Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CCVII
CCVII
LE PRISONNIER.
Depuis cette étrange transformation d’Aramis en confesseur de l’ordre, Baisemeaux n’était plus le même homme.
Jusque-là, Aramis avait été pour le digne gouverneur un prélat auquel il devait le respect, un ami auquel il devait la reconnaissance ; mais, à partir de la révélation qui venait de bouleverser toutes ses idées, il était inférieur et Aramis était un chef.
Il alluma lui-même un falot, appela un porte-clefs, et, se retournant vers Aramis :
— Aux ordres de Monseigneur, dit-il.
Aramis se contenta de faire un signe de tête qui voulait dire : « C’est bien ! » et un signe de la main qui voulait dire : « Marchez devant ! » Baisemeaux se mit en route. Aramis le suivit.
Il faisait une belle nuit étoilée ; les pas des trois hommes retentissaient sur la dalle des terrasses, et le cliquetis des clefs pendues à la ceinture du guichetier montait jusqu’aux étages des tours, comme pour rappeler aux prisonniers que la liberté était hors de leur atteinte.
On eût dit que le changement qui s’était opéré dans Baisemeaux s’était étendu jusqu’au prisonnier. Ce porte-clefs, le même qui, à la première visite d’Aramis, s’était montré si curieux et si questionneur, était devenu non-seulement muet, mais même impassible. Il baissait la tête et semblait craindre d’ouvrir les oreilles.
On arriva ainsi au pied de la Bertaudière, dont les deux étages furent gravis silencieusement et avec une certaine lenteur ; car Baisemeaux, tout en obéissant, était loin de mettre un grand empressement à obéir.
Enfin, on arriva à la porte ; le guichetier n’eut pas besoin de chercher la clef, il l’avait préparée. La porte s’ouvrit.
Baisemeaux se disposait à entrer chez le prisonnier ; mais, l’arrêtant sur le seuil :
— Il n’est pas écrit, dit Aramis, que le gouverneur entendra la confession du prisonnier.
Baisemeaux s’inclina et laissa passer Aramis, qui prit le falot des mains du guichetier et entra ; puis, d’un geste, il fit signe que l’on refermât la porte derrière lui.
Pendant un instant, il se tint debout, l’oreille tendue, écoutant si Baisemeaux et le porte-clefs s’éloignaient ; puis, lorsqu’il se fut assuré, par la décroissance du bruit, qu’ils avaient quitté la tour, il posa le falot sur la table et regarda autour de lui.
Sur un lit de serge verte, en tout pareil aux autres lits de la Bastille, excepté qu’il était plus neuf, sous des rideaux amples et fermés à demi, reposait le jeune homme près duquel, une fois déjà, nous avons introduit Aramis.
Suivant l’usage de la prison, le captif était sans lumière. À l’heure du couvre-feu, il avait dû éteindre sa bougie. On voit combien le prisonnier était favorisé, puisqu’il avait ce rare privilège de garder de la lumière jusqu’au moment du couvre-feu.
Près de ce lit, un grand fauteuil de cuir, à pieds tordus, supportait des habits d’une fraîcheur remarquable. Une petite table, sans plumes, sans livres, sans papiers, sans encre, était abandonnée tristement près de la fenêtre. Plusieurs assiettes, encore pleines, attestaient que le prisonnier avait à peine touché à son dernier repas.
Aramis vit, sur le lit, le jeune homme étendu, le visage à demi caché sous ses deux bras.
L’arrivée du visiteur ne le fit point changer de posture ; il attendait ou dormait. Aramis alluma la bougie à l’aide du falot, repoussa doucement le fauteuil et s’approcha du lit avec un mélange visible d’intérêt et de respect.
Le jeune homme souleva la tête.
— Que me veut-on ? demanda-t-il.
— N’avez-vous pas désiré un confesseur ?
— Oui.
— Parce que vous êtes malade ?
— Oui.
— Bien malade ?
Le jeune homme attacha sur Aramis des yeux pénétrants, et dit :
— Je vous remercie.
Puis, après un silence :
— Je vous ai déjà vu, continua-t-il.
Aramis s’inclina. Sans doute, l’examen que le prisonnier venait de faire, cette révélation d’un caractère froid, rusé et dominateur, empreint sur la physionomie de l’évêque de Vannes, était peu rassurant dans la situation du jeune homme ; car il ajouta :
— Je vais mieux.
— Alors ? demanda Aramis.
— Alors, allant mieux, je n’ai plus le même besoin d’un confesseur, ce me semble.
— Pas même du cilice que vous annonçait le billet que vous avez trouvé dans votre pain ?
Le jeune homme tressaillit ; mais, avant qu’il eût répondu ou nié :
— Pas même, continua Aramis, de cet ecclésiastique de la bouche duquel vous avez une importante révélation à attendre ?
— S’il en est ainsi, dit le jeune homme en retombant sur son oreiller, c’est différent ; j’écoute.
Aramis alors le regarda plus attentivement et fut surpris de cet air de majesté simple et aisée qu’on n’acquiert jamais, si Dieu ne l’a mis dans le sang ou dans le cœur.
— Asseyez-vous, Monsieur, dit le prisonnier.
Aramis obéit en s’inclinant.
— Comment vous trouvez-vous à la Bastille ? demanda l’évêque.
— Très-bien.
— Vous ne souffrez pas ?
— Non.
— Vous ne regrettez rien ?
— Rien.
— Pas même la liberté ?
— Qu’appelez-vous la liberté, Monsieur ? demanda le prisonnier avec l’accent d’un homme qui se prépare à une lutte.
— J’appelle la liberté, les fleurs, l’air, le jour, les étoiles, le bonheur de courir où vous portent vos jambes nerveuses de vingt ans.
Le jeune homme sourit ; il eût été difficile de dire si c’était de résignation ou de dédain.
