Hachette (p. 283-302).

XV

trois semaines d’études.


Et, maintenant, combien de temps John Cort, Max Huber, Khamis et Llanga resteraient-ils dans ce village ?… Un incident viendrait-il modifier une situation qui ne laissait pas d’être inquiétante ?… Ils se sentaient très surveillés, ils n’auraient pu s’enfuir. Et, d’ailleurs, à supposer qu’ils parvinssent à s’évader, au milieu de cette impénétrable région de la grande forêt, comment en rejoindre la lisière, comment retrouver le cours du rio Johausen ?…

Après avoir tant désiré l’extraordinaire, Max Huber estimait que la situation perdrait singulièrement de son charme à se prolonger. Aussi allait-il se montrer le plus impatient, le plus désireux de revenir vers le bassin de l’Oubanghi, de regagner la factorerie de Libreville, d’où John Cort et lui ne devaient attendre aucun secours.

Pour son compte, le foreloper enrageait de cette malchance qui les avait fait tomber entre les pattes — dans son opinion, c’étaient des pattes — de ces types inférieurs. Il ne dissimulait pas le parfait mépris qu’ils lui inspiraient, parce qu’ils ne se différenciaient pas sensiblement des tribus de l’Afrique centrale. Khamis en éprouvait une sorte de jalousie instinctive, inconsciente, que les deux amis apercevaient très bien. À vrai dire, il était non moins pressé que Max Huber de quitter Ngala, et, tout ce qu’il serait possible de faire à ce propos, il le ferait.

C’était John Cort qui marquait le moins de hâte. Étudier ces primitifs l’intéressait de façon toute spéciale. Approfondir leurs mœurs, leur existence dans tous ses détails, leur caractère ethnologique, leur valeur morale, savoir jusqu’à quel point ils redescendaient vers l’animalité, quelques semaines y eussent suffi. Mais pouvait-on affirmer que le séjour chez les Wagddis ne durerait pas au-delà — des mois, des années peut-être ?… Et quelle serait l’issue d’une si étonnante aventure ?…

En tout cas, il ne semblait pas que John Cort, Max Huber et Khamis fussent menacés de mauvais traitements. À n’en pas douter, ces sylvestres reconnaissaient leur supériorité intellectuelle. En outre, inexplicable singularité, ils n’avaient jamais paru surpris en voyant des représentants de la race humaine. Toutefois, si ceux-ci voulaient employer la force pour s’enfuir, ils s’exposeraient à des violences que mieux valait éviter.

« Ce qu’il faut, dit Max Huber, c’est entrer en pourparlers avec le père Miroir, le souverain à lunettes, et obtenir de lui qu’il nous rende la liberté. »

En somme, il ne devait pas être impossible d’avoir une entrevue avec S. M. Msélo-Tala-Tala, à moins qu’il ne fût interdit à des étrangers de contempler son auguste personne. Mais, si l’on arrivait en sa présence, comment échanger demandes et réponses ?… Même en langue congolaise, on ne se comprendrait pas !… Et puis qu’en résulterait-il ?… L’intérêt des Wagddis n’était-il pas, en retenant ces étrangers, de s’assurer le secret de cette existence d’une race inconnue dans les profondeurs de la forêt oubanghienne ?

Et pourtant, à en croire John Cort, cet emprisonnement au village aérien avait des circonstances atténuantes, puisque la science de l’anthropologie comparée en retirerait profit, que le monde savant serait ému par cette découverte d’une race nouvelle. Quant à savoir comment cela finirait…

« Du diable, si je le sais ! » répétait Max Huber, qui n’avait pas en lui l’étoffe d’un Garner ou d’un Johausen.

Lorsque tous trois, suivis de Llanga, furent rentrés dans leur case, ils remarquèrent plusieurs modifications de nature à les satisfaire.

Et, d’abord, un Wagddi était occupé à « faire la chambre », si l’on peut employer cette locution trop française. Au surplus, John Cort avait déjà noté que ces primitifs avaient des instincts de propreté dont la plupart des animaux sont dépourvus. S’ils faisaient leur chambre, ils faisaient aussi leur toilette. Des brassées d’herbes sèches avaient été déposées au fond de la case. Or, comme Khamis et ses compagnons n’avaient jamais eu d’autre literie depuis la destruction de la caravane, cela ne changerait rien à leurs habitudes.

