Légendes corréziennes/Le Vieux David

Librairie Hachette et Cie (p. 1-56).


LE VIEUX DAVID


Treignac, petite ville de la Corrèze, entre Limoges et Tulle, s’allonge sur les bords de la Vézère, au milieu d’un troupeau de montagnes pelées, arrondies et confusément groupées, qui font penser à celles du Psalmiste, et semblent bondir encore du mouvement qui les forma.

C’est un pays stérile, où la pauvreté du sol rend peu fructueux les efforts de la culture, mais d’une poésie charmante. On y trouvera longtemps encore, peut-être toujours, ces recoins sauvages, où la grande déesse de l’art, la belle nature, se livre à ses fantaisies. D’énormes amas de roches, qui défient le niveau et narguent la bêche et la charrue, servent d’abri à des mondes d’insectes, de plantes, de ronces échevelées, d’oiseaux et de petites fleurs, qui vivent là joyeusement, dans une paix profonde.

Je fis la découverte de ce pays, l’automne dernier, en allant visiter un de mes amis d’enfance, dont Treignac est la patrie. Notre maison était située près du vieux château ; en face, d’autres hauteurs, couronnées d’arbres et de maisons ; quelques pointes sauvages ; à nos pieds, la Vézère, large et limpide, ornée d’un moulin, et qui déployait ses plus beaux méandres.

Beaucoup passent au milieu des champs sans connaître ceux qui les habitent, et s’extasient sur la nature en méprisant l’homme. Pour moi, il n’en est point ainsi ; plus que la chose, l’être qui pense et qui aime, tout fruste qu’il soit, a sa poésie et sa profondeur. Le paysan corrézien, avec son œil vif, son accentuation énergique, son air observateur et souvent narquois ; la Corrézienne, au type méridional, aux yeux brillants, au front austèrement ceint d’un bandeau, qui le couronne, en cachant la chevelure ; cette race douce, ignorante et forte, chez qui la pensée sommeille à l’état de rêve, m’inspiraient une curiosité pleine d’intérêt. Souvent, j’allais dans la campagne m’asseoir au seuil de quelque chaumière, ou dans un comité de berbères effarouchées ; quelquefois, debout près d’un paysan courbé sur sa bêche, je m’efforçais d’apprivoiser sa défiance et sa réserve, et d’amener sur ses lèvres ce qu’il avait dans l’esprit.

Je finis par gagner l’intimité d’une de nos voisines, quon appelait la Chambelande, et qui, depuis midi jusqu’au crépuscule, se tenait assise à sa porte, filant sa quenouille et tournant son fuseau. C’était une femme de soixante ans. Elle avait de l’’aplomb et de l’intelligence, beaucoup de bienveillance et de simplicité. Moins défiante que les autres, elle comprit vite ce que je voulais, et m’allant quérir un escabeau, qu’elle posa près du sien :

— Vous êtes donc curieux des choses de chez nous ? dit-elle. Et comment ça se peut-il, vous qui savez tant de choses que nous ne connaissons point ?

— Hélas ! lui dis-je, plus nous apprenons, moins nous savons, et il nous faut revenir sans cesse au commencement des choses et à leur fin, sans pouvoir parvenir à en rien connaître.

La Chambelaude parut étonnée ; elle me répondit avec une sorte de pitié maternelle :

— C’est pourtant bien simple : ce qui se voit, c’est notre monde à nous autres ; ce qui ne se voit pas, c’est le monde à Dieu, aux anciens de cette terre, et à tous ceux qui n’ont point de corps sensible. Si donc une chose se fait dont on ne voit point l’auteur, vous êtes sûr qu’elle vient de là ; car le bâton ne frappe pas tout seul, il faut une main qui le tienne. Eh bien, si vous en avez si peu long dans votre savoir, je puis bien vous raconter quelques histoires de chez nous, simples et de bon sens. Ici, voyez-vous, tout notre souci, c’est l’amour quand nous sommes jeunes, et puis après, le gain par le travail pour élever nos enfants et nous reposer dans notre vieillesse. Au milieu de ça, nous avons nos songeries ; mais ce ne sont point, comme les vôtres, des songeries creuses, et assez de gens ont aperçu…

— Qu’est-ce qu’ils ont aperçu ? demandai-je ?

Elle montra de la main les quatre points de l’horizon, puis le ciel, et frappa du pied la terre :

— Ce qui habite là, tout autour de nous, croyez-vous donc que tout ça soit vide ? Levez seulement cette petite pierre, et vous verrez quelque chose grouiller dessous. Serait-il imaginable que, dans la grande étendue, il n’y eût personne ? Nos yeux ne sont pas assez fins, et voilà tout. — Vous riez ? Vous n’y croyez pas ? Eh ben, ça sera comme vous voudrez ; mais il y a toujours un peu de ça dans nos histoires à nous autres ; car de raconter qu’un tel naquit, se maria, eut tant d’enfants, tant de bien, et mourut ensuite, ça serait toujours à peu près même chose.

Je l’assurai que j’étais prêt à l’écouter et même à croire tout ce qu’elle m’affirmerait.

— Alors, dit-elle, je vas vous conter l’histoire de la fille au vieux David, celle qui habite là-bas, sous ce toit rouge, dont vous voyez monter la fumée entre les arbres ; vous la connaissez, puisque vous m’avez l’autre jour demandé son nom, comme elle revenait de fa rivière avec sa cruche sur la tête.

— Cette femme à la taille noble, à l’air ferme et doux ?

— C’est ça, la grande Nanon ! et qui, m’avez-vous dit, ressemble à une femme des anciens temps. Ça n’est pas étonnant, parce que, à l’époque où elle est née, le vieux David, son grand-père, ne parlait que des Grecs et des Romains, et ils ont même encore dans leur chambre des portraits de ces gens-là.

Quoique vous soyez jeune, vous avez dû entendre parler de la grande révolution. Elle état déjà finie quand je suis venue au monde, mais on en parle encore, et on en parlera, je crois, longtemps. Le vieux David avait été un des plus enragés de ce temps-là. C’était un homme que je me rappelle comme si Je le voyais, quoiqu’il soit mort il y a près de trente ans : grand, fort, les épaules larges, mais voûtées, la barbe et les cheveux blancs, une figure droite, sévère, un œil… Dame ! quand il vous regardait, il n’y avait pas moyen de ne pas baisser les yeux. Mais il ne vous regardait guère, et passait sans parler, appuyé sur son bâton. Les enfants s’arrêtaient de Jouer pour le suivre des yeux, tout sérieux et un peu transis, et ne recommençaient de faire du bruit que lorsqu’il était loin.

Moi-même, javais plus de vingt ans qu’il me faisait encore peur, tant on m’en avait dit de choses. Et pourtant, il commençait à s’amender à ce moment-là, et notre curé d’alors, un homme très-savant, commençait de le prêcher ; tant et si bien, monsieur, qu’un jour, — tout le monde alla voir ça, — Jean David fit abjuration tout haut à la porte de l’église, et ce qu’il dit alors de ses péchés fit trembler.

