Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CXXXI

Michel Lévy frères (p. 408-412).
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CXXXI

FIN DE L’HISTOIRE D’UNE NAÏADE ET D’UNE DRYADE.


— Philis, dit Saint-Aignan en jetant un coup d’œil provocateur à Montalais, à peu près comme fait dans un assaut un maître d’armes qui invite un rival digne de lui à se mettre en garde, Philis n’est ni brune ni blonde, ni grande ni petite, ni froide ni exaltée ; elle est, toute bergère qu’elle est, spirituelle comme une princesse et coquette comme un démon.

« Sa vue est excellente. Tout ce qu’embrasse sa vue, son cœur le désire. C’est comme un oiseau qui, gazouillant toujours, tantôt rase l’herbe, tantôt s’enlève voletant à la poursuite d’un papillon, tantôt se perche au plus haut d’un arbre, et de là défie tous les oiseleurs, ou de venir le prendre, ou de le faire tomber dans leurs filets.

Le portrait était si ressemblant, que tous les yeux se tournèrent sur Montalais, qui, l’œil éveillé, le nez au vent, écoutait M. de Saint-Aignan comme s’il était question d’une personne qui lui fût tout à fait étrangère.

— Est-ce tout, monsieur de Saint-Aignan ? demanda la princesse.

— Oh ! Votre Altesse Royale, le portrait n’est qu’esquissé, et il y aurait bien des choses à dire. Mais je crains de lasser la patience de Votre Altesse ou de blesser la modestie de la bergère, de sorte que je passe à sa compagne Amaryllis.

— C’est cela, dit Madame, passez à Amaryllis, monsieur de Saint-Aignan, nous vous suivons.

— Amaryllis est la plus âgée des trois ; et cependant, se hâta de dire Saint-Aignan, ce grand âge n’atteint pas vingt ans.

Le sourcil de mademoiselle de Tonnay-Charente, qui s’était froncé au début du récit, se défronça avec un léger sourire.

— Elle est grande, avec d’immenses cheveux qu’elle renoue à la manière des statues de la Grèce ; elle a la démarche majestueuse et le geste altier : aussi a-t-elle bien plutôt l’air d’une déesse que d’une simple mortelle, et, parmi les déesses, celle à qui elle ressemble le plus, c’est Diane chasseresse ; avec cette seule différence que la cruelle bergère, ayant un jour dérobé le carquois de l’Amour tandis que le pauvre Cupidon dormait dans un buisson de roses, au lieu de diriger ses traits sur les hôtes des forêts, les décoche impitoyablement sur tous les pauvres bergers qui passent à la portée de son arc et de ses yeux.

— Oh ! la méchante bergère ! dit Madame ; ne se piquera-t-elle point quelque jour avec un de ces traits qu’elle lance si impitoyablement à droite et à gauche.

— C’est l’espoir de tous les bergers en général, dit de Saint-Aignan.

— Et celui du berger Amyntas en particulier, n’est-ce pas ? dit Madame.

— Le berger Amyntas est si timide, reprit de Saint-Aignan de l’air le plus modeste qu’il put prendre, que, s’il a cet espoir, nul n’en a jamais rien su, car il le cache au plus profond de son cœur.

Un murmure des plus flatteurs accueillit cette profession de foi du narrateur à propos du berger.

— Et Galatée ? demanda Madame. Je suis impatiente de voir une main aussi habile reprendre le portrait où Virgile l’a laissé, et l’achever à nos yeux.
Jésus ! dit-il ; ecce homo. — Page 391.

— Madame, dit de Saint-Aignan, près du grand poëte Virgilius Maro, votre humble serviteur n’est qu’un bien pauvre poëte. Cependant, encouragé par votre ordre, je ferai de mon mieux.

— Nous écoutons, dit Madame.

Saint-Aignan allongea le pied, la main et les lèvres.

— Blanche comme le lait, dit-il, dorée comme les épis, elle secoue dans l’air les parfums de sa blonde chevelure. Alors on se demande si ce n’est point cette belle Europe qui donna de l’amour à Jupiter, lorsqu’elle se jouait avec ses compagnes dans les prés en fleurs.

