Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre LXXIII

Michel Lévy frères (p. 211-215).
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LXXIII

OÙ PORTHOS COMMENCE À ÊTRE FÂCHÉ D’ÊTRE VENU AVEC D’ARTAGNAN


À peine d’Artagnan avait-il éteint sa bougie, qu’Aramis, qui guettait à travers ses rideaux le dernier soupir de la lumière chez son ami, traversa le corridor sur la pointe du pied et passa chez Porthos.

Le géant, couché depuis une heure et demie à peu près, se prélassait sur l’édredon. Il était dans ce calme heureux du premier sommeil qui, chez Porthos, résistait au bruit des cloches et du canon ; sa tête nageait dans ce doux balancement qui rappelle le mouvement moelleux d’un navire. Une minute de plus, Porthos allait rêver.

La porte de sa chambre s’ouvrit doucement sous la pression délicate de la main d’Aramis.

L’évêque s’approcha du dormeur. Un épais tapis assourdissait le bruit de ses pas ; d’ailleurs, Porthos ronflait de façon à éteindre tout autre bruit.

Il lui posa une main sur l’épaule.

— Allons, dit-il, allons, mon cher Porthos.

La voix d’Aramis était douce et affectueuse, mais elle renfermait plus qu’un avis, elle renfermait un ordre. Sa main était légère, mais elle indiquait un danger.

Porthos entendit la voix et sentit la main d’Aramis au fond de son sommeil.

Il tressaillit.

— Qui va là ? dit-il avec sa voix de géant.

— Chut ! c’est moi, dit Aramis.

— Vous, cher ami ! et pourquoi diable m’éveillez-vous ?

— Pour vous dire qu’il faut partir.

— Partir ?

— Oui.

— Pour où ?

— Pour Paris ?

Porthos bondit dans son lit et retomba assis en fixant sur Aramis ses gros yeux effarés.

— Pour Paris ?

— Oui.

— Cent lieues ! fit-il.

— Cent quatre, répliqua l’évêque.

— Ah ! mon Dieu ! soupira Porthos en se recouchant, pareil à ces enfants qui luttent avec leur bonne pour gagner une heure ou deux de sommeil.

— Trente heures de cheval, ajouta résolument Aramis. Vous savez qu’il y a de bons relais.

Porthos bougea une jambe en laissant échapper un gémissement.

— Allons ! allons ! cher ami, insista le prélat avec une sorte d’impatience.

Porthos tira l’autre jambe du lit.

— Et c’est absolument nécessaire que je parte ? dit-il.

— De toute nécessité.

Porthos se dressa sur ses jambes et commença d’ébranler le plancher et les murs de son pas de statue.

— Chut ! pour l’amour de Dieu, mon cher Porthos ! dit Aramis, vous allez réveiller quelqu’un.

— Ah ! c’est vrai, répondit Porthos d’une voix de tonnerre ; j’oubliais ; mais, soyez tranquille, je m’observerai.

Et, en disant ces mots, il fit tomber une ceinture chargée de son épée, de ses pistolets et d’une bourse dont les écus s’échappèrent avec un bruit vibrant et prolongé.

Ce bruit fit bouillir le sang d’Aramis, tandis qu’il provoquait chez Porthos un formidable éclat de rire.

— Que c’est bizarre ! dit-il de sa même voix.

— Plus bas, Porthos, plus bas, donc !

— C’est vrai.

Et il baissa en effet la voix d’un demi-ton.

— Je disais donc, continua Porthos, que c’est bizarre qu’on ne soit jamais aussi lent que lorsqu’on veut se presser, aussi bruyant que lorsqu’on désire être muet.

— Oui, c’est vrai ; mais faisons mentir le proverbe, Porthos, hâtons-nous et taisons-nous.

— Vous voyez que je fais de mon mieux, dit Porthos en passant son haut-de-chausses.

— Très-bien.

— Il paraît que c’est pressé ?

— C’est plus que pressé, c’est grave, Porthos.

— Oh ! oh !

— D’Artagnan vous a questionné, n’est-ce pas ?

— Moi ?

— Oui, à Belle-Isle ?

— Pas le moins du monde.

— Vous en êtes bien sûr, Porthos ?

— Parbleu !

