de blé mûr. À ce moment-là il n’y avait pas de feuilles jaunes aux arbres pour produire cette ressemblance, mais la campagne a sa beauté l’hiver comme l’été, quoi qu’en disent les gens des villes qui ne l’ont jamais vue que fatigués d’une longue course en voiture, le gosier à sec et les yeux voilés de poussière, et qui se croient obligés d’admirer la nature dont au fond ils ne se soucient guère. Donc, ce matin-là, les toits rouges, les prairies vertes, les chemins, les branchages noirs, fins et déliés comme de la dentelle, brillaient au soleil sous une légère gelée blanche. L’Yon coulait limpide entre les prés dans son lit sinueux, et servait de miroir aux grands arbres plantés sur ses bords. Quelques énormes pierres, s’élevant çà et là au milieu du courant, faisaient rejaillir et écumer l’eau rapide, qui regimbait contre l’obstacle, le surmontait et s’écoulait en petites cascades murmurantes, berçant éternellement à la surface les feuilles de nénuphars, larges et lisses, dont le long pédoncule se dressait du fond de la rivière. De légères fumées montaient toutes droites des toits dans le ciel clair, ciel d’hiver d’un bleu d’opale, si pur, si transparent, qu’il semblait plus élevé, plus au-dessus de la terre que de coutume. La brume du matin s’était toute retirée à l’horizon, qu’elle voilait à demi, laissant seulement percer çà et là quelque sommet, arbre ou clocher, déjà éclairé par le soleil. La vie animait tout cela : les travailleurs s’en allaient aux champs, les hôtes des basses-cours et des étables saluaient le matin de toutes leurs voix, les femmes marchaient lestement, le panier ou la cruche sur la tête et leur tricot dans les mains, et les enfants fourmillaient partout. Dans la grande rue de Chaillé, la forge du maréchal-ferrant remplissait l’air de fumée et d’étincelles ; le maître de poste amenait le relai de la diligence dont on entendait déjà les grelots au loin sur la route, et l’aubergiste de la Boule d’Or, assis sur son banc de pierre à côté de sa porte, d’où s’exhalait une bonne odeur de soupe aux choux, attendait les voyageurs à pied et à cheval.

La voiture, d’ailleurs, si elle devait déposer à Chaillé une partie de son contenu, n’était pas pour cela exposée à continuer son chemin à vide : les gens du bourg qui avaient affaire à Mareuil ou à Luçon attendaient sur la route l’arrivée du véhicule, où ils espéraient trouver place. Les hommes causaient du bétail et de la prochaine récolte ; et les femmes accommodaient les plis de leur tablier ou de leur fichu, pour être belles en voyage.