Le Vingtième Siècle. La vie électrique/II/4


grande soirée à l’hôtel lorris.

iv

Grande soirée artistique et scientifique à l’hôtel Philox Lorris. — Où l’on a la joie d’entendre les phonogrammes des grands artistes de jadis. — Quelques invités. — Première distraction de Sulfatin. — Les phonographes malades.

M. Philox Lorris se préparait à donner la grande soirée artistique, musicale et scientifique dont la seule annonce avait surexcité la curiosité de tous les mondes. Devant une assemblée choisie, réunissant le Tout-Paris académique et le Tout-Paris politique, toutes les notabilités de la science et des Parlements, devant les chefs de partis, les ministres, devant le chef de cabinet, l’illustre Arsène des Marettes, à la parole puissante, il compte, après la partie artistique, exposer, dans une rapide revue des nouveautés scientifiques, ses inventions récentes et jeter tout à coup l’idée du grand médicament national, intéresser les ministres, enlever les sympathies du monde parlementaire, lancer tous les journaux, représentés à cette soirée par leurs principaux rédacteurs et leurs reporters, sur cette immense, philanthropique et patriotique entreprise de la régénération d’une race fatiguée et surmenée, d’un peuple de pâles énervés, par le prodigieux coup de soleil revivifiant du grand médicament microcidide, dépuratif, tonique, anti-anémique et national, agissant à la fois sur les organismes par inoculation et par ingestion !

Tel est le but de Philox Lorris. Après le concert, dans une conférence avec exemples et expériences, Philox Lorris exposera lui-même sa grande affaire ; le coup de théâtre sera l’apparition du malade de Sulfatin, M.  Adrien La Héronnière, que tout le monde a connu, que l’on a vu, quelques mois auparavant, tombé au dernier degré de l’avachissement et de la décadence physique. Aucun soupçon de supercherie ne peut naître dans l’esprit de personne, celui qui fournit la preuve vivante et éclatante des assertions de l’inventeur, le sujet enfin, n’est pas un pauvre diable quelconque et anonyme. Tout le monde a déploré la perte de cette haute intelligence sombrée presque dans une sénilité prématurée, et l’on va voir reparaître M. La Héronnière restauré de la plus complète façon au physique comme au moral, réparé physiquement et intellectuellement, redevenu déjà presque ce qu’il était autrefois !…

M. Philox Lorris s’est déchargé du soin des divertissements frivoles, de la partie artistique sur Mme Lorris, assistée de Georges et d’Estelle Lacombe.

« À vous le grand ministère de la futilité, leur a-t-il dit gracieusement, à vous toutes ces babioles ; seulement, j’entends que ce soit bien et je vous ouvre pour cela un crédit illimité. »

Georges, ayant carte blanche, ne lésina pas.

Il ne se contenta pas des simples petits phonogrammes suffisant aux soirées de la petite bourgeoisie, des clichés musicaux ordinaires, des collections de « Chanteurs assortis », de « Voix d’or », que l’on vend par boites de douze chez les marchands, comme on vend, pour soirées plus sérieuses, des boites de « douze tragédiens célèbres », « douze avocats célèbres », etc.

Il consulta quelques-uns des maestros illustres du jour, et il réunit à grands frais les phonogrammes des plus admirables chanteurs et des cantatrices les plus triomphantes d’Europe ou d’Amérique, dans leurs morceaux les plus fameux, et, ne se contentant pas des artistes contemporains, il se procura des phonogrammes des artistes d’autrefois, étoiles éteintes, astres perdus. Il obtint même du musée du Conservatoire des clichés de voix d’or du siècle dernier, lyriques et dramatiques, recueillis lors de l’invention du phonographe. C’est ainsi que les invités de Philox Lorris devaient entendre Adelina Patti dans ses plus exquises créations, et Sarah Bernhardt détaillant perle à perle les vers d’Hugo, ou rugissant les cris de passion farouche des drames de Sardou. Et combien d’autres parmi les grandes artistes d’autrefois, Mmes  Miolan-Carvalho, Krauss, Christine Nilsson, Thérésa, Richard, etc…