« De ses yeux, bleus comme l’azur du ciel dans les plus beaux jours d’été, tombe une douce flamme ; la rêverie l’alimente, l’amour la dispense. Quand elle fronce le sourcil ou qu’elle penche son front vers la terre, le soleil se voile en signe de deuil.

« Lorsqu’elle sourit, au contraire, toute la nature reprend sa joie, et les oiseaux, un moment muets, recommencent leurs chants au sein des arbres.

« Celle-là surtout, dit de Saint-Aignan pour en finir, celle-là est digne des adorations du monde ; et, si jamais son cœur se donne, heureux le mortel dont son amour virginal consentira à faire un dieu ! »

Madame, en écoutant ce portrait, que chacun écouta comme elle, se contenta de marquer son approbation aux endroits les plus poétiques par quelques hochements de tête ; mais il était impossible de dire si ces marques d’assentiment étaient données au talent du narrateur ou à la ressemblance du portrait.

Il en résulta que, Madame n’applaudissant pas ouvertement, personne ne se permit d’applaudir, pas même Monsieur, qui trouvait au fond du cœur que de Saint-Aignan s’appesantissait trop sur les portraits des bergères, après avoir passé un peu vivement sur les portraits des bergers.

L’assemblée parut donc glacée.

De Saint-Aignan, qui avait épuisé sa rhétorique et ses pinceaux à nuancer le portrait de Galatée, et qui pensait, d’après la faveur qui avait accueilli les autres morceaux, entendre des trépignements pour le dernier, de Saint-Aignan fut encore plus glacé que le roi et toute la compagnie.

Il y eut un instant de silence qui enfin fut rompu par Madame.

— Eh bien, sire, demanda-t-elle, que dit Votre Majesté de ces trois portraits ?

Le roi voulut venir au secours de Saint-Aignan sans se compromettre.

— Mais Amaryllis est belle, dit-il, à mon avis.

— Moi, j’aime mieux Philis, dit Monsieur ; c’est une bonne fille, ou plutôt un bon garçon de nymphe.

Et chacun de rire.

Cette fois, les regards furent si directs, que Montalais sentit le rouge lui monter au visage en flammes violettes.

— Donc, reprit Madame, ces bergères se disaient ?…

Mais de Saint-Aignan, frappé dans son amour-propre, n’était pas en état de soutenir une attaque de troupes fraîches et reposées.

— Madame, dit-il, ces bergères s’avouaient réciproquement leurs petits penchants.

— Allez, allez, monsieur de Saint-Aignan, vous êtes un fleuve de poésie pastorale, dit Madame avec un aimable sourire qui réconforta un peu le narrateur.

— Elles se dirent que l’amour est un danger, mais que l’absence de l’amour est la mort du cœur.

— De sorte qu’elles conclurent ?… demanda Madame.

— De sorte qu’elles conclurent qu’on devait aimer.

— Très-bien ! Y mettaient-elles des conditions ?

— La condition de choisir, dit de Saint-Aignan. Je dois même ajouter, c’est la dryade qui parle, qu’une des bergères, Amaryllis, je crois, s’opposait complètement à ce qu’on aimât, et cependant elle ne se défendait pas trop d’avoir laissé pénétrer jusqu’à son cœur l’image de certain berger.

— Amyntas ou Tircis ?

— Amyntas, Madame, dit modestement de Saint-Aignan. Mais aussitôt Galatée, la douce Galatée aux yeux purs, répondit que ni Amyntas, ni Alphésibée, ni Tityre, ni aucun des bergers les plus beaux de la contrée ne pourraient être comparés à Tircis, que Tircis effaçait tous les hommes, de même que le chêne efface en grandeur tous les arbres, le lis en majesté toutes les fleurs. Elle fit même de Tircis un tel portrait, que Tircis, qui l’écoutait, dut véritablement être flatté malgré sa grandeur. Ainsi Tircis et Amyntas avaient été distingués par Amaryllis et Galatée. Ainsi le secret des deux cœurs avait été révélé sous l’ombre de la nuit et dans le secret des bois.

