Le Vingtième corps de l’armée de la Loire

Le Vingtième corps de l’armée de la Loire
LE VINGTIÈME CORPS
DE
L’ARMÉE DE LA LOIRE

La Revue, dans son numéro du 15 mai, a consacré une étude aux opérations de l’armée de la Loire. Cette étude nous décide à sortir de la réserve que nous nous étions imposée. Il nous semblait en effet qu’en présence des événemens terribles dont Paris était le théâtre, l’heure n’était pas venue d’entreprendre l’histoire de cette douloureuse campagne, marquée par de si tristes revers[1]. De tels récits doivent être un enseignement pour l’avenir. Les conditions de pareilles recherches ne sont pas seulement le calme et l’impartialité de l’écrivain, il est encore nécessaire qu’il puisse consulter des documens difficiles à rencontrer aux heures troubles que nous traversons. Nous entendons par là les rapports de témoins oculaires libres de tout intérêt personnel, n’ayant qu’un seul but en exposant en toute sincérité ce qu’ils ont vu, la vérité et l’espoir d’être utile.

Nous n’ignorons pas que, sauf en de bien rares positions, tout exceptionnelles d’ailleurs, chacun ne voit à l’armée que quelques scènes du drame général, et de l’ensemble des opérations seulement quelques incidens le plus souvent secondaires. Nous n’étions pas nous-même dans une de ces positions ; nous espérons néanmoins que nos observations, simples commentaires de ce que nous avons vu, seulement de ce que nous avons vu, auront leur utilité pour les écrivains futurs de notre histoire générale. La sincérité est une grande force, et c’est elle qui nous a guidé.

De l’exposé général de la situation des deux armées ennemies en présence, vers la fin de novembre 1870, il semblerait résulter, dans l’étude que nous avons en vue, que l’armée française de la Loire méritait par son organisation le nom d’armée, qu’elle était placée sous les ordres d’un seul général, et qu’enfin les affaires de Ladon, Maizières, et surtout de Beaune-la-Rolande, ne furent « que des engagemens préliminaires, où nous perdions beaucoup de monde, il est vrai, mais en infligeant des pertes cruelles à l’ennemi, et qui relevaient le moral du soldat en le disposant favorablement pour une lutte plus décisive.

S’il en eût été réellement ainsi, on ne saurait de quels termes flétrir les chefs, quels qu’ils fussent, généraux ou dictateurs, qui, disposant d’une pareille armée, ne surent s’en servir que pour nous conduire à d’irréparables désastres. Hélas ! la vérité seule est déjà assez triste ; il suffit de l’exposer, dans toute sa simplicité pour comprendre les causes de nos revers et aussi pour convaincre les esprits les plus rebelles que, dans notre siècle, ni les généraux, ni les soldats ne s’improvisent, et que, si rien en ce monde ne se recommence, ceux-là furent des insensés qui rêvaient de 92 en 1870.

I.

La retraite de l’armée des Vosges, dans les conditions déplorables où elle s’accomplit, fut un prodige d’habileté de la part du général qui la commandait, général peut-être oublié aujourd’hui, mais pour lequel tous ceux qui l’ont connu éprouvent ce respectueux dévoûment qu’inspirent seuls les hommes dignes de commander. Attaqué par ces journaux dont on peut dire qu’avant comme pendant la guerre ils ont désorganisé l’armée et paralysé ses efforts, le général Cambriels, blessé à Sedan, malade et ne se soutenant que par la plus énergique volonté, se retira devant ces attaques, contre lesquelles ne sut ou n’osa réellement le défendre le rhéteur brouillon qui gouvernait alors la France. Pourtant il ne pouvait se méprendre, lui, sur la valeur réelle d’une armée au milieu de laquelle il était accouru pour lui inoculer sa bouillante ardeur. Cette armée, bivouaquée autour de Besançon, sous la pluie et la neige, resta après comme avant dépourvue de tout ce qui est le plus nécessaire. Nous affirmons avec tous ceux qui en faisaient partie que quelques-uns de nos hommes n’avaient pas de souliers, que tous, sauf de très rares exceptions, n’avaient ni guêtres, ni cartouchières, ni sacs, ni effets de campement ; dans une musette en toile s’entassaient pêle-mêle les objets de rechange, les vivres et les cartouches. Aux jours de distribution, les soldats ne pouvaient emporter les biscuits qu’ils recevaient pour quatre jours qu’en les perçant au milieu et en faisant un chapelet qu’ils passaient en sautoir sur leurs épaules. En marche, sous la pluie ou la neige, qui certes ne nous ont jamais manqué, les biscuits s’émiettaient, et les hommes restaient sans pain. Enfin, chose plus triste et plus grave dans ses conséquences immédiates, les cartouches elles-mêmes, détrempées par l’humidité, contre laquelle la toile des musettes ne pouvait longtemps les défendre, rendaient parfois leurs armes inutiles. Quant à ces armes, elles offraient le choix le plus bizarre et le plus varié, depuis le simple fusil à percussion, du modèle 1815 transformé, jusqu’au remington américain : autre source de trouble et de confusion. Le moral de la plupart de nos soldats était celui qu’un tel dénûment peut faire prévoir, surtout après une retraite marquée par autant de souffrances que celle des Vosges. J’en citerai un seul exemple, mais il suffit.

Le jour du combat de Châtillon-le-Duc, la 1re brigade de la 2e division occupait les hauteurs qui dominent le village de Pouilley-les-Vignes, le 32e régiment de marche la colline escarpée qui s’étend à gauche de la route de Besançon à ce dernier village ; les habitans en avaient été requis pour aider à des travaux de fortification passagère. À cinq heures et demie, la nuit vint ; le seul corps ennemi que nous eussions vu était, au coucher du soleil, à plus de 5 kilomètres au-delà du village d’Audeux, où il semblait avoir pris ses cantonnemens. Nos grand’gardes veillaient à Pouilley-les-Vignes. Certes jamais positions ne furent plus fortes, mieux à l’abri de toute surprise et plus faciles à défendre que celles qu’occupaient et la lre brigade et le 32e de marche. Les travaux de fortification passagère se poursuivaient malgré l’obscurité. Soudain le cri : qui vive ? retentit. Le villageois auquel il s’adresse, et qui remonte du village en suivant un sentier tracé au flanc de la colline, n’y répond point. Trois fois ce cri est répété sans éveiller son attention, alors la sentinelle se sauve en jetant ses armes ; sa frayeur se communique aux autres sentinelles, puis au régiment presque tout entier. En vain les officiers veulent arrêter les fuyards. À minuit, 300 hommes manquaient à l’appel ; 150 hommes ne rallièrent que le lendemain ; l’un d’eux, dans sa fuite précipitée, s’était tué par mégarde en s’enfonçant son sabre-baïonnette en pleine poitrine.