De ce jour-là, on ne vit plus que lui à l’église, car c’était un homme extrême en tout, et à qui rien ne coûtait de ce qu’il croyait devoir faire. Lui, qui avait blasphémé la Vierge et les saints, et mis le bon Dieu à la porte de son église ; lui qui avait fondu les cloches et les avait envoyées à Uzerches pour faire des canons ; qui avait chassé de son château, à coups de fouet, le marquis de Grandchasse, un seigneur terrible ; qui en avait envoyé plus d’un à la guillotine, à ce qu’on dit, — cet homme-là, on le voyait maintenant la tête baissée, un chapelet entre les mains, agenouillé des heures entières à la même place, sur un banc de bois, où c’était merveille que ses pauvres genoux pussent le soutenir. Et, parfois, de grosses larmes roulaient sur ses joues creuses. Il vivait tout en dedans et ne s’occupait point de ce qu’on disait de lui, n’ayant qu’une amitié, sa petite-fille Anne, comme il l’appelait ; mais nous disions, nous autres, Nany, dans le petit âge, et plus tard Nanon.

La Nany était orpheline. Son père, le fils à Jean David, était part, qu’il n’avait pas plus de quinze ans, pour défendre la République. Lui aussi, c’était un homme hardi, un des plus braves du bataillon corrézien, dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler, puisque c’était une troupe de volontaires qui fit grand honneur à notre pays. Sous l’Empire, après avoir fait toutes les grandes guerres, le fils à David était revenu, amenant avec lui une femme d’on ne savait où. Quand ce vinrent les nouvelles de la retraite de Russie, il fut bien étonné, mais resta tranquille : sa femme était enceinte, il avait commencé de labourer un petit champ… Mais, quand il apprit que les étrangers entraient en France : « Non, dit-il, ça ne sera pas ! » et, reprenant son fusil et son uniforme, il partit.

On reçut son acte de mort quand la petite Nany venait de naître. C’est alors que le vieux David commença de se courber. Sa bru ne vécut pas longtemps après. Elle s’en alla peu à peu, comme une chandelle allumée. Sa vie m’était pas gaie ; on la méprisait chez nous, parce qu’on ne savait pas d’où elle était, et qu’elle n’était pas mariée à l’église. C’est qu’alors les missions, les processions et les chapelles venaient de reprendre plus fort qu’auparavant. Les dames et le curé ne s’occupaient que de prêcher le monde, à qui mieux mieux, et comme les David n’avaient pas encore fait mine de se convertir, c’était à qui leur jetterait la pierre.

Cette petite dont je vous parle (du moins qui était petite alors) s’élevait donc bien tristement aux côtés de son grand-père, bon pour elle, mais d’humeur sombre. Les enfants de son âge la rebutaient, l’appelant la vivandière, ou la petite sans-culotte. On ne la voyait guère accompagnée que de quelque marmot, pour qui elle cueillait des mûres aux haies, ou bien à qui elle donnait des fruits de son jardin. Elle était bonne, et ceux-là même qui la rebutaient allaient volontiers lui demander un service, ou jouer avec sa poupée. Les enfants, pour ce qui est de l’ingratitude, ne valent pas mieux que les hommes, ou pas beaucoup.

La Nanon avait bien dix ans quand son grand-père se convertit et lui fit faire sa première communion. Je me rappelle que, le jour où il s’avoua criminel à la porte de l’église, la petite s’évanouit. Je crois qu’elle ne vit jamais de bon œil tout ce qu’il fit par force de repentir. Croiriez-vous, monsieur, que, pendant onze ans, ce vieux-là, quelque temps qu’il fit, neige ou pluie, vent ou verglas, s’est levé à minuit pour s’en aller, pieds nus, prier pendant deux heures au cimetière ? Je ne crois pas qu’il se puisse trouver un autre chrétien qui ait fait cela. Je l’ai pourtant vu de mes yeux, un soir de noces, que je revenais bien accompagnée, et je n’oublierai jamais l’effet que ça me fit en l’apercevant là-bas, agenouillé sur une tombe, et tout éclairé par la lune. Plus de cent l’ont vu comme moi.

Par les nuits d’hiver bien noires, où le vent mugit et se plant, comme un troupeau d’âmes en peine, il se levait tout de même et s’en allait à tâtons au cimetière, et le vieux Grialou, qui demeure proche, m’a dit bien souvent que, ces nuits-là, ça le faisait frémir des pieds à la tête quand il entendait la porte du cimetière crier sous la main du vieux David. Pourtant, c’en était un, celui-là, à qui les morts en avaient à dire !…

Pour la Nanon, elle était pieuse, mais pas dévote. Elle allait bien à l’église tous les dimanches, mais pas plus souvent ; et je me rappelle qu’elle refusa net à M. le curé de travailler à la chapelle, disant qu’elle n’en avait pas le temps. Elle allait tous les jours garder ses chèvres et ses moutons à la Roche-aux-Fades, en filant sa quenouille, ou en tricotant son bas. À douze ans, elle était presque aussi grande qu’elle est maintenant, et raisonnable comme une ménagère de trente. Ce n’est pas qu’elle ne fût encore trop lonœuette et trop menue, et qu’il ne lui arrivât souvent de courir après les papillons, ou de grimper aux rochers pour avoir des églantines ; mais elle avait un petit air ferme et sage, qui la distinguait des autres ; elle était toujours propre et bien attifée, et le vieux David était soigné, comme beaucoup d’enfants ne le sont pas par leurs propres mères.

Vous savez que la Roche-aux-Fades est cette colline là-bas, couverte d’ajoncs, qui domine le cours de la Vézère, en face des monts de Vergonjeane. C’est un endroit qui ne nous parait pas beau à nous autres, parce qu’il n’y pousse rien : et beaucoup rient quand ils entendent les étrangers s’exclamer en admirant les rochers, gros comme des cathédrales, qui vont du haut jusqu’en bas, où la Vézère semble un ruban d’argent. Sûrement, ce n’est pas beau ; mais c’est pourtant un de ces endroits où l’on aime à se trouver, et où les idées s’arrangent dans la tête comme une chanson dans l’oreille. Nanon, je ne sais pourquoi, allait toujours s’asseoir sur le haut du plus haut rocher ; elle m’a dit souvent que les heures les plus plaisantes de sa vie étaient celles qu’elle passait là. Il lui venait en l’esprit toutes sortes de choses, et des fois il arriva qu’elle se vit en face du soleil couchant, avec sa quenouille encore pleine, et son fuseau qui dormait à son côté, sans pouvoir imaginer comment les heures s’en étaient allées. Ce n’est pas pour cire que la chose eût lieu souvent ; car elle était bonne travailleuse, et s’en voulant mal, elle se donnait double tache le lendemain.

Je sais bien autre chose aussi qui a pour toujours attaché l’âme de la Nanon à cet endroit. Ce fut là qu’elle devint camarade avec Tomy, et c’est depuis ce temps qu’ils se sont aimés.