— Regardez, dit-il, j’ai là, dans ce vase du Japon, deux roses, deux belles roses, cueillies hier au soir dans le jardin du gouverneur ; elles ont éclos ce matin et ouvert sous mes yeux leur calice vermeil ; avec chaque pli de leurs feuilles, elles ouvraient le trésor de leur parfum ; ma chambre en est tout embaumée. Ces deux roses, voyez-les : elles sont belles parmi les roses ; et les roses sont les plus belles des fleurs. Pourquoi donc voulez-vous que je désire d’autres fleurs, puisque j’ai les plus belles de toutes ?
Aramis regarda le jeune homme avec surprise.
— Si les fleurs sont la liberté, reprit mélancoliquement le captif, j’ai donc la liberté, puisque j’ai les fleurs.
— Oh ! mais l’air ! s’écria Aramis ; l’air si nécessaire à la vie ?
— Eh bien, Monsieur, approchez-vous de la fenêtre, continua le prisonnier ; elle est ouverte. Entre le ciel et la terre, le vent roule ses tourbillons de glace, de feu, de tièdes vapeurs ou de douces brises. L’air qui vient de là caresse mon visage, quand, monté sur ce fauteuil, assis sur le dossier, le bras passé autour du barreau qui me soutient, je me figure que je nage dans le vide.
Le front d’Aramis se rembrunissait à mesure que parlait le jeune homme.
— Le jour ? continua-t-il. J’ai mieux que le jour, j’ai le soleil, un ami qui vient tous les jours me visiter sans la permission du gouverneur, sans la compagnie du guichetier. Il entre par la fenêtre, il trace dans ma chambre un grand carré long qui part de la fenêtre même et va mordre la tenture de mon lit jusqu’aux franges. Ce carré lumineux grandit de dix heures à midi, et décroît de une heure à trois, lentement, comme si, ayant eu hâte de venir, il avait regret de me quitter. Quand son dernier rayon disparaît, j’ai joui quatre heures de sa présence. Est-ce que ça ne suffit pas ? On m’a dit qu’il y avait des malheureux qui creusaient des carrières, des ouvriers qui travaillaient aux mines, et qui ne le voyaient jamais.
Aramis s’essuya le front.
— Quant aux étoiles, qui sont douces à voir, continua le jeune homme, elles se ressemblent toutes, sauf l’éclat et la grandeur. Moi, je suis favorisé ; car, si vous n’eussiez allumé cette bougie, vous eussiez pu voir la belle étoile que je voyais de mon lit avant votre arrivée, et dont le rayonnement caressait mes yeux.
Aramis baissa la tête : il se sentait submergé, sous le flot amer de cette philosophie qui est la religion de la captivité.
— Voilà donc pour les fleurs, pour l’air, pour le jour et pour les étoiles, dit le jeune homme avec la même tranquillité. Reste la promenade. Est-ce que, toute la journée, je ne me promène pas dans le jardin du gouverneur s’il fait beau, ici s’il pleut, au frais s’il fait chaud, au chaud s’il fait froid, grâce à ma cheminée pendant l’hiver ? Ah ! croyez-moi, Monsieur, ajouta le prisonnier avec une expression qui n’était pas exempte d’une certaine amertume, les hommes ont fait pour moi tout ce que peut espérer, tout ce que peut désirer un homme.
— Les hommes, soit ! dit Aramis en relevant la tête ; mais il me semble que vous oubliez Dieu.
— J’ai, en effet, oublié Dieu, répondit le prisonnier sans s’émouvoir ; mais, pourquoi me dites-vous cela ? À quoi bon parler de Dieu aux prisonniers ?
Aramis regarda en face ce singulier jeune homme, qui avait la résignation d’un martyr avec le sourire d’un athée.
— Est-ce que Dieu n’est pas dans toutes choses ? murmura-t-il d’un ton de reproche.
— Dites au bout de toute chose, répondit le prisonnier fermement.
— Soit ! dit Aramis ; mais revenons au point d’où nous sommes partis.
— Je ne demande pas mieux, fit le jeune homme.
— Je suis votre confesseur.
— Oui.
— Eh bien, comme mon pénitent, vous me devez la vérité.
— Je ne demande pas mieux que de vous la dire.
— Tout prisonnier a commis le crime qui l’a fait mettre en prison. Quel crime avez-vous commis, vous ?
— Vous m’avez déjà demandé cela, la première fois que vous m’avez vu, dit le prisonnier.
— Et vous avez éludé ma réponse, cette fois, comme aujourd’hui.
— Et pourquoi, aujourd’hui, pensez-vous que je vous répondrai ?
— Parce que, aujourd’hui, je suis votre confesseur.
— Alors, si vous voulez que je vous dise quel crime j’ai commis, expliquez-moi ce que c’est qu’un crime. Or, comme je ne sais rien en moi qui me fasse des reproches, je dis que je ne suis pas criminel.
— On est criminel parfois aux yeux des grands de la terre, non-seulement pour avoir commis des crimes, mais parce que l’on sait que des crimes ont été commis.
Le prisonnier prêtait une attention extrême.
— Oui, dit-il après un moment de silence, je comprends ; oui, vous avez raison, Monsieur ; il se pourrait bien que, de cette façon, je fusse criminel aux yeux des grands.
— Ah ! vous savez donc quelque chose ? dit Aramis, qui crut avoir entrevu, non pas le défaut, mais la jointure de la cuirasse.
— Non, je ne sais rien, répondit le jeune homme ; mais je pense quelquefois, et je me dis, à ces moments-là…
— Que vous dites-vous ?
— Que, si je voulais penser plus, ou je deviendrais fou, ou je devinerais bien des choses.
— Eh bien, alors ? demanda Aramis avec impatience.
— Alors, je m’arrête.
— Vous vous arrêtez ?
— Oui, ma tête est lourde, mes idées deviennent tristes, je sens l’ennui qui me prend ; je désire…
— Quoi ?