Quelques marchands peu scrupuleux essayèrent bien de placer des morceaux de Talma et de Rachel, de Duprez et de la Malibran ; mais Georges avait sa liste avec chronologie bien établie et il ne se laissa pas prendre à ces clichés frauduleux de voix éteintes bien avant le phonographe, petites tromperies constituant de véritables faux phonographiques, auxquelles tant de bourgeois et de dilettanti de salon se laissent prendre.


S. E. Bonnard-Pacha.

Le grand soir arrivé, tout le quartier de l’hôtel Philox Lorris s’illumina, dès la tombée de la nuit, de la plus prestigieuse explosion de feux électriques dessinant comme une couronne de comètes flamboyantes autour et au-dessus du vaste ensemble de bâtiments de l’hôtel et des laboratoires. Cela formait ainsi au-dessus du quartier comme une réduction des anneaux de la planète Saturne. Bientôt ces flots de lumière furent traversés par des arrivées d’aérocabs de haute allure, aux élégantes proportions, amenant des invités de tous les points de l’horizon, de véhicules aériens des formes les plus nouvelles… Dans la foule, le service d’ordre était admirablement fait par des gardes civiques à hélicoptères, circulant constamment autour des débarcadères, maintenant à distance les aéronefs non munies de cartes.

Le flot des notabilités de tous les mondes, en uniformes divers ou revêtues de l’habit, des dames en superbes toilettes endiamantées, se répandit du débarcadère aérien dans les salons par les élégants praticables, remplaçant les ascenseurs pour ce jour-là.


M. Albertus Palla.

Il nous suffit de jeter indiscrètement les yeux sur le carnet d’une reporteuse du grand journal téléphonique l’Époque, que nous rencontrons dès l’entrée, pour avoir les noms des principaux personnages que nous aurons l’honneur de croiser dans les salons de M. Philox Lorris.

Déjà sont arrivés, entre autres illustrations :

Mme Ponto, la cheffesse du grand parti féminin, actuellement députée du xxxiiie arrondissement de Paris.

M. Ponto, le banquier milliardaire, organisateur de tant de colossales entreprises, comme le grand Tube transatlantique franco-américain et le Parc européen d’Italie.


M. le duc de Béthanie.

M. Philippe Ponto, l’illustre constructeur du sixième continent, en ce moment à Paris pour des achats considérables de fers et fontes devant renforcer l’ossature des immenses territoires créés en soudant l’un à l’autre, à travers les bras de mer desséchés, les archipels polynésiens.

M. Arsène des Marettes, député du xxxixe arrondissement, l’homme d’État, le grand orateur qui tient entre ses mains les ficelles de toutes les combinaisons ministérielles.


le général zagovicz,
l’illustre vainqueur de la grande invasion chinoise
.

Le vieux feld-maréchal Zagovicz, ex-généralissime des forces européennes qui repoussèrent, en 1941, la grande invasion chinoise et anéantirent, après dix-huit mois de combats dans les grandes plaines de Bessarabie et de Roumanie, les deux armées de sept cent mille Célestes chacune, pourvues d’un matériel de guerre bien supérieur à ce que nous possédions alors et conduites à la conquête de la pauvre Europe par des mandarins asiatiques et américains.

Ce vieux débris des guerres d’autrefois est encore admirablement conservé malgré ses quatre-vingt-cinq ans et domine de sa haute taille, toujours droite, les grêles figures de nos ingénieurs généraux, toujours penchés sur les livres.

Le célébrissime Albertus Palla, photo-picto-mécanicien, membre de l’Institut, l’immense artiste qui obtint au dernier Salon un si grand succès avec son tableau animé la Mort de César, où l’on voit les personnages se mouvoir et les poignards se lever et s’abaisser, pendant que les yeux des meurtriers roulent avec une expression de férocité qui semble le dernier mot de la vérité dans l’art.


m. jacques loizel.