On sait ce que sont de telles paniques, et que souvent, sous la pression de la honte qu’elles inspirent à ceux qui les ont subies, elles relèvent le moral de ces mêmes hommes et l’exaltent jusqu’à la témérité. Le 32e de marche quitta l’armée à Chagny, et plus tard, aux combats de Nuits et de Beaune, se montra digne de son vaillant colonel, de ses braves officiers. Il est évident néanmoins que, lorsque l’armée de l’est partit de Besançon pour aller former le 20e corps de l’armée de la Loire, le général Crouzat, qui la commandait, devait d’autant plus tenir compte de pareils faits, que, malgré tous ses efforts, malgré ceux de tous les généraux placés sous ses ordres, rien n’était changé dans les conditions matérielles de l’armée.

Le temps écoulé pendant les marches qui nous conduisirent successivement à Gien et enfin à Bellegarde, en avant de la forêt d’Orléans, ne permit aucun changement favorable dans ces mêmes conditions ; — on peut dire cependant qu’à cette époque les rapports incessans des chefs et des soldats avaient relevé l’esprit général de nos troupes, — l’impatience de l’action, qui animait les plus ardens, s’était répandue de proche en proche ; tous nous demandions d’en finir par une action décisive avec ces marches et ces contre-marches dont nous ne comprenions guère l’utilité, et qui avaient l’air, du moins à nos yeux, non de mouvemens stratégiques, mais d’une longue retraite devant un ennemi qu’on disait partout et que nous ne voyions nulle part.

Il convient d’insister sur cette disposition nouvelle des esprits, car elle a eu une suprême importance, même au point de vue des résultats généraux de la campagne que nous entreprenions. Le 20e corps était en grande partie composé de bataillons de mobiles ; la 1re brigade de la 2e division par exemple, après avoir compté le 32e régiment de marche, le régiment des Deux-Sèvres et deux bataillons du Haut-Rhin, était réduite en arrivant sur les bords de la Loire au régiment des Deux-Sèvres et à un bataillon de 1,500 hommes de mobiles de la Savoie. Une telle armée avait toutes les qualités et aussi tous les défauts des troupes jeunes, intelligentes, souvent pleines d’ardeur, mais inexpérimentées, qui en formaient le fonds essentiel. Nos mobiles obéissaient avec une régularité qui ne s’est jamais démentie à tous les ordres donnés, ils supportaient sans plainte les fatigues de nos marches incessantes, leur patiente abnégation, leur dévoûment, furent toujours à la hauteur des privations sans nombre qui leur furent imposées ; mais, tout en obéissant, on raisonnait, on demandait le pourquoi des choses, et on discutait d’autant plus au bivouac les ordres reçus, que l’autorité n’apparaissait ni aux soldats, ni aux officiers, avec la sanction de l’expérience, avec le prestige des grades dès longtemps acquis. Tel général commandant une division n’était-il pas un ancien sous-officier, devenu général en faisant son apprentissage du commandement en Amérique, dans les rangs des sécessionistes ? Tel autre n’était-il pas simple capitaine au début de la guerre, ou, mieux encore, la veille et dans les rangs mêmes de l’armée où nous l’avions connu ? Que ces généraux improvisés fussent dignes de leur position nouvelle par leur bravoure et leur patriotisme, là n’était pas la question. Étaient-ils par leur science militaire à la hauteur du commandement qui leur était confié ? Bien des faits avaient répondu, et, comme nous cherchons avant toutes choses la vérité, qu’il nous soit permis d’en citer un, bien propre d’ailleurs à justifier les réflexions précédentes. Nous le choisissons à dessein parmi tant d’autres, parce qu’il s’agit d’un de nos compagnons les plus chers, mort héroïquement en rachetant par la bravoure du soldat les fautes du général.

Parmi ces esprits d’élite et ces cœurs généreux qui, sous le nom des quarante, avaient tenté de faire sauter le pont de Saverne et n’avaient échoué que par la trahison d’un maître d’école des Vosges, qui de nous n’avait remarqué le lieutenant Girard et n’était fier de son amitié ? Le ministre de la guerre avait lui-même désigné ce vaillant soldat de nos guerres d’Afrique, de Crimée et d’Italie comme le plus capable d’organiser militairement cette troupe de volontaires appartenant aux classes élevées de la société, et que rien n’avait préparés aux rudes exigences de la vie guerrière. En tout, Girard s’était montré digne de ce choix. Seul, la nuit, son revolver à la main, il avait pénétré dans le camp prussien, et s’était emparé du traître dont les ignobles révélations avaient fait échouer la tentative de Saverne. En toute circonstance, il avait réclamé sa place au premier rang du danger. C’était donc un admirable soldat, un officier hors ligne. Le lendemain du premier engagement de Maizières, le commandant en chef le nomma général de brigade dans une de nos divisions. Vingt-quatre heures après la prise de possession de son commandement, sans ordres, sans reconnaissance préalable, sur la foi de je ne sais quels renseignemens inexacts qu’il n’avait pu contrôler, il se lançait dans la plus folle des entreprises et y trouvait la mort, heureusement pour lui, car il se fût demandé lui-même et aurait eu à rendre un compte terrible des 300 hommes qu’il avait fait écharper par son inexplicable conduite.

Si cet exemple, où, comme nous l’avons dit, une mort héroïque atténue du moins bien des fautes, peut faire comprendre l’opinion des soldats envers leurs chefs improvisés, il met aussi en lumière une des causes les plus actives de notre infériorité vis-à-vis des bandes prussiennes, où le courage des soldats était si rigoureusement réglé par la discipline, et le commandement par la science la plus méthodique de la guerre. Ajoutons que ces généraux de fraîche date n’avaient pas tous la mâle simplicité de Girard, et que trop souvent, à voir leurs nombreuses escortes, la hâte de leurs aides-de-camp à retenir pour leurs quartiers-généraux les châteaux et les fermes qui eussent pu servir de cantonnemens à des bataillons entiers, alors que l’armée était obligée de bivouaquer, souvent sans abri, sans paille et sans bois, sous la neige et dans la boue, bien des murmures s’élevaient dans nos rangs contre tant d’insouciance pour les uns, tant d’égoïsme chez les autres, — murmures trop légitimes, si l’on songe que souvent aussi, à ces rudes bivouacs et pendant ces longues nuits d’un hiver rigoureux, nos hommes n’eurent pas même les vivres de première nécessité.

Cette disposition des esprits ne tenait pas seulement aux causes que nous avons cherché à exposer ; elle se rattachait par des liens tout naturels à la situation de la France, aux tristesses de nos revers, aux douleurs de l’invasion, et aussi aux espérances fiévreuses que des bulletins, hélas ! mensongers et trop vite démentis nous laissaient concevoir. Lorsque, abandonnant la région de l’est, nous apprîmes que nous allions rejoindre l’armée de la Loire après la reprise d’Orléans, nous avions hâte de prendre part à ses glorieux efforts. En voyant le temps d’arrêt qui suivit la victoire de Coulmiers, nous crûmes que le plan général reposait sur cette donnée de simple bon sens : là où 100,000 hommes, 150,000 hommes ne passent pas, 200,000 hommes font leur trouée, et nous étions pressés d’aller grossir notre armée d’un nouveau corps de 35,000 hommes, résolus à tout pour la réussite de ce plan. Plus tard, quand, après, avoir rencontré le 18e corps en formation à Gien, nous le vîmes entrer en lice, quand nous-mêmes, on nous envoya camper à Bellegarde sans nous donner un seul de ces objets les plus indispensables qui nous manquaient depuis si longtemps, et qu’on nous avait tant de fois promis, nous expliquions cette hâte par la nécessité de marcher au plus vite au secours de Paris affamé, et nous vivions dans l’attente de ce grand jour où allait se décider le sort de la France. Ce jour-là, tous nous étions prêts à faire notre devoir ; mais, si l’on tient compte de nos longues épreuves, de cette anxiété patriotique, de notre inexpérience militaire, on doit comprendre que tout dépendait de notre première bataille. Victorieuse, l’armée puiserait dans la victoire tous les élémens d’autres succès ; vaincue, elle rejetterait sur ses chefs, avec la certitude d’avoir fait ce qui dépendait d’elle, toute la responsabilité de la défaite, et ne les suivrait plus avec confiance dans de nouvelles entreprises.