— C’est impossible. Souvenez-vous bien.

— Il m’a demandé ce que je faisais, je lui ai dit : « De la topographie. » J’aurais voulu dire un autre mot dont vous vous étiez servi un jour.

— De la castramétation ?

— C’est cela ; mais je n’ai jamais pu me le rappeler.

— Tant mieux ! Que vous a-t-il demandé encore ?

— Ce que c’était que M. Gétard.

— Et encore ?

— Ce que c’était que M. Jupenet.

— Il n’a pas vu notre plan de fortifications, par hasard ?

— Si fait.

— Ah ! diable !

— Mais soyez tranquille, j’avais effacé votre écriture avec de la gomme. Impossible de supposer que vous avez bien voulu me donner quelque avis dans ce travail.

— Il a de bien bons yeux, notre ami.

— Que craignez-vous ?

— Je crains que tout ne soit découvert, Porthos ; il s’agit donc de prévenir un grand malheur. J’ai donné l’ordre à mes gens de fermer toutes les portes. On ne laissera point sortir d’Artagnan avant le jour. Votre cheval est tout sellé ; vous gagnez le premier relais ; à cinq heures du matin, vous aurez fait quinze lieues. Venez.

On vit alors Aramis vêtir Porthos pièce par pièce avec autant de célérité qu’eût pu le faire le plus habile valet de chambre. Porthos, moitié confus, moitié étourdi, se laissait faire et se confondait en excuses.

Lorsqu’il fut prêt, Aramis le prit par la main et l’emmena, en lui faisant poser le pied avec précaution sur chaque marche de l’escalier, l’empêchant de se heurter aux embrasures des portes, le tournant et le retournant comme si lui, Aramis, eût été le géant et Porthos le nain.

Cette âme incendiait et soulevait cette matière.

Un cheval, en effet, attendait tout sellé dans la cour.

Porthos se mit en selle.

Alors Aramis prit lui-même le cheval par la bride et le guida sur du fumier répandu dans la cour, dans l’intention évidente d’éteindre le bruit. Il lui pinçait en même temps les naseaux pour qu’il ne hennît pas…

Puis, une fois arrivé à la porte extérieure, attirant à lui Porthos, qui allait partir sans même lui demander pourquoi :

— Maintenant, ami Porthos, maintenant, sans débrider jusqu’à Paris, dit-il à son oreille ; mangez à cheval, buvez à cheval, dormez à cheval, mais ne perdez pas une minute.

— C’est dit ; on ne s’arrêtera pas.

— Cette lettre à M. Fouquet, coûte que coûte ; il faut qu’il l’ait demain avant midi.

— Il l’aura.

— Et pensez à une chose, cher ami.

— À laquelle ?

— C’est que vous courez après votre brevet de duc et pair.

— Oh ! oh ! fit Porthos les yeux étincelants, j’irai en vingt-quatre heures en ce cas.

— Tâchez.

— Alors lâchez la bride, et en avant, Goliath !

Aramis lâcha effectivement, non pas la bride, mais les naseaux du cheval. Porthos rendit la main, piqua des deux, et l’animal furieux partit au galop sur la terre.

Tant qu’il put voir Porthos dans la nuit, Aramis le suivit des yeux ; puis, lorsqu’il l’eut perdu de vue, il rentra dans la cour.

Rien n’avait bougé chez d’Artagnan.

Le valet mis en faction auprès de sa porte n’avait vu aucune lumière, n’avait entendu aucun bruit.

Aramis referma la porte avec soin, envoya le laquais se coucher, et lui même se mit au lit.

D’Artagnan ne se doutait réellement de rien ; aussi crut-il avoir tout gagné, lorsque le matin il s’éveilla vers quatre heures et demie.

Il courut tout en chemise regarder par la fenêtre. La fenêtre donnait sur la cour. Le jour se levait.

La cour était déserte, les poules elles-mêmes n’avaient pas encore quitté leurs perchoirs.

Pas un valet n’apparaissait.

Toutes les portes étaient fermées.

— Bon ! calme parfait, se dit d’Artagnan. N’importe, me voici réveillé le premier de toute la maison. Habillons-nous ; ce sera autant de fait.

Et d’Artagnan s’habilla.