Son Excellence M.  Arthur Lévy, duc de Béthanie, ambassadeur de Sa Majesté Alphonse v, roi de Jérusalem, qui a quitté tout simplement son splendide chalet de Beyrouth, malgré les attractions de cette ravissante ville de bains en cette semaine des régates aériennes.

M.  Ludovic Bonnard-Pacha, ancien syndic de la faillite de la Porte ottomane, directeur général de la Société des casinos du Bosphore.

Quelques-uns des huit cents fauteuils de l’Académie française, c’est-à-dire les plus illustres parmi les illustres de nos académiciens et académiciennes.

Le journaliste le plus considérable, celui dont les rois et les présidents sollicitent la protection ou la bienveillance en montant sur le trône, le rédacteur en chef de l’Époque, M.  Hector Piquefol, qui vient de se battre en duel avec l’archiduc héritier de Danubie, à cause de certains articles où il le morigénait vertement sur sa conduite, — et qui traite en ce moment avec le conseil des ministres récalcitrant du royaume de Bulgarie, pour le mariage du jeune prince royal.

L’honorable Mlle Coupard, de la Sarthe, sénatrice.

L’éminente Mlle la doctoresse Bardoz.

Un groupe nombreux d’anciens présidents de républiques sud-américaines et des îles, retirés après fortune faite, parmi lesquels Son Excellence le général Ménélas, qui abdiqua le fauteuil d’une république des Antilles après avoir réalisé tous les fonds d’un emprunt d’État émis en Europe. Le bon général, dans la haute estime qu’il professe pour notre pays, n’a pas voulu manger ses revenus ailleurs qu’à Paris.

Quelques monarques de différentes provenances, en retraite volontaire ou forcée.

Quelques milliardaires internationaux : MM.  Jéroboam Dupont, de Chicago ; Antoine Gobson, de Melbourne ; Célestin Caillod, de Genève, le richissime propriétaire de quelques principautés gérées encore par des rois et princes devenus simplement ses employés et appointés suivant leur rang et l’illustration de leur famille, etc., etc.

M. Jacques Loizel, un des représentants de la nouvelle féodalité financière et industrielle, l’aventureux business-man qui, après avoir eu, en quelques affaires montées avec la fougue de sa jeunesse, 800,000 actionnaires ruinés sous lui, — mais lui avec, — fit preuve, lors de son retour aux grandes affaires, — après qu’il eut purgé en un voyage à l’étranger quelques petites condamnations, et laissé refroidir son ardeur trop imprudente, — d’un si lumineux génie pour l’organisation et le maniement des syndicats sur les matières premières, qu’il récupéra pour lui seul en quelques années les millions perdus dans les spéculations trop audacieusement mal conçues de sa première jeunesse.

Le grand socialiste Évariste Fagard, le Jean de Leyde de Roubaix lors du grand essai de socialisme de 1922, revenu à de plus saines idées après fortune faite dans le grand bouleversement, et qui vit aujourd’hui de ses modestes petites rentes, en sage un peu désillusionné, abritant sa philosophie dans un charmant petit castel du Calvados, où, comme un patriarche respecté, il vit entouré de sa nombreuse famille et de ses nombreux fermiers ou ingénieurs agricoles, regardant avec un sourire bienveillant, mais légèrement ironique, se dérouler l’éternel défilé des erreurs humaines.


l’essai de socialisme de 1922.


Quelques débris de l’ancienne noblesse, personnages insignifiants, mais que M.  Philox Lorris tient à traiter avec bienveillance et qu’il honore assez souvent d’invitations à ses réceptions ou dîners, en raison des souvenirs qu’ils représentent et bien qu’ils n’occupent point des situations très élevées dans le monde nouveau, où ils ne sont généralement que très minces employés de ministères ou très subalternes ingénieurs sans grand avenir.