Il est vrai de dire que ce n’était qu’amitié d’enfant ; encore Toiny n’y mettait-il pas autant de sérieux que la petite. Ils avaient le même âge ; mais, quoique bon garçon, il était plein d’étourderie. Ses moutons à lui paissaient tout en bas des Fades, dans un joli pré, les Lagrange ne manquant point de fourrages pour leurs bêtes ; mais Toiny montait le coteau pour venir à côté de la Nanon, surtout depuis un jour qu’il s’était mis tout en sang la figure, en courant après un lapin dans les rochers, et qu’elle avait déchiré son mouchoir pour le panser. Ils se rendaient comme ça de petits services ; ils se racontaient les contes et les histoires qu’ils savaient. Toiny apportait à Nanon des lapins ou des oiseaux, et quand il avait fait à sa blouse quelque déchirure, elle raccommodait la chose soigneusement, afin que la mère de Toiny, qui était une femme dure, ne le battit pas.

Souvent, ils ne se disaient rien du tout, je pense. On n’a pas toujours quelque chose à dire ; mais quand on s’aime, — j’ai su cela comme une autre, — c’est assez de plaisir que d’être ensemble, et plus on a le cœur attaché, plus on jouit tranquillement de ce bonheur-là.

On ne s’occupait point de leur amitié, d’autant mieux que, sans s’être donné le mot, et peut-être même sans y penser, ils ne se cherchaient pas le dimanche. Nanon le passait avec son grand-père, et Toiny avec d’autres camarades.

J’ai remarqué souvent, que les enfants, sans en avoir l’air, tiennent la conduite la mieux avisée, et précisément celle que des gens de réflexion pourraient leur conseiller dans leur intérêt. Les Lagrange étaient une famille fort différente de celle des David. Ils s’étaient bien aussi mêlés de la révolution, mais sans tant de bruit ; et tandis que le vieux David était resté pauvre, les Lagrange, ayant acheté des biens nationaux, étaient devenus les plus riches de la commune. Ce qu’il y avait de mieux, c’est qu’ils étaient avec ça dans la faveur du curé, auquel ils faisaient des cadeaux pour lui et pour son église, et bien accueillis de tous les bourgeois. Ils allaient même dîner une fois par an chez le juge de paix et chez le maire. Ça ne les empêchait pas d’être haïs des pauvres, durs et avares qu’ils étaient ; et la pire, c’était encore la mère de Tomy, qui s’appelait la Belsamine[1], vu qu’elle était née dans le temps où il n’y avait que des légumes ou des fleurs au calendrier. Mais c’était un nom trop long, et pour belle, d’ailleurs, elle ne l’était point, en sorte qu’on l’appelait la Samine tout simplement.

La Samine donc, et son mari le Françou Lagrange, n’étaient point de la ville, quoiqu’ils eussent des terres par ici, et même une maison ; ils se tenaient dans leur plus gros bien, qui est une ferme sise au Calo, et qu’habite à présent le fils aîné de Toiny Lagrange. Calo est un village à une lieue d’ici, du côté des Fades, et dans la direction de la rivière.

Si la Samine eût appris que son fils était camarade avec la fille à Jean David, et passait près d’elle plus de la moitié de ses journées, sûrement, elle eût séparé les enfants, et, à ce moment-là, ce n’eût peut-être pas été bien difficile. Mais, comme Je vous l’ai dit, ils cachèrent leur amitié et continuèrent de se voir ainsi Jusqu’à l’âge de quatorze ans, où Toiny cessa d’être berger pour soigner le jardin de la maison et aider son père au labourage. Il vint apprendre ce changement à Nanon un jour, et elle en eut tant de saisissement qu’elle ne dit rien, en sorte que Toiny s’imagina qu’elle n’en était pas fâchée. Lui n’en avait pas trop de peine, étant tout fier de quitter les moutons et de travailler comme un homme avec les autres ; mais il senti bientôt ce qui lui manquait, et un soir que Nanon, assise sur les rochers, pleurait en regardant les monts, rouges de soleil couchant, elle entendit le pas de quelqu’un qui accourait, et Tony, tout haletant, vint se jeter sur l’herbe à côté d’elle.

Souvent, depuis, j’ai causé de ces choses-là avec Toiny et Nanon ; il parait qu’ils ne surent pas même se dire combien le temps avait été long ; mais ils se virent de cette manière-là une ou deux fois par semaine, quand Toiny pouvait s’échapper un peu. La joie en était plus grande ; on causait plus vivement et de plus près. Il fallut bien que Toiny s’aperçût enfin combien la Nanon devenait belle, et qu’elle n’avait plus son corsage de petite fille, et que ses yeux noirs étaient plus brillants que la rosée du matin dans le trèfle en fleur.

De sorte qu’ils en vinrent à ne plus rien se dire du tout, et que c’était tout à peine que Toiny pût prononcer le bonjour en arrivant. Il s’asseyait auprès d’elle, un peu sur le bord de son tablier, puis se mettait à la regarder, ainsi, posée, avec sa quenouille, le rocher derrière elle et sa figure dans le bleu du ciel. Ça rendait toute gênée la fillette, qui rougissait, et dont le sein respirait plus fort. Elle aussi eût bien voulu regarder son amoureux ; mais elle n’osait guère, quand même bien vite alors Toiny détournait les yeux. Une fois pourtant, ils se prirent à se regarder sans honte ; leurs mains se joignirent, et ils s’embrassèrent avec tant de fièvre et tant de ravissement, qu’ils sentirent qu’ils étaient venus au monde à cause l’un de l’autre. « Et depuis ce jour, m’a dit Nanon, j’ai toujours été sûre que nous serions mariés, quand même tous les gens de chez nous se seraient mis à l’encontre. »

On voit cependant assez de ces amours-là qui ne réussissent point, gâtés qu’ils sont par les volontés des parents, ou la légèreté des jeunes gens, ou la conscription. Eh bien ! moi, ça me fait peine, comme de voir dénicher les petits oiseaux, ou de voir noircies par la gelée les blanches fleurs des cerisiers. L’amour au cœur des jeunes gens, c’est une jolie plante en bonne terre ; il faut la laisser croître où elle est ; pour la transplanter, nenni, ça ne reprend point. C’est tout comme les hirondelles, qu’on ne peut faire vivre en cage, et qu’on appelle à cause de ça l’oiseau du bon Dieu. M’est avis, tenez, qu’il y a des choses auxquelles les hommes ne doivent point toucher, et si J’étais M. le curé, c’est ça que je défendrais au prêche ; mais bah ! ils aiment mieux parler des choses qui ne sont point de ce monde, comme ils disent, et à quoi l’on n’entend rien.

Pour en revenir à la Nanon, l’été se passa bien gentiment pour nos amoureux ; Mais quand vint la froidure, que les ajoncs furent couverts de neige, et qu’il n’y eut pas moyen d’aller aux champs, Toiny trouva l’hiver bien plus long que d’ordinaire. Qu’il entrât une fois par mois chez le vieux David, c’était tout ce qu’il pouvait faire sans qu’on en jasât, car presque personne n’y allait, que mon homme et moi, outre les Virolat, leurs voisins de l’autre côté. Nous demeurions alors dans une maison tout contre celle du vieux David, en haut du Trainchat, près de la rue qui mène à l’église. Mes enfants aimaient la Nanon, et souvent elle venait chez nous.