Mais cette fois il s’étudia à ne point donner au costume de M. Agnan cette rigidité bourgeoise et presque ecclésiastique qu’il affectait auparavant : il sut même, en se serrant davantage, en se boutonnant d’une certaine façon, en posant son feutre plus obliquement, rendre à sa personne un peu de cette tournure militaire dont l’absence avait effarouché Aramis.

Cela fait, il en usa ou plutôt feignit d’en user sans façon avec son hôte, et entra tout à l’improviste dans son appartement.

Aramis dormait ou feignait de dormir.

Un grand livre était ouvert sur son pupitre de nuit ; la bougie brûlait encore au-dessus de son plateau d’argent. C’était plus qu’il n’en fallait pour prouver à d’Artagnan l’innocence de la nuit du prélat et les bonnes intentions de son réveil.

Le mousquetaire fit précisément à l’évêque ce que l’évêque avait fait à Porthos.

Il lui frappa sur l’épaule.

Évidemment Aramis feignait de dormir, car, au lieu de s’éveiller soudain, lui qui avait le sommeil si léger, il se fit réitérer l’avertissement.

— Ah ! ah ! c’est vous, dit-il en allongeant les bras. Quelle bonne surprise ! Ma foi, le sommeil m’avait fait oublier que j’eusse le bonheur de vous posséder. Quelle heure est-il ?

— Je ne sais, dit d’Artagnan un peu embarrassé. De bonne heure, je crois. Mais, vous le savez, cette diable d’habitude militaire de m’éveiller avec le jour me tient encore.

— Est-ce que vous voulez déjà que nous sortions, par hasard ? demanda Aramis. Il est bien matin, ce me semble.

— Ce sera comme vous voudrez.

— Je croyais que nous étions convenus de ne monter à cheval qu’à huit heures.

— C’est possible ; mais, j’avais si grande envie de vous voir, que je me suis dit : le plus tôt sera le meilleur.

— Et mes sept heures de sommeil ? dit Aramis. Prenez garde, j’avais compté là-dessus, et ce qu’il m’en manquera, il faudra que je le rattrape.

— Mais il me semble qu’autrefois vous étiez moins dormeur que cela, cher ami ; vous aviez le sang alerte et l’on ne vous trouvait jamais au lit.

— Et c’est justement à cause de ce que vous me dites là que j’aime fort à y demeurer maintenant.

— Aussi, avouez que ce n’était pas pour dormir que vous m’avez demandé jusqu’à huit heures.

— J’ai toujours peur que vous ne vous moquiez de moi si je vous dis la vérité.

— Dites toujours.

— Eh bien, de six à huit heures, j’ai l’habitude de faire mes dévotions.

— Vos dévotions ?

— Oui.

— Je ne croyais pas qu’un évêque eût des exercices si sévères.

— Un évêque, cher ami, a plus à donner aux apparences qu’un simple clerc.

— Mordious ! Aramis, voici un mot qui me réconcilie avec Votre Grandeur. Aux apparences ! c’est un mot de mousquetaire, celui-là ; à la bonne heure ! Vivent les apparences, Aramis !

— Au lieu de m’en féliciter, pardonnez-le-moi, d’Artagnan. C’est un mot bien mondain que j’ai laissé échapper là.

— Faut-il donc que je vous quitte ?

— J’ai besoin de recueillement, cher ami.

— Bon. Je vous laisse ; mais à cause de ce païen qu’on appelle d’Artagnan, abrégez-les, je vous prie ; j’ai soif de votre parole.

— Eh bien ! d’Artagnan, je vous promets que dans une heure et demie…

— Une heure et demie de dévotions ? Ah ! mon ami, passez-moi cela au plus juste. Faites-moi le meilleur marché possible.

Aramis se mit à rire.

— Toujours charmant, toujours jeune, toujours gai, dit-il. Voilà que vous êtes venu dans mon diocèse pour me brouiller avec la grâce.

— Bah !

— Et vous savez bien que je n’ai jamais résisté à vos entraînements ; vous me coûterez mon salut, d’Artagnan.

D’Artagnan se pinça les lèvres.

— Allons, dit-il, je prends le péché sur mon compte, débridez-moi un simple signe de croix de chrétien, débridez-moi un Pater et partons.