— Je n’en sais rien ; car je ne veux pas me laisser prendre au désir de choses que je n’ai pas, moi qui suis si content de ce que j’ai.
— Vous craignez la mort ? dit Aramis avec une légère inquiétude.
— Oui, dit le jeune homme en souriant.
Aramis sentit le froid de ce sourire et frémit.
— Oh ! puisque vous avez peur de la mort, vous en savez plus que vous n’en dites, s’écria-t-il.
— Mais vous, répondit le prisonnier, vous qui me faites dire de vous demander ; vous qui, lorsque je vous ai demandé, entrez ici en me promettant tout un monde de révélations, d’où vient que c’est vous maintenant qui vous taisez et moi qui parle ? Puisque nous portons chacun un masque, ou gardons-le tous deux, ou déposons-le ensemble.
Aramis sentit à la fois la force et la justesse de ce raisonnement.
— Je n’ai point affaire à un homme ordinaire, pensa-t-il. Voyons, avez-vous de l’ambition ? dit-il tout haut sans avoir préparé le prisonnier à la transition.
— Qu’est-ce que cela, de l’ambition ? demanda le jeune homme.
— C’est, répondit Aramis, un sentiment qui pousse l’homme à désirer plus qu’il n’a.
— J’ai dit que j’étais content, Monsieur ; mais il est possible que je me trompe. J’ignore ce que c’est que l’ambition ; mais il est possible que j’en aie. Voyons ouvrez-moi l’esprit, je ne demande pas mieux.
— Un ambitieux, dit Aramis, est celui qui convoite par-delà son état.
— Je ne convoite rien par-delà mon état, dit le jeune homme avec une assurance qui, encore une fois fit tressaillir l’évêque de Vannes.
Il se tut. Mais, à voir les yeux ardents, le front plissé, l’attitude réfléchie du captif, on sentait bien qu’il attendait autre chose que du silence. Ce silence, Aramis le rompit.
— Vous m’avez menti, la première fois que je vous ai vu, dit-il.
— Menti ? s’écria le jeune homme en se dressant sur son lit, avec un tel accent dans la voix, avec un tel éclair dans les yeux, qu’Aramis recula malgré lui.
— Je veux dire, reprit Aramis en s’inclinant, que vous m’avez caché ce que vous savez de votre enfance.
— Les secrets d’un homme sont à lui, Monsieur ! dit le prisonnier, et non au premier venu.
— C’est vrai, dit Aramis en s’inclinant plus bas que la première fois, c’est vrai, pardonnez ; mais aujourd’hui, suis-je encore pour vous le premier venu ? Je vous en supplie, répondez, Monseigneur !
Ce titre causa un léger trouble au prisonnier ; cependant il ne parut point étonné qu’on le lui donnât.
— Je ne vous connais pas, Monsieur, dit-il.
— Oh ! si j’osais, je prendrais votre main, et je la baiserais.
Le jeune homme fit un mouvement comme pour donner la main à Aramis ; mais l’éclair qui avait jailli de ses yeux s’éteignit au bord de sa paupière, et sa main se retira froide et défiante.
— Baiser la main d’un prisonnier ! dit-il en secouant la tête ; à quoi bon ?
— Pourquoi m’avez-vous dit, demanda Aramis, que vous vous trouviez bien ici ; pourquoi m’avez-vous dit que vous n’aspiriez à rien ? pourquoi enfin, en me parlant ainsi, m’empêchez-vous d’être franc à mon tour ?
Le même éclair reparut pour la troisième fois aux yeux du jeune homme ; mais, comme les deux autres fois, il expira sans rien amener.
— Vous vous défiez de moi ? dit Aramis.
— À quel propos, Monsieur ?
— Oh ! par une raison bien simple : c’est que, si vous savez ce que vous devez savoir, vous devez vous défier de tout le monde.
— Alors, ne vous étonnez pas que je me défie, puisque vous me soupçonnez de savoir ce que je ne sais pas.
Aramis était frappé d’admiration pour cette énergique résistance.
— Oh ! vous me désespérez, Monseigneur ! s’écria-t-il en frappant du poing sur le fauteuil.
— Et moi, je ne vous comprends pas, Monsieur.
— Eh bien, tâchez de me comprendre.
Le prisonnier regarda fixement Aramis.
— Il me semble parfois, continua celui-ci, que j’ai devant les yeux l’homme que je cherche… et puis…
— Et puis… cet homme disparaît, n’est-ce pas ? dit le prisonnier en souriant. Tant mieux !
Aramis se leva.
— Décidément, reprit-il, je n’ai rien à dire à un homme qui se défie de moi au point que vous le faites.
— Et moi, ajouta le prisonnier du même ton, rien à dire à l’homme qui ne veut pas comprendre qu’un prisonnier doit se défier de tout.
— Même de ses anciens amis ? dit Aramis. Oh ! c’est trop de prudence, Monseigneur !
— De mes anciens amis ? vous êtes un de mes anciens amis, vous ?
— Voyons, dit Aramis, ne vous souvient-il donc plus d’avoir vu autrefois, dans le village où s’écoula votre première enfance ?…
— Savez-vous le nom de ce village ? demanda le prisonnier.
— Noisy-le-Sec, Monseigneur, répondit fermement Aramis.
— Continuez, dit le jeune homme sans que son visage avouât ou niât.
— Tenez, Monseigneur, dit Aramis, si vous voulez absolument continuer ce jeu, restons-en là. Je viens pour vous dire beaucoup de choses, c’est vrai ; mais il faut me laisser voir que ces choses, vous avez, de votre côté, le désir de les connaître. Avant de parler, avant de déclarer les choses si importantes que je recèle en moi, convenez-en, j’eusse eu besoin d’un peu d’aide sinon de franchise, d’un peu de sympathie sinon de confiance. Eh bien, vous vous tenez renfermé dans une prétendue ignorance qui me paralyse… oh ! non pas pour ce que vous croyez ; car, si fort ignorant que vous soyez, ou si fort indifférent que vous feigniez d’être, vous n’en êtes pas moins ce que vous êtes, Monseigneur, et rien, rien ! entendez-vous bien, ne fera que vous ne le soyez pas.
