Le Vigneron dans sa vigne/L’Inutile Charité

Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 121-122).
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L’INUTILE CHARITÉ


Cette fois, il m’a pris dans une porte. Il entrait comme je sortais, et nous voilà nez à nez.

Tout de suite, il me parle de sa sœur : il me dit qu’elle ne va pas mieux.

En quelque lieu qu’il me rencontre, si longtemps qu’il soit resté sans me voir, il me donne toujours les mêmes mauvaises nouvelles. Et il y a des années qu’elle est malade.

Il se plaint d’une voix basse et se confie à moi seul, parce que je lui semble bon.

Je fais ce que je peux. Je ne l’écoute pas, car j’ai mes intérêts dans ce monde, des malades personnels, mais j’imite les signes de l’attention.

Je remue la tête, j’ouvre la bouche et mes yeux se ferment quand il désespère ou que la note du pharmacien remonte. Tantôt mes narines se pincent aux mots « sinapisme, pointes de feu », et tantôt je change d’oreille.

Certes, mon attitude hypocrite me fatigue ; je me donne du mal afin de le tromper, et s’il me fallait répondre, tout serait perdu.

Mais il va, sans que je le pousse. Il continue de chuchoter ses peines ; il se répète et, pour un détail oublié, il recommencerait, car son existence n’est plus une vie.

Qu’il gémisse donc et se soulage ! Charitable, fier de me dévouer, je ne l’arrêterai pas, dussé-je geler sur pied dans le courant d’air.

Aussi, je tombe brusquement comme d’une branche, et je balbutie, quand le malheureux frère me dit avec amertume :

— Pardon, mon pauvre Éloi, je vois bien que je vous ennuie avec ma sœur !