Hachette (p. 203-222).
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XI

la journée du 19 mars


À cette halte, on pouvait estimer à deux cents kilomètres le parcours effectué moitié à pied, moitié avec le radeau. En restait-il encore autant pour atteindre l’Oubanghi ?… Non, dans l’opinion du foreloper, et cette seconde partie du voyage se ferait rapidement, à la condition que nul obstacle n’arrêtât la navigation.

On s’embarqua dès le point du jour avec le petit passager supplémentaire, dont Llanga n’avait pas voulu se séparer. Après l’avoir transporté sous le taud de feuillage, il voulut demeurer près de lui, espérant que ses yeux allaient se rouvrir.

Que ce fût un membre de la famille des quadrumanes du continent africain, chimpanzés, orangs, gorilles, mandrilles, babouins et autres, cela ne faisait pas doute dans l’esprit de Max Huber et de John Cort. Ils n’avaient même guère songé à le regarder de plus près, à lui accorder une attention particulière. Cela ne les intéressait pas autrement. Llanga l’avait sauvé, il désirait le garder, comme on garde un pauvre chien recueilli par pitié, soit ! Qu’il s’en fît un compagnon, rien de mieux, et cela témoignait de son bon cœur. Après tout, puisque les deux amis avaient adopté le jeune indigène, il était bien permis à celui-ci d’adopter un petit singe. Vraisemblablement, dès qu’il trouverait l’occasion de filer sous bois, ce dernier abandonnerait son sauveur avec cette ingratitude dont les hommes n’ont point le monopole.

Il est vrai, si Llanga était venu dire à John Cort, à Max Huber, même à Khamis : « Il parle, ce singe !… Il a répété trois ou quatre fois le mot « ngora », peut-être leur attention eût-elle été éveillée, leur curiosité aussi !… Peut-être l’eussent-ils examiné avec plus de soin, ce petit animal !… Peut-être auraient-ils découvert en lui quelque échantillon d’une race inconnue jusqu’alors, celle des quadrumanes parlants ?…

Mais Llanga se tut, craignant de s’être trompé, d’avoir mal entendu. Il se promit d’observer son protégé, et, si le mot « ngora » ou tout autre s’échappait de ses lèvres, il préviendrait aussitôt son ami John et son ami Max.

C’est donc une des raisons pour lesquelles il demeura sous le taud, essayant de donner un peu de nourriture à son protégé, qui semblait affaibli par un long jeûne. Sans doute, le nourrir serait malaisé, les singes étant frugivores. Or, Llanga n’avait pas un seul fruit à lui offrir, rien que de la chair d’antilope dont il ne s’accommoderait pas. D’ailleurs une fièvre assez forte ne lui eût pas permis de manger et il demeurait dans une sorte d’assoupissement.

« Et comment va ton singe ?… demanda Max Huber à Llanga, lorsque celui-ci se montra, une heure après le départ.

— Il dort toujours, mon ami Max.

— Et tu tiens à le garder ?…

— Oui… si vous le permettez…

— Je n’y vois aucun inconvénient, Llanga… Mais prends garde qu’il ne te griffe…

— Oh, mon ami Max !

— Il faut se défier !… C’est mauvais comme des chats, ces bêtes-là !…

— Pas celui-ci !… Il est si jeune !… Il a une petite figure si douce !…

— À propos, puisque tu veux en faire ton camarade, occupe-toi de lui donner un nom…

— Un nom ?… Et lequel ?…

— Jocko, parbleu !… Tous les singes s’appellent Jocko ! »

Il est probable que ce nom ne convenait pas à Llanga. Il ne répondit rien et retourna auprès de son protégé.

Pendant cette matinée, la navigation fut favorisée et on n’eut point trop à souffrir de la chaleur. La couche de nuages était assez épaisse pour que le soleil ne pût la traverser. Il y avait lieu de s’en féliciter, puisque le rio Johausen coulait parfois à travers de larges clairières. Impossible de trouver abri le long des berges, où les arbres étaient rares. Le sol redevenait marécageux. Il eût fallu s’écarter d’un demi-kilomètre à droite ou à gauche pour atteindre les plus proches massifs. Ce que l’on devait craindre, c’est que la pluie ne reprît avec sa violence habituelle, mais le ciel s’en tint à des menaces.