De temps en temps, Nanon et Toiny se rencontraient dans la rue, au moulin, ou chez les marchands ; mais, de peur que les yeux des autres vissent dans leur âme, à peine osaient-ils se dire un mot, Ça ne leur suffisait guère. Ils s’écrivirent : pas si longuement toutefois que vous pourriez croire, car nos mains, à nous autres, ne sont pas habituées à ça. Toiny allait déposer ses bouts de papier au fond d’une logette en planches, qu’il y avait chez les David, dans leur jardin du bord de la rivière. La porte de ce jardin fermait à clef ; mais on entrait facilement par une brèche du mur. Vous pensez bien qu’à force d’aller porter et chercher des lettres dans la logette, ils s’y rencontrèrent, et finirent par s’y donner des rendez-vous.

La Nanon, elle, n’aurait pas voulu. C’était déjà une fille sérieuse et qui savait à quoi elle s’exposait. On ne regarde pas trop chez nous à quelques agaceries entre filles et garçons ; mais se trouver seuls dans une cachette, c’est différent ; l’idée de tout le monde, qui n’est pas la bonne, c’est de croire que le mal est fait dès qu’il aurait pu se faire. Il y a pourtant chez les honnêtes gens l’œil de la conscience, qui veille quand les veux des hommes ne peuvent pas voir ; mais bien peu de gens, et pour cause, croient au pouvoir de cet œil-là.

La Nanon savait qu’elle aurait tué son grand-père si elle avait été trop faible pour Toiny, et elle était aussi trop raisonnable pour risquer de rendre père un garçon de seize à dix-huit ans, qui dépendait de sa famille et n’avait ni état ni bien. Toiny, d’ailleurs, l’aimant véritablement, avait grand respect pour elle. Le plus grand danger donc était d’être découvert. Malgré ça, il n’y a guère trop moyen d’aimer un homme et de lui tout refuser. Aussi, lorsque Nanon se défendait de revenir, à deux ou trois jours de là, dans la cabane, et qu’alors Toiny, ou devenait pâle et baissait la tête, ou, tout enragé, disait qu’on ne l’aimait point et qu’il ne pouvait plus vivre comme ça, la pauvre fille sentait son cœur fondre, et, se bornant à recommander toutes sortes de précautions, promettait ce qu’il voulait.

Je crois bien que plus tard encore elle eut plus de peine. Les hommes ne sont point forts de leur naturel ; ils « aiment trop leur contentement. Puis, nous autres, paysans, nous ne savons pas nous occuper l’esprit comme vous autres avec une infinité de choses. D’une même idée nous en avons pour longtemps. Nous ne sommes pas non plus grands parleurs, et deux amoureux qui sont ensemble n’ont guère d’autre idée que de s’embrasser, puisque c’est la manière la plus courte de se dire qu’on s’aime. Pourtant, avec tout ça, et dans toute leur liberté, nos enfants attendent sagement leurs dix-neuf ou vingt ans pour se marier, et ce n’est pas parmi notre Jeunesse qu’on fait le plus de sottises. Donc, la Nanon s’en tira comme une fille de tête, en dépit de son amoureux, qui en fut content plus tard. On sait, d’ailleurs, que si une femme n’avait pas plus de raison qu’un homme, les choses iraient mal.

Ils étaient tous deux, je crois, dans leur dix-neuvième année, quand la Samine, voyant que Toiny devenait triste, s’avisa de vouloir le marier. Je dois vous dire qu’elle aimait plus ce garçon que ses autres enfants, qui étaient des filles, et qu’elle l’aurait bien voulu marier avec une princesse. Elle choisit la Miette au père Colas, de la Vinadière, qui était fille unique et devait hériter un jour de plus de quarante mille francs.

Quand elle parla de ce projet à son garçon et lui dit d’aller voir la Miette le dimanche suivant, il pensa se trouver mal, et s’enfuit de la maison, comme un fou, pour aller à Nanon lui compter sa peine. Il craignait sa mère plus que le feu ; c’était une femme qui n’écoutait que sa propre idée, et quant au père, il eût été bien inutile de s’en recourir à lui. Car lui et sa femme ne faisaient qu’un, mais pas à la bonne manière, puisqu’il n’y avait d’âme et de volonté qu’en elle seule, et chez lui point. Ce n’était pas un méchant homme, mais quand on avait dit ça de lui on avait tout dit.

La Samine vit que Toiny avait quelque fille en tête, et dès lors elle l’épia. On n’avait pas été dans la commune sans se douter de quelque chose. Des mauvaises langues, comme il y en a partout, jasèrent sur la Nanon. C’était sur la fin de l’automne, à ce qu’il me semble. Oui, car je marchais devant ma porte sur les feuilles de mon bouleau, et la rivière, tous les matins, était couverte de brouillards. On avait cependant encore, dans le jour, de chauds soleils, et la Nanon menait toujours son troupeau du côté de la roche aux Fades. C’était un beau troupeau, et qui faisait honneur à son éleveuse. Elle avait la bonne main et ne perdait point d’agneaux ; ses moutons étaient gras et de fine laine.

Toiny, comme d’habitude, allait trouver sa Nanon dans les rochers presque tous les jours ; Car, ayant tant d’inquiétude et de chagrin, il pouvait moins se passer de son amoureuse. Nanon l’encourageait de toutes ses forces.

— Je t’ai bien averti, lui disait-elle, que nous devions nous attendre à de grands chagrins. Pour moi, il y a si longtemps que je les sens venir, qu’ils ne m’agitent guère. Nous n’avons à faire qu une chose, c’est de patienter et laisser crier les gens. Jusqu’à ce qu’on se lasse de nous contrarier. Ta mère te tourmentera, c’est vrai, mais elle ne peut te marier malgré toi. Si j’étais à ta place, je dirais tout de suite ce que je veux. Ça ferait un grand orage, mais ça serait plutôt passé.

— Oui, et l’on m’empêchera de venir ici, répondait Toiny ; et ton grand-père, entendant parler de ça, te gardera à la maison, et je ne te verrai plus.

— Il faudra bien en arriver là, disait-elle en soupirant. Plus tôt ça commencera, plus tôt ça sera fini.

Mais le pauvre garçon n’avait point tant de courage, et ne faisait que se lamenter, en baisant les mains de sa Nanon, sans pouvoir se détacher d’elle ; et pour elle, qui souffrait tant de le voir chagrin, était-ce bien le moment de marchander les consolations et de gronder pour quelques baisers ?

Ce fut donc un de ces jours-là que les surprit la Samine dans les bras l’un de l’autre, comme le dit sa méchante langue. Les gens, là-dessus, de comprendre au plus mal, comme vous savez. Ça fit un bruit terrible dans la ville et dans les villages. Il n’y eut que le vieux David qui n’en apprit rien, et même, sans doute, il n’en eût jamais rien su, puisqu’il ne causait avec personne, s’il n’était arrivé ce que je vais vous conter.