« Voilà, madame, ce que la dryade m’a raconté, elle qui sait tout ce qui se passe dans le creux des chênes et dans les touffes de l’herbe ; elle qui connaît les amours des oiseaux, qui sait ce que veulent dire leurs chants ; elle qui comprend enfin le langage du vent dans les branches et le bourdonnement des insectes d’or ou d’émeraude dans la corolle des fleurs sauvages ; elle me l’a redit, je le répète.

— Et maintenant vous avez fini, n’est-ce pas, monsieur de Saint-Aignan ? dit Madame avec un sourire qui fit trembler le roi.

— J’ai fini, oui, Madame, répondit de Saint-Aignan ; heureux si j’ai pu distraire Votre Altesse pendant quelques instants.

— Instants trop courts, répondit la princesse, car vous avez parfaitement raconté tout ce que vous saviez ; mais, mon cher monsieur de Saint-Aignan, vous avez eu le malheur de ne vous renseigner qu’à une seule dryade, n’est ce pas ?

— Oui, Madame, à une seule, je l’avoue.

— Il en résulte que vous êtes passé près d’une petite naïade qui n’avait l’air de rien, et qui en savait autrement long que votre dryade, mon cher comte.

— Une naïade ? répétèrent plusieurs voix qui commençaient à se douter que l’histoire allait avoir une suite.

— Sans doute : à côté de ce chêne dont vous parlez, et qui s’appelle le chêne royal, à ce que je crois du moins, n’est-ce pas, monsieur de Saint-Aignan ?

Saint-Aignan et le roi se regardèrent.

— Oui, Madame, répondit de Saint-Aignan.

— Eh bien ! il y a une jolie petite source qui gazouille sur des cailloux, au milieu des myosotis et des pâquerettes.

— Je crois que Madame a raison, dit le roi toujours inquiet et suspendu aux lèvres de sa belle-sœur.

— Oh ! il y en a une, c’est moi qui vous en réponds, dit Madame ; et la preuve, c’est que la naïade qui règne sur cette source m’a arrêtée au passage, moi qui vous parle.

— Bah ! fit Saint-Aignan.

— Oui, continua la princesse, et cela pour me conter une quantité de choses que M. de Saint-Aignan n’a pas mises dans son récit.

— Oh ! racontez vous-même, dit Monsieur, vous racontez d’une façon charmante.

La princesse s’inclina devant le compliment conjugal.

— Je n’aurai pas la poésie du comte et son talent pour faire ressortir tous les détails.

— Vous ne serez pas écoutée avec moins d’intérêt, dit le roi, qui sentait d’avance quelque chose d’hostile dans le récit de sa belle-sœur.

— Je parle d’ailleurs, continua Madame, au nom de cette pauvre petite naïade, qui est bien la plus charmante demi-déesse que j’aie jamais rencontrée. Or, elle riait tant pendant le récit qu’elle m’a fait, qu’en vertu de cet axiome médical : « Le rire est contagieux, » je vous demande la permission de rire un peu moi-même quand je me rappelle ses paroles.

Le roi et de Saint-Aignan, qui virent sur beaucoup de physionomies s’épanouir un commencement d’hilarité pareille à celle que Madame annonçait, finirent par se regarder entre eux et se demander du regard s’il n’y aurait pas là-dessous quelque petite conspiration.

Mais Madame était bien décidée à tourner et à retourner le couteau dans la plaie ; aussi reprit-elle avec son air de naïve candeur, c’est-à-dire avec le plus dangereux de tous ses airs :

— Donc, je passais par là, dit-elle, et, comme je trouvais sous mes pas beaucoup de fleurs fraîches écloses, nul doute que Philis, Amaryllis, Galatée, et toutes vos bergères, n’eussent passé sur le chemin avant moi.

Le roi se mordit les lèvres. Le récit devenait de plus en plus menaçant.

— Ma petite naïade, continua Madame, roucoulait sa petite chanson sur le lit de son ruisselet ; comme je vis qu’elle m’accostait en touchant le bas de ma robe, je ne songeai pas à lui faire un mauvais accueil, et cela d’autant mieux, après tout, qu’une divinité, fût-elle de second ordre, vaut toujours mieux qu’une princesse mortelle. Donc, j’abordai la naïade, et voici ce qu’elle me dit en éclatant de rire :

« — Figurez-vous, princesse…

Vous comprenez, sire, c’est la naïade qui parle.