Toutefois, si les oiseaux aquatiques volaient par bandes au-dessus du marécage, les ruminants ne s’y montraient guère, d’où vif déplaisir de Max Huber. Aux canards et aux outardes des jours précédents, il eût voulu substituer des antilopes sassabys, inyalas, waterbucks ou autres. C’est pourquoi, posté à l’avant du radeau, sa carabine prête, comme un chasseur à l’affût, fouillait-il du regard la rive dont le foreloper se rapprochait suivant le caprice du courant.

On dut se contenter des cuisses et ailes des volatiles pour le déjeuner de midi. En somme, rien d’étonnant à ce que ces survivants de la caravane du Portugais Urdax se sentissent fatigués de leur alimentation quotidienne. Toujours de la viande rôtie, bouillie ou grillée, toujours de l’eau claire, pas de fruits, pas de pain, pas de sel. Du poisson, et si insuffisamment accommodé ! Il leur tardait d’arriver aux premiers établissements de l’Oubanghi, où toutes ces privations seraient vite oubliées, grâce à la généreuse hospitalité des missionnaires.

Ce jour-là, Khamis chercha vainement un emplacement favorable pour la halte. Les rives, hérissées de gigantesques roseaux, semblaient inabordables. Sur leur base, à demi détrempée, comment effectuer un débarquement ? Le parcours y gagnait, d’ailleurs, puisque le radeau n’interrompit point sa marche.

On navigua ainsi jusqu’à cinq heures. Entre temps, John Cort et Max Huber causaient des incidents du voyage. Ils s’en remémoraient les divers épisodes depuis le départ de Libreville, les chasses intéressantes et fructueuses dans les régions du haut Oubanghi, les grands abattages d’éléphants, les dangers de ces expéditions, dont ils s’étaient si bien tirés pendant deux mois, puis le retour opéré sans encombre jusqu’au tertre des tamarins, les feux mouvants, l’apparition du formidable troupeau de pachydermes, la caravane attaquée, les porteurs en fuite, le chef Urdax écrasé après la chute de l’arbre, la poursuite des éléphants arrêtée sur la lisière de la grande forêt…

« Triste dénouement à une campagne si heureuse jusque-là !… conclut John Cort. Et qui sait s’il ne sera pas suivi d’un second non moins désastreux ?…

— C’est possible, mais, à mon avis, ce n’est pas probable, mon cher John…

— En effet, j’exagère peut-être…

— Certes, et cette forêt n’a pas plus de mystère que vos grands bois du Far West !… Nous n’avons pas même une attaque de Peaux-Rouges à redouter !… Ici, ni nomades, ni sédentaires, ni Chiloux, ni Denkas, ni Monbouttous, ces féroces tribus qui infestent les régions du nord-est en criant : « Viande ! viande ! » comme de parfaits anthropophages qu’ils n’ont jamais cessé d’être !… Non, et ce cours d’eau auquel nous avons donné le nom du docteur Johausen, dont j’aurais tant désiré de retrouver la trace, ce rio, tranquille et sûr, nous conduira sans fatigues à son confluent avec l’Oubanghi…

— L’Oubanghi, mon cher Max, que nous eussions également atteint en contournant la forêt, en suivant l’itinéraire de ce pauvre Urdax, et cela dans un confortable chariot où rien ne nous eût manqué jusqu’au terme du voyage !

— Vous avez raison, John, et cela eût mieux valu !… Décidément, cette forêt est des plus banales et ne mérite pas d’être visitée !… Ce n’est qu’un bois, un grand bois, rien de plus !… Et, pourtant, elle avait piqué ma curiosité au début… Vous vous rappelez ces flammes qui éclairaient sa lisière, ces torches qui brillaient à travers les branches de ses premiers arbres !… Puis, personne !… Où diable ont pu passer ces négros ?… Je me prends parfois à les chercher dans la ramure des baobabs, des bombax, des tamarins et autres géants de la famille forestière !… Non… pas un être humain…

— Max… dit en ce moment John Cort.