C’était un dimanche, trois ou quatre jours après l’aventure. La Nanon, bien triste et toute pâle, mais n’ayant l’air de prendre garde ni aux chuchotements ni aux mauvais regards, aussi fière et aussi forte que pouvait l’être la fille de ce grand vieux, allait et venait comme à l’ordinaire. Il avait fait froid la nuit et la matinée, car déjà nous avions les gelées blanches ; mais ça n’empêcha que, sur le midi, un beau soleil se fit voir, jaune et luisant, dans un grand ciel bleu, tandis que le monde des environs se rendait à l’église au son des cloches. La Samine, elle aussi, dans sa belle robe de drap vert, avec sa fille et tous ses gens, arriva devers nous, qui étions sur notre porte. Ne fallut-il pas que le vieux David se trouvât dehors à ce moment ? Il était là, au soleil, sur une chaise, tenant à la main son livre d’Heures, et attendant, pour se rendre à la messe, qu’on sonnât le second coup, lorsque la Samine le vit, et encore toute en colère, méchante comme elle était :

— Eh ! eh ! dit-elle, — plus haut que je ne le fais, — quand les vieux sont trop vieux pour mal faire, ce sont leurs enfants qui les remplacent. Le diable est toujours le diable, allez, quoiqu’il ait l’air de faire pénitence, et sa semence ne vaut rien. Le père envoyait les hommes à la guillotine, la fille débauche les jeunes gens !

Il parut bien alors que le vieux David n’était pas sourd comme on le croyait. Aussitôt que la Samine avait parlé des enfants des vieux, il avait relevé la tête, et quand elle accusa Nanon d’avoir débauché son fils, redressant tout à coup sa grande taille, il marcha vers elle, en l’appelant. Si méchante qu’elle fût, elle se troubla.

— On disait que vous étiez sourd, dit-elle, père David ; mais il paraît que vous l’êtes quand vous voulez. Mettons que je n’ai rien dit ; il ne faut pas tourmenter un vieux comme vous de ces bêtises.

— De quelle fille avez-vous parlé ? demanda le père David.

Il avait la voix claire comme une eau de roche, et nous l’écoutions tous sans bouger, car on ne l’entendait guère jamais, puisqu’il ne parlait qu’à sa petite-fille.

— Je n’ai nommé personne, dit la Samine ; laissons tout ça.

Et elle voulut s’en aller ; mais le vieux la prit par le poignet, et la Samine devint toute blanche. Il répéta :

— De quelle fille avez-vous parlé ?

— D’aucune. Laissez-moi, dit-elle.

Je ne sais quel poignet de fer avait ce vieux homme ; elle voulait se débattre et ne pouvait pas.

— Je veux savoir de quelle fille vous avez parlé.

— Eh bien ! de la vôtre, cria-t-elle, rouge de colère. Est-ce que vous la croyez sainte donc, la fille d’une gourgandine et la petite-fille d’un vieil égorgeur comme vous ? Je l’ai trouvée avec mon Toiny, là-bas, dans les roches aux Fades. Et c’est elle qui empêche mon garçon de songer au mariage, puisque avec elle il peut s’en passer.

Le vieux ne bougea pas. Moi, pourtant, qui ai vu le tonnerre fendre les chênes, il me sembla que c’était quelque chose comme ça qui le parcourait de haut en bas. Une minute se passa ; puis, sans lâcher la Samine, il appela :

— Nanon ! Nanon !

On l’eût entendu, je crois, de l’autre côté de la Vézère. J’en eus le frisson, et surtout quand Nanon, sortant de chez elle, s’approcha, droite, mais pâle, il faut le dire, autant qu’un linceul.

— Est-ce vrai que la Samine t’a trouvée dans les bras de son fils Toiny ? demanda le vieux.

— Père, dit la Nanon d’une voix tremblante, c’est vrai qu’elle nous a trouvés ensemble, parce que Toiny et moi…

Elle allait dire comment la chose était, qu’ils s’aimaient depuis longtemps et voulaient se marier, et n’avaient point fait de mal ; mais le vieux David n’attendit pas : il trébucha, ferma les yeux, et, sans sa petite-fille et un de nos hommes, il tombait de son long par terre. On l’emporta sur son lit ; on envoya chercher le médecin, et il fallut le saigner. Un homme de soixante-quinze ans ! On vit bien tout de suite qu’il n’en reviendrait pas. Il retrouva pourtant la parole, et pardonna à Nanon, quand elle lui eut tout raconté. Mais l’âme ne tenait plus que d’un fil à ce vieux corps, et cette grande émotion avait tout rompu.

C’étaient des gens malheureux ! Moi, j’aimais Nanon, qui m’avait quelquefois aidée de bon cœur. J’allai donc lui aider aussi. Je ne pus m’empêcher de pleurer, la dernière nuit, en entendant tout ce qu’ils se dirent. David racontait à sa petite-fille qu’il avait toujours voulu bien faire, même quand il avait fait mal. — Aime Dieu, lui disat-il ; tout trompe en ce monde. Rien de ce qu’on y fait ne dure ; ce qu’on aime s’en va et ce qu’on croit change. Fais du bien si tu peux, mais surtout ne fais pas de mal. Je te laisse bien malheureuse. Regarde en haut !

Sur la fin, sa tête n’y était plus, et il ne faisait que crier contre les méchants, qui voulaient rendre malheureuse sa petite-fille. Vers le soir, tout d’un coup, il se leva sur son séant, étendit les bras, et sa tête devint grande !… grande comme ça, je ne vous mens pas, avec ses cheveux blancs, qui se redressaient, et une flamme rouge dans ses yeux. La Virolat, qui était là aussi, vous le dirait comme moi. Il s’écria :

— Je prendrai la lance du Seigneur et je disperserai ses ennemis. Anne !

Quand elle fut venue près du lit, il mit la main sur sa tête :

— Ne crains rien maintenant et marche dans ta voie sans peur. Ils ont cru me tuer, ils n’ont fait que me rendre plus fort. Je pénétrerai leur cœur, je suivrai leurs pas ; ils me trouveront partout, et malheur à eux !

Alors sa tête se balança, et il retomba sur son oreiller en murmurant :

— Mon Dieu ! mon Dieu !

Et c’est ainsi qu’il finit, en vrai chrétien, le nom du bon Dieu à la bouche, ayant reçu tous les sacrements.

Je crois que la Nanon l’eût suivi de bon cœur, tant elle semblait malheureuse au monde. Il n’y eut moyen de l’arracher d’auprès de ce lit, et vous ne pouviez rien dire qui lui fit la moindre chose. Avec ça, elle ne pleurait ni ne criait comme font les autres ; mais son visage tout blanc et tout immobile faisait mal à voir.

