Le Vigneron dans sa vigne/La Lecture

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Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 151-159).



LA LECTURE


On a dîné vite, Éloi ayant d’ailleurs prévenu ses deux invités, le poète Willem et sa femme :

— J’ai fait faire un dîner simple pour n’avoir pas l’air de compter sur la reconnaissance de votre estomac.

— Nous attendons, dit Willem.

— J’avoue que je suis émue, dit Mme  Willem.

— Oh ! fait Éloi, je devine ce que vous direz ! Vous êtes trop gentils pour être sincères.

— Nous dirons la vérité, affirme Willem. Nous sommes du même âge ; je ne vous dois aucun ménagement. Si votre pièce est mauvaise, tant pis !

— N’exagérez ni en bien ni en mal, dit Éloi.

— Nous écoutons.

Éloi ne se hâte pas. Il s’efforce de préparer son public. Il voudrait au moyen d’une courte préface adroite, expliquer sa pièce, avant de la lire. Il prend de petites précautions avisées et banales :

— Je sais à quoi m’en tenir sur la valeur de cet acte. Ce sera mon début, un lever de rideau. Ça n’a aucune importance.

Et même il parle d’autre chose, et comme le poète Willem feint de feuilleter un livre et que Mme  Willem se mire et tapote ses cheveux, on croirait un instant qu’ils oublient la lecture.

Quand à l’amie d’Éloi elle ne dit rien. Troublée comme à l’approche d’un péril inévitable, elle sert le café, et les petites mares rondes miroitent et fument dans les tasses.

Brusquement, tout seul, Éloi se décide :

— Placez-vous. Je commence.

On s’attarde encore. Mme  Willem se demande si elle sera mieux au fond d’un fauteuil que, libre et droite, sur une chaise.

— Reculez-vous, dit Éloi, vous me gêneriez.

Le poète Willem croise ses jambes fines, et le coude appuyé, les doigts aux moustaches qu’il va friser continûment, le visage à l’ombre, il ferme les yeux.

— Un dernier mot, dit Mme Willem. Suis-je obligée de rester tranquille, ou m’est-il permis, pendant la lecture, de communiquer mes impressions ?

— Je préfère le silence, dit Éloi.

Et il ajoute avec mollesse :

— À moins que ce ne soit plus fort que vous.

— Je me tairai. Partez ! dit Mme  Willem.

On ne voit pas l’amie d’Éloi. Elle s’est cachée au flanc d’un meuble. Elle met les mains sur son cœur et elle souffre de manque d’air.

Éloi regarde M. et Mme  Willem, leur sourit lâchement, baisse l’abat-jour, tousse et, d’une voix brisée, inconnue, pareille à une voix d’enfant qui épelle, et à la voix de ceux qui prononcent des discours funèbres, il lit le manuscrit.

Il lit d’abord son nom d’auteur, son adresse, puis le titre, puis les personnages et le décor. Et il est déjà hors d’haleine, très las, près de mendier une parole encourageante.

Il lit les premières phrases au milieu d’ennemis sournois. Quelque temps, sa voix se traîne, comme une pauvresse, le long des lignes.

Mais bientôt, il prête l’oreille.

On vient de faire un mouvement. Oui, Mme  Willem a remué et soupire. Une syllabe s’échappe de sa bouche. De quel sens ? Éloi ne peut que l’espérer favorable. Il continue de lire, dédoublé, moitié au manuscrit, moitié à son public. Une nouvelle exclamation ne se fait pas attendre et part des lèvres de Mme  Willem. Et, cette fois, plus de doute, elle approuve. Elle dit nettement :

— Ça va, ça y est !

Tout de suite, Éloi fortifié change de ton. Il détaille, il donne sa voix entière. Ne devrait-il plaire qu’à Mme Willem, il n’a plus peur, et tourné vers elle, il lit, dès ce moment, pour elle, pour cette dame de grâce et de bon secours. Et elle multiplie les preuves de goût. Elle laisse s’envoler les « oh ! » les « ah ! » les « c’est exquis ! c’est parfait ! »

Quelle joyeuse bande d’oiseaux !

Chaque mot d’Éloi porte. Ils luttent tous deux, elle s’exclamant, lui frappant, coup sur coup.

Mais les autres, l’autre, le poète, le juge ? que pense-t-il ?