Cette journée, pour nous décisive, fut celle du 28 novembre 1870. Notre première bataille fut celle de Beaune-la-Rolande, et malheureusement ce fut un échec.

II.

Nous avons sous les yeux la carte plus qu’incomplète sur laquelle nous marquions nos campemens, — on sait que dès le début des hostilités les cartes françaises de l’état-major furent introuvables, — ce chiffon de toile imprimée suffit pour nous permettre d’établir la situation respective des deux armées en présence, ou tout au moins de notre aile droite et de l’aile gauche prussienne. Vers la fin de novembre, le 18e corps était à l’extrême droite, entre Bellegarde et Montargis. Cette dernière ville était au pouvoir des Prussiens, qui occupaient également Beaune-la-Rolande et les villages intermédiaires de Ladon, Maizières et Juranville. Le 20e corps avait son quartier-général à Bellegarde, et s’étendait des hauteurs de Fréville à Boiscommun, ayant pour objectif Beaune-la-Rolande, qu’une route directe met en communication d’un côté avec Pithiviers, quartier-général du prince Frédéric-Charles, de l’autre par Maizières avec Montargis, par où débouchaient les approvisionnemens de l’armée ennemie et les renforts qui du nord et de l’est augmentaient chaque jour son effectif. Le 15e corps, sous les ordres du général Martin des Pallières, avait son extrême droite vers Chambon, sur la lisière de la forêt d’Orléans, et son quartier-général vers Neuville et Chilleurs-aux-Bois. Les deux corps français les plus voisins en ce point ne se donnaient pas la main, puisque les points extrêmes qu’ils occupaient étaient distans de plus de 10 kilomètres, et les quartiers-généraux, qu’il faut seuls avoir en vue quand il s’agit de communications, séparés par plus de 25 kilomètres, — distance évidemment trop grande, eu égard au peu de longueur des journées en cette saison, et au mauvais état des chemins, défoncés par la pluie et couverts de neige. — Si, malgré l’éloignement de ces divers corps les uns des autres, on les regarde comme faisant tous partie d’une armée unique aux ordres du général d’Aurelle de Paladines, alors, le grand quartier-général étant à Artenay, il devient évident qu’en l’absence de toute ligne télégraphique les reliant les uns aux autres, les corps extrêmes échappaient à l’action immédiate, sinon directe, du général en chef. N’ayant point de documens qui en pourraient établir la réalité, nous nous bornerons à rappeler ici, comme indice de l’opinion, les bruits qui circulaient parmi nous, et d’après lesquels le 18e et le 20e corps, bien que placés sous les ordres du général d’Aurelle, agissaient néanmoins d’après ceux du ministre de la guerre. Ces bruits, que confirmerait une circulaire fameuse, véritable acte d’accusation contre le général en chef après la perte d’Orléans, expliqueraient parfaitement les marches et contre-marches qui n’avaient eu jusqu’à ce jour d’autre résultat que d’épuiser les forces de nos hommes; ils expliqueraient surtout le décousu, le manque d’ensemble des opérations qu’il nous reste à préciser, du moins dans leurs résultats généraux.

Le 24 novembre, vers neuf heures du matin, le 18e corps attaquait les villages de Maizières et de Ladon. Ce mouvement offensif donnait lieu à des engagemens divers, auxquels le 20e corps ne prit part que par l’affaire peu importante d’ailleurs où le général Girard trouva la mort, et le premier jour par sa deuxième division, lancée contre une colonne ennemie qui, descendant de Beaune-la-Rolande, menaçait le flanc gauche de nos troupes engagées sur la route de Bellegarde à Maizières. Les bataillons du Haut-Rhin, dans une charge impétueuse, y montrèrent l’entrain et l’aplomb de vieilles troupes. Au chant de la Marseillaise, musique en tête, bannières déployées, et sur les pas de leur vaillant commandant, le chef de bataillon Dolfüs, ils coururent à l’ennemi et le refoulèrent victorieusement. La nuit, nos troupes couchèrent sur le champ de bataille. Néanmoins ni Ladon, ni Maizières, ni Juranville, n’étaient tombés en notre pouvoir. Quelque sérieux qu’ils fussent, ces engagemens n’étaient que les préliminaires d’une action décisive; mais ils justifiaient, par la bravoure des soldats, la confiance des généraux qui venaient de prendre l’offensive. En effet, ce mouvement en avant de notre aile droite se continua en s’accentuant davantage.

Le 27 au soir, la 1re brigade de la 2e division du 20e corps vint occuper le village de Saint-Loup-des-Vignes, à 3 kilomètres de Beaune-la-Rolande, qu’il domine. Dans la nuit, la 2e brigade se portait sur Montbarrois, à 2 kilomètres de Saint-Loup, et au point du jour la première division, partant de Boiscommun, s’ébranlait à son tour dans la direction de Batilly, village qui commande le passage de l’antique chaussée connue sous le nom de Chemin de César. En même temps, le 18e corps reprenait sa marche en avant, un moment interrompue, sur Ladon, Maizières et Juranville, pour déboucher sur notre droite. Le village de Beaune-la-Rolande, objectif de l’armée française, allait donc être attaqué à la fois sur la gauche et au centre par le 20e corps, sur la droite par le 18e corps, c’est-à-dire, en évaluant l’effectif de ces deux corps à un minimum, par plus de 50,000 hommes.

L’importance stratégique de cette position explique nos efforts pour l’arracher à l’ennemi, ceux de l’ennemi pour la conserver. Les Hanovriens de Voght-Rheiss occupaient le village depuis plusieurs jours. Dans la prévision d’une attaque, ils en avaient fortifié les approches par des fossés profonds, barricadé toutes les rues, crénelé les maisons; ils l’avaient en un mot transformé, comme tant d’autres de nos villes françaises tombées sans coup férir dans leurs mains, en une de ces citadelles formidables devant lesquelles nos soldats, luttant poitrine nue contre d’invisibles ennemis, ont vu tant de fois se briser leur audace. En évaluant à 25,000 hommes le corps de Voght-Rheiss, à 15,000 les divisions de renfort qui lui furent envoyées de son quartier-général par le prince Frédéric-Charles, avec une nombreuse artillerie, on voit que 90,000 hommes allaient se heurter sur une ligne de moins de deux lieues d’étendue pour se disputer la possession d’un de nos plus obscurs villages[2].