Le roi fit un signe d’assentiment ; Madame reprit :

« — Figurez-vous, princesse, que les rives de mon ruisseau viennent d’être témoins d’un spectacle des plus amusants. Deux bergers, curieux jusqu’à l’indiscrétion, se sont fait mystifier d’une façon réjouissante par trois nymphes ou trois bergères… » Je vous demande pardon, mais je ne me rappelle plus si c’est nymphes ou bergères qu’elle a dit. Mais il importe peu, n’est-ce pas ? Passons donc.

À ce préambule, le roi rougit visiblement, et de Saint-Aignan, perdant toute contenance, se mit à écarquiller les yeux le plus anxieusement du monde.

« — Les deux bergers, poursuivit ma petite naïade en riant toujours, suivaient la trace des trois demoiselles… » Non, je veux dire des trois nymphes ; pardon, je me trompe, des trois bergères. Cela n’est pas toujours sensé, cela peut gêner celles que l’on suit. J’en appelle à toutes ces dames, et pas une de celles qui sont ici ne me démentira, j’en suis certaine.

Le roi, fort en peine de ce qui allait suivre, opina du geste.

« — Mais, continua la naïade, les bergères avaient vu Tircis et Amyntas se glisser dans le bois ; et, la lune aidant, elles les avaient reconnus à travers les quinconces. » Ah ! vous riez, interrompit Madame. Attendez, attendez, vous n’êtes pas au bout.

Le roi pâlit ; de Saint-Aignan essuya son front humide de sueur.

Il y avait dans les groupes des femmes de petits rires étouffés, des chuchotements furtifs.

— Les bergères, disais-je, voyant l’indiscrétion des deux bergers, les bergères s’allèrent asseoir au pied du chêne royal, et, lorsqu’elles sentirent leurs indiscrets écouteurs à portée de ne pas perdre un mot de ce qui allait se dire, elles leur adressèrent innocemment, le plus innocemment du monde, une déclaration incendiaire dont l’amour-propre naturel à tous les hommes, et même aux bergers les plus sentimentaux, fit paraître aux deux auditeurs les termes doux comme des rayons de miel.

Le roi, à ces mots que l’assemblée ne put écouter sans rire, laissa échapper un éclair de ses yeux.

Quant à de Saint-Aignan, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et voila, sous un amer éclat de rire, le dépit profond qu’il ressentait.

— Oh ! fit le roi en se redressant de toute sa taille, voilà, sur ma parole, une plaisanterie charmante assurément et, racontée par vous, Madame, d’une façon non moins charmante : mais réellement, bien réellement, avez-vous compris la langue des naïades ?

— Mais le comte prétend bien avoir compris celle des dryades, repartit vivement Madame.

— Sans doute, dit le roi. Mais, vous le savez, le comte a la faiblesse de viser à l’Académie, de sorte qu’il a appris, dans ce but, toutes sortes de choses que bien heureusement vous ignorez, et il se serait pu que la langue de la nymphe des eaux fût au nombre des choses que vous n’avez pas étudiées.

— Vous comprenez, sire, répondit Madame, que pour de pareils faits on ne s’en fie pas à soi toute seule ; l’oreille d’une femme n’est pas chose infaillible, a dit saint Augustin ; aussi ai-je voulu m’éclairer d’autres opinions que la mienne, et, comme ma naïade, qui, en qualité de déesse, est polyglotte ; n’est-ce point ainsi que cela se dit, monsieur de Saint-Aignan ?

— Oui, Madame, dit de Saint-Aignan tout déferré.

— Et, continua la princesse, comme ma naïade, qui, en qualité de déesse, est polyglotte, m’avait d’abord parlé en anglais, je craignis, comme vous dites, d’avoir mal entendu et fis venir mesdemoiselles de Montalais, de Tonnay-Charente et La Vallière, priant ma naïade de me refaire en langue française le récit qu’elle m’avait déjà fait en anglais.

— Et elle le fit ? demanda le roi.