— Chut ! dit Aramis, nous ne sommes déjà plus seuls, et j’entends des étrangers qui montent.

— Eh bien ! congédiez-les.

— Impossible ; je leur avais donné rendez-vous hier : c’est le principal du collège des jésuites et le supérieur des dominicains.

— Votre état-major, soit.

— Qu’allez-vous faire ?

— Je vais aller réveiller Porthos et attendre dans sa compagnie que vous ayez fini vos conférences.

Aramis ne bougea point, ne sourcilla point, ne précipita ni son geste ni sa parole.

— Allez, dit-il.

D’Artagnan s’avança vers la porte.

— À propos, vous savez où loge Porthos ?

— Non ; mais je vais m’en informer.

— Prenez le corridor, et ouvrez la deuxième porte à gauche.

— Merci ! au revoir.

Et d’Artagnan s’éloigna dans la direction indiquée par Aramis.

Dix minutes ne s’étaient point écoulées qu’il revint.

Il trouva Aramis assis entre le supérieur des dominicains et le principal du collège des jésuites, exactement dans la même situation où il l’avait retrouvé autrefois dans l’auberge de Crèvecœur.

Cette compagnie n’effraya pas le mousquetaire.

— Qu’est-ce ? dit tranquillement Aramis. Vous avez quelque chose à me dire, ce me semble, cher ami ?

— C’est, répondit d’Artagnan en regardant Aramis, c’est que Porthos n’est pas chez lui.

— Tiens ! fit Aramis avec calme ; vous êtes sûr ?

— Pardieu ! je viens de sa chambre.

— Où peut-il être alors ?

— Je vous le demande.

— Et vous ne vous en êtes pas informé ?

— Si fait.

— Et que vous a-t-on répondu ?

— Que Porthos, sortant souvent le matin sans rien dire à personne, était probablement sorti.

— Qu’avez-vous fait alors ?

— J’ai été à l’écurie, répondit indifféremment d’Artagnan.

— Pour quoi faire ?

— Pour voir si Porthos est sorti à cheval.

— Et ?… interrogea l’évêque.

— Eh bien ! il manque un cheval au râtelier, le n° 5, Goliath.

Tout ce dialogue, on le comprend, n’était pas exempt d’une certaine affectation de la part du mousquetaire et d’une parfaite complaisance de la part d’Aramis.

— Oh ! je vois ce que c’est, dit Aramis après avoir rêvé un moment : Porthos est sorti pour nous faire une surprise.

— Une surprise ?

— Oui. Le canal qui va de Vannes à la mer est très-giboyeux en sarcelles et en bécassines ; c’est la chasse favorite de Porthos ; il nous en rapportera une douzaine pour notre déjeuner.

— Vous croyez ? fit d’Artagnan.

— J’en suis sûr. Où voulez-vous qu’il soit allé ? Je parie qu’il a emporté un fusil.

— C’est possible, dit d’Artagnan.

— Faites une chose, cher ami, montez à cheval et le rejoignez.

— Vous avez raison, dit d’Artagnan, j’y vais.

— Voulez-vous qu’on vous accompagne ?

— Non, merci, Porthos est reconnaissable. Je me renseignerai.

— Prenez-vous une arquebuse ?

— Merci.

— Faites-vous seller le cheval que vous voudrez.

— Celui que je montais hier en venant de Belle-Isle.

— Soit ; usez de la maison comme de la vôtre.

Aramis sonna et donna l’ordre de seller le cheval que choisirait M. d’Artagnan.

D’Artagnan suivit le serviteur chargé de l’exécution de cet ordre.

Arrivé à la porte, le serviteur se rangea pour laisser passer d’Artagnan.

Dans ce moment son œil rencontra l’œil de son maître. Un froncement de sourcils fit comprendre à l’intelligent espion que l’on donnait à d’Artagnan ce qu’il avait à faire.

D’Artagnan monta à cheval ; Aramis entendit le bruit des fers qui battaient le pavé.

Un instant après, le serviteur rentra.

— Eh bien ? demanda l’évêque.

— Monseigneur, il suit le canal et se dirige vers la mer, dit le serviteur.

— Bien ! dit Aramis.