A huit heures du matin, le canon de la 1re division se fait entendre du côté de Batilly. Le signal de l’attaque générale est donné par la batterie de réserve, en position sur les hauteurs de Saint-Loup-des-Vignes; les bataillons du Haut-Rhin, musique en tête, comme à Fréville, le régiment des Deux-Sèvres, au chant de la Marseillaise, s’élancent sur les pas de leurs colonels (Dumay, Dolfüs, du Haut-Rhin, Rougé, des Deux-Sèvres), et balaient les Prussiens devant eux. Le bataillon de Savoie (commandant Dubois), accueilli par une fusillade terrible sur la lisière des bois qui défendent le village au sud, hésite et recule un moment; mais bientôt il est ramené au feu sous une grêle de balles par le commandant de la brigade, suivi de tout son état-major; les zouaves du brave général Vivenot débouchent sur la gauche; ils abordent l’ennemi avec leur élan d’autrefois, et sur toute la ligne le refoulent vers le village; les positions extérieures sont enlevées. Nos batteries prennent position à 400 mètres sur la hauteur à laquelle aboutit la route de Saint-Loup, et couvrent de leurs obus l’église et les grandes maisons qui l’entourent, mais sans pouvoir entamer leurs fortes murailles. Leurs projectiles, trop faibles, sont également impuissans contre les barricades qui ferment l’entrée de toutes les rues; devant ces barricades, devant les fossés qui les entourent, l’élan victorieux de nos troupes s’arrête brisé. Cependant chaque maison, chaque pan de mur, chaque arbre devient un point d’attaque derrière lequel se massent nos soldats, prêts à s’élancer par la première brèche que leur ouvrira l’artillerie. Un moment l’intrépide commandant de Verdière, chef d’état-major de la 2e division, croit une des rues abandonnée par l’ennemi. Faisant franchir par un bond énorme à son cheval les obstacles qui en ferment l’accès, il y pénètre, et la parcourt dans presque toute sa longueur, sans essuyer un coup de feu. Revenant alors sur ses pas, il appelle à lui les soldats voisins, zouaves du 3e régiment, mobiles des Deux-Sèvres, de la Savoie et du Haut-Rhin, francs-tireurs de Keller, et en forme une colonne d’assaut. Lui-même, suivi du colonel Rougé, du commandant Dubois, la guide à l’attaque. Soudain, à 20 mètres du fossé extérieur, une décharge meurtrière, véritable ouragan de plomb et de fer, part de ces maisons naguère silencieuses et en apparence abandonnées. Le commandant de Verdière échappe comme par miracle; le colonel Rougé, le commandant Dubois, ont leurs chevaux tués, et se relèvent avec peine. Tous néanmoins restent prêts à recommencer leur héroïque tentative à ce poste périlleux, où ils reçoivent les félicitations du général en chef, accouru de sa personne pour seconder leurs efforts. Jusqu’au soir, la lutte se continue aussi ardente, aussi acharnée.

Ces épisodes de cette sanglante affaire montrent quelles furent la persévérance, la bravoure de nos soldats et de nos officiers. Dans tous les corps, partout, ils se montrèrent dignes les uns des autres, et pourtant non-seulement Beaune-la-Rolande ne fut pas occupée par nos troupes, non-seulement nous n’enlevâmes pas un canon à l’ennemi, mais encore, devant les renforts qu’il reçut de Pithiviers, et qui à quatre heures faisaient leur apparition sur le champ de bataille, l’armée française recula jusqu’à Bellegarde et à Boiscommun. Or une retraite jette toujours du trouble dans l’esprit des soldats, même les plus aguerris. Pour nos mobiles inexpérimentés, qui presque tous venaient de faire leurs premières armes, qui avaient eu ou qui croyaient avoir eu l’affaire décisive longtemps attendue, à en juger par leurs sanglans efforts et les 3,000 hommes mis hors de combat et laissés sur le champ de bataille, ce fut plus que du trouble, ce fut le découragement qui, pour un moment du moins, s’empara de leur esprit sous l’impression de la retraite. D’autres causes d’ailleurs, toutes particulières à notre armée, résultant de sa composition elle-même, aidèrent activement à cette désespérance générale; nous essaierons de les préciser.

On a vu l’attitude héroïque des bataillons du Haut-Rhin. Ce brave régiment, comme tous ceux qui ne se ménagent pas au feu. laissa de nombreux prisonniers aux mains de l’ennemi. Les Prussiens saisirent l’occasion; ils parlèrent à ces prisonniers le langage, non de vainqueurs insolens, mais de compatriotes, déplorant une erreur fatale qui armait les uns contre les autres les enfans d’un même pays. « Vous êtes libres, » leur dirent-ils, et à tous, avec des vivres, des vêtemens, ils offrirent les papiers nécessaires pour retourner dans leurs foyers, l’argent dont ils avaient besoin pour leur voyage ; ceux qui dédaignèrent de pareilles offres, et bien peu ne les repoussèrent pas, furent délivrés d’une surveillance trop active, ils purent bientôt s’échapper. De retour dans nos rangs, ils racontèrent, suivant les prévisions de l’ennemi, la façon dont ils avaient été traités, les singulières assertions qu’ils avaient entendues. L’œuvre de démoralisation, préparée déjà par tant de privations et de souffrances, fut rapide et profonde; huit jours après Beaune-la-Rolande, le commandant Dolfüs motivait la démission de son commandement sur le découragement de ces mêmes hommes qu’il menait naguère si intrépidement à l’attaque, sur la triste conviction où il était qu’à la première affaire nul d’entre eux ne le suivrait. Cette démission fut retirée depuis, mais qu’importe?