En outre, divers objets étaient placés à terre, le mobilier ne comprenant ni tables ni chaises, — seulement quelques ustensiles grossiers, pots et jarres de fabrication wagddienne. Ici des fruits de plusieurs sortes, là un quartier d’oryx qui était cuit. La chair crue ne convient qu’aux animaux carnivores, et il est rare de trouver au plus bas degré de l’échelle des êtres dont ce soit invariablement la nourriture.

« Or, quiconque est capable de faire du feu, déclara John Cort, s’en sert pour la cuisson de ses aliments. Je ne m’étonne donc pas que les Wagddis se nourrissent de viande cuite. »

Aussi la case possédait-elle un âtre, composé d’une pierre plate, et la fumée se perdait à travers le branchage du cail-cédrat qui l’abritait.

Au moment où tous quatre arrivèrent devant la porte, le Wagddi suspendit son travail.

C’était un jeune garçon d’une vingtaine d’années, aux mouvements agiles, à la physionomie intelligente. De la main, il désigna les objets qui venaient d’être apportés. Parmi ces objets, Max Huber, John Cort et Khamis — non sans une extrême satisfaction — aperçurent leurs carabines, un peu rouillées, qu’il serait aisé de remettre en état.

« Parbleu, s’écria Max Huber, elles sont les bienvenues… et à l’occasion…

— Nous en ferions usage, ajouté John Cort, si nous avions notre caisse à cartouches…

— La voici », répondit le foreloper.

Et il montra la caisse métallique disposée à gauche près de la porte.

Cette caisse, ces armes, on se le rappelle, Khamis avait eu la présence d’esprit de les lancer sur les roches du barrage, au moment où le radeau venait s’y heurter, et hors de l’atteinte des eaux. C’est là que les Wagddis les trouvèrent pour les rapporter au village de Ngala.

« S’ils nous ont rendu nos carabines, fit observer Max Huber, est-ce qu’ils savent à quoi servent les armes à feu ?…

— Je l’ignore, répondit John Cort, mais ce qu’ils savent, c’est qu’il ne faut pas garder ce qui n’est pas à soi, et cela prouve déjà en faveur de leur moralité. »

N’importe, la question de Max Huber ne laissait pas d’être importante.

« Kollo… Kollo !… »

Ce mot, prononcé clairement, retentit à plusieurs reprises, et, en le prononçant, le jeune Wagddi levait la main à la hauteur de son front, puis se touchait la poitrine, semblant dire :

« Kollo… c’est moi ! »

John Cort présuma que ce devait être le nom de leur nouveau domestique, et, lorsqu’il l’eut répété cinq ou six fois, Kollo témoigna sa joie par un rire prolongé.

Car ils riaient, ces primitifs, et il y avait lieu d’en tenir compte au point de vue anthropologique. En effet, aucun être ne possède cette faculté, si ce n’est l’homme. Parmi les plus intelligents, — chez le chien par exemple, — si l’on surprend quelques indices du rire ou du sourire, c’est seulement dans les yeux, et peut-être aux commissures des lèvres. En outre, ces Wagddis ne se laissaient point aller à cet instinct, commun à presque tous les quadrupèdes, de flairer leur nourriture avant d’y goûter, de commencer par manger ce qui leur plaît le plus.

Voici donc en quelles conditions allaient vivre les deux amis, Llanga et le foreloper. Cette case n’était pas une prison. Ils en pourraient sortir à leur gré. Quant à quitter Ngala, nul doute qu’ils en seraient empêchés — à moins qu’ils n’eussent obtenu cette autorisation de S. M. Msélo-Tala-Tala.

Donc, nécessité, provisoirement peut-être, de ronger son frein, de se résigner à vivre au milieu de ce singulier monde sylvestre dans le village aérien.