— John ?… répondit Max Huber.

— Voulez-vous regarder dans cette direction… en aval, sur la rive gauche ?…

— Quoi ?… Un indigène ?…

— Oui… mais un indigène à quatre pattes !… Là-bas, au-dessus des roseaux, une magnifique paire de cornes recourbées en carène… »

L’attention du foreloper venait d’être attirée de ce côté.

« Un buffle…, dit-il.

— Un buffle ! répéta Max Huber en saisissant sa carabine. Voilà un fameux plat de résistance, et si je le tiens à bonne portée !… »

Khamis donna un vigoureux coup de godille. Le radeau s’approcha obliquement de la berge. Quelques instants après il ne s’en trouvait pas éloigné d’une trentaine de mètres.

« Que de beefsteaks en perspective !… murmura Max Huber, la carabine appuyée sur son genou gauche.

— À vous le premier coup, Max, lui dit John Cort, et à moi le second… s’il est nécessaire… »

Le buffle ne semblait pas disposé à quitter la place. Arrêté sous le vent, il reniflait l’air à pleines narines, sans avoir le pressentiment du danger qu’il courait. Comme on ne pouvait pas le viser au cœur, il fallait le viser à la tête, et c’est ce que fit Max Huber, dès qu’il fut assuré de le tenir dans sa ligne de mire.

La détonation retentit, la queue de l’animal tournoya en arrière des roseaux, un douloureux mugissement traversa l’espace, et non pas le meuglement habituel aux buffles, preuve qu’il avait reçu le coup mortel.

« Ça y est ! » s’écria Max Huber en lançant, avec l’accent du triomphe, cette locution éminemment française.

En effet, John Cort n’eut point à doubler, ce qui économisa une seconde cartouche. La bête, tombée entre les roseaux, glissa au pied de la berge, lançant un jet de sang qui rougit le long de la rive l’eau si limpide du rio Johausen.

Afin de ne pas perdre cette superbe pièce, le radeau se dirigea vers l’endroit où le ruminant s’était abattu, et le foreloper prit ses dispositions pour le dépecer sur place afin d’en retirer les morceaux comestibles.

Les deux amis ne purent qu’admirer cet échantillon des bœufs sauvages d’Afrique, d’une taille gigantesque. Lorsque ces animaux franchissent les plaines par troupes de deux à trois cents, on se figure quelle galopade furieuse au milieu des nuages de poussière soulevés sur leur passage !

C’était un onja, nom par lequel le désignent les indigènes, un taureau solitaire, plus grand que ses congénères de l’Europe, le front plus étroit, le mufle plus allongé, les cornes plus comprimées. Si la peau de l’onja sert à fabriquer des buffleteries d’une solidité supérieure, si ses cornes fournissent la matière des tabatières et des peignes, si ses poils rudes et noirs sont employés à rembourrer les chaises et les selles, c’est avec ses filets, ses côtelettes, ses entrecôtes qu’on obtient une nourriture aussi savoureuse que fortifiante, qu’il s’agisse des buffles de l’Asie, de l’Afrique, ou du buffle de l’Amérique. En somme, Max Huber avait eu là un coup heureux. À moins qu’un onja ne tombe sous la première balle, il est terrible quand il fonce sur le chasseur.

Sa hachette et son couteau aidant, Khamis procéda à l’opération du dépeçage, à laquelle ses compagnons durent l’aider de leur mieux. Il ne fallait pas charger le radeau d’un poids inutile, et vingt kilogrammes de cette chair appétissante devaient suffire à l’alimentation pendant plusieurs jours.

Or, tandis que s’accomplissait ce haut fait, Llanga, si curieux d’ordinaire des choses qui intéressaient son ami Max et son ami John, était resté sous le taud, et voici pour quel motif.