Dans d’autres régimens, sous des impressions différentes, se produisaient des effets identiques. La 1re brigade de la 2e division, à laquelle nous avions l’honneur d’appartenir et dont nous parlons plus souvent par cette raison même, s’était, à 6 heures du soir, ralliée presque tout entière sur le terrain qu’avaient occupé pendant l’affaire les compagnies de réserve des Deux-Sèvres, à 200 mètres du village. Les hommes, épuisés par les fatigues de la journée, étendus sur le sol humide, laissaient passer au-dessus de leur tête ces obus égarés, ces décharges de mousqueterie de plus en plus rares qui survivent encore à une longue lutte, et qui en marquent la fin. Abrités par un repli du terrain, ils attendaient, ignorant encore le résultat de la journée et prêts à toute éventualité, les ordres qu’ils auraient à exécuter. La nuit était froide et sombre. Néanmoins les flammes de l’incendie du village et des fermes environnantes l’éclairaient par places de leurs lueurs décroissantes. — De distance en distance, sur les hauteurs voisines, des feux de signaux brillaient un moment comme des phares sur la mer, et s’effaçaient quand la signification en avait été comprise. A nos pieds, devant et autour de nous, passaient et repassaient, pareils à des feux follets, les fanaux des voitures d’ambulance, venant ramasser les blessés sur l’étroit espace du théâtre de l’action, là où elle avait été la plus meurtrière. Soudain dans le silence de la nuit s’élèvent du village des chants de triomphe, — ces chants sont ceux de Vaterland. — Les ambulances se rapprochent, ce sont des ambulances prussiennes. Plus de doute, la victoire, que nous espérions encore, appartient à l’ennemi. Dès lors la situation de la brigade apparaît pleine de gravité, et d’une gravité que nos généraux ne peuvent ignorer. Pourtant nul ordre n’arrive pour nous fixer sur ce qu’on attend de nous. Faut-il rester sur le terrain conquis par tant d’efforts en présence de l’armée ennemie dont nous avons compté les renforts, dont nous entendons les mouvemens d’artillerie sur les routes sonores, et que nous aurons demain tout entière sur les bras? Faut-il l’abandonner sans ordres pour éviter une catastrophe qu’il est trop facile de prévoir? Trois heures se passent dans cette attente, dans cette cruelle anxiété. Les officiers envoyés à la découverte du 18e corps annoncent qu’il a évacué le terrain où vers quatre heures et demie il a débouché à droite, à 300 mètres de la brigade, pour prendre part au combat. Tous affirment que partout ils n’ont rencontré que des ambulances et des patrouilles prussiennes. A 11 heures, l’ordre est donné par le commandant de la brigade de se mettre en marche dans le plus grand silence, et de regagner Saint-Loup-des-Vignes par la route qui relie ce village à Beaune-la-Rolande. La gravité de la situation est si bien comprise de tous, que les hommes, prévenus un à un pour ainsi dire par les officiers, se forment en rang et se mettent en marche sans que le moindre bruit éveille l’attention de l’ennemi. Partis quand déjà la brigade est engagée sur la route, les chevaux de l’état-major général et de son escorte révèlent seuls aux Allemands cette retraite qui leur arrache une proie assurée. Une décharge générale des grand’ gardes et des avant-postes ennemis salue nos cavaliers au passage. Quelques minutes après, ils ont rejoint la brigade, un moment retardée par le fossé dont nos pionniers coupent la route pour arrêter la marche de l’ennemi.

C’est là, dira-t-on, un incident commun à la guerre. Peut-être, et nous l’ignorons; mais, comme le premier renseignement qui nous fut donné en entrant à Saint-Loup fut que le grand quartier-général du 20e corps était à Bellegarde, à 15 kilomètres, le quartier-général de la division à Boiscommun, à 9 kilomètres, il devint évident pour tous que, sans la décision du commandant de la brigade, nous étions cernés par toute l’armée ennemie, et qu’en tout cas nous avions été abandonnés sans que nul se préoccupât de notre sort. Les réflexions que suggérait cet abandon sont faciles à deviner. Certes elles tendaient à affaiblir, sinon à détruire cette confiance des soldats dans leurs chefs que rien ne peut faire renaître quand elle s’est évanouie, et qui est assurément la première comme la plus indispensable condition de succès.

Quelle que fût d’ailleurs l’influence regrettable de ces incidens, il en est d’autres qui vinrent la fortifier, et que nous ne pouvons passer sous silence. A quatre heures et demie, le jour du combat de Beaune-la-Rolande, le 18e corps, vainqueur à Juranville, débouchait à notre droite, et aux cris mille fois répétés : en avant! en avant! prenait part à l’action principale. Malheureusement les feux de ses bataillons ne furent meurtriers que pour nos soldats groupés autour des maisons extérieures du village, et trois fois il avait fallu répéter la sonnerie : cessez le feu ! pour mettre fin à cette cruelle méprise. Enfin, le matin même du 28, le zouave Jacob fut surpris par le colonel Vivenot au moment où il revenait des avant-postes ennemis. Dans un interrogatoire sommaire, il fut constaté que depuis trois mois, chaque nuit, ce misérable allait rendre compte aux officiers prussiens qui éclairaient notre marche de la situation exacte de nos troupes. À cette époque, la croyance à la trahison, la défiance qu’elle entretenait, n’étaient que trop justifiées par tant de projets avortés, par tant de résolutions tenues pour secrètes, et que déjouait la vigilance de l’ennemi. Ici d’ailleurs la trahison était manifeste. Cet espion, caché sous l’uniforme de nos zouaves, était-il le seul? Que pouvions-nous encore contre la trahison de nos compagnons d’armes, contre l’insouciance, l’abandon même de nos chefs? Mourir? Tous le voulaient la veille du combat de Beaune-la-Rolande, avec l’espérance de vaincre et de contribuer à la délivrance de la patrie; seuls, ceux qui ne voyaient que le devoir le voulaient encore le lendemain, mais ils le voulaient sans illusion et sans espérance.


III.

Le combat ou plutôt la bataille de Beaune-la-Rolande (le chiffre élevé des troupes qui prirent part à l’action, celui des blessés, l’importance des résultats, lui méritent ce nom) fut pour le 18e et surtout le 20e corps ce que dans leur langage expressif les soldats appellent un coup de chien. Après un pareil effort, les troupes, même les plus aguerries et les plus confiantes, ont besoin de quelques jours de repos pour se retrouver, ou tout au moins de sentir que, pour n’avoir pas été couronnés par la victoire, leur dévoûment et leurs efforts n’ont pas été stériles, et ont servi la cause générale. L’annonce d’un succès dû à ces efforts, une marche en avant, peuvent seuls effacer l’impression de leur échec personnel. Par malheur, rien ne détruisit dans l’esprit de nos soldats les impressions que nous avons essayé de faire comprendre. Tout vint au contraire les confirmer. Une proclamation de M. Gambetta annonça bien, il est vrai, que nous avions Oté victorieux, et, par une singulière dérision à l’adresse du 20e corps, qui seul avait porté le poids de la journée devant Beaune-la-Rolande, que le 18e corps et son général avaient en cette journée bien mérité de la patrie, qu’en conséquence le colonel Billot était confirmé dans son grade de général ; mais déjà on savait à quoi s’en tenir sur ces proclamations, et pour nous la dictature de M. Gambetta n’était pas seulement la « dictature de l’incapacité, » suivant l’expression de M. Lanfrey, elle était surtout celle du mensonge officiel. Les actes parlaient du reste plus haut que toutes ces phrases de rhéteur creuses et sonores. Quarante-huit heures passées à nos anciens cantonnemens de Fréville, auprès de Bellegarde, avaient à peine donné le temps de rallier les traînards, qu’au bruit du canon ennemi, tonnant contre Saint-Loup-des-Vignes, nous nous mettions de nouveau en marche. Pour nous porter en avant ? Non certes, mais pour nous replier sur la forêt d’Orléans, vers Nesploy et Nibelles, et, pour mieux attester que nous reculions, notre marche ou mieux notre retraite s’effectuait, comme devant un ennemi victorieux lancé à notre poursuite, par brigades en échelons. Ainsi se confirmait dans tous les esprits la conviction de notre insuccès, ainsi allait grandissant le découragement de l’armée. Ce découragement, qui se traduisait par des actes d’indiscipline chez les soldats de certains bataillons de mobiles dont il est inutile de citer ici les noms, était partagé même par les meilleurs esprits, par ceux qui, se mettant au-dessus des incidens particuliers, se préoccupaient surtout de la situation générale de l’armée et de la France. C’était peut-être un défaut ; mais le nombre en était grand, on le conçoit, parmi ces jeunes hommes, intelligens, instruits, éclairés, qui dans les rangs de l’armée mobile faisaient en définitive la guerre en volontaires.