M. Jean Guilledaine, savant de premier ordre, ingénieur médical de la maison Philox Lorris, principal collaborateur de M. Philox Lorris dans ses recherches de bactériologie et microbiologie, dans la découverte, parmi tous les représentants de l’innombrable famille de bacilles, vibrions et bactéries, du microbe de la santé, et dans les études relatives à sa propagation par bouillon de culture et inoculations.

La foule des invités s’était répandue dans les différents salons de l’hôtel et jusque dans les halls où l’on avait à examiner quelques-unes des récentes inventions de la maison. Pour offrir quelques menues distractions à ses invités avant le commencement de la partie musicale, M. Philox Lorris faisait passer dans le Télé du grand hall des clichés téléphonoscopiques, pris jadis, des événements importants arrivés depuis le perfectionnement des appareils ; ces scènes historiques, catastrophes, orateurs à la tribune aux grandes séances, épisodes de révolutions ou scènes de batailles, intéressèrent vivement ; puis, les salons étant pleins, la partie musicale commença.


quelques représentants de l’ancienne noblesse.

Plus de musiciens, plus d’orchestre dans les salons de notre temps pour les concerts ou pour les bals : économie de place, économie d’argent. Avec un abonnement à l’une des diverses compagnies musicales qui ont actuellement la vogue, on reçoit par les fils sa provision musicale, soit en vieux airs des maîtres d’autrefois, en grands morceaux d’opéras anciens et modernes, soit en musique de danse, en valses et quadrilles des Métra, Strauss et Waldteufel de jadis ou des maîtres d’aujourd’hui.


plus d’orchestre.

Les appareils remplaçant l’orchestre et amenant la musique à domicile sont très simples et parfaitement construits ; ils peuvent se régler, c’est-à-dire que l’on peut modérer leur intensité ou les mettre à grande marche, suivant que l’on aime la musique vague et lointaine, celle qui fait rêver quand on a le temps de rêver, ou le vacarme musical qui vous étourdit assez douloureusement d’abord, mais vous vide violemment la tête, en un clin d’œil, de toutes les préoccupations de notre existence affairée.

Par exemple, il faut, autant que possible, avoir soin de placer l’appareil hors de portée, pour ne pas permettre à quelque invité distrait de mettre, ainsi qu’il arrive quelquefois, le doigt sur l’appareil au cran maximum, au moment inopportun, ce qui produit, au milieu des conversations du salon, une secousse désagréable.

On abuse un peu de la musique ; quelques passionnés font jouer leurs phonographes musicaux pendant les repas, moment consacré généralement à l’audition des journaux téléphoniques, et des raffinés vont même jusqu’à se faire bercer la nuit par la musique, le phonographe de la compagnie mis au cran de sourdine.

Cette consommation effrénée n’a rien de surprenant. Après tout, à quelques exceptions près, les gens énervés de notre époque sont beaucoup plus sensibles à la musique que leurs pères aux nerfs plus calmes, gens sains, assez dédaigneux des vains bruits, et ils vibrent aujourd’hui, à la moindre note, comme les grenouilles de Galvani sous la pile électrique

M.  Philox Lorris ne se serait pas contenté du concert envoyé téléphoniquement par les compagnies musicales ; il offrit à ses abonnés l’ouverture d’un célèbre opéra allemand de 1938, cliché pour Télé à la première représentation, avec le maître — mort couvert de gloire en 1950 — conduisant l’orchestre. Pendant cette exécution par Télé de l’œuvre du petit-fils de Richard Wagner, Estelle Lacombe, qui s’était assise dans un coin, à côté de Georges, lui pressa soudain le bras.

« Ah, mon Dieu ! dit-elle, écoutez donc ?

— Quoi ? fit Georges, cette algébrique et hermétique musique ?

— Vous ne vous apercevez pas ?