— Je vous promets, répondit le prisonnier, de vous écouter sans impatience. Seulement, il me semble que j’ai le droit de vous répéter cette question que je vous ai déjà faite : Qui êtes-vous ?
— Vous souvient-il, il y a quinze ou dix-huit ans, d’avoir vu à Noisy-le-Sec un cavalier qui venait avec une dame, vêtue ordinairement de soie noire, avec des rubans couleur de feu dans les cheveux ?
— Oui, dit le jeune homme : une fois j’ai demandé le nom de ce cavalier, et l’on m’a dit qu’il s’appelait l’abbé d’Herblay. Je me suis étonné que cet abbé eût l’air si guerrier, et l’on m’a répondu qu’il n’y avait rien d’étonnant à cela, attendu que c’était un mousquetaire du roi Louis XIII.
— Ah ! bien vous commencez à comprendre, je crois. — Page 628.
— Eh bien, dit Aramis, ce mousquetaire autrefois, cet abbé alors, évêque de Vannes depuis, votre confesseur aujourd’hui, c’est moi.
— Je le sais. Je vous avais reconnu.
— Eh bien, Monseigneur, si vous savez cela, il faut que j’y ajoute une chose que vous ne savez pas : c’est que si la présence ici de ce mousquetaire, de cet abbé, de cet évêque, de ce confesseur était connue du roi, ce soir, demain, celui qui a tout risqué pour venir à vous verrait reluire la hache du bourreau au fond d’un cachot plus sombre et plus perdu que ne l’est le vôtre.
En écoutant ces mots fermement accentués, le jeune homme s’était soulevé sur son lit, et avait plongé des regards de plus en plus avides dans les regards d’Aramis.
Le résultat de cet examen fut que le prisonnier parut prendre quelque confiance.
— Oui, murmura-t-il ; oui, je me souviens parfaitement. La femme dont vous parlez vint une fois avec vous, et deux autres fois avec la femme…
Il s’arrêta.
— Avec la femme qui venait vous voir tous les mois, n’est-ce pas, Monseigneur ?
— Oui.
— Savez-vous quelle était cette dame ?
Un éclair parut près de jaillir de l’œil du prisonnier.
— Je sais que c’était une dame de la cour, dit-il.
— Vous vous la rappelez bien, cette dame ?
— Oh ! mes souvenirs ne peuvent être bien confus sous ce rapport, dit le jeune prisonnier : j’ai vu une fois cette dame avec un homme de quarante-cinq ans, à peu près ; j’ai vu une fois cette dame avec vous et avec la dame à la robe noire et aux rubans couleur de feu ; je l’ai revue deux fois depuis avec la même personne. Ces quatre personnes avec mon gouverneur et la vieille Perronnette, mon geôlier et le gouverneur, sont les seules personnes à qui j’aie jamais parlé, et, en vérité, presque les seules personnes que j’aie jamais vues.
— Mais vous étiez donc en prison.
— Si je suis en prison ici, relativement j’étais libre là-bas, quoique ma liberté fût bien restreinte ; une maison d’où je ne sortais pas, un grand jardin entouré de murs que je ne pouvais franchir, c’était ma demeure ; vous la connaissez, puisque vous y êtes venu. Au reste, habitué à vivre dans les limites de ces murs et de cette maison, je n’ai jamais désiré en sortir. Donc, vous comprenez, Monsieur, n’ayant rien vu de ce monde je ne puis rien désirer, et, si vous me racontez quelque chose, vous serez forcé de tout m’expliquer.
— Ainsi ferai-je, Monseigneur, dit Aramis en s’inclinant ; car c’est mon devoir.
— Eh bien, commencez donc par me dire ce qu’était mon gouverneur.
— Un bon gentilhomme, Monseigneur, un honnête gentilhomme surtout, un précepteur à la fois pour votre corps et pour votre âme. Avez-vous jamais eu à vous en plaindre ?
— Oh ! non, Monsieur, bien au contraire ; mais ce gentilhomme m’a dit souvent que mon père et ma mère étaient morts ; ce gentilhomme mentait-il ou disait-il la vérité ?
— Il était forcé de suivre les ordres qui lui étaient donnés.
— Alors il mentait donc ?
— Sur un point. Votre père est mort.
— Et ma mère ?
— Elle est morte pour vous.
— Mais, pour les autres, elle vit, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et moi (le jeune homme regarda Aramis), moi, je suis condamné à vivre dans l’obscurité d’une prison ?
— Hélas ! je le crois.
— Et cela, continua le jeune homme, parce que ma présence dans le monde révélerait un grand secret ?
— Un grand secret, oui.
— Pour faire enfermer à la Bastille un enfant tel que je l’étais, il faut que mon ennemi soit bien puissant.
— Il l’est.
— Plus puissant que ma mère, alors ?
— Pourquoi cela ?
— Parce que ma mère m’eût défendu.
Aramis hésita.
— Plus puissant que votre mère, oui, Monseigneur.
— Pour que ma nourrice et le gentilhomme aient été enlevés et pour qu’on m’ait séparé d’eux ainsi, j’étais donc ou ils étaient donc un bien grand danger pour mon ennemi ?
— Oui, un danger dont votre ennemi s’est délivré en faisant disparaître le gentilhomme et la nourrice, répondit tranquillement Aramis.
— Disparaître ? demanda le prisonnier. Mais de quelle façon ont-ils disparu ?
— De la façon la plus sûre, répondit Aramis ; ils sont morts.