On connaissait mieux aux bivouacs de Nesploy et de Nibelles les péripéties changeantes de la lutte. Pour tous, il devenait évident que ce n’était pas seulement contre les maisons crénelées de Beaune-la-Rolande, contre ses fossés, contre ses barricades, que s’était brisé notre élan victorieux. Si nous avions reculé, c’était surtout devant les renforts qu’avaient reçus les Prussiens vers la fin de la journée. Comment deux divisions d’infanterie et les batteries d’artillerie nombreuses dont nous avions senti les coups redoutables quand, vers quatre heures, elles donnèrent à la résistance de l’ennemi une vigueur nouvelle, avaient-elles pu être détachées contre nous en présence du 15e corps ? Comment ce 15e corps, si nombreux, le plus aguerri, disait-on, et assurément le mieux équipé de toute l’armée, était-il resté dans l’inaction pendant toute la journée du 28 ? À défaut d’ordres précis, assurant l’ensemble des mouvemens de tous les corps, n’avait-il pas entendu notre canon, et n’est-ce pas une règle générale, que nul ne peut ignorer, que les généraux allemands avaient, eux, suivie contre nous, de marcher au canon? Si, par une attaque à fond sur Pithiviers et le quartier-général du prince Frédéric-Charles, ce corps eût secondé notre attaque, cette diversion puissante n’eût-elle pas assuré notre succès? En tout cas, l’ennemi, sans les renforts qu’il avait reçus si à propos, aurait-il pu résister le 29 à un nouveau mouvement offensif? Ce jour-là, la jonction du 18e corps, retardé par sa lutte à Juranville le 28, nous assurait une supériorité numérique incontestable, surtout en artillerie, et n’était-ce pas un gage assuré de la victoire? La réponse à ces questions était impossible au moment où, suivis d’une avant-garde prussienne dont nous ignorions la force, nous nous repliions sur la forêt d’Orléans; mais cette réponse nous fut donnée bientôt dans un conseil de guerre tenu au château de Nibelles et par le général lui-même commandant le 15e corps.

Les paroles que nous allons répéter aussi textuellement que possible révèlent une méconnaissance trop profonde de la situation militaire à ce moment décisif de la campagne pour que nous ne citions pas les noms de quelques-uns de ceux qui les ont entendues comme nous, et qui ne peuvent les avoir oubliées. Ce sont, parmi tous les généraux et les chefs de service du 20e corps, ceux du général Crouzat, qui le commandait, du général Thorton, commandant de la 2e division, du colonel Vivenot, commandant la 2e brigade de cette division.

Le général Crouzat avait dit en substance : Le 20e corps, épuisé autant par ses longues marches et le dénûment où il a été laissé depuis la retraite des Vosges que par l’effort qu’il vient de faire à Beaune-la-Rolande, a besoin de quelques jours de repos. Depuis trois mois, les hommes ont fait tout ce que l’on peut exiger de leurs forces physiques et de leur dévoûment. Il n’est que temps de leur donner enfin ce qui leur manque, ce qui leur a toujours manqué : des souliers à beaucoup d’entre eux, à tous des guêtres, des cartouchières, des sacs, si on ne veut pas que, leur moral fléchissant sous tant d’efforts et tant de privations, ils se laissent aller à un découragement trop bien justifié. — Il lui fut répondu par le général des Pallières : «Les hommes sont ce qu’on les fait; le 15e corps, lui aussi, était à mon arrivée très mal organisé, sans ordre, sans discipline. En quinze jours, tout a changé, et, je le répète, si leur moral est aujourd’hui excellent, c’est que les hommes sont ce qu’on les fait. » À ces paroles peu flatteuses pour les généraux, ses égaux, à qui elles étaient adressées, à cette comparaison très mal venue entre deux corps, dont l’un avait toujours été en marche depuis trois mois, loin de tout centre d’approvisionnement, tandis que toutes les ressources de la France avaient été, sous l’œil de la délégation de Tours, consacrées à l’organisation de l’autre, le général des Pallières ajouta : « D’ailleurs vous voyez les Prussiens partout, et vous croyez à ce qu’on dit de leurs forces. Détrompez-vous, nous n’avons devant nous qu’un rideau de troupes sans consistance : seulement ces troupes sont habilement manœuvrées, et elles peuvent vous faire illusion; mais elles ne le font, elles ne paraissent redoutables qu’à ceux qui ne connaissent pas comme moi la tactique prussienne. » Et, pour être mieux compris par un exemple, il dit encore : « On parle du grand nombre de canons qui partout accompagnent l’armée prussienne, — on est disposé à les voir partout; — eh bien ! voici ce qui se passait à Dijon : chaque jour, par une porte sortaient des batteries aux attelages reposés, aux servans d’une tenue irréprochable, aux pièces reluisantes. A une lieue de la ville, ces attelages sont couverts de boue, ces pièces brunies, ces uniformes tachés à plaisir; ces attelages rentrent alors par une autre porte, et le tour est joué, et l’on croit à la formidable artillerie prussienne ! » Comme le commandant de la 1re brigade lui fit observer qu’il n’y avait pas d’illusion de ce genre à se faire, et que la puissance de la nombreuse artillerie ennemie avait été très bien constatée à l’affaire de Beaune-la-Rolande, le général, haussant les épaules, quitta brusquement la salle du conseil sur ces paroles du même officier : « puissiez-vous ne pas faire bientôt l’expérience de la réalité ! »

Le lendemain ou le surlendemain peut-être avait lieu le combat de Chilleurs-aux-Bois, combat d’artillerie surtout, dont les détonations répétées nous arrivaient à travers la forêt, semblables à un feu roulant de mousqueterie. Le 20e corps à ce bruit se tint prêt à partir au premier appel, mais cet appel arriva trop tard. A onze heures et demie, la canonnade s’éteignait sans qu’on sût quel était le résultat de cet engagement si court, et dont nous ne pouvions soupçonner l’importance. Hélas! c’était une véritable défaite, et la plus funeste dans ses conséquences qui pût être infligée à l’armée de la Loire.


IV.