Le jour de l’enterrement du vieux David, il faisait grand froid. L’hiver était venu tout d’un coup. Le vent du nord emportait les feuilles et plait les arbres ; la terre était dure et résonnait sous les pas. Cependant, tous les pénitents de la confrérie vinrent pour l’enterrement, et je me rappelle que ça faisait frissonner, moitié de froid et moitié de peur, cette longue procession d’hommes blancs, pieds nus.

— Qu’est-ce donc que vos pénitents ? demandai-je à la Chambelaude.

— Comment ! vous ne savez pas ce que c’est que les pénitents ? On ne voit donc rien par chez vous ? Les pénitents, il y en a par tout le pays, et à Limoges plus qu’ailleurs, des blancs, des noirs, des gris. Chez nous, ils sont blancs, et leur longue robe leur tombe jusqu’aux pieds, et ils ont une cagoule[2] sur la tête, où il y a deux trous à l’endroit des yeux. Pas moyen, là-dessous, de reconnaitre son père, et c’est le plus beau ; car si l’on savait que ce grand fantôme est tout simplement Pierre le chapelier, ou Canon le marouilleur[3], ou le sabotier Villane, ça ne ferait plus un si grand effet.

Les pénitents se montrent en procession aux grandes fêtes de l’année, ou bien à l’enterrement les uns des autres. Le vieux David était de la confrérie, et je vous disais donc qu’il étaient venus tous à son enterrement. Ce n’est pas que le défunt eût beaucoup d’amis, puisqu’au contraire il n’en avait point ; mais on ne pouvait s’empêcher de grandement le considérer, et l’on était indigné contre la Samine, d’avoir insulté un homme d’un si grand âge et d’avoir causé sa mort. On disait de tous côtés que si le père des Lagrange n’avait pas fait tant de bruit autrefois que le vieux David, peut-être avait-il fait pire, et que si l’un avait sacrifié quelques nobles à la République, ceux-là continuaient de dévorer le pauvre monde pour de l’argent.

J’étais chez la Nanon quand on vint enlever le corps. J’en connais qui se jettent sur le cercueil à ce moment-là et font grand tapage ; mais la Nanon se leva seulement pour aller dans sa chambre prendre sa mante noire et ses longues coiffes, afin de se rendre au cimetière. Je la suivis, de peur qu’elle se trouvât mal, et je fus bien étonnée de voir un pénitent se glisser dans la chambre en même temps que moi.

Il rejeta sa cagoule, et je vis que c’était Toiny.

— Ma Nanon, dit-il, il m’a fallu te venir voir et te parler dans la grande peine où tu es, et pour être sûr que tu ne m en veux pas à cause de ma mère.

— Qu’est-ce que ça me fait qu elle soit ta mère ? lui répondit la Nanon. N’es-tu pas mien avant tout ? Je sais bien, va, que tu es plus à moi qu’à elle, et je ne t’en veux de rien. Si j’ai du chagrin à cause de mon grand-père, J’en ai beaucoup plus à cause de toi. Lui, c’est maintenant un bienheureux ; toi, je sais que tu pleures et que tu souffres,

La voix lui manqua, et voilà que les larmes se mirent à couler enfin le long de ses joues, comme un ruisseau dans les neiges. Toiny la fit asseoir sur une chaise et appuya la tête de Nanon contre la sienne, lui serrant les mains. Et le pauvre gars pleurait aussi.

— Vous n’en direz rien, n’est-ce pas, la Chambelaude ? Vous aimez bien aussi votre mari. Ça n’est pourtant pas un crime de s’aimer.

— Non, mon garçon, que je lui dis (et pour vous avouer le vrai, je pleurais aussi) ; cependant, vois-tu, nous sommes tous gênés dans le monde, à cause du monde, je ne sais pourquoi, et ce qu’il y a de certain, c’est qu’on dirait des bêtises si l’on vous voyait ainsi. Remets donc ta cagoule, Toiny, et va-t’en bien vite ; et toi, Nanon, prends ta mante et va joindre le cercueil. Tu peux pleurer aujourd’hui tout à l’aise, sans qu’on se demande pourquoi. Après ça, mes enfants, vous vous verrez chez nous, si vous voulez, et mon homme, qui est bon, n’y trouvera rien à dire.

La Nanon vit que j’avais raison, et elle se leva. Mais c’était fini, elle pleurait comme une Madeleine, et ce fut à grand’peine qu’elle dit à Toiny quelques mots d’encouragement, en l’assurant que son grand-père les aiderait. Oui, elle dit cela comme une personne qui est bien sûre de ce qu’elle dit. Là-dessus, j’emmenai Toiny par la fenêtre de la chambre qui donnait sur le jardin, et le convoi partit bientôt après.

C’est ici, monsieur, que l’histoire devient sérieuse et ne ressemble à rien de ce qui se passe d’ordinaire en ce monde-ci. Le vieux David était sous la terre depuis trois jours, quand j’appris par la Virolat que Toiny était bien malade. Elle était parente de la Samine, et s’en était allée au Calo comme pour acheter des pommes de terre, mais à seule fin de voir ce qu’ils faisaient et disaient. La Samine était en grand émoi de son garçon, et, pourtant, ils ne s’étaient pas décidés encore à demander le médecin, regardant toujours tant à la dépense. Je crois bien que Toiny avait pris son mal au convoi du vieux David, à marcher pieds nus sur la terre gelée, tout enfiévré d’amour et de chagrin. Deux ou trois autres que lui, d’ailleurs, en avaient été malades.

Heureusement, la Virolat ne savait pas que Toiny fût allé là, et ils ne le savaient pas non plus au Calo, quoique Toiny eût pris pour ça la robe de son père. La Virolat ne manqua pas du moins de dire tout ce qu’elle savait, et de rapporter à la Samine les dernières paroles du vieux David. Même, lui arrangea-t-elle cela un peu différemment, à ce qu’il paraît, et, comme je l’ai entendu raconter plus tard, il se répétait partout que le vieux David, après sa mort, devait prendre une lance et poursuivre partout la Samine et les siens, en criant : Malheur à ceux qui m’ont frappé ! Et qu’il les transpercerait et les précipiterait aux flammes éternelles. La Virolat me dit le lendemain qu’elle avait vu la Samine changer de couleur en entendant ça, et qu’alors elle avait été fâchée de l’avoir dit.

Ce que je sus plus tard, c’est comme les choses se passèrent après le départ de la Virolat. Plus la nuit tombait, plus le malade empirait. Il était rouge comme braise, tressautait à faire trembler, et, de temps en temps, poussait des cris.

Sa mère fit bien tout ce qu’elle put ; elle essaya de lui faire prendre une rôtie de vin vieux et cent autres choses ; mais il n’en devint quasiment que pis. Alors elle pensa que c’était la vengeance de Jean David qui commençait, et, comme elle eût mieux aimé mourir que de perdre son Toiny, elle entra dans une grande peine et se mit à prier Dieu. Enfin, comprenant que par elle-même elle ne pouvait rien, n’étant pas en état de grâce, elle résolut d’envoyer chercher le médecin et le curé. Mais véritablement tout allait à la traverse, Qui pouvait-elle envoyer ? Sa servante avait mal au pied ; le garçon de ferme avait obtenu congé pour aller chez ses parents ; le père Lagrange revenait du travail fort las ; il ne restait que la dernière fille Madelouna, les autres étant mariées, Or, quand la Madelouna entendit parler d’aller à Treignac à cette heure de nuit, pensant elle aussi à ce qu’avait dit la Virolat, elle se mit à trembler de tous ses membres. Tant il y eut, à la fin, que la Samine se décida d’y aller elle-même, et partit sans souper, étant écœurée d’ennui.