Le jeune homme pâlit légèrement et passa une main tremblante sur son visage.
— Par le poison ? demanda-t-il.
— Par le poison.
Le prisonnier réfléchit un instant.
— Pour que ces deux innocentes créatures, reprit-il, mes seuls soutiens, aient été assassinées le même jour, il faut que mon ennemi soit bien cruel, ou bien contraint par la nécessité ; car ce digne gentilhomme et cette pauvre femme n’avaient jamais fait de mal à personne.
— La nécessité est dure dans votre maison, Monseigneur. Aussi est-ce une nécessité qui me fait, à mon grand regret, vous dire que ce gentilhomme et cette nourrice ont été assassinés.
— Oh ! vous ne m’apprenez rien de nouveau, dit le prisonnier en fronçant le sourcil.
— Comment cela ?
— Je m’en doutais.
— Pourquoi ?
— Je vais vous le dire.
En ce moment, le jeune homme, s’appuyant sur ses deux coudes, s’approcha du visage d’Aramis avec une telle expression de dignité, d’abnégation, de défi même, que l’évêque sentit l’électricité de l’enthousiasme monter en étincelles dévorantes de son cœur flétri à son crâne dur comme l’acier.
— Parlez, Monseigneur. Je vous ai déjà dit que j’expose ma vie en vous parlant. Si peu que soit ma vie, je vous supplie de la recevoir comme rançon de la vôtre.
— Eh bien, reprit le jeune homme, voici pourquoi je soupçonnais que l’on avait tué ma nourrice et mon gouverneur…
— Que vous appeliez votre père.
— Oui, que j’appelais mon père, mais dont je savais bien n’être pas le fils.
— Qui vous avait fait supposer ?…
— De même que vous êtes, vous, trop respectueux pour un ami, lui était trop respectueux pour un père.
— Moi, dit Aramis, je n’ai pas le dessein de me déguiser.
Le jeune homme fit un signe de tête et continua :
— Sans doute, je n’étais pas destiné à demeurer éternellement enfermé, dit le prisonnier, et ce qui me le fait croire, maintenant surtout, c’est le soin qu’on prenait de faire de moi un cavalier aussi accompli que possible. Le gentilhomme qui était près de moi m’avait appris tout ce qu’il savait lui-même : les mathématiques, un peu de géométrie, d’astronomie, l’escrime, le manège. Tous les matins, je faisais des armes dans une salle basse, et montais à cheval dans le jardin. Eh bien, un matin, c’était pendant l’été, car il faisait une grande chaleur, je m’étais endormi dans cette salle basse. Rien, jusque-là, ne m’avait, excepté le respect de mon gouverneur, instruit ou donné des soupçons. Je vivais comme les enfants, comme les oiseaux, comme les plantes, d’air et de soleil ; je venais d’avoir quinze ans.
— Alors, il y a huit ans de cela ?
— Oui, à peu près ; j’ai perdu la mesure du temps.
— Pardon, mais que vous disait votre gouverneur pour vous encourager au travail ?
— Il me disait qu’un homme doit chercher à se faire sur la terre une fortune que Dieu lui a refusée en naissant ; il ajoutait que, pauvre, orphelin, obscur, je ne pouvais compter que sur moi, et que nul ne s’intéressait ou ne s’intéresserait jamais à ma personne. J’étais donc dans cette salle basse, et, fatigué par ma leçon d’escrime, je m’étais endormi. Mon gouverneur était dans sa chambre, au premier étage, juste au-dessus de moi. Soudain j’entendis comme un petit cri poussé par mon gouverneur. Puis il appela : « Perronnette ! Perronnette ! » C’était ma nourrice qu’il appelait.
— Oui, je sais, dit Aramis ; continuez, Monseigneur, continuez.
— Sans doute elle était au jardin, car mon gouverneur descendit l’escalier avec précipitation. Je me levai, inquiet de le voir inquiet lui-même. Il ouvrit la porte qui, du vestibule, menait au jardin, en criant toujours : « Perronnette ! Perronnette ! » Les fenêtres de la salle basse donnaient sur la cour ; les volets de ces fenêtres étaient fermés ; mais, par une fente du volet, je vis mon gouverneur s’approcher d’un large puits situé presque au-dessous des fenêtres de son cabinet de travail. Il se pencha sur la margelle, regarda dans le puits, et poussa un nouveau cri en faisant de grands gestes effarés. D’où j’étais, je pouvais non-seulement voir, mais encore entendre. Je vis donc, j’entendis donc.
— Continuez, Monseigneur, je vous en prie, dit Aramis.
— Dame Perronnette accourait aux cris de mon gouverneur. Il alla au-devant d’elle, la prit par le bras et l’entraîna vivement vers la margelle ; après quoi, se penchant avec elle dans le puits, il lui dit :
« – Regardez, regardez, quel malheur !
« – Voyons, voyons, calmez-vous, disait dame Perronnette ; qu’y a-t-il ?
« – Cette lettre, criait mon gouverneur, voyez-vous cette lettre ?
« Et il étendait la main vers le fond du puits.
« – Quelle lettre ? demanda la nourrice.
« – Cette lettre que vous voyez là-bas, c’est la dernière lettre de la reine !
« À ce mot je tressaillis. Mon gouverneur, celui qui passait pour mon père, celui qui me recommandait sans cesse la modestie et l’humilité, en correspondance avec la reine !
« – La dernière lettre de la reine ? s’écria dame Perronnette sans paraître étonnée autrement que de voir cette lettre au fond du puits. Et comment est-elle là ?
« – Un hasard, dame Perronnette, un hasard étrange ! Je rentrais chez moi ; en rentrant, j’ouvre la porte ; la fenêtre de son côté était ouverte ; un courant d’air s’établit ; je vois un papier qui s’envole, je reconnais que ce papier, c’est la lettre de la reine ; je cours à la fenêtre en poussant un cri ; le papier flotte un instant en l’air et tombe dans le puits.
