Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CLXXXIX
CLXXXIX
OÙ IL SEMBLE À L’AUTEUR QU’IL EST TEMPS D’EN REVENIR AU VICOMTE DE BRAGELONNE
Nos lecteurs ont vu dans cette histoire se dérouler parallèlement les aventures de la génération nouvelle et celles de la génération passée.
Aux uns le reflet de la gloire d’autrefois, l’expérience des choses douloureuses de ce monde. À ceux-là aussi la paix qui envahit le cœur, et permet au sang de s’endormir autour des cicatrices qui furent de cruelles blessures.
Aux autres les combats d’amour-propre et d’amour, les chagrins amers et les joies ineffables : la vie au lieu de la mémoire.
Si quelque variété a surgi aux yeux du lecteur dans les épisodes de ce récit, la cause en est aux fécondes nuances qui jaillissent de cette double palette, où deux tableaux vont se côtoyant, se mêlant et harmoniant leur ton sévère et leur ton joyeux.
Le repos des émotions de l’un s’y trouve au sein des émotions de l’autre. Après avoir raisonné avec les vieillards, on aime à délirer avec les jeunes gens.
Aussi, quand les fils de cette histoire n’attacheraient pas puissamment le chapitre que nous écrivons à celui que vous venons d’écrire, n’en prendrions-nous pas plus de souci que Ruysdaël n’en prenait pour peindre un ciel d’automne après avoir achevé un printemps.
Nous engageons le lecteur à en faire autant et à reprendre Raoul de Bragelonne à l’endroit ou notre dernière esquisse l’avait laissé.
Ivre, épouvanté, désolé, ou plutôt sans raison, sans volonté, sans parti pris, il s’enfuit après la scène dont il avait vu la fin chez La Vallière. Le roi, Montalais, Louise, cette chambre, cette exclusion étrange, cette douleur de Louise, cet effroi de Montalais, ce courroux du roi, tout lui présageait un malheur. Mais lequel ?
Arrivé de Londres parce qu’on lui annonçait un danger, il trouvait du premier coup l’apparence de ce danger. N’était-ce point assez pour un amant ? oui, certes ; mais ce n’était point assez pour un noble cœur, fier de s’exposer sur une droiture égale à la sienne.
Cependant Raoul ne chercha pas les explications là où vont tout de suite les chercher les amants jaloux ou moins timides. Il n’alla point dire à sa maîtresse : « Louise, est-ce que vous ne m’aimez plus ? Louise, est-ce que vous en aimez un autre ? » Homme plein de courage, plein d’amitié comme il était plein d’amour ; religieux observateur de sa parole, et croyant à la parole d’autrui, Raoul se dit : « De Guiche m’a écrit pour me prévenir ; de Guiche sait quelque chose ; je vais aller demander à de Guiche ce qu’il sait, et lui dire ce que j’ai vu. »
Le trajet n’était pas long. De Guiche, rapporté de Fontainebleau à Paris depuis deux jours, commençait à se remettre de sa blessure et faisait quelques pas dans sa chambre.
Il poussa un cri de joie en voyant Raoul entrer avec sa furie d’amitié.
Raoul poussa un cri de douleur en voyant de Guiche si pâle, si amaigri, si triste. Deux mots et le geste que fit le blessé pour écarter le bras de Raoul suffirent à ce dernier pour lui apprendre la vérité.
— Ah ! voilà ! dit Raoul en s’asseyant à côté de son ami, on aime et l’on meurt.
— Non, non, l’on ne meurt pas, répliqua de Guiche en souriant, puisque je suis debout, puisque je vous presse dans mes bras.
— Ah ! je m’entends.
— Et je vous entends aussi. Vous vous persuadez que je suis malheureux, Raoul ?
— Hélas !
— Non. Je suis le plus heureux des hommes ! Je souffre avec mon corps, mais non avec mon cœur, avec mon âme. Si vous saviez !… Je suis le plus heureux des hommes !
— Oh ! tant mieux ! répondit Raoul ; tant mieux, pourvu que cela dure.