Éloi s’arrête et dit :

— Vous permettez que je respire et que je boive un verre d’eau ; j’ai la gorge sèche.

Et, des yeux, il interroge Willem.

Le poète tortille sa moustache, et sa jambe suspendue bat la mesure. Impénétrable, il semble dormir.

— Eh bien ? dit Éloi.

— Mon cher Éloi, dit enfin Willem avec gravité, je suis heureux d’être un poète et que vous soyez un prosateur. Autrement, je serais fort embêté. Mais vous faites de la prose, et moi je fais des vers. Nous ne sommes donc pas rivaux et c’est sans jalousie que je peux, quoiqu’il faille me servir d’un mot usé jusqu’aux fibres, vous assurer que j’écoute un chef-d’œuvre.

Il se tait, et Éloi ne proteste pas, comme on a coutume. Il pose le manuscrit sur la table, parce que ses doigts tremblent. Son amie sort de sa cachette et vient, d’un pas de religieuse, le baiser au front.

Tous vivent si intensément que, peut-être, la vie des autres, aspirée ici, diminue dehors.

Éloi reprend le cahier.

Comme des chèvres qui étaient là-bas, au milieu du parc, et qui accourent vers la haie, curieuses, au signe d’un promeneur, les figures se rapprochent. Elles frôlent Éloi. Il en a le feu aux joues.

Il lit jusqu’à la fin, en sécurité, d’une voix souterraine et passionnée. Ils s’abandonne à la joie commune. Il récite de mémoire des répliques attendues, et il ne cesse de sourire de gratitude au visage lumineux de Mme Willem. Elle écoute avec ses paupières, sa bouche et ses narines scintillantes, tandis que ses oreilles lointaines ne lui servent à rien. Et elle paraît à Éloi jolie au delà de toute expression poétique. Il achève, triomphal, comme on arrive au haut d’un sommet d’où la vue s’étend si loin que chacun se recueille, cherche ses mots et ne trouve pas.

Et tous se sont dressés debout.

— Tâtez mes mains moites, dit Mme Willem. Plusieurs fois, j’ai failli crier. Ce n’est ni bien, ni très bien, ni quoi que ce soit. C’est beau. Voilà tout.

Le poète Willem se promène dans le cabinet de travail. Il s’agite et parle indirectement :

— Il y a là plus que du talent. Il y a presque… C’est supérieur de cent coudées à ce que j’imaginais. Je le savais incapable d’écrire une ordure. Je me disais : « Ce sera gai, spirituel, habile. » Je ne soupçonnais pas cette qualité d’émotion poignante. Et, avec ça, il lit admirablement. Un autre y mettrait plus de science, d’action, de cabotinage. Lui, il lit de toute son âme et naturel. On entendait un homme.

— Un grand homme, dit Mme Willem.

— Passons aux critiques, dit Éloi.

— Je ne vois rien à critiquer, dit le poète Willem. Je ne ferai qu’une réserve. Et encore j’hésite. Je trouve que le titre de votre pièce l’annonce mal. Il me semble trop spécial, timide, mesquin. Je le souhaiterais large et développé comme une enseigne. Il fermerait ainsi la route aux futurs imitateurs et leur ôterait l’envie téméraire de recommencer ce que vous avez réalisé de définitif. Mais il est possible que je me trompe et qu’il vaille mieux promettre moins et tenir davantage, pour qu’il y ait surprise éclatante.

— Je réfléchirai, dit Éloi. Merci, merci. La part de votre amitié faite, j’accepte le reste. J’ai confiance. Vous ne sauriez m’abuser avec cet accent. Je ne doute pas ; je ne crois pas que je rêve. Je ne me sens pas ridicule, et je vous remercie du fond du cœur d’un homme content, bien content.

— Vous devriez nous relire quelques passages, dit Mme Willem.

— Non, dit Éloi ; le charme serait rompu.

Il ne tient plus à la terre. Il monte, aérien, ensoleillé, et aussi un peu mélancolique parce qu’il songe à la descente prochaine, à l’heure noire après l’heure inoubliable, et qu’un chef-d’œuvre appelle, exige un autre chef-d’œuvre et qu’on ne finit jamais.

— Comme je suis fière ! lui dit son amie. Que faut-il que je fasse pour être digne d’un tel maître ?

— Il faut d’abord, ô toi que j’aime, grosse bête chérie, ne pas pleurer !