Au bruit de la détonation produite par la carabine, le petit être s’était tiré de son assoupissement. Ses bras avaient fait un léger mouvement. Si ses paupières ne s’étaient pas relevées, du moins, de sa bouche entr’ouverte, de ses lèvres décolorées s’était de nouveau échappé l’unique mot que Llanga eût surpris jusqu’alors :

« Ngora… ngora ! »

Cette fois, Llanga ne se trompait pas. Le mot arrivait bien à son oreille, avec une articulation singulière et une sorte de grasseyement provoqué par l’r de « ngora ».

Ému par l’accent douloureux de cette pauvre créature, Llanga prit sa main brûlante d’une fièvre qui durait depuis la veille. Il remplit la tasse d’eau fraîche, il essaya de lui en verser quelques gouttes dans la bouche sans y parvenir. Les mâchoires, aux dents d’une blancheur éclatante, ne se desserrèrent pas. Llanga, mouillant alors un peu d’herbe sèche, bassina délicatement les lèvres du petit et cela parut lui faire du bien. Sa main pressa faiblement celle qui la tenait, et le mot « ngora » fut encore prononcé.

Et, qu’on ne l’oublie pas, ce mot, d’origine congolaise, les indigènes l’emploient pour désigner la mère… Est-ce donc que ce petit être appelait la sienne ?…

La sympathie de Llanga se doublait d’une pitié bien naturelle, à la pensée que ce mot allait peut-être se perdre dans un dernier soupir !… Un singe ?… avait dit Max Huber. Non ! ce n’était pas un singe !… Voilà ce que Llanga, dans son insuffisance intellectuelle, n’aurait pu s’expliquer.

Il demeura ainsi pendant une heure, tantôt caressant la main de son protégé, tantôt lui imbibant les lèvres, et il ne le quitta qu’au moment où le sommeil l’eut assoupi de nouveau.

Alors, Llanga, se décidant à tout dire, vint rejoindre ses amis, tandis que le radeau, repoussé de la berge, retombait dans le courant.

« Eh bien, redemanda Max Huber en souriant, comment va ton singe ?… »

Llanga le regarda, comme s’il eût hésité à répondre. Puis, posant sa main sur le bras de Max Huber :

« Ce n’est pas un singe…, dit-il.

— Pas un singe ?… répéta John Cort.

— Allons, il est entêté notre Llanga !… reprit Max Huber. Voyons ! tu t’es mis dans la tête que c’était un enfant comme toi ?…

— Un enfant… pas comme moi… mais un enfant…

— Écoute, Llanga, reprit John Cort, et plus sérieusement que son compagnon, tu prétends que c’est un enfant ?…

— Oui… il a parlé… cette nuit.

— Il a parlé ?…

— Et il vient de parler tout à l’heure…

— Et qu’a-t-il dit, ce petit prodige ?… demanda Max Huber.

— Il a dit « ngora »…

— Quoi !… ce mot que j’avais entendu ?… s’écria John Cort qui ne cacha pas sa surprise.

— Oui… « ngora », affirma le jeune indigène.

Il n’y avait que deux hypothèses : ou Llanga avait été dupe d’une illusion, ou il avait perdu la tête.

« Vérifions cela, dit John Cort, et, pourvu que cela soit vrai, ce sera tout au moins de l’extraordinaire, mon cher Max ! »

Tous deux pénétrèrent sous le taud et examinèrent le petit dormeur.

Certes, à première vue, on aurait pu affirmer qu’il devait être de race simienne. Ce qui frappa tout d’abord John Cort, c’est qu’il se trouvait en présence non d’un quadrumane, mais d’un bimane. Or, depuis les dernières classifications généralement admises de Blumenbach, on sait que seul l’homme appartient à cet ordre dans le règne animal. Cette singulière créature ne possédait que deux mains, alors que tous les singes, sans exception, en ont quatre, et ses pieds paraissaient conformés pour la marche, n’étant point préhensifs, comme ceux des types de la race simienne.

John Cort, en premier lieu, le fit remarquer à Max Huber.

« Curieux… très curieux ! » répliqua celui-ci.