— C’est fini ; j’en ai pour jusqu’à la mort, Raoul.
— Vous, je n’en doute pas ; mais elle…
— Écoutez, ami, je l’aime… parce que… Mais vous ne m’écoutez pas.
— Pardon.
— Vous êtes préoccupé ?
— Mais oui. Votre santé, d’abord…
— Ce n’est pas cela.
— Mon cher, vous auriez tort, je crois, de m’interroger, vous.
Et il accentua ce vous de manière à éclairer complètement son ami sur la nature du mal et la difficulté du remède.
— Vous me dites cela, Raoul, à cause de ce que je vous ai écrit.
— Mais oui… Voulez-vous que nous en causions quand vous aurez fini de me conter vos plaisirs et vos peines ?
— Cher ami, à vous, bien à vous, tout de suite.
— Merci ! J’ai hâte… je brûle… je suis venu de Londres ici en moins de temps que les courriers d’État n’en mettent d’ordinaire. Eh bien, que vouliez-vous ?
— Mais rien autre chose, mon ami, que de vous faire venir.
— Eh bien, me voici.
— C’est bien, alors.
— Il y a encore autre chose, j’imagine ?
— Ma foi, non !
— De Guiche !
— D’honneur !
— Vous ne m’avez pas arraché violemment à des espérances, vous ne m’avez pas exposé à une disgrâce du roi par ce retour qui est une infraction à ses ordres, vous ne m’avez pas, enfin, attaché la jalousie au cœur, ce serpent ! pour me dire : « C’est bien, dormez tranquille. »
— Je ne vous dis pas : « Dormez tranquille, » Raoul ; mais, comprenez-moi bien, je ne veux ni ne puis vous dire autre chose.
— Oh ! mon ami, pour qui me prenez-vous ?
— Comment ?
— Si vous savez, pourquoi me cachez-vous ? Si vous ne savez pas, pourquoi m’avertissez-vous ?
— C’est vrai, j’ai eu tort. Oh ! je me repens bien, voyez-vous, Raoul. Ce n’est rien que d’écrire à un ami : « Venez ! » Mais avoir cet ami en face, le sentir frissonner, haleter sous l’attente d’une parole qu’on n’ose lui dire…
— Osez ! J’ai du cœur, si vous n’en avez pas ! s’écria Raoul au désespoir.
— Voilà que vous êtes injuste et que vous oubliez avoir affaire à un pauvre blessé… la moitié de votre cœur… Là ! calmez-vous ! Je vous ai dit : « Venez. » Vous êtes venu ; n’en demandez pas davantage à ce malheureux de Guiche.
— Vous m’avez dit de venir, espérant que je verrais, n’est-ce pas ?
— Mais…
— Pas d’hésitation ! J’ai vu.
— Ah !… fit de Guiche.
— Ou du moins, j’ai cru…
— Vous voyez bien, vous doutez. Mais, si vous doutez, mon pauvre ami que me reste-t-il à faire ?
— J’ai vu La Vallière troublée… Montalais effarée… Le roi…
— Le roi ?
— Oui… Vous détournez la tête… Le danger est là, le mal est là ; n’est-ce pas ? c’est le roi ?
— Je ne dis rien.
— Oh ! vous en dites mille et mille fois plus ! Des faits, par grâce, par pitié, des faits ! Mon ami, mon seul ami, parlez ! J’ai le cœur percé, saignant ; je meurs de désespoir !…
— S’il en est ainsi, cher Raoul, répliqua de Guiche, vous me mettez à l’aise, et je vais vous parler, sûr que je ne dirai que des choses consolantes en comparaison du désespoir que je vous vois.
— J’écoute ! j’écoute !…
— Eh bien, fit le comte de Guiche, je puis vous dire ce que vous apprendriez de la bouche du premier venu.
— Du premier venu ! On en parle ? s’écria Raoul.
Mon ami, mon seul ami, parlez ! — Page 584.
