Armand Collin et Cie (p. 161-174).

IX


Après l’alanguissante chaleur du jour, une brise accourait de la mer, un peu avant le coucher du soleil, se roulait mollement dans les vallées, et soulevait jusqu’aux sommets, les parfums des parterres pâmés.

C’était comme une renaissance pour les vivants ; on s’éveillait de la lourde sieste ; les poumons humaient l’air rafraîchi ; l’énergie revenait, et une animation joyeuse succédait au morne silence de l’après-midi.

Dans le château de Raschid ed-Din, au-dessus de la première muraille, régnait un large chemin de ronde, où Gazileh se promenait de préférence. Il donnait sur la vallée et sur la ville, il était le point le moins élevé de ces constructions prodigieuses, qui se haussaient, les unes au-dessus des autres, jusqu’au pic suprême.

Ce jour-là, comme d’ordinaire, la jeune princesse vint se promener sur la muraille, accompagnée de son amie Nahâr, qui souriait avec un peu de malice.

— J’étais bien sûre que c’était là que nous venions, disait-elle. Les jardins, les plus magnifiques qui soient au monde, ne sont rien pour toi à côté de cette crête de mur, et je ne serais pas grande magicienne si je devinais pourquoi tu l’aimes tant.

— Vraiment, dit Gazileh, n’est-ce donc pas parce que l’air y est plus vif et que, de là, on découvre toute la vallée ? Voir de l’espace, c’est quelque chose pour une prisonnière.

— Oui ! oui ! reprit Nahâr, l’espace ! Pourtant il y en a plus encore à l’orient du château ; mais nous n’allons jamais par là : il ne te plaît que de ce côté-ci… C’est donc qu’il y a espace et espace, et que tu préfères celui qui enveloppe les tentes des Francs.

— Tu crois ?…

Et Gazileh, en souriant, s’accouda dans un créneau, laissant courir ses regards, par-dessus l’épaisseur du mur et l’abîme qu’elle ne voyait pas, sur le vallonnement verdoyant et fleuri.

— Oui, continua Nahâr, s’appuyant de l’épaule au merlon voisin, d’ici l’on découvre tout le camp des infidèles, et même, par moments, les nobles chevaliers sont reconnaissables à l’éclat de leurs armes, que le soleil fait étinceler. On les voit, dans leur désœuvrement, s’en aller par groupes nonchalants, ou bien ils s’exercent au combat, et l’on suit avec intérêt les cavaliers qui roulent l’un vers l’autre et se joignent dans un choc, dont nous entendons le bruit. Mais, de si loin, dans cette foule, comment reconnaître le beau chevalier auquel on pense ?

— En effet, c’est impossible, dit Gazileh avec un soupir. Ah ! je voudrais seulement savoir s’il a survécu à cette terrible blessure, que j’ai pansée de mon mieux.

— Tu répondais de sa vie. Il est guéri certainement.

— Songe-t-il encore à cette musulmane qu’il a juré de défendre ?…

— Puisqu’il l’adorait depuis trois ans !

— Ne crois-tu pas, Nahâr, qu’il avait le délire quand il nous a fait cet invraisemblable aveu ?

— Il a su donner des preuves qu’il disait vrai.

— Comme c’est singulier !… Et que justement je sois allée à lui. Une force me poussait. Cela, sans doute, plaisait à Dieu, qu’il avait si ardemment prié. Mais la pensée du sacrilège a déjà étouffé, peut-être, cette flamme fragile.

— Ah ! ne crains pas cela ! s’écria Nahâr : si la peur du sacrilège, au contraire, soufflera sur le feu, à la façon de l’ouragan et en fera un incendie.

— Es-tu savante ! dit Gazileh en souriant.

— Toutes les femmes le sont sur ce sujet ; mais toutes sont imprudentes. Et, pour faire exception, moi, je t’avertis, ma princesse, que tu penses beaucoup à cet infidèle et que tu laisses croître dans ton cœur, un sentiment qui ne peut te procurer que des chagrins.