— Il faut l’avoir entendue trente-cinq fois au moins pour commencer à comprendre…

— Je l’ai entendue hier, moi, j’ai essayé le cliché pour voir…


le musicophone de chevet.

— Gourmande !

— Eh bien ! aujourd’hui, c’est très différent… Il y a quelque chose… cette musique grince, les notes ont l’air de s’accrocher… Je vous assure que ce n’est pas comme hier !

— Qu’est-ce que ça fait ? on ne s’en aperçoit pas ; moi-même, je croyais que c’était une des beautés de la partition ; écoutez, pour ne pas applaudir tout haut, on se pâme.

— N’importe, je suis inquiète… M. Sulfatin avait les clichés ; qu’en a-t-il pu faire ? Il est si distrait depuis quelques jours… Je vais à sa recherche ! »

Lorsque les dernières notes de l’ouverture de l’opéra célèbre se furent éteintes sous un formidable roulement d’applaudissements, l’ingénieur, chargé de la partie musicale fit passer au Télé un air de Faust, par une cantatrice célèbre de l’Opéra français de Yokohama. La cantatrice elle-même apparut dans le téléphonoscope, saisie par le cliché, il y a quelque dix ans, à l’époque de ses grands succès, un peu minaudière peut-être en détaillant ses premières notes, mais fort jolie.


chez l’éditeur de musique.

Après quelques notes écoutées dans un silence étonné, un murmure s’éleva soudain et couvrit sa voix : la cantatrice était horriblement enrouée, le morceau se déroulait avec une succession de couacs plus atroces les uns que les autres ; au lieu de la remarquable artiste à l’organe délicieux, c’était un rhume de cerveau qui chantait ! Et dans le Télé, elle souriait toujours, épanouie et triomphante comme jadis !


les phonogrammes enrhumés.

Vite, l’ingénieur, sur un signe de Philox Lorris, coupa le morceau de Faust et fit passer dans le Télé le grand air de Lucia par Mme Adelina Patti. Rien qu’à la vue du rossignol italien du 19e siècle, les murmures s’arrêtèrent et, pendant cinq minutes, les dilettanti en pâmoison modulèrent des bravi et des brava en se renversant au fond de leurs fauteuils, dans une délectation anticipée. Drinn ! drinn ! La Patti lance les premières notes de son morceau… Un mouvement se produit, on se regarde sans rien dire encore… Le morceau continue… Plus de doute : ainsi que la première cantatrice, la Patti est abominablement enrhumée, les notes s’arrêtent dans sa gorge ou sortent altérées par un lamentable enrouement… Ce n’est pas un simple chat que le rossignol a dans la gorge, c’est toute une bande de matous vocalisant ou miaoulisant sur tous les tons possibles ! Quelle stupeur ! Les invités effarés se regardent, on chuchote, on rit tout bas, pendant que, sur la plaque du Télé, Lucia, souriante et gracieuse, continue imperturbablement sa cantilène enchifrenée !

Philox Lorris, préoccupé de sa grande affaire, ne s’aperçut pas tout de suite de l’accident ; quand il comprit, aux murmures de l’assemblée, que le concert ne marchait pas, il fit passer au troisième numéro du programme. C’était le chanteur Faure, du siècle dernier. Aux premières notes, on fut fixé sur le pauvre Faure : il était aussi enrhumé que la Patti ou que l’étoile de l’Opéra de Yokohama. Qu’est-ce que cela voulait dire ? On passa aux comédiens. Hélas ! Mounet-Sully, le puissant tragique d’autrefois, paraissant dans le monologue d’Hamlet, était complètement aphone ; Coquelin cadet, dans un des plus réjouissants morceaux de son répertoire, ne s’entendait pas davantage ! Et ainsi des autres. Étrange ! Quelle était cette plaisanterie ?

Était-ce une mystification ?

Furieux, M. Philox Lorris fit arrêter le Télé et se leva pour chercher son fils.