« – Eh bien, dit dame Perronnette, si la lettre est tombée dans le puits, c’est comme si elle était brûlée, et, puisque la reine brûle elle-même toutes ses lettres, chaque fois qu’elle vient… »
« Chaque fois qu’elle vient ! Ainsi cette femme qui venait tous les mois, c’était la reine ? interrompit le prisonnier.
— Oui, fit de la tête Aramis.
« — Sans doute, sans doute, continua le vieux gentilhomme, mais cette lettre contenait des instructions. Comment ferai-je pour les suivre ?
« – Écrivez vite à la reine, racontez-lui la chose comme elle s’est passée, et la reine vous écrira une seconde lettre en place de celle-ci.
« – Oh ! la reine ne voudra pas croire à cet accident, dit le bonhomme en branlant la tête ; elle pensera que j’ai voulu garder cette lettre, au lieu de la lui rendre comme les autres, afin de m’en faire une arme. Elle est si défiante, et M. de Mazarin si… Ce démon d’Italien est capable de nous faire empoisonner au premier soupçon ! »
Aramis sourit avec un imperceptible mouvement de tête.
« — Vous savez, dame Perronnette, tous les deux sont si ombrageux à l’endroit de Philippe ! »
« Philippe, c’est le nom qu’on me donnait, interrompit le prisonnier.
« – Eh bien, alors, il n’y a pas à hésiter, dit dame Perronnette, il faut faire descendre quelqu’un dans le puits.
« – Oui, pour que celui qui rapportera le papier y lise en remontant.
« – Prenons, dans le village, quelqu’un qui ne sache pas lire ; ainsi vous serez tranquille.
« – Soit ; mais celui qui descendra dans le puits ne devinera-t-il pas l’importance d’un papier pour lequel on risque la vie d’un homme ? Cependant vous venez de me donner une idée, dame Perronnette ; oui, quelqu’un descendra dans le puits, et ce quelqu’un sera moi.
« Mais, sur cette proposition, dame Perronnette se mit à s’éplorer et à s’écrier de telle façon ; elle supplia si fort en pleurant le vieux gentilhomme, qu’il lui promit de se mettre en quête d’une échelle assez grande pour qu’on pût descendre dans le puits, tandis qu’elle irait jusqu’à la ferme chercher un garçon résolu, à qui l’on ferait accroire qu’il était tombé un bijou dans le puits, que ce bijou était enveloppé dans du papier, et, comme le papier, remarqua mon gouverneur, se développe à l’eau, il ne sera pas surprenant qu’on ne retrouve que la lettre tout ouverte.
« – Elle aura peut-être déjà eu le temps de s’effacer, dit dame Perronnette.
« – Peu importe, pourvu que nous ayons la lettre. En remettant la lettre à la reine, elle verra bien que nous ne l’avons pas trahie, et, par conséquent, n’excitant pas la défiance de M. de Mazarin, nous n’aurons rien à craindre de lui.
« Cette résolution prise, ils se séparèrent. Je repoussai le volet, et, voyant que mon gouverneur s’apprêtait à rentrer, je me jetai sur mes coussins avec un bourdonnement dans la tête, causé par tout ce que je venais d’entendre.
« Mon gouverneur entre-bâilla la porte quelques secondes après que je m’étais rejeté sur mes coussins, et, me croyant assoupi, la referma doucement.
« À peine fut-elle refermée, que je me relevai, et, prêtant l’oreille, j’entendis le bruit des pas qui s’éloignaient. Alors je revins à mon volet, et je vis sortir mon gouverneur et dame Perronnette.
« J’étais seul à la maison.
« Ils n’eurent pas plutôt refermé la porte, que, sans prendre la peine de traverser le vestibule, je sautai par la fenêtre et courus au puits.
« Alors, comme s’était penché mon gouverneur, je me penchai à mon tour.
« Je ne sais quoi de blanchâtre et de lumineux tremblotait dans les cercles frissonnants de l’eau verdâtre. Ce disque brillant me fascinait et m’attirait ; mes yeux étaient fixes, ma respiration haletante ; le puits m’aspirait avec sa large bouche et son haleine glacée ; il me semblait lire au fond de l’eau des caractères de feu tracés sur le papier qu’avait touché la reine.
« Alors, sans savoir ce que je faisais, et animé par un de ces mouvements instinctifs qui vous poussent sur les pentes fatales, je roulai une extrémité de la corde au pied de la potence du puits ; je laissai pendre le seau jusque dans l’eau, à trois pieds de profondeur à peu près, tout cela en me donnant bien du mal pour ne pas déranger le précieux papier, qui commençait à changer sa couleur blanchâtre contre une teinte verdâtre, preuve qu’il s’enfonçait ; puis, un morceau de toile mouillée entre les mains, je me laissai glisser dans l’abîme.
« Quand je me vis suspendu au-dessus de cette flaque d’eau sombre, quand je vis le ciel diminuer au-dessus de ma tête, le froid s’empara de moi, le vertige me saisit et fit dresser mes cheveux ; mais ma volonté domina tout, terreur et malaise. J’atteignis l’eau, et je m’y plongeai d’un seul coup, me retenant d’une main, tandis que j’allongeais l’autre, et que je saisissais le précieux papier, qui se déchira en deux entre mes doigts.
« Je cachai les deux morceaux dans mon justaucorps, et, m’aidant des pieds aux parois du puits, me suspendant des mains, vigoureux, agile, et pressé surtout, je regagnai la margelle, que j’inondai en la touchant de l’eau qui ruisselait de toute la partie inférieure de mon corps.
« Une fois hors du puits avec ma proie, je me mis à courir au soleil, et j’atteignis le fond du jardin, où se trouvait une espèce de petit bois. C’est là que je voulais me réfugier.