— Avant de dire : « On en parle, mon ami, » sachez d’abord de quoi l’on peut parler. Il ne s’agit, je vous jure, de rien qui ne soit au fond très-innocent ; peut-être une promenade…
— Ah ! une promenade avec le roi ?
— Mais oui, avec le roi ; il me semble que le roi s’est promené déjà bien souvent avec des dames, sans que pour cela…
— Vous ne m’eussiez pas écrit, répéterai-je, si cette promenade était bien naturelle.
— Je sais que, pendant cet orage, il faisait meilleur pour le roi de se mettre à l’abri que de rester debout tête nue devant La Vallière ; mais…
— Mais ?…
— Le roi est si poli !
— Oh ! de Guiche, de Guiche, vous me faites mourir !
— Taisons-nous donc.
— Non, continuez. Cette promenade a été suivie d’autres ?
— Non, c’est-à-dire, oui ; il y a eu l’aventure du chêne. Est-ce cela ? Je n’en sais rien.
Raoul se leva. De Guiche essaya de l’imiter malgré sa faiblesse.
— Voyez-vous, dit-il, je n’ajouterai pas un mot ; j’en ai trop ou trop peu dit. D’autres vous renseigneront s’ils veulent ou s’ils peuvent : mon office était de vous avertir, je l’ai fait. Surveillez à présent vos affaires vous-même.
— Questionner ? Hélas ! vous n’êtes pas mon ami, vous qui me parlez ainsi, dit le jeune homme désolé. Le premier que je questionnerai sera un méchant ou un sot ; méchant, il me mentira pour me tourmenter ; sot, il fera pis encore. Ah ! de Guiche ! de Guiche ! avant deux heures j’aurai trouvé dix mensonges et dix duels. Sauvez-moi ! le meilleur n’est-il pas de savoir son mal ?
— Mais je ne sais rien, vous dis-je ! J’étais blessé, fiévreux : j’avais perdu l’esprit, je n’ai de cela qu’une teinture effacée. Mais, pardieu ! nous cherchons loin quand nous avons notre homme sous la main. Est-ce que vous n’avez pas d’Artagnan pour ami ?
— Oh ! c’est vrai, c’est vrai !
— Allez donc à lui. Il fera la lumière, et ne cherchera pas à blesser vos yeux.
Un laquais entra.
— Qu’y a-t-il ? demanda de Guiche.
— On attend M. le comte dans le cabinet des porcelaines.
— Bien. Vous permettez, cher Raoul ? Depuis que je marche, je suis si fier !
— Je vous offrirais mon bras, de Guiche, si je ne devinais que la personne est une femme.
— Je crois que oui, repartit de Guiche en souriant.
Et il quitta Raoul.
Celui-ci demeura immobile, absorbé, écrasé, comme le mineur sur qui une voûte vient de s’écrouler ; il est blessé, son sang coule, sa pensée s’interrompt, il essaie de se remettre et de sauver sa vie avec sa raison. Quelques minutes suffirent à Raoul pour dissiper les éblouissements de ces deux révélations. Il avait déjà ressaisi le fil de ses idées, quand, soudain, à travers la porte, il crut reconnaître la voix de Montalais dans le cabinet des porcelaines.
— Elle ! s’écria-t-il. Oui, c’est bien sa voix. Oh ! voilà une femme qui pourrait me dire la vérité ; mais, la questionnerai-je ici ? Elle se cache même de moi ; elle vient sans doute de la part de Madame… Je la verrai chez elle. Elle m’expliquera son effroi, sa fuite, la maladresse avec laquelle on m’a évincé ; elle me dira tout cela… quand M. d’Artagnan, qui sait tout, m’aura raffermi le cœur. Madame… une coquette !… Eh bien, oui, une coquette, mais qui aime à ses bons moments, une coquette qui, comme la mort ou la vie, a son caprice, mais qui fait dire à de Guiche qu’il est le plus heureux des hommes. Celui-là, du moins, est sur des roses. Allons !
Il s’enfuit hors de chez le comte, et, tout en se reprochant de n’avoir parlé que de lui-même à de Guiche, il arriva chez d’Artagnan.