Ces Wagddis semblaient d’ailleurs doux par nature, peu querelleurs, et — il y a lieu d’y insister — moins curieux, moins surpris de la présence de ces étrangers que ne l’eussent été les plus arriérés des sauvages de l’Afrique et de l’Australie. La vue de deux blancs et de deux indigènes congolais ne les étonnait pas autant qu’elle eût étonné un indigène de l’Afrique. Elle les laissait indifférents, et ils ne se montraient point indiscrets. Chez eux aucun symptôme de badaudisme ni de snobisme. Par exemple, en fait d’acrobatie, pour grimper dans les arbres, voltiger de branche en branche, dégringoler l’escalier de Ngala, ils en eussent remontré aux Billy Hayden, aux Joë Bib, aux Foottit, qui détenaient à cette époque le record de la gymnastique circenséenne.

En même temps qu’ils déployaient ces qualités physiques, les Wagddis montraient une extraordinaire justesse de coup d’œil. Lorsqu’ils se livraient à la chasse des oiseaux, ils les abattaient avec de petites flèches. Leurs coups ne devaient pas être moins assurés quand ils poursuivaient les daims, les élans, les antilopes, et aussi les buffles et les rhinocéros dans les futaies voisines. C’est alors que Max Huber eût voulu les accompagner — autant pour admirer leurs prouesses cynégétiques que pour tenter de leur fausser compagnie.

Oui ! s’enfuir, c’est à cela que les prisonniers songent sans cesse. Or, la fuite n’était praticable que par l’unique escalier, et, sur le palier supérieur, se tenaient en faction des guerriers dont il eût été difficile de tromper la surveillance.

Plusieurs fois, Max Huber eut le désir de tirer les volatiles qui abondaient dans les arbres, sou-mangas, tête-chèvres, pintades, huppes, griots, et nombre d’autres, dont ces sylvestres faisaient grande consommation. Mais ses compagnons et lui étaient quotidiennement fournis de gibier, particulièrement de la chair de diverses antilopes, oryx, inyalas, sassabys, waterbucks, si nombreux dans la forêt de l’Oubanghi. Leur serviteur Kollo ne les laissait manquer de rien ; il renouvelait chaque jour la provision d’eau fraîche pour les besoins du ménage, et la provision de bois sec pour l’entretien du foyer.

Et puis, à faire usage des carabines comme armes de chasse, il y aurait eu l’inconvénient d’en révéler la puissance. Mieux valait garder ce secret et, le cas échéant, les utiliser comme armes offensives ou défensives.

Si leurs hôtes étaient pourvus de viande, c’est que les Wagddis s’en nourrissaient aussi, tantôt grillée sur des charbons, tantôt bouillie dans les vases de terre fabriqués par eux. C’était même ce que Kollo faisait pour leur compte, acceptant d’être aidé par Llanga, sinon par Khamis, qui s’y fût refusé dans sa fierté indigène.

Il convient de noter — et cela au vif contentement de Max Huber — que le sel ne faisait plus défaut. Ce n’était pas ce chlorure de sodium qui est tenu en dissolution dans les eaux de la mer, mais ce sel gemme fort répandu en Afrique, en Asie, en Amérique et dont les efflorescences devaient couvrir le sol aux environs de Ngala. Ce minéral, — le seul qui entre dans l’alimentation, — rien que l’instinct eût suffi à en apprendre l’utilité aux Wagddis comme à n’importe quel animal.

Une question qui intéressa John Cort, ce fut la question du feu. Comment ces primitifs l’obtenaient-ils ? Était-ce par le frottement d’un morceau de bois dur sur un morceau de bois mou d’après la méthode des sauvages ?… Non, ils ne procédaient pas de la sorte, et employaient le silex, dont ils tiraient des étincelles par le choc. Ces étincelles suffisaient à allumer le duvet du fruit du rentenier, très commun dans les forêts africaines, qui jouit de toutes les propriétés de l’amadou.

En outre, la nourriture azotée se complétait, chez les familles wagddiennes, par une nourriture végétale dont la nature faisait seule les frais. C’étaient, d’une part, des racines comestibles de deux ou trois sortes, de l’autre, une grande variété de fruits, tels que ceux que donne l’acacia andansonia, qui porte indifféremment le nom justifié de pain d’homme ou de pain de singe — tel le karita, dont la châtaigne s’emplit d’une matière grasse susceptible de remplacer le beurre, — tel le kijelia, avec ses baies d’une saveur un peu fade, que compense leur qualité nourrissante et aussi leur volume, car elles ne mesurent pas moins de deux pieds de longueur, — tels enfin d’autres fruits, bananes, figues, mangues, à l’état sauvage, et aussi ce tso qui fournit des fruits assez bons, le tout relevé de gousses de tamarin en guise de condiment. Enfin, les Wagddis faisaient également usage du miel, dont ils découvraient les ruches en suivant le coucou indicateur. Et, soit avec ce produit si précieux, soit avec le suc de diverses plantes — entre autres le lutex distillé par une certaine liane — mêlé à l’eau de la rivière, ils composaient des boissons fermentées à haut degré alcoolique. Qu’on ne s’en étonne point ; n’a-t-on pas reconnu que les mandrilles d’Afrique, qui ne sont que des singes cependant, ont un faible prononcé pour l’alcool ?…