En effet, d’Artagnan, chassant tout soupçon, courait vers l’Océan, espérant toujours voir dans les landes ou sur la grève la colossale silhouette de son ami Porthos.

D’Artagnan s’obstinait à reconnaître des pas de cheval dans chaque flaque d’eau.

Quelquefois il se figurait entendre la détonation d’une arme à feu.

Cette illusion dura trois heures.

Pendant deux heures, d’Artagnan chercha Porthos.

Pendant la troisième, il revint à la maison.

— Nous nous serons croisés, dit-il, et je vais trouver les deux convives attendant mon retour.

D’Artagnan se trompait. Il ne retrouva pas plus Porthos à l’évêché qu’il ne l’avait trouvé sur le bord du canal.

Aramis l’attendait au haut de l’escalier avec une mine désespérée.

— Ne vous a-t-on pas rejoint, mon cher d’Artagnan ? cria-t-il du plus loin qu’il aperçut le mousquetaire.

— Non. Auriez-vous fait courir après moi ?

— Désolé, mon cher ami, désolé de vous avoir fait courir inutilement ; mais, vers sept heures, l’aumônier de Saint-Paterne est venu ; il avait rencontré du Vallon qui s’en allait et qui, n’ayant voulu réveiller personne à l’évêché, l’avait chargé de me dire que, craignant que M. Gétard ne lui fît quelque mauvais tour en son absence, il allait profiter de la marée du matin pour faire un tour à Belle-Isle.

— Mais, dites-moi, Goliath n’a pas traversé les quatre lieues de mer, ce me semble ?

— Il y en a bien six, dit Aramis.

— Encore moins, alors.

— Aussi, cher ami, dit le prélat avec un doux sourire, Goliath est à l’écurie, fort satisfait même, j’en réponds, de n’avoir plus Porthos sur le dos.

En effet, le cheval avait été ramené du relais par les soins du prélat, à qui aucun détail n’échappait.

D’Artagnan parut on ne peut plus satisfait de l’explication.

Il commençait un rôle de dissimulation qui convenait parfaitement aux soupçons qui s’accentuaient de plus en plus dans son esprit.

Il déjeuna entre le jésuite et Aramis, ayant le dominicain en face de lui et souriant particulièrement au dominicain, dont la bonne grosse figure lui revenait assez.

Le repas fut long et somptueux ; d’excellent vin d’Espagne, de belles huîtres du Morbihan, les poissons exquis de l’embouchure de la Loire, les énormes crevettes de Paimbœuf et le gibier délicat des bruyères en firent les frais.

D’Artagnan mangea beaucoup et but peu.

Aramis ne but pas du tout, ou du moins ne but que de l’eau.

Puis après le déjeuner :

— Vous m’avez offert une arquebuse ?… dit d’Artagnan.

— Oui.

— Prêtez-la-moi.

— Vous voulez chasser ?

— En attendant Porthos, c’est ce que j’ai de mieux à faire, je crois.

— Prenez celle que vous voudrez au trophée.

— Venez-vous avec moi ?

— Hélas ! cher ami, ce serait avec grand plaisir, mais la chasse est défendue aux évêques.

— Ah ! dit d’Artagnan, je ne savais pas.

— D’ailleurs, continua Aramis, j’ai affaire jusqu’à midi.

— J’irai donc seul ? dit d’Artagnan.

— Hélas ! oui ! mais revenez dîner surtout.

— Pardieu ! on mange trop bien chez vous pour que je n’y revienne pas.

Et là-dessus d’Artagnan quitta son hôte, salua les convives, prit son arquebuse ; mais, au lieu de chasser, courut tout droit au petit port de Vannes.

Il regarda en vain si on le suivait ; il ne vit rien ni personne.

Il fréta un petit bâtiment de pêche pour vingt-cinq livres et partit à onze heures et demie, convaincu qu’on ne l’avait pas suivi.

On ne l’avait pas suivi, c’était vrai. Seulement, un frère jésuite, placé au haut du clocher de son église, n’avait pas, depuis le matin, à l’aide d’une excellente lunette, perdu un seul de ses pas.

À onze heures trois quarts, Aramis était averti que d’Artagnan voguait vers Belle-Isle.

Le voyage de d’Artagnan fut rapide : un bon vent nord-nord-est le poussait vers Belle-Isle.