« Comme je mettais le pied dans ma cachette, la cloche qui retentissait lorsque s’ouvrait la grand’porte sonna. C’était mon gouverneur qui rentrait. Il était temps !
« Je calculai qu’il me restait dix minutes avant qu’il m’atteignît, si, devinant où j’étais, il venait droit à moi ; vingt minutes, s’il prenait la peine de me chercher.
« C’était assez pour lire cette précieuse lettre, dont je me hâtai de rapprocher les deux fragments. Les caractères commençaient à s’effacer.
« Cependant, malgré tout, je parvins à déchiffrer la lettre.
— Et qu’y avez-vous lu, Monseigneur ? demanda Aramis vivement intéressé.
— Assez de choses pour croire, Monsieur, que le valet était un gentilhomme, et que Perronnette, sans être une grande dame, était cependant plus qu’une servante ; enfin, que j’avais moi-même quelque naissance, puisque la reine Anne d’Autriche et le premier ministre Mazarin me recommandaient si soigneusement.
Le jeune homme s’arrêta tout ému.
— Et qu’arriva-t-il ? demanda Aramis.
— Il arriva, Monsieur, répondit le jeune homme, que l’ouvrier appelé par mon gouverneur ne trouva rien dans le puits, après l’avoir fouillé en tous sens ; il arriva que mon gouverneur s’aperçut que la margelle était toute ruisselante ; il arriva que je ne m’étais pas si bien séché au soleil que dame Perronnette ne reconnût que mes habits étaient tout humides ; il arriva enfin que je fus pris d’une grosse fièvre causée par la fraîcheur de l’eau et l’émotion de ma découverte, et que cette fièvre fut suivie d’un délire pendant lequel je racontai tout ; de sorte que, guidé par mes propres aveux, mon gouverneur trouva sous mon chevet les deux fragments de la lettre écrite par la reine.
— Ah ! fit Aramis, je comprends à cette heure.
— À partir de là, tout est conjecture. Sans doute, le pauvre gentilhomme et la pauvre femme, n’osant garder le secret de ce qui venait de se passer, écrivirent tout à la reine et lui renvoyèrent la lettre déchirée.
— Après quoi, dit Aramis, vous fûtes arrêté et conduit à la Bastille ?
— Vous le voyez.
— Puis vos serviteurs disparurent ?
— Hélas !
— Ne nous occupons pas des morts, reprit Aramis, et voyons ce que l’on peut faire avec le vivant. Vous m’avez dit que vous étiez résigné ?
— Et je vous le répète.
— Sans souci de la liberté ?
— Je vous l’ai dit.
— Sans ambition, sans regret, sans pensée ?
Le jeune homme ne répondit rien.
— Eh bien, demanda Aramis, vous vous taisez ?
— Je crois que j’ai assez parlé, répondit le prisonnier, et que c’est votre tour. Je suis fatigué.
— Je vais vous obéir, dit Aramis.
Aramis se recueillit, et une teinte de solennité profonde se répandit sur toute sa physionomie. On sentait qu’il en était arrivé à la partie importante du rôle qu’il était venu jouer dans la prison.
— Une première question, fit Aramis.
— Laquelle ? Parlez.
— Dans la maison que vous habitiez, il n’y avait ni glace ni miroir, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que ces deux mots, et que signifient-ils ? demanda le jeune homme. Je ne les connais même pas.
— On entend par miroir ou glace un meuble qui réfléchit les objets, qui permet, par exemple, que l’on voie les traits de son propre visage dans un verre préparé, comme vous voyez les miens à l’œil nu.
— Non, il n’y avait dans la maison ni glace ni miroir, répondit le jeune homme.
Aramis regarda autour de lui.
— Il n’y en a pas non plus ici, dit-il ; les mêmes précautions ont été prises ici que là-bas.
— Dans quel but ?
— Vous le saurez tout à l’heure. Maintenant, pardonnez-moi : vous m’avez dit que l’on vous avait appris les mathématiques, l’astronomie, l’escrime, le manège ; vous ne m’avez point parlé d’histoire.
— Quelquefois, mon gouverneur m’a raconté les hauts faits du roi saint Louis, de François Ier et du roi Henri IV.
— Voilà tout ?
— Voilà à peu près tout.
— Eh bien, je le vois, c’est encore un calcul ; comme on vous avait enlevé les miroirs qui réfléchissent le présent, on vous a laissé ignorer l’histoire qui réfléchit le passé. Depuis votre emprisonnement, les livres vous ont été interdits ; de sorte que bien des faits vous sont inconnus, à l’aide desquels vous pourriez reconstruire l’édifice écroulé de vos souvenirs ou de vos intérêts.
— C’est vrai, dit le jeune homme.
— Écoutez, je vais donc, en quelques mots, vous dire ce qui s’est passé en France depuis vingt-trois ou vingt-quatre ans, c’est-à-dire depuis la date probable de votre naissance, c’est-à-dire, enfin, depuis le moment qui vous intéresse.
— Dites.
Et le jeune homme reprit son attitude sérieuse et recueillie.
— Savez-vous quel fut le fils du roi Henri IV ?
— Je sais du moins quel fut son successeur.
— Comment savez-vous cela ?
— Par une pièce de monnaie, à la date de 1610, qui représentait le roi Henri IV ; par une pièce de monnaie à la date de 1612, qui représentait le roi Louis XIII. Je présumai, puisqu’il n’y avait que deux ans entre les deux pièces, que Louis XIII devait être le successeur de Henri IV.
— Alors, dit Aramis, vous savez que le dernier roi régnant était Louis XIII ?
— Je le sais, dit le jeune homme en rougissant légèrement.
— Eh bien, ce fut un prince plein de bonnes idées, plein de grands projets, projets toujours ajournés par le malheur des temps et par les luttes qu’eut à soutenir contre la seigneurie de France son ministre Richelieu. Lui, personnellement (je parle du roi Louis XIII), était faible de caractère. Il mourut jeune encore et tristement.