Il faut ajouter qu’un cours d’eau, très poissonneux, qui passait sous Ngala, contenait les mêmes espèces que celles trouvées par Khamis et ses compagnons dans le rio Johausen. Mais était-il navigable, et les Wagddis se servaient-ils d’embarcations ?… c’est ce qu’il eût été important de savoir en cas de fuite.

Or, ce cours d’eau était visible de l’extrémité du village opposée à la case royale. En se postant près des derniers arbres, on apercevait son lit, large de trente à quarante pieds. À partir de ce point, il se perdait entre des rangées d’arbres superbes, bombax à cinq tiges, magnifiques mparamousis à tresses noueuses, admirables msoukoulios, dont le tronc s’enrobait de lianes gigantesques, ces épiphytes qui l’étreignaient dans leurs replis de serpents.

Eh bien, oui, les Wagddis savaient construire des embarcations, — un art qui n’est pas ignoré même des derniers naturels de l’Océanie. Leur appareil flottant, c’était plus que le radeau, moins que la pirogue, un simple tronc d’arbre creusé au feu et à la hache. Il se dirigeait avec une pelle plate, et, lorsque la brise soufflait du bon côté, avec une voile tendue sur deux espars et faite d’une écorce assouplie par un battage régulier au moyen de maillets d’un bois de fer extrêmement dur.

Ce que John Cort put constater, toutefois, c’est que ces primitifs ne faisaient point usage des légumes ni des céréales dans leur alimentation. Ils ne savaient cultiver ni sorgho, ni millet, ni riz, ni manioc, — ce qui est de travail ordinaire chez les peuplades de l’Afrique centrale. Mais il ne fallait pas demander à ces types ce qui se rencontrait dans l’industrie agricole des Denkas, des Founds, des Monbouttous, qu’on peut à juste titre classer dans la race humaine.

Enfin, toutes ces observations faites, John Cort s’inquiéta de reconnaître si ces Wagddis avaient en eux le sentiment de la moralité et de la religiosité.

Un jour, Max Huber lui demanda quel était le résultat de ses remarques à ce sujet.

« Une certaine moralité, une certaine probité, ils l’ont, répondit-il. Ils distinguent assurément ce qui est bien de ce qui est mal. Ils possèdent aussi le sentiment de la propriété. Je le sais, nombre d’animaux en sont pourvus, et les chiens, entre autres, ne se laissent pas volontiers prendre ce qu’ils sont en train de manger. Dans mon opinion, les Wagddis ont la notion du tien et du mien. Je l’ai remarqué à propos de l’un d’eux qui avait dérobé quelques fruits dans une case où il venait de s’introduire.

— L’a-t-on cité en simple police ou en police correctionnelle ?… demanda Max Huber.

— Riez, cher ami, mais ce que je dis a son importance, et le voleur a été bel et bien battu par le volé, auquel ses voisins ont prêté main-forte. J’ajoute que ces primitifs se recommandent par une institution qui les rapproche de l’humanité…

— Laquelle ?…

— La famille, qui est constituée régulièrement chez eux, la vie en commun du père et de la mère, les soins donnés aux enfants, la continuité de l’affection paternelle et filiale. Ne l’avons-nous pas observé chez Lo-Maï ?… Ces Wagddis ont même des impressions qui sont d’ordre humain. Voyez notre Kollo… Est-ce qu’il ne rougit pas sous l’action d’une influence morale ?… Que ce soit par pudeur, par timidité, par modestie ou par confusion, les quatre éventualités qui amènent la rougeur sur le front de l’homme, il est incontestable que cet effet se produit chez lui. Donc un sentiment…, donc une âme !