Georges et Estelle, de leur côté, demandaient partout Sulfatin. Philox Lorris les arrêta dans un petit salon.

« Voyons, dit-il, vous étiez chargés de la partie musicale ; que signifie tout ceci ? Je donne carte blanche pour l’argent, je veux les premiers artistes d’hier et d’aujourd’hui, et vous ne me donnez que des gens enrhumés ?

— Je n’y comprends rien ! dit Georges ; nous avions des clichés de premier ordre, cela va sans dire ! C’est tout à fait inouï et incompréhensible…

— D’autant plus, ajouta Estelle, que, je dois vous l’avouer, je me suis permis hier de les essayer au Télé de Mme Lorris : c’était admirable, il n’y avait nulle apparence d’enrouement…

— Vous avez essayé le cliché Patti ?

— Je l’avoue…

— Et pas de rhume ?

— Tout le morceau était ravissant !… J’ai remis les clichés à M.  Sulfatin, et je cherche M.  Sulfatin pour lui demander… »

Georges, qui, pendant cette explication, avait gagné le cabinet de Sulfatin, revint vivement avec quelques clichés à la main.

« J’y suis, dit-il, j’ai le mot de l’énigme. Sulfatin a laissé passer la nuit à nos phonogrammes musicaux en plein air, sous sa véranda… En voici quelques-uns oubliés encore ; la nuit a été fraîche, tous nos phonogrammes sont enrhumés, tous nos clichés perdus !

— Animal de Sulfatin ! s’écria Philox Lorris, voilà mon concert gâché ! C’est stupide ! Ma soirée sombre dans le ridicule ! Toute la presse va raconter notre mésaventure ! La maison Philox Lorris ne manque pas d’ennemis, ils vont s’esclaffer… Que faire ?…

— Si j’osais… fit Estelle, avec timidité.

— Quoi ? osez ! dépêchez-vous !

— Eh bien ! M. Georges a pris en double, pour me les offrir, les clichés de quelques-uns des meilleurs morceaux du programme, ceux que j’ai essayés hier… Je cours les chercher, ceux-là n’ont pas passé par les mains de M. Sulfatin, ils sont certainement parfaits…

— Courez, petite, courez ! vous me sauvez la vie ! s’écria M.  Philox Lorris. Oh ! la musique ! bruit prétentieux, tintamarre absurde ! comme j’ai raison de me défier de toi ! Si l’on me reprend jamais à donner des concerts, je veux être écorché vif ! »

Il retourna bien vite au grand salon et fit toutes ses excuses à ses invités, rejetant la faute sur l’erreur d’un aide de laboratoire ; puis, Estelle étant arrivée avec ses clichés particuliers, il la pria de se charger elle-même de les faire passer au téléphonoscope.

Estelle avait raison, ses clichés étaient excellents, la Patti n’était pas enrhumée, Faure n’avait aucun enrouement, chanteurs et cantatrices pouvaient donner toute l’ampleur de leur voix et faire résonner magnifiquement les sublimes harmonies des maîtres. À chaque diva célèbre, à chaque ténor illustre qui paraissait dans le Télé, un frisson de plaisir secouait les rangs des invités et des dames s’évanouissaient presque dans leurs fauteuils.

Encore une fois, Sulfatin avait eu une distraction, lui qui n’en avait jamais. Pour un homme d’un nouveau modèle, inédit et perfectionné, à l’abri de toutes les imperfections que nous lèguent nos ancêtres en nous lançant sur la terre, il faut avouer que le secrétaire de Philox Lorris baissait considérablement ; à tout prendre, l’aïeul artiste de son fils Georges faisait moins de dommages dans la cervelle de ce dernier : la formule chimique d’où l’on avait fait éclore Sulfatin n’était sans doute pas encore assez parfaite. Philox Lorris, absolument furieux, se promit d’adresser une verte semonce à son secrétaire.