— Oh ! c’est la plus complaisante divinité qui existe… Oui, sire, elle le refit. De sorte qu’il n’y a aucun doute à conserver. N’est-ce pas, Mesdemoiselles, dit la princesse en se tournant vers la gauche de son armée, n’est-ce pas que la naïade a parlé absolument comme je raconte et que je n’ai en aucune façon failli à la vérité ?… Philis ?… Pardon ! je me trompe… mademoiselle Aure de Montalais, est-ce vrai ?

— Oh ! absolument, Madame, articula nettement mademoiselle de Montalais.

— Est-ce vrai, Mademoiselle de Tonnay-Charente ?

— Vérité pure, répondit Athénaïs d’une voix non moins ferme, mais cependant moins intelligible.

— Et vous, La Vallière ? demanda Madame.

La pauvre enfant sentait le regard ardent du roi dirigé sur elle ; elle n’osait pas nier, elle n’osait pas mentir ; elle baissa la tête en signe d’acquiescement.

Seulement sa tête ne se releva point, à demi glacée qu’elle était par un froid plus douloureux que celui de la mort.

Ce triple témoignage écrasa le roi. Quant à Saint-Aignan, il n’essayait même pas de dissimuler son désespoir, et, sans savoir ce qu’il disait, il bégayait :

— Excellente plaisanterie ! bien joué, mesdames les bergères !

— Juste punition de la curiosité, dit le roi d’une voix rauque. Oh ! qui s’aviserait, après le châtiment de Tircis et d’Amyntas, qui s’aviserait de chercher à surprendre ce qui se passe dans le cœur des bergères ? Certes, ce ne sera pas moi… Et vous, Messieurs ?

— Ni moi ! ni moi ! répéta en chœur le groupe des courtisans.

Madame triomphait de ce dépit du roi ; elle se délectait, croyant que son récit avait été ou devait être le dénouement de tout.

Quant à Monsieur, qui avait ri de ce double récit sans y rien comprendre, il se tourna vers de Guiche :

— Eh ! comte, lui dit-il, tu ne dis rien ; tu ne trouves donc rien à dire ? Est ce que tu plaindrais MM. Tircis et Amyntas, par hasard ?

— Je les plains de toute mon âme, répondit de Guiche ; car, en vérité, l’amour est une si douce chimère, que le perdre, toute chimère qu’il est, c’est perdre plus que la vie. Donc, si ces deux bergers ont cru être aimés, s’ils s’en sont trouvés heureux, et qu’au lieu de ce bonheur ils rencontrent non-seulement le vide qui égale la mort, mais une raillerie de l’amour qui vaut cent mille morts… eh bien, je dis que Tircis et Amyntas sont les deux hommes les plus malheureux que je connaisse.

— Et vous avez raison, monsieur de Guiche, dit le roi ; car enfin, la mort, c’est bien dur pour un peu de curiosité.

— Alors, c’est donc à dire que l’histoire de ma naïade a déplu au roi ? demanda naïvement Madame.

— Oh ! Madame, détrompez-vous, dit Louis en prenant la main de la princesse ; votre naïade m’a plu d’autant mieux qu’elle a été plus véridique, et son récit, je dois le dire, est appuyé par d’irrécusables témoignages.

Et ces mots tombèrent sur La Vallière avec un regard que nul, depuis Socrate jusqu’à Montaigne, n’eût pu définir parfaitement.

Ce regard et ces mots achevèrent d’accabler la malheureuse jeune fille, qui, appuyée sur l’épaule de Montalais, semblait avoir perdu connaissance.

Le roi se leva sans remarquer cet incident, auquel nul, au reste, ne prit garde ; et contre sa coutume, car d’ordinaire il demeurait tard chez Madame, il prit congé pour entrer dans ses appartements.

De Saint-Aignan le suivit, tout aussi désespéré à sa sortie qu’il s’était montré joyeux à son entrée.

Mademoiselle de Tonnay-Charente, moins sensible que La Vallière aux émotions, ne s’effraya guère et ne s’évanouit point.

Cependant le coup d’œil suprême de Saint-Aignan avait été bien autrement majestueux que le dernier regard du roi.

Fin du tome II