— Alors, demanda Max Huber, puisque ces Wagddis possèdent tant de qualités humaines, pourquoi ne pas les admettre dans les rangs de l’humanité !…

— Parce qu’ils semblent manquer d’une conception qui est propre à tous les hommes, mon cher Max.

— Et vous entendez par là ?…

— La conception d’un être suprême, en un mot, la religiosité, qui se retrouve chez les plus sauvages tribus. Je n’ai pas constaté qu’ils adorassent des divinités… Ni idoles ni prêtres…

— À moins, répondit Max Huber, que leur divinité ne soit précisément ce roi Msélo-Tala-Tala dont ils ne nous laissent pas voir le bout du nez !… »

C’eût été le cas, sans doute, de tenter une expérience concluante : Ces primitifs résistaient-ils à l’action toxique de l’atropine, à laquelle l’homme succombe alors que les animaux la supportent impunément ?… Si oui, c’étaient des bêtes, sinon, c’étaient des humains. Mais l’expérience ne pouvait être faite, faute de ladite substance. Il faut ajouter, en outre, que, durant le séjour de John Cort et de Max Huber à Ngala, il n’y eut aucun décès. La question est donc indécise de savoir si les Wagddis brûlaient ou enterraient les cadavres, et s’ils avaient le culte des morts.

Toutefois, si des prêtres, ou même des sorciers ne se rencontraient pas, au milieu de cette peuplade wagddienne, on y voyait un certain nombre de guerriers, armés d’arcs, de sagaies, d’épieux, de hachettes, — une centaine environ, choisis parmi les plus vigoureux et les mieux bâtis. Étaient-ils uniquement préposés à la garde du roi, ou s’employaient-ils soit à la défensive, soit à l’offensive ?… Il se pouvait que la grande forêt renfermât d’autres villages de même nature, de même origine, et, si ces habitants s’y comptaient par milliers, pourquoi n’eussent-ils pas fait la guerre à leurs semblables comme la font les tribus de l’Afrique ?

Quant à l’hypothèse que les Wagddis eussent déjà pris contact avec les indigènes de l’Oubanghi, du Baghirmi, du Soudan, ou les Congolais, elle était peu admissible, ni même avec ces tribus de nains, les Bambustis, que le missionnaire anglais Albert Lhyd rencontra dans les forêts de l’Afrique centrale, industrieux cultivateurs dont Stanley a parlé dans le récit de son dernier voyage. Si le contact avait eu lieu, l’existence de ces sylvestres se fût révélée depuis longtemps, et il n’aurait pas été réservé à John Cort et à Max Huber de la découvrir.

« Mais, reprit ce dernier, pour peu que les Wagddis s’entre-tuent, mon cher John, voilà qui permettrait sans conteste de les classer parmi l’espèce humaine. »

Du reste, il était assez probable que les guerriers wagddiens ne s’abandonnaient pas à l’oisiveté et qu’ils organisaient des razzias dans le voisinage. Après des absences qui duraient deux ou trois jours, ils revenaient, quelques-uns blessés, rapportant des objets divers, ustensiles ou armes de fabrication wagddienne.

À plusieurs reprises, des tentatives furent faites par le foreloper pour sortir du village : tentatives infructueuses. Les guerriers qui gardaient l’escalier intervinrent avec une certaine violence. Une fois surtout, Khamis aurait été fort maltraité si Lo-Maï, que la scène attira, ne fût accouru à son secours.

Il y eut, d’ailleurs, forte discussion entre ce dernier et un solide gaillard qu’on nommait Raggi. Au costume de peau qu’il portait, aux armes qui pendaient à sa ceinture, aux plumes qui ornaient sa tête, il y avait lieu de croire que ce Raggi devait être le chef des guerriers. Rien qu’à son air farouche, à ses gestes impérieux, à sa brutalité naturelle, on le sentait fait pour le commandement.