— Que veux-tu ? c’est la dernière vision que j’ai emportée dans ma prison… Toujours je revois cette tête mourante, si pâle dans la pourpre qui l’inondait, ces boucles éparses, cette barbe d’or, et l’extase de ces yeux clairs, quand ils reflétèrent mon image. Cela m’est très doux de savoir qu’une pensée monte vers moi, ardente et fidèle, qu’un dévouement veille, prêt à tout. Mon chevalier ne pourra me secourir, mais il m’aide, au moins, à supporter plus patiemment ma captivité.

— Mais que crains-tu donc, maîtresse, dans ce château plein de merveilles, où l’on te traite comme une reine ? Le terrible prophète, nous ne l’avons vu qu’une fois, et il nous est apparu tellement imposant et beau que nous avons été pénétrées pour lui d’admiration et de respect.

— Oui, dit Gazileh, Raschid ed-Din est revêtu d’une majesté divine, et pourtant il m’épouvante. Quand il m’a priée de lever mon voile, son lourd regard, pesant sur moi, m’a rendue tremblante et sans souffle, comme une colombe qu’un aigle va saisir. Ah ! qu’une femme est peu de chose pour lui ! Il la brisera, sans colère ni pitié, pour le plus faible motif.

— Mais ton oncle, qui t’aime si tendrement, ne donnera au prince des Montagnes aucun sujet de mécontentement aussi longtemps que tu seras entre ses mains comme otage. Que redoutes-tu donc ? Nous sommes plus libres dans ce château que nous ne l’étions dans le harem, et tous nos désirs sont comblés sans que nous les formulions. Pourtant, gagnée par tes alarmes ; sans cesse j’épie, j’écoute, je tâche de surprendre quelque complot terrible contre notre vie ; mais je n’ai rien vu, rien entendu. Nous n’avons pas plus à craindre ici que les oiseaux de la volière et les fleurs des jardins.

— C’est possible ! Je suis folle peut-être. Eh bien, ne pensons plus à cela. Je veux chasser cette étrange appréhension qui me serre le cœur… Vois donc, Nahâr, dit-elle, après un long moment de rêverie, cette colline qu’une haute bannière surmonte. Les tentes, alentour, sont plus belles qu’ailleurs, et, de temps eh temps, des fanfares résonnent de ce côté. Le roi franc est sans doute établi à cet endroit.

— Cela doit être, dit l’esclave : toute l’armée entoure le mamelon comme pour le protéger ; et ces taches brillantes qui enveloppent la colline comme une guirlande de fleurs, ce sont, je crois, les riches étendards des princes, plantés en terre devant l’entrée de leur tente.

— C’est donc de ce côté que doit être le seigneur Hugues de Césarée,… mon chevalier !

— Prends garde, dit tout à coup Nahâr, quelqu’un vient.

De beaux noirs d’Abyssinie, vêtus d’amples tuniques de damas pourpre et or, des sabres à riches poignées passés dans les plis de leurs ceintures, s’avançaient d’un pas cadencé et majestueux.

Gazileh se retourna vivement.

— Ce sont des esclaves du palais, dit-elle.

— C’est toi qu’ils cherchent.

Les esclaves, en effet, s’arrêtèrent devant la princesse, et l’un d’eux lui dit, en s’inclinant devant elle :

— Notre Seigneur désire ta présence.

Gazileh avait pâli et porté la main à son cœur ; mais elle eut honte de sa faiblesse et répondit, d’une voix tranquille :

— Je suis prête à obéir.

Pour lui éviter toute fatigue, on posa près d’elle une litière légère, et, quand elle s’y fut assise, deux porteurs la soulevèrent et l’emportèrent. Ils marchèrent longtemps, à travers les vastes galeries du château, par les merveilleux jardins, et s’arrêtèrent enfin devant un kiosque d’or ajouré, cerné d’un fossé plein d’eau de rose que traversait un pont de marbre roux, figurant une gazelle bondissante.

Raschid ed-Din s’avança Vers la jeune fille, l’enveloppant d’un regard avide ; l’assouvissement de ce désir de la voir, si longtemps dompté, lui apportait une émotion nouvelle, tellement intense qu’il fut un moment incapable de parler. Un apaisement lui vint ensuite, un sentiment de bien-être et de repos, une détente des nerfs, un rafraîchissement délicieux, comme doit l’éprouver la terre desséchée après le bienfait d’une pluie d’orage.