Au fur et à mesure qu’il approchait, ses yeux interrogeaient la côte. Il cherchait à voir, soit sur le rivage, soit au-dessus des fortifications, l’éclatant habit de Porthos et sa vaste stature se détachant sur un ciel légèrement nuageux.

D’Artagnan cherchait inutilement ; il débarqua sans avoir rien vu, et apprit du premier soldat interrogé par lui que M. du Vallon n’était point encore revenu de Vannes.

Alors, sans perdre un instant, d’Artagnan ordonna à sa petite barque de mettre le cap sur Sarzeau.

On sait que le vent tourne avec les différentes heures de la journée ; le vent était passé du nordnord-est au sud-est ; le vent était donc presque aussi bon pour le retour à Sarzeau qu’il l’avait été pour le voyage de Belle-Isle. En trois heures, d’Artagnan eut touché le continent ; deux autres heures lui suffirent pour gagner Vannes.

Malgré la rapidité de la course, ce que d’Artagnan dévora d’impatience et de dépit pendant cette traversée, le pont seul du bateau sur lequel il trépigna pendant trois heures pourrait le raconter à l’histoire.

D’Artagnan ne fit qu’un bond du quai où il était débarqué au palais épiscopal.

Il comptait terrifier Aramis par la promptitude de son retour, et il voulait lui reprocher sa duplicité, avec réserve toutefois, mais avec assez d’esprit néanmoins pour lui en faire sentir toutes les conséquences et lui arracher une partie de son secret.

Il espérait enfin, grâce à cette verve d’expression qui est aux mystères ce que la charge à la baïonnette est aux redoutes, enlever le mystérieux Aramis jusqu’à une manifestation quelconque.

Mais il trouva dans le vestibule du palais le valet de chambre qui lui fermait le passage tout en lui souriant d’un air béat.

— Monseigneur ? cria d’Artagnan en essayant de l’écarter de la main.

Un instant ébranlé, le valet reprit son aplomb.

— Monseigneur ? fit-il.

— Eh ! oui, sans doute ; ne me reconnais-tu pas, imbécile ?

— Si fait ; vous êtes le chevalier d’Artagnan.

— Alors, laisse-moi passer.

— Inutile.

— Pourquoi inutile ?

— Parce que Sa Grandeur n’est point chez elle.

— Comment, Sa Grandeur n’est point chez elle ! Mais où est-elle donc ?

— Partie.

— Partie ?

— Oui.

— Pour où ?

— Je n’en sais rien ; mais peut-être le dit-elle à monsieur le chevalier.

— Comment ? où cela ? de quelle façon ?

— Dans cette lettre qu’elle m’a remise pour monsieur le chevalier.

Et le valet de chambre tira une lettre de sa poche.

— Eh ! donne donc, maroufle ! fit d’Artagnan en la lui arrachant des mains.

— Oh ! oui, continua d’Artagnan à la première ligne ; oui, je comprends.

Et il lut à demi-voix :


« Cher ami,

« Une affaire des plus urgentes m’appelle dans une des paroisses de mon diocèse. J’espérais vous voir avant de partir ; mais je perds cet espoir en songeant que vous allez sans doute rester deux ou trois jours à Belle-Isle avec notre cher Porthos.

« Amusez-vous bien, mais n’essayez pas de lui tenir tête à table ; c’est un conseil que je n’eusse pas donné, même à Athos, dans son plus beau et son meilleur temps.

« Adieu, cher ami ; croyez bien que j’en suis aux regrets de n’avoir pas mieux et plus longtemps profité de votre excellente compagnie. »


— Mordious ! s’écria d’Artagnan, je suis joué. Ah ! pécore, brute, triple sot que je suis ! mais rira bien qui rira le dernier. Oh ! dupé, dupé comme un singe à qui on donne une noix vide !

Et, bourrant un coup de poing sur le museau toujours riant du valet de chambre, il s’élança hors du palais épiscopal.

Furet, si bon trotteur qu’il fût, n’était plus à la hauteur des circonstances.

D’Artagnan gagna donc la poste, et il y choisit un cheval auquel il fit voir, avec de bons éperons et une main légère, que les cerfs ne sont point les plus agiles coureurs de la création.