Il n’était pas plus de six heures : en marchant bien, on pouvait ramener le médecin avant huit heures au Calo. Mais la nuit vient vite au mois de novembre ; il faisait dehors aussi noir que dans un four, La Samine prit sa lanterne, son chapelet et se mit en route.

Elle marcha de bon courage tant qu’elle fut dans ses alentours, où il n’y avait pas un buisson, ni un arbre, ni un mur, et, pour ainsi dire, pas un brin d’herbe qui ne la connût bien ; mais en approchant de Chameyro, le seul village qu’on trouve sur la route, à près de moitié chemin, tout ce qu’avait dit la Virolat lui revint dans la mémoire, et commença de l’inquiéter plus fort qu’auparavant. Assurément, elle n’était pas sans s’être reproché la mort du vieux David ; et il faut avouer que c’est un grand poids sur la conscience que la mort d’un homme, et que d’avoir à se dire qu’on a envoyé dans l’autre monde une âme qui avait ses raisons d’être encore en celui-ci.

C’est un triste lieu que la colline de Chameyro, et comme qui dirait du rocher mis en poussière. Il y a là pourtant un village, et de pauvres gens, qui grattent comme ils peuvent cette pauvre terre ; mais ce qu’ils y récoltent le plus, ce sont des cailloux, et ils les entassent en petits murs autour de leurs champs, espérant s’en débarrasser. Malgré ça, plus on en ôte, plus il en repousse, et il ne s’y voit point d’arbres, et pas même de châtaigniers.

À mesure que la Samine montait la colline de Chameyro, le ciel devenait un peu plus clair ; mais alors elle entendit un chien criant au perdu dans le village. Tout le monde sait que lorsque les chiens aboient comme ça, c’est qu’ils sentent la mort venir, ou quelque malheur. La Samine en fut donc toute bouleversée, et plus elle entendait ce cri lamentable, qui, précisément semblait s’allonger vers le Calo, plus elle se sentait le cœur malade et l’esprit en fièvre. En traversant le Chameyro, elle vit que les gens y étaient déjà couchés, puisque toutes les portes étaient fermées et qu’on n’apercevait pas de lumière. Ce lui fut encore un ennui, car la voix d’un humain lui aurait relevé l’âme ; elle ne voyait autour d’elle que des courbes de montagnes et au ciel que des nuages gris, et, quand le chien se tasait, on entendait seulement au loin, en bas, le glissement de la rivière.

Comme la Samine quittait le Chameyro, elle vit à la lueur de sa lanterne une belette sortir d’un mur à sa gauche, et traverser son chemin. — Vous n’êtes pas sans savoir que c’est un mauvais présage. — Elle n’avait pas fait dix pas de plus, qu’une autre belette sort de même, traversant pareillement. Il se trouve, il est vrai, plus de belettes au Chameyro que de grains de blé, mais pourquoi traversaient-elles précisément devant la Samine ? Aussi, se voyant bien avertie, songea-t-elle à s’en retourner, et quand passa une troisième belette, la pauvre voyageuse, décidément, s’arrêta.

Ça lui coûtait beaucoup de renoncer à secourir son Toiny ; mais le cœur lui sautait dans la poitrine, tant qu’elle ne pouvait plus marcher. Donc, elle s’arrêta, et s’asseyant dans le chemin sur une grosse pierre, posa sa lanterne à côté d’elle. La terre lui avait paru bien plane à cet endroit-là, et cependant la lanterne roula et s’éteignit.

Quand on a peur, on ne sait guère ce qu’on fait ; aussi ne vous dirai-je point pourquoi la Samine, au lieu d’aller demander du secours au Chamevyro, dont elle était encore proche, se mit à descendre la côte devers Treignac. Elle a dit depuis avoir senti quelqu’un derrière elle et n’avoir osé se retourner, Elle arriva tout d’une course au bas, dans cette coulée bordée de châtaigniers, qui se trouve entre les monts. Il y a toujours de l’eau dans cet endroit, et même des mollières, où le terrain tremble ; aussi l’on a jeté dans le chemin de grosses pierres en manière de pont. La Samine à peine y mettait le pied qu’elle vit deux petites flammes qui venaient à elle.

Il faut que je vous le dise, car peut-être vous autres de Paris ne savez point ça ; ces petites flammes qu’on voit dans les marécages, c’est des échantis, autrement dit les âmes des petits morts qui n’ont point eu le baptème et qui pour ça ne peuvent entrer dans le paradis. C’est la raison pourquoi ils vous approchent, et il faut bien se garder de fuir, mais prendre dans sa main quelques gouttes d’eau et en jeter sur eux en disant : Voici, mes chers petits, Je suis votre parrain, — ou votre marraine. — Les petites âmes alors dansent de joie et vous reconduisent ; et c’est un engagement auquel vous devez penser ; car de ce moment vous avez tâche de vous bien conduire, afin qu’elles ne soient pas honteuses de vous en paradis.

Justement, la Samine avait eu deux bessons morts en naissant ; elle ne douta point que ce ne fût eux qui venaient demander leur délivrance. Elle se remit donc un peu, et, se baissant, prit de l’eau ; mais au moment où elle allait dire de tout son cœur : « Voici, ô mes chers petits ! Je suis votre marraine, » la voix lui manqua, et les échantis prirent la fuite, en poussant chacun un petit cri.

Sans doute, ils n’avaient pas voulu recevoir le baptême d’une main maudite. Ça fendit le cœur de la Samine de n’avoir pu délivrer ses pauvres bessons, et elle se laissa aller sur la pierre, les pieds dans l’eau, pleurant, sanglotant, et se disant qu’elle était donc rejetée d’entre les chrétiens, à cause du mal qu’elle avait fait.

Tout à coup, le vent se mit à souffler dans les châtaigniers et elle entendit un bruit sec près d’elle, comme celui d’un pas de l’autre monde. Alors elle se leva, et se sentit emportée sans savoir où elle allait, tandis que le vent la poussait, en hurlant à ses oreilles, et que le vieux David, armé de sa lance, la poursuivait. Elle courait, courait, et donc, elle courut ainsi follement, jusqu’à cé qu’elle rencontrât le Môme, un homme qui n’a pas plus de quatre pieds de haut, et qui demeure par là dans une maisonnette. Le Môme a bien dit avoir vu quelque chose derrière la Samine, mais Ça disparut avant qu’il eût pu reconnaître ce que c’était. Il est bon d’observer que le Môme venait du bois et n’était pas rassuré lui-même ; car bien que ce soit la coutume chez nous d’aller comme ça la nuit prendre du bois où il y en a, puisqu’il faut bien se chauffer l’hiver, on sait que la loi n’entend pas ces choses, et ça gêne toujours un peu.