Quant à la taille de ce petit être, elle ne dépassait pas soixante-quinze centimètres. Il semblait, d’ailleurs, dans son enfance et ne pas avoir plus de cinq à six ans. Sa peau, dépourvue de poils, présentait un léger duvet roux. Sur son front, son menton, ses joues, aucune apparence de système pileux, qui ne foisonnait que sur sa poitrine, les cuisses et les jambes. Ses oreilles se terminaient par une chair arrondie et molle, différentes de celles des quadrumanes, lesquelles sont dépourvues de lobules. Ses bras ne s’allongeaient pas démesurément. La nature ne l’avait point gratifié du cinquième membre, commun à la plupart des singes, cette queue qui leur sert au tact et à la préhension. Il avait la tête de forme ronde, l’angle facial d’environ quatre-vingts degrés, le nez épaté, le front peu fuyant. Si ce n’étaient pas des cheveux qui garnissaient son crâne, c’était du moins une sorte de toison analogue à celle des indigènes de l’Afrique centrale. Évidemment, ce type se réclamait plus de l’homme que du singe par sa conformation générale, et très probablement aussi par son organisation interne.

À quel degré d’étonnement arrivèrent Max Huber et John Cort, on l’imaginera, en présence d’un être absolument nouveau qu’aucun anthropologiste n’avait jamais observé, et qui, en somme, paraissait tenir le milieu entre l’humanité et l’animalité !

Et puis, Llanga avait affirmé qu’il parlait, — à moins que le jeune indigène n’eût pris pour un mot articulé ce qui n’était qu’un cri ne répondant point à une idée quelconque, un cri dû à l’instinct, non à l’intelligence.

Les deux amis restaient silencieux, espérant que la bouche du petit s’entr’ouvrirait, tandis que Llanga continuait de lui bassiner le front et les tempes. Sa respiration, cependant, était moins haletante, sa peau moins chaude, et l’accès de fièvre touchait à son terme. Enfin ses lèvres se détendirent légèrement.

« Ngora… ngora !… » répéta-t-il.

« Par exemple, s’écria Max Huber, voilà bien qui passe toute raison ! »

Et ni l’un ni l’autre ne voulaient croire à ce qu’ils venaient d’entendre.

Quoi ! cet être quel qu’il fût, qui n’occupait certainement pas le degré supérieur de l’échelle animale, possédait le don de la parole !… S’il n’avait prononcé jusqu’alors que ce seul mot de la langue congolaise, n’était-il pas à supposer qu’il en employait d’autres, qu’il avait des idées, qu’il savait les traduire par des phrases ?…

Ce qu’il y avait à regretter, c’était que ses yeux ne s’ouvrissent pas, qu’on ne pût y chercher ce regard où la pensée se reflète et qui répond à tant de choses. Mais ses paupières restaient fermées, et rien n’indiquait qu’elles fussent prêtes à se relever…

Cependant, John Cort, penché sur lui, épiait les mots ou les cris qui auraient pu lui échapper. Il soutenait sa tête sans qu’il se réveillât, et quelle fut sa surprise, quand il vit un cordon enroulé autour de ce petit cou.

Il fit glisser ce cordon, fait d’une tresse de soie, afin de saisir le nœud d’attache, et presque aussitôt il disait :

« Une médaille !…

— Une médaille ?… » répéta Max Huber.

John Cort dénoua le cordon.

Oui ! une médaille en nickel, grande comme un sou, avec un nom gravé d’un côté, un profil gravé de l’autre.

Le nom, c’était celui de Johausen ; le profil, c’était celui du docteur.

« Lui !… s’écria Max Huber, et ce gamin, décoré de l’ordre du professeur allemand, dont nous avons retrouvé la cage vide ! »

Que ces médailles eussent été répandues dans la région du Cameroun, rien d’étonnant à cela, puisque le docteur Johausen en avait maintes fois distribué aux Congolaises et aux Congolais. Mais qu’un insigne de ce genre fût attaché précisément au cou de cet étrange habitant de la forêt de l’Oubanghi…

« C’est fantastique, déclara Max Huber, et, à moins que ces mi-singes mi-hommes n’aient volé cette médaille dans la caisse du docteur…

— Khamis ?… » appela John Cort.