À la suite de ces tentatives, les deux amis avaient espéré qu’ils seraient envoyés devant Sa Majesté, et qu’ils verraient enfin ce roi que ses sujets cachaient avec un soin jaloux au fond de la demeure royale… Ils en furent pour leur espoir. Probablement, Raggi avait toute autorité, et mieux valait ne point s’exposer à sa colère en recommençant. Les chances d’évasion étaient donc bien réduites, à moins que les Wagddis, s’ils attaquaient quelque village voisin, ne fussent attaqués à leur tour, et, à la faveur d’une agression, que l’occasion ne s’offrît de quitter Ngala… Mais après, que devenir ?

Au surplus, le village ne fut point menacé pendant ces premières semaines, si ce n’est par certains animaux que Khamis et ses compagnons n’avaient pas encore rencontrés dans la grande forêt. Si les Wagddis passaient leur existence à Ngala, s’ils y rentraient la nuit venue, ils possédaient cependant quelques huttes sur les bords du rio. On eût dit d’un petit port fluvial où se réunissaient les embarcations de pêche, qu’ils avaient à défendre contre les hippopotames, les lamantins, les crocodiles, en assez grand nombre dans les eaux africaines.

Un jour, à la date du 9 avril, un violent tumulte se produisit. Des cris retentissaient dans la direction du rio. Était-ce une attaque dirigée contre les Wagddis par des êtres semblables à eux !… Sans doute, grâce à sa situation, le village était à l’abri d’une invasion. Mais, à supposer que le feu fût mis aux arbres qui le soutenaient, sa destruction eût été l’affaire de quelques heures. Or, les moyens que ces primitifs avaient peut-être employés contre leurs voisins, il n’était pas impossible que ceux-ci essayassent de les employer contre eux.

Dès les premières clameurs, Raggi et une trentaine de guerriers, se portant vers l’escalier, descendirent avec une rapidité simiesque. John Cort, Max Huber et Khamis, guidés par Lo-Maï, gagnèrent le côté du village d’où l’on apercevait le cours d’eau.

C’était une invasion contre les huttes établies en cet endroit. Une bande, non pas d’hippopotames, mais de chéropotames ou plutôt de potamochères, qui sont plus particulièrement les cochons de fleuve, venaient de s’élancer hors de la futaie et brisaient tout sur leur passage.

Ces potamochères, que les Boers appellent « bosch-wark », et les Anglais « bush-pigs », se rencontrent dans la région du cap de Bonne-Espérance, en Guinée, au Congo, au Cameroun, et y causent de grands dommages. De moindre taille que le sanglier européen, ils ont le pelage plus soyeux, la robe brunâtre tirant sur l’orange, les oreilles pointues terminées par un pinceau de poils, la crinière noire mêlée de fils blancs, qui leur court le long de l’échine, le grouin développé, la peau soulevée entre le nez et l’œil par une protubérance osseuse chez les mâles. Ces porcins sont redoutables, et ceux-ci l’étaient d’autant plus qu’ils se trouvaient dans des conditions de supériorité numérique.

En effet, ce jour-là, on en eût bien compté une centaine qui se précipitaient sur la rive gauche du rio. Aussi la plupart des huttes avaient-elles été déjà renversées, avant l’arrivée de Raggi et de sa troupe.

À travers les branches des derniers arbres, John Cort, Max Huber, Khamis et Llanga purent être témoins de la lutte. Elle fut courte, mais non sans danger. Les guerriers y déployèrent un grand courage. Se servant des épieux et des hachettes de préférence aux arcs et aux sagaies, ils foncèrent avec une ardeur qui égalait la fureur des assaillants. Ils les attaquèrent corps à corps, les frappant à la tête à coups de hache, leur trouant les flancs de leurs épieux. Bref, après une heure de combat, ces animaux étaient en fuite, et des ruisseaux de sang se mêlaient aux eaux de la petite rivière.

Max Huber avait bien eu la pensée de prendre part à la bataille. Rapporter sa carabine et celle de John Cort, les décharger du haut du village sur la bande, accabler d’une grêle de balles ces potamochères, à l’extrême surprise des Wagddis, ce n’eût été ni long ni difficile. Mais le sage John Cort, appuyé du foreloper, calma son bouillant ami.

« Non, lui dit-il, réservons-nous d’intervenir dans des circonstances plus décisives… Quand on dispose de la foudre, mon cher Max…

— Vous avez raison, John, il ne faut foudroyer qu’au bon moment… Et, puisqu’il n’est pas encore temps de tonner, remisons notre tonnerre ! »