Quand la Samine trouva le Môme, c’était près de la masure, et encore loin de chez lui. Il voulut bien la ramener, et promit de l’accompagner, même jusqu’à Treignac ; mais la voyant en sueur, les yeux hors de la tête, et si fatiguée qu’elle n’avait presque plus de souffle, le Môme la fit asseoir au pied de la masure. C’est une vieille grange abandonnée, dont il ne reste plus qu’un mur, lequel était, et se trouve encore, tout garni de lierre. Ils étaient donc là depuis un moment, elle cherchant à se ravoir et commençant à reprendre haleine, quand voilà que tout à coup s’élève derrière eux un bruit terrible tout pareil à un tonnerre, et le petit sapin qui était devant eux, les ajoncs, les pierres, le fagot du Môme, tout cela devient d’un jaune éclatant, comme éclairé par un feu d’enfer. Ils se regardent et se voient de la couleur dont les damnés doivent être dans la chaudière. Tout au sommet de la masure, une grande flamme brûle et reluit…

Était-ce une main de ce monde qui l’avait allumée là ? quand personne que les rats ou les hirondelles ne pouvaient grimper à cette vieille muraille. Allez ! c’est une histoire, celle-là, qui prouve bien des choses ; et vraiment puisque c’était juste, et que la justice n’est guère écoutée chez les vivants, il fallait bien que les morts s’en mêlassent. Je vous assure que dans le temps ça a fait du bruit, tant que personne encore ne voudrait passer là, le soir, ayant quelque chose sur la conscience.

— Eh bien ! demandai-je, que devint la Samine dans tout cela ? |

— Elle était tombée la face contre terre, évanouie, et le Môme s’était enfui. Il alla tant qu’il put courir, et jusqu’à Treignac, où sur ce qu’il dit ils se rassemblèrent, une troupe de geus bien déterminés, et s’en furent à la masure avec des flambeaux, les uns munis de leurs chapelets, d’autres portant leurs fusils, chacun selon son idée. Ils trouvèrent la Samine toujours évanouie, et près d’elle un gros tas de pierres, éboulé de la crête du mur, et qui d’un peu plus l’aurait tuée. La flamme, pour lors, ne flambait plus ; mais on voyait encore à la place les pierres noircies et le lierre brûlé.

— C’est étrange, en vérité ! dis-je.

Et je restai songeur un peu de temps, pendant que la Chambelaude me regardait par-dessus ses lunettes, d’un air satisfait et un peu narquois.

— Qui diable avait pu machiner cela ? m’écriai-Je enfin.

La bonne femme haussa les épaules.

— Et qui donc savait, répliqua-t-elle avec une indignation, où se mêlait le mépris, qui donc savait que la Samine viendrait là, quand cet endroit se trouvait à une demi-lieue de son chemin ? Et qui donc serait d’assez grande taille pour allumer une flamme à vingt pieds de haut, sur un mur branlant ? Tenez, je vois bien que vous êtes comme ce bourgeois de chez nous, qui voulait absolument arranger la chose de manière à ce que ça ne signifiât rien. Il prétendait que des enfants étaient venus dans la journée faire du feu au pied de ce mur, et que le lierre en avait conservé de la chaleur et des étincelles, que le vent avait allumées plus tard. Comme si on ne savait pas ce que dure une étincelle ! Et puis, je vous le demande, pourquoi ça aurait-il attendu à s’enflammer juste le moment où la Samine est arrivée là ? Non, je vous le dis, il n’y a rien de plus risible que ceux qui veulent tout expliquer, lorsqu’ils n’ont pour voir que leurs pauvres yeux. Le monde est pourtant plus long que leur bras, et il y a loin de leur nez assez de choses qu’ils ne peuvent sentir.

— Mais, lui dis-je humblement, si nous nions sans savoir, vous affirmez de même. Et peut-être en cela auriez-vous besoin de preuves autant que nous ?

— Cependant, répliqua-t-elle, il faut bien se servir de sa raison.

— Ah ! c’est votre raison qui vous fait croire ces choses ? interrompis-je, trouvant l’argument curieux.

— Certainement. Et à quoi donc nous servirait-elle ? A-t-elle pas autre chose à faire que de répéter ce que nous disent nos yeux, nos oreilles, nos doigts ? Chaque instrument a son œuvre. Notre raison est pour voir ce que nos yeux ne volent pont. Qu’est-ce qui donne le branle à tout, si ce n’est ce qui ne se voit, ni ne se touche ? Quand J’étends mon bras ainsi, n’est-ce pas ma volonté qui le lui fait faire ? On ne peut donc nier ce qui existe invisiblement. Et s’il arrive quelque événement extraordinaire, qui dirige les choses suivant le bien, est-il pas plus naturel de le rapporter à la force de l’esprit plutôt qu’à de petits hasards, ou des manigances ? On dirait, à votre mode, que le corps est tout et l’esprit rien. C’est des bêtises. Le corps, si grand qu’il soit, ne tient guère de place, tandis que l’esprit ne se mesure, et peut-être est-il encore plus long que le ciel n’est grand. Une preuve, tenez : nous n’avons pas bougé de place, là, depuis deux heures, et nous venons pourtant de parcourir le pays, voire même une quarantaine d’années en arrière de nous.

Je réclamai la fin de l’histoire.

— C’est juste, dit-elle, mais ça sera bientôt fait. On porta la Samine chez elle, et elle ne se releva plus du lit où on la coucha. Que ce fût simplement la peur, ou autre chose, elle était touchée à mort, et le sentait si bien, que sa première parole fut pour envoyer à la ville faire dresser les bancs de mariage de Nanon et de Toiny, qui de cette nouvelle se trouva guéri dès le lendemain.

Depuis ce temps, il n’est point arrivé malheur aux autres, et la bénédiction est plutôt dans la famille, surtout chez Nanon, qui, charitable à tout le monde, a reçu de Dieu cinq beaux garçons et trois belles filles, tous bien vivants et des plus braves de tout le pays. Quant à elle et son mari, c’est un ménage d’or.

Mais je me suis amusée longtemps, à babiller avec vous, et voilà que le soleil s’en va de la cime des arbres. Il est grand temps que j’allume mon feu pour le souper.

L’ombre, en effet, nous avait envahis. Les eaux de la Vezère, qui tout à l’heure mêlaient aux blancheurs de leur écume sur les rochers des ruissellements de lumière, bleuissaient rapidement. La cime aiguë des peupliers seule brillait encore. Les enfants, sortis de l’école, criaient dans les rues, et les oiseaux dans les arbres. La Chambelaude roula une dernière fois son fil autour de son fuseau, et me souhaita le bonsoir, après m’avoir promis une autre histoire pour le lendemain.

  1. Le peuple prononce Belsamine au lieu de Balsamine.
  2. Capuchon.
  3. Repasseur ou fondeur d’étain.