Oppressée sous le poids de ce regard, Gazileh baissait les yeux, et, doucement, la houle de son sein faisait bruire son collier d’or.

— Approche, jeune fille, dit enfin Raschid, en tendant la main vers elle comme pour l’attirer. Je veux obtenir mon pardon, car j’ai manqué de courtoisie : absorbé par les soins de la guerre, n’ai-je pas paru oublier l’adorable princesse qui embellit mon palais ?

Et Gazileh, redevenue calme, répondit d’une voix qui ne tremblait pas :

— Que suisse, seigneur, pour occuper, même une minute, l’esprit qui commande au monde et à qui Dieu révèle les mystères du ciel ?

— Ah ! Gazileh ! s’écria Raschid avec passion, quelquefois la créature reflète si merveilleusement le Créateur, qu’il est oublié pour elle.

— Mais, par une déception cruelle, Dieu punit le sacrilège, ô prophète ! Ainsi le soleil, disparu, vous laisse entre les doigts un vil caillou qui, en le reflétant, éblouissait.

— Comment ! toi que les houris ne peuvent surpasser, tu n’es donc pas, ainsi que les autres femmes, orgueilleuse de cette beauté qui fait ta gloire ?

Avec un vague sourire, Gazileh secouait la tête.

— Certes, dit-elle, je suis reconnaissante à Dieu de n’avoir pas donné pour enveloppe à mon âme un corps difforme. Mais pourquoi être vaine d’un charme fragile, qui passe sans laisser de traces ?… Qu’est devenue, hélas ! la beauté de nos aïeux, dont est faite, peut-être, la poussière du chemin ?

— Est-ce bien possible ? dit Raschid, en faisant asseoir la jeune fille auprès de lui sur le divan, toi, femme, tu estimes vraiment l’esprit plus que le corps ?

— Aussi faible que soit la lumière, que vaut le flambeau sans elle, fût-il fait d’or et de diamants ?…

— Mais comment la vie frivole et paresseuse du harem a-t-elle pu laisser éclore en toi de telles pensées ? dit le prince, de plus en plus surpris et charmé, et, ces pensées écloses, comment| cette existence ne t’a-t-elle pas tuée d’ennui ?

— Ah ! seigneur, dit Gazileh, j’avais auprès de moi d’immortels amis qui ne me quittaient jamais. Ils peuplaient ma solitude en me laissant solitaire ; sans rompre le silence ils avaient une éloquence divine ; ils m’emportaient à travers l’espace sans que j’aie quitté ma place.

— Quels sont ces amis ?

— Les livres ! Ah ! mieux que les rois, qui n’ont que le présent, qui les possède possède le monde. Le Qorân ne nous révèle-t-il pas que l’étude éclaire le chemin du paradis, qu’elle vaut mieux que le jeûne, plus que la prière, qu’elle sauve du péché, qu’elle libère les esclaves, qu’elle est notre bouclier, notre parure ?… Aussi, quand je la quittais et que mon miroir me montrait mes yeux rayonnant de la joie qu’elle m’avait donnée, alors, oh ! oui, alors je me trouvais belle !

— Tu m’enchantes ! Gazileh ! s’écria Raschid ed-Din. Tout ce que le rêve a pu concevoir, tu le surpasses, car ton âme est digne de l’écrin merveilleux où Dieu l’a enfermée.

Il se tut, la contemplant, profondément songeur, tandis que, prise d’une sorte d’angoisse, elle regrettait de s’être ainsi montrée tout entière. Il murmura :

— Peut-être es-tu ma récompense terrestre.

Puis, après un nouveau silence :

— Écoute, Gazileh, à toi seule je veux le dire. Une âpre solitude oppresse mon cœur sur le sommet où Dieu m’a placé, trop loin du ciel, trop près de la terre encore. Bien souvent, j’ai crié vers l’Être Unique, le suppliant de m’appeler dans les régions suprêmes, si le vide affreux que me laissent ma gloire et ma puissance ne peut être comblé ici-bas. Le ciel m’exauce-t-il en t’envoyant vers moi, toi dont la beauté n’est pas décevante, puisque l’âme qu’elle voile est divine ?

