Le Vigneron dans sa vigne/L’Homme fort

Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 193-194).



L’HOMME FORT


On ne voulait pas le croire, mais on le vit bien qu’il était fort, à la manière calme dont il quitta le banc pour aller, le pas sonore et la tête haute, vers la pile de bois.

Il prit une bûche longue et ronde, non la plus légère, mais la plus lourde qu’il put trouver. Elle avait encore des nœuds, de la mousse et des ergots comme un vieux coq.

D’abord il la brandit et s’écria :

— Regardez, elle est plus dure qu’une barre de fer, et pourtant, moi qui vous parle, je vais la casser en deux sur ma cuisse, ainsi qu’une allumette.

À ces mots, les hommes et les femmes se dressèrent comme dans une église. Il y avait présents Barget, le nouveau marié, Perraud, presque sourd, et Ramier qu’on ne fait pas mentir ; Papou s’y trouvait, je m’en souviens, Castel aussi, il peut le dire : tous gens renommés, qui racontaient d’ordinaire, aux veillées, leurs tours de force, et se frappaient d’étonnement l’un après l’autre.

Ce soir-là, ils ne riaient plus, je vous assure. Ils admiraient déjà l’homme fort, immobiles et muets. On entendait ronfler derrière eux un enfant couché.

Quand il les sentit dominés, bien à lui, il se campa d’aplomb, ploya le genou et leva la bûche de bois avec lenteur.

Un moment il la tint suspendue au bout de ses bras raidis, — les yeux éclataient, les bouches s’ouvraient douloureuses, — puis il l’abattit, han ! et d’un seul coup, se cassa la jambe.