Il semble qu’on peut aujourd’hui, par les dispositions mêmes du général en chef ennemi, juger de la portée réelle des combats qui marquent la fin du mois de novembre, et que, sur la foi de documens officiels français, on a crus de simples engagemens préliminaires. Dès le lendemain même de la journée de Beaune-la-Rolande, le prince Frédéric-Charles, masquant ses desseins par une vigoureuse attaque sur Saint-Loup-des-Vignes, dégarnissait sa gauche et ne laissait plus en face de notre aile droite qu’un corps d’observation de 8,000 hommes. Toutes ses forces actives étaient concentrées à Pithiviers, prêtes à tomber en masse sur le 15e corps, et lui porter un coup décisif. Pour l’état-major général ennemi, si bien informé par ses nombreux espions, et guidé d’ailleurs par une longue expérience pratique de la guerre, les affaires successives de Ladon, Maizières, Juranville et Beaune-la-Rolande surtout avaient paralysé, pour un moment du moins, l’aile droite de l’armée française. La vigueur que nous avions montrée, à laquelle nos ennemis ont rendu justice[3], leur était précisément un gage certain d’un instant de détente, et ils croyaient avec raison que quelques jours de répit leur étaient assurés de ce côté. On sait comment ils en profitèrent. Les combats victorieux du 2 et du 3 décembre, notamment celui de Chilleurs-aux-Bois, leur ouvrirent la route ou plutôt les routes d’Orléans. D’autres mettront en pleine lumière les incidens et les causes diverses qui ont transformé la défaite du 15e corps en désastre irréparable. Résolu à ne parler que de ce que nous avons vu, nous nous bornerons, malgré la sûreté de nos informations, à dire qu’il en fut ainsi, surtout parce que l’esprit, le moral des soldats était au 15e corps, comme dans l’armée tout entière, celui que nous avons dit animer l’ancienne armée des Vosges. Peut-être même, entre tous ces corps, dont nous avons pu étudier les soldats réunis à Bourges après la défaite du 15e corps à Salbris, c’est encore nos propres troupes, celles du 20e corps, que nous regarderions comme ayant été les plus solides et animées du meilleur esprit.

Nous avons déjà dit que les résultats du combat de Chilleurs-aux-Bois ne furent connus à l’aile droite que lorsqu’il était trop tard pour en atténuer les fatales conséquences. Un simple coup d’œil jeté sur la carte suffit pour montrer que, même en partant aux premiers bruits du canon, la distance qui nous séparait du 15e corps était trop grande pour que nous pussions arriver à temps sur le champ de bataille. Nous répéterons qu’à onze heures et demie la canonnade avait cessé entièrement. Nos généraux n’avaient dès lors qu’à attendre. On a écrit, rendant le général Bourbaki responsable d’une inaction qu’il est de toute injustice de lui imputer, puisqu’à cette époque il n’exerçait pas le commandement du 18e et du 20e corps, « que peut-être ces corps dans les mains d’un stratégiste habile eussent pu être jetés sur les communications de l’ennemi, et l’inquiéter sérieusement au point de le forcer à rétrograder. » Il n’en est rien. Ce mouvement fut exécuté; mais, bien que le 20e corps fût bivouaqué, non à Bellegarde, comme on le suppose, mais plus près de Chilleurs, à Nesploy et à Nibelles, la route qui nous conduisait le plus directement sur Orléans, déjà tombé au pouvoir de l’ennemi, offrait une distance presque double de celle qui sépare cette malheureuse ville de Chilleurs et d’Artenay. Cela seul explique comment les Prussiens purent nous y devancer et y concentrer des forces imposantes qui garantissaient leur précieuse conquête contre tout retour offensif de notre armée. Cette route passe par la chaussée de Combreux, Vitry-aux-Loges, La Faye-aux-Loges et Donnery. En plusieurs points, elle avait été coupée par des tranchées profondes qui, mal comblées à la hâte, retardaient notre marche, surtout celle de l’artillerie. Néanmoins, grâce à l’ardeur de nos troupes, réveillée par l’attente du combat vers trois heures nous avions dépassé Donnery et franchi le canal d’Orléans. Vains efforts : l’ennemi, rangé en bataille, nous attendait en avant d’Orléans avec des forces considérables. Un moment, un engagement fut imminent. Nos positions de combat étaient prises sur les hauteurs qui séparent le canal d’Orléans de la vallée de la Loire. Des informations plus exactes sur la situation de l’armée firent sans doute changer les résolutions du général en chef. Par un mouvement à gauche, nos colonnes rejoignirent la grande route qui conduit à Jargeau, le long du grand fleuve. A six heures du soir, nous étions bivouaques sur la rive gauche. Infanterie, cavalerie, artillerie, bagages, tout avait passé sur le pont de Jargeau, — pont en fil de fer coupé avant la première occupation des Prussiens, et rétabli par eux. — Que nul désastre ne marqua ce passage précipité sur un tel pont, ce fut certes un hasard providentiel; mais notre tristesse n’en était pas moins profonde. Si nos chefs n’avaient pas cru devoir livrer un dernier combat pour le salut d’Orléans, c’est qu’Orléans était bien perdu pour la France, et la perte d’Orléans, c’était la fin de nos espérances les plus chères, la preuve trop évidente de désastres que nous ne pouvions connaître, mais qui avaient dû frapper notre armée : tristes et douloureuses conjectures qui répondaient trop bien à la réalité, tristes et douloureuses prévisions que l’avenir devait trop tôt vérifier. En effet, dès ce jour les destinées de l’armée de la Loire étaient écrites, et de fait cette armée n’existait même plus comme menace, comme obstacle à la marche de l’ennemi. Que le prince Frédéric-Charles voulût écraser soit l’aile droite, dont le général Bourbaki venait de prendre le commandement avec une abnégation patriotique dont l’histoire lui tiendra compte, soit l’aile gauche, aux ordres du général Chanzy, il le pouvait avec plus ou moins de peine, mais il le pouvait sûrement. Ces deux ailes, désormais sans communications directes, débris épars d’une armée imposante au moins par le nombre, ne pouvaient plus agir qu’isolément. On en forma deux armées distinctes, mais chacune d’elles était désormais inférieure en nombre à la grande armée allemande, comme elle l’était depuis longtemps par l’organisation, la discipline et surtout la confiance qu’engendre le succès. Les premiers coups du prince Frédéric-Charles tombèrent sur le 16e corps. Cela devait être.

Le 16e corps couvrait Blois, Tours et toute cette partie de la France la plus riche et aussi la plus ouverte à l’invasion, tandis que Bourges, défendue par de sérieux ouvrages, armée de pièces de marine, offrait à l’armée de Bourbaki le premier point d’une résistance qui pouvait énergiquement se continuer dans les collines du Morvan et les défilés de l’Auvergne. Néanmoins, dans l’incertitude des résolutions que prendrait l’ennemi, et lorsque la deuxième défaite du 15e corps à Salbris lui permettait de nous tourner pour nous acculer à la Loire, le mouvement de concentration de toutes nos forces à Bourges était impérieusement commandé; ce mouvement, exécuté avec une hâte trop justifiée par toutes ces considérations, peut donner une mesure exacte de la cohésion, de l’ordre des différens corps qui formèrent plus tard la seconde armée de l’est, qui fut se briser devant Héricourt. Sur 2,600 hommes du régiment des Deux-Sèvres, 500 répondaient seuls à l’appel en arrivant à Bourges; des 1,200 hommes du bataillon de Savoie, 50 avaient pu seuls suivre leur énergique commandant, et c’étaient là des corps d’élite. La neige d’ailleurs n’avait cessé de tomber pendant cette longue marche de vingt-quatre heures, dépensées à franchir les 56 kilomètres qui séparaient nos bivouacs, près d’Argent, de nos premiers cantonnemens, à Bourges. Malgré la neige, les chemins étaient couverts de verglas, et ce fut un miracle que notre artillerie pût suivre, même au prix de la moitié de ses chevaux. Aussi le général en chef ne faisait-il qu’obéir aux dures exigences de la réalité quand il répondait à une dépêche de M. Gambetta, lui enjoignant impérieusement de partir à l’heure même de Bourges, le 10 décembre, pour secourir Blois, où tombaient les premiers obus prussiens, et le général Chanzy, dont la position était sérieusement compromise : « L’armée ne peut partir, car, si je me mettais en route, j’arriverais peut-être de ma personne, mais sûrement sans un seul homme et sans un seul canon. »

Ce que nous venons de raconter est la vérité, la vérité que nous avons vue, mais dont nous n’avons pas dit tous les détails navrans. Quant à la France, voici la vérité qu’on lui disait :

« Tours, 6 décembre.