Gazileh, presque défaillante, balbutia :

— C’est par dérision, seigneur !

— Tu trembles ! tu t’éloignes ! Mais ne vois-tu pas que c’est moi plutôt qui devrais craindre, car ton cœur m’est encore fermé, et je t’ai livré le secret du mien. Ô Gazileh ! le prophète, qui commande à tous, est un suppliant devant toi.

— Cet honneur est trop grand : il m’épouvante !…

Mais Raschid, d’un geste, arrêta ses paroles.

— Non ! non ! ne dis rien… Plus tard, plus tard. Puisque tes regards ne cherchent pas les miens, puisque mon aveu ne t’a pas fait, d’un élan irrésistible, te jeter sur mon cœur. J’en sais assez, va ! Laisse le temps faire son œuvre. J’attendrai que ton amour fleurisse, car c’est ton âme qu’il me faut. Sans elle, je dédaigne cette beauté merveilleuse, qui est à moi, si je la veux.

— Hélas ! pensa Gazileh, je suis perdue !…

La grave et noire figure du chambellan Dabboûs apparut à l’entrée du kiosque.

— Ah ! dit Raschid, comme, en sa présence, l’heure s’envole légère et délicieuse ! Dabboûs doit me rappeler mes devoirs. Ma volonté m’échappe ; je ne suis plus mon seul maître.

Gazileh s’était levée.

— Permets, seigneur, que je me retire.

— Va, puisque ton désir est de t’éloigner. Que le bonheur soit ton ombre !… Je te rends grâce d’exister !

— Je te révère, ô prophète !

— C’est trop peu : c’est tout ton amour qu’il me faut.

Et, quand il l’eut vue disparaître, emportée par les esclaves, il appuya ses deux mains sur les épaules de Dabboûs et lui dit avec un sourire :

— Cette fois, ta sagesse est folie. Aucun rêve n’égale cette Gazileh… à l’écouter, j’étais à tel point charmé que j’oubliais presque qu’elle est si belle.

— Tu la vois avec les yeux éblouis de l’amant, dit Dabboûs. Plus l’illusion est ardente, plus vite elle se consumera.

— Non, non, n’aie pas cette illusion.

— Si c’était vraiment aussi grave, pour être digne de toi-même, il faudrait arracher violemment de ton cœur un sentiment qui peut le faire déchoir.

— Je ne le pourrais plus, dit Raschid.

— Est-ce toi qui as parlé ? s’écria Dabboûs avec une surprise douloureuse. C’est la première fois qu’une telle phrase passe entre tes lèvres ! Veux-tu me railler ? Toi l’esclave d’une femme ! Cela n’est pas vraisemblable. Non, non, romps vite ces honteuses chaînes. Déjà l’humiliation de les porter courbe ton front et assombrit tes regards.

— Ce n’est pas cela, dit le prince : j’ai peur qu’elle ne veuille pas m’aimer.

— Ne pas t’aimer ! L’orgueil seul de t’avoir conquis va l’enivrer jusqu’à la folie… Mais ne suis-je plus qu’un confident d’amour ? L’heure passe. Plusieurs des Frères de la Pureté viennent te rendre compte des missions accomplies ; ils sont là, ils attendent.

— Ah !… est-ce donc l’instant des audiences ? demanda le prince avec ennui.

— Raschid ed-Din ! s’écria Dabboûs d’un ton sévère, cette femme est-elle donc suscitée par le démon, pour te faire tomber des hauteurs où Dieu t’a permis d’atteindre ?…

— Ne gronde pas, Dabboûs, dit Raschid avec douceur ; songe que je suis encore tout embaumé de sa présence. Une délicieuse lassitude m’accable et je voudrais savourer cette ivresse, si nouvelle dans ma vie… Mais je t’obéis ; je me soumets. Fais introduire un des frères : je suis prêt à l’entendre.