Le Vigneron dans sa vigne/La Mer

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Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 125-131).



LA MER


Quand on regarde la mer, ce qui frappe d’abord en elle, c’est qu’elle n’a rien d’étonnant. (À développer.)


Chacun a sa façon de l’admirer. Celui-ci choisit un coin à l’écart. Celui-là se couche à plat ventre. Cet autre reste debout et, nettement découpé sur l’horizon, immobile, pensif, regarde la mer jusqu’à ce qu’il ne la voie plus.

On peut circuler parmi les baigneurs et dire :

— « Elle me rappelle l’Océan. »

Si vous tenez un enfant dans vos bras et que le petit se mette à crier, dites-lui : « N’aie pas peur ; je te tiens. »

Si vous avez un chien, caressez-le, en lui recommandant le calme.

À cheval, poussez un peu la noble bête contre les flots et qu’elle piaffe d’effroi.

Moi, j’ai l’habitude. En costume léger, la cigarette aux dents, les mains derrière le dos, comme dans mon jardin, je m’avance tranquillement vers la mer, et je la laisse venir.


Dire chaque jour : « Quand on pense que c’est la lune qui produit les marées ! » et lever avec lenteur les yeux au ciel, y chercher la lune absente et lui sourire au juger.

Dire aussi, pour ne pas faire de jaloux : « Le beau coucher de soleil ! » mais hochant soudain la tête, indiquer par là qu’on n’est point dupe, qu’on sait à quoi s’en tenir sur cet air de se coucher.


Cette dame fait la planche et rien d’elle ne dépasse le niveau de la mer.

Celle-là rit tellement qu’elle laisse tomber une goutte d’eau dans la mer.

— Oh ! le bel anneau de corail sur la mer !

— C’est ma bouche, monsieur, ôtez votre doigt.

Celle-ci se sèche au soleil et on trouvera un dépôt de sel dans ses salières.

— La mer me fait mal aux yeux, dit l’une, je ne peux pas la regarder. Dans mon voyage de noces, j’ai vu toute la Côte d’Azur en tournant le dos à la mer.

— Pour moi, c’est réglé, dit l’autre, chaque fois, le spectacle grandiose de la mer m’avance de huit jours.


Et voilà les philosophes cyniques. D’un geste grave, ils ont, pour la décence, relevé, passé sur leur poitrine et jeté derrière l’épaule, le pan d’une couverture grossière. Ils s’exercent à marcher pieds nus. Leurs doigts semblent d’informes racines. De leur méprisable chevelure il ne reste que quelques boucles étirées. Ils comparent à la mer la mer intérieure des passions humaines et mesurent l’éternité avec les grains de sable de la mer.

La jeune femme en noir rêve toute seule sur le rocher.

Sans doute, lasse de cette vie, elle fait choix d’une étoile pour y passer l’autre vie. Déjà elle en retient une et s’y installe ; elle n’a pas de chance : brusquement l’étoile file.

— Mais…

— Oui, je sais, les étoiles ne filent pas.


Défiez-vous des méduses. Sans être comparables à celles dont l’antiquité nous transmit le souvenir, et bien qu’un nouveau Persée ne leur saurait couper la tête qu’elles n’ont pas, cependant elles piquent, comme leurs sœurs, les orties de terre, et même elles enveloppent le baigneur, si gluantes, que le pauvre homme se sauve vers le rivage, poursuivi par ces pots de colle.


Je me suis promené sur des bateaux de divers modèles, dans le but d’étudier le mal de mer.

Me promenant à jeun, j’ai vomi la première fois, je n’ai pas vomi la seconde, mais j’ai vomi la troisième.

J’ai vomi trois bons repas au champagne pris exprès, et j’en ai gardé deux.

J’ai vomi à l’avant du bateau, je n’ai pas vomi à l’arrière, mais j’ai vomi au milieu, malgré une ceinture de flanelle qui, peut-être, me serrait trop. Enfin quand je pars pour la promenade, agile, le moral excellent, et que, fixant l’horizon comme il est prescrit, je tâche de me distraire avec des pensées saines et fortifiantes, tantôt je ne sens rien, et tantôt je rends tout.


Arrivés ce matin, M. et Mme Bornet ont déjà parcouru la plage, fait le tour du petit port, ramassé des galets, reniflé du vent.

Ils déjeunent, et la fenêtre de leur salle à manger s’ouvre sur la mer.

— Ta faim se calme-t-elle ? demande Mme Bornet.

— Un peu, dit M. Bornet, j’ai cru que je ne me rassasierais jamais. C’est étonnant comme l’air de la mer creuse !

Il plie sa serviette, se prépare à digérer, quand une femme de marin entre pour offrir du poisson.

Elle semble misérable surtout à cause de ses chaussettes déteintes qui s’affaissent mollement sur ses souliers brûlés.

— Pauvre femme, dit Mme Bornet, quelle vie ! Je suis sûre que parfois elle soupe avec les arêtes du poisson qu’on lui achète, et qu’elle retrouve dans la rue. En la regardant, j’ai mal ; je compare mon sort au sien, et je pense que souvent il nous arrive de nous plaindre. Elle n’a rien : que nous manque-t-il ? Tu sais si je déteste les faux sensibles, mais l’injustice des choses me révolte, à la fin, et mon bonheur continu m’effraie.

— Certes, la vue de cette femme m’impressionne autant que toi, dit M. Bornet. Pourtant, défions-nous. En manches de chemise, après déjeuner, on pousse trop aisément des soupirs du fond d’une poitrine houleuse. Les besoins de cette femme me paraissent autres que les tiens. Son extérieur pitoyable te trompe sur ses souffrances intimes. Simple, elle se passe d’idéal, et il t’en faut toujours un. Tu rêves, à tes heures, toi ; elle, au contraire, ne se préoccupe que de manger. Or elle vit, donc elle mange, et femme de marin, née sur ce rivage, certaine d’y mourir, elle mange peu, car c’est étonnant comme l’air de la mer nourrit.