« Le ministre de l’intérieur aux préfets et sous-préfets.

« Je suis informé que les bruits les plus alarmans sont répandus sur la situation de l’armée de la Loire.

« Démentez hardiment toutes ces mauvaises nouvelles, colportées par la malveillance dans le but de provoquer le découragement et la démoralisation.

« Vous serez strictement dans le vrai en affirmant que notre armée est en ce moment dans d’excellentes conditions, que son matériel est intact ou renforcé, qu’elle se dispose à reprendre la lutte contre l’envahisseur. Que chacun soit ferme et fort, que tous ensemble nous fassions un suprême effort, et la France sera sauvée.

« L. Gambetta. »


Ici s’arrêteront ces commentaires d’un des soldats les plus obscurs et les plus ignorés de cette désastreuse campagne. Il nous a semblé que nous avions pour les écrire un double devoir à remplir : le premier, de rendre hommage à la bravoure et au dévoûment de nos compagnons d’armes, bravoure, dévoûment méconnus, peut-être parce que souvent ce sont les ouvriers de la dernière heure qui, suivant la parole de l’Évangile, reçoivent le meilleur salaire, peut-être aussi parce que nous n’avions pas été choisis pour être les instrumens d’une volonté personnelle, et que nous n’étions que ceux de la délivrance de la patrie; — le second, celui de dire la vérité telle qu’elle nous était apparue, parce que, si l’on veut que le passé ne soit pas perdu pour l’avenir, c’est par la vérité seule que les enseignemens et les leçons qu’il contient peuvent devenir efficaces.

De toutes ces leçons, de tous ces enseignemens, celui que nous voudrions voir ressortir le plus clairement de notre récit est cette vérité trop méconnue des théoriciens de 92, admirateurs aveugles d’une époque qu’ils croyaient pouvoir recommencer : les armées, généraux et soldats, ne s’improvisent plus aujourd’hui; mais, quelque funeste que cette erreur nous ait été, il en est une plus déplorable encore : c’est celle qui nous a fait croire aux vertus de la dictature, et qui, après vingt ans d’un pouvoir personnel dont les conséquences logiques se révélaient chaque jour aux lueurs sinistres de nos ruines, poussait la France à se jeter de nouveau, pour être sauvée, dans les bras d’un homme, — moyen commode de salut en vérité, s’il n’était illusoire, et auquel ne recourent jamais les peuples inspirés du sentiment réel de la liberté. Ces peuples savent que les dictatures n’ont jamais rien sauvé, et qu’elles aboutissent toujours à quelque despotisme dégradant, despotisme d’un soldat de génie, de sophistes aux mains sanglantes, « bourreaux, barbouilleurs de lois, » ou bien encore d’une commune effrénée, tourbe sans nom de furieux, dont les monstrueux excès font pâlir les rêves sanglans des Tibère et des Néron. Pour nous, on le voit, l’homme n’est pas en cause, et, si l’on a pu accuser avec raison le dictateur que la France s’était donné de l’avoir conduite plus avant dans l’abîme, c’est qu’il était dans la logique qu’il en fût ainsi. On peut dire aujourd’hui quel était le plan à suivre pour que l’armée de la Loire fût l’armée libératrice de la France. Paris approvisionné pour deux-mois encore, il fallait former, organiser cette armée derrière la Loire et la forêt d’Orléans, et, quand elle eût été réellement organisée, la lancer par un mouvement d’ensemble dans un effort gigantesque sur toutes les routes qui conduisent à Paris. — Sur l’une d’elles, en quelque point, on eût passé. L’armée allemande, inférieure en nombre, ne pouvait les défendre toutes à la fois. — Au lieu d’une armée, au lieu de soldats, nous avions des foules et des hommes, et même avec eux, au lieu de cette action générale et de ce coup unique frappé partout à la fois, nous avons eu les combats successifs des 24 et 25 novembre : Ladon, Maizières; 28, Beaune-la-Rolande; 2 et 3 décembre, Songy et Chilleurs-aux-Bois; enfin du 6 au 25 décembre, de Beaugency au Mans, combats glorieux où la bravoure française a jeté de vifs éclats, mais qui ne pouvaient aboutir qu’à des défaites, parce que, à égalité numérique, la victoire appartient toujours à l’armée la plus aguerrie et la mieux organisée. Ces fautes eussent pu être évitées, dira-t-on. Oui, si l’on reste dans les idées abstraites; non, si l’on fait la part de la réalité, je veux dire des passions humaines. En novembre 1870, la question semblait être non pas : comment sauver la France? mais qui sauvera la France, de Paris ou du dictateur dont elle subissait la direction fatale? Le pouvoir de ce dictateur, sa gloire si l’on veut, pour être juste peut-être, n’étaient fondés qu’à ce prix; dès lors, organisée ou non, il fallait que l’armée de la Loire courût à l’ennemi. Enfin, si de ces hauteurs du pouvoir nous descendons dans les rangs pressés de la foule, que d’ambitions vulgaires, que de vanités jalouses, que d’intérêts égoïstes ne voyait-on pas à l’œuvre ! C’est que vingt ans d’un pouvoir absolu avaient tari en nous toutes les croyances généreuses, toutes les vertus rédemptrices, et que partout l’égoïsme et la lâcheté coudoyaient le dévoûment et la bravoure.

Que ce soit là le suprême enseignement de cette douloureuse histoire; puissions-nous ne jamais l’oublier, et ne chercher le remède qu’aux sources pures qui seules l’ont en elles : le culte viril de la justice, la pratique féconde de la liberté!


TH. AUBE.

  1. Ce n’était point l’opinion de notre collaborateur, ni celle de la Revue. Il est toujours temps de dire aux contemporains une partie même de la vérité, quand on le peut, et puisque l’étude dont il est question a provoqué celle de l’honorable témoin oculaire, que nous insérons volontiers malgré ses réserves, elle aura doublement servi la cause de l’histoire.
  2. Nous avons pris les évaluations minimum pour rester en-deçà plutôt qu’au-delà de la vérité. D’après les chiffres donnés par les documens divers, on arriverait à un total bien supérieur.
    Du côté des Français, 18e corps 25,000 hommes.
    « « 20e corps 35,000 hommes.
    Francs-tireurs et autres 3,000 hommes.
    Formant un total de 63,000 hommes.
    Du côté des Prussiens, 10e corps (Hanovre). 35,000 hommes.
    Deux, divisions de renfort du 3e corps à 10,000 hommes chacune 20,000 hommes.
    Donnant un total de 55,000 hommes.

    Ce qui porterait à 118,000 hommes le chiffre des combattans de Beaune-la-Rolande.

  3. Voyez les numéros du Times à cette époque et les dépêches prussiennes.