S’il appelait le foreloper, c’était pour le mettre au courant de ces choses extraordinaires, et lui demander ce qu’il pensait de cette découverte.

Au même moment, se fit entendre la voix du foreloper, qui criait :

« Monsieur Max… monsieur John !… »

Les deux jeunes gens sortirent du taud et s’approchèrent de Khamis.

« Écoutez », dit celui-ci.

À cinq cents mètres en aval, la rivière obliquait brusquement vers la droite par un coude où les arbres réapparaissaient en épais massifs. L’oreille, tendue dans cette direction, percevait un mugissement sourd et continu, qui ne ressemblait en rien à des beuglements de ruminants ou des hurlements de fauves. C’était une sorte de brouhaha qui s’accroissait à mesure que le radeau gagnait de ce côté…

« Un bruit suspect… dit John Cort.

— Et dont je ne reconnais pas la nature, ajouta Max Huber.

— Peut-être existe-t-il là-bas une chute ou un rapide ?… reprit le foreloper. Le vent souffle du sud, et je sens que l’air est tout mouillé ! »

Khamis ne se trompait pas. À la surface du rio passait comme une vapeur liquide qui ne pouvait provenir que d’une violente agitation des eaux.

Si la rivière était barrée par un obstacle, si la navigation allait être interrompue, cela constituait une éventualité assez grave pour que Max Huber et John Cort ne songeassent plus à Llanga ni à son protégé.

Le radeau dérivait avec une certaine rapidité, et, au delà du tournant, on serait fixé sur les causes de ce lointain tumulte.

Le coude franchi, les craintes du foreloper ne furent que trop justifiées.

À cent toises environ, un entassement de roches noirâtres formait barrage d’une rive à l’autre, sauf à son milieu, où les eaux se précipitaient en le couronnant d’écume. De chaque côté, elles venaient se heurter contre une digue naturelle et, à certains endroits, bondissaient par-dessus. C’était, à la fois, le rapide au centre, la chute latéralement. Si le radeau ne ralliait pas l’une des berges, si on ne parvenait pas à l’y fixer solidement, il serait entraîné et se briserait contre le barrage, à moins qu’il ne chavirât dans le rapide.

Tous avaient gardé leur sang-froid. D’ailleurs, pas un instant à perdre, car la vitesse du courant s’accentuait.

« À la berge… à la berge ! » cria Khamis.

Il était alors six heures et demie, et, par ce temps brumeux, le crépuscule ne laissait déjà plus qu’une douteuse clarté, qui ne permettait guère de distinguer les objets.

Cette difficulté, ajoutée à tant d’autres, compliquait la manœuvre.

Ce fut en vain que Khamis essaya de diriger le radeau vers la berge. Ses forces n’y suffisaient pas. Max Huber se joignit à lui afin de résister au courant qui portait en droite ligne vers le centre du barrage. À deux, ils obtinrent un certain résultat, et auraient réussi à sortir de cette dérive, si la godille ne se fût rompue.

« Soyons prêts à nous jeter sur les roches, avant d’être engagés dans le rapide… commanda Khamis.

— Pas autre chose à faire ! » répondit John Cort.

À tout ce bruit, Llanga venait de quitter le taud. Il regarda, il comprit le danger… Au lieu de songer à lui, il songea à l’autre, au petit. Il vint le prendre dans ses bras, et s’agenouilla à l’arrière.

Une minute après, le radeau était repris par le rapide. Toutefois, peut-être ne heurterait-il pas le barrage et descendrait-il sans chavirer ?…

La mauvaise chance l’emporta, et ce fut contre un des rochers de gauche que le fragile appareil butta avec une violence extrême. En vain Khamis et ses compagnons essayèrent-ils de s’accrocher au barrage, sur lequel ils parvinrent à lancer la caisse de cartouches, les armes, les ustensiles…

Tous furent précipités dans le tourbillon à l’instant où s’écrasait le radeau, dont les débris disparurent en aval au milieu des eaux mugissantes.