— Je sais cela.
— Il avait été longtemps préoccupé du soin de sa postérité. C’est un soin douloureux pour les princes, qui ont besoin de laisser sur la terre plus qu’un souvenir, pour que leur pensée se poursuive, pour que leur œuvre continue.
— Le roi Louis XIII est-il mort sans enfants ? demanda en souriant le prisonnier.
— Non, mais il fut privé longtemps du bonheur d’en avoir ; non, mais longtemps il crut qu’il mourrait tout entier. Et cette pensée l’avait réduit à un profond désespoir, quand tout à coup sa femme, Anne d’Autriche…
Le prisonnier tressaillit.
— Saviez-vous, continua Aramis, que la femme de Louis XIII s’appelât Anne d’Autriche ?
— Continuez, dit le jeune homme sans répondre.
— Quand tout à coup, reprit Aramis, la reine Anne d’Autriche annonça qu’elle était enceinte. La joie fut grande à cette nouvelle, et tous les vœux tendirent à une heureuse délivrance. Enfin, le 5 septembre 1638, elle accoucha d’un fils.
Ici Aramis regarda son interlocuteur, et crut s’apercevoir qu’il pâlissait.
— Vous allez entendre, dit Aramis, un récit que peu de gens sont en état de faire à l’heure qu’il est ; car ce récit est un secret que l’on croit mort avec les morts, ou enseveli dans l’abîme de la confession.
— Et vous allez me dire ce secret ? fit le jeune homme.
— Oh ! dit Aramis avec un accent auquel il n’y avait pas à se méprendre, ce secret, je ne crois pas l’aventurer en le confiant à un prisonnier qui n’a aucun désir de sortir de la Bastille.
— J’écoute, Monsieur.
— La reine donna donc le jour à un fils. Mais quand toute la cour eut poussé des cris de joie à cette nouvelle ; quand le roi eut montré le nouveau-né à son peuple, et à sa noblesse ; quand il se fut gaiement mis à table pour fêter cette heureuse naissance, alors la reine, restée seule dans sa chambre, fut prise, pour la seconde fois, des douleurs de l’enfantement, et donna le jour à un second fils.
— Oh ! dit le prisonnier trahissant une instruction plus grande que celle qu’il avouait, je croyais que Monsieur n’était né qu’en…
Aramis leva le doigt.
— Attendez que je continue, dit-il.
Le prisonnier poussa un soupir impatient, et attendit.
— Oui, dit Aramis, la reine eut un second fils, un second fils que dame Perronnette, la sage-femme, reçut dans ses bras.
— Dame Perronnette ! murmura le jeune homme.
— On courut aussitôt à la salle où le roi dînait ; on le prévint tout bas de ce qui arrivait ; il se leva de table et accourut. Mais, cette fois, ce n’était plus la gaieté qu’exprimait son visage, c’était un sentiment qui ressemblait à de la terreur. Deux fils jumeaux changeaient en amertume la joie que lui avait causée la naissance d’un seul, attendu que (ce que je vais vous dire, vous l’ignorez certainement), attendu qu’en France c’est l’aîné des fils qui règne après le père.
— Je sais cela.
— Et que les médecins et les jurisconsultes prétendent qu’il y a lieu de douter si le fils qui sort le premier du sein de sa mère est l’aîné de par la loi de Dieu et de la nature.
Le prisonnier poussa un cri étouffé, et devint plus blanc que le drap sous lequel il se cachait.
— Vous comprenez maintenant, poursuivit Aramis, que le roi, qui s’était vu avec tant de joie continuer dans un héritier, dut être au désespoir en songeant que maintenant il en avait deux, et que, peut-être, celui qui venait de naître et qui était inconnu, contesterait le droit d’aînesse à l’autre qui était né deux heures auparavant, et qui, deux heures auparavant, avait été reconnu. Ainsi, ce second fils, s’armant des intérêts ou des caprices d’un parti, pouvait, un jour, semer dans le royaume la discorde et la guerre, détruisant, par cela même, la dynastie qu’il eût dû consolider.
— Oh ! je comprends, je comprends !… murmura le jeune homme.
— Eh bien, continua Aramis, voilà ce qu’on rapporte, voilà ce qu’on assure, voilà pourquoi un des deux fils d’Anne d’Autriche, indignement séparé de son frère, indignement séquestré, réduit à l’obscurité la plus profonde ; voilà pourquoi ce second fils a disparu, et si bien disparu, que nul en France ne sait aujourd’hui qu’il existe, excepté sa mère.
— Oui, sa mère, qui l’a abandonné ! s’écria le prisonnier avec l’expression du désespoir.
— Excepté, continua Aramis, cette dame à la robe noire et aux rubans de feu, et enfin excepté…
— Excepté vous, n’est-ce pas ? Vous qui venez me conter tout cela, vous qui venez éveiller en mon âme la curiosité, la haine, l’ambition, et, qui sait ? peut-être, la soif de la vengeance ; excepté vous, Monsieur, qui, si vous êtes l’homme que j’attends, l’homme que me promet le billet, l’homme enfin que Dieu doit m’envoyer, devez avoir sur vous…
— Quoi ? demanda Aramis.
— Un portrait du roi Louis XIV, qui règne en ce moment sur le trône de France.
— Voici le portrait, répliqua l’évêque en donnant au prisonnier un émail des plus exquis, sur lequel Louis XIV apparaissait fier, beau, et vivant pour ainsi dire.
Le prisonnier saisit avidement le portrait, et fixa ses yeux sur lui comme s’il eût voulu le dévorer.
— Et maintenant, Monseigneur, dit Aramis, voici un miroir.
Aramis laissa le temps au prisonnier de renouer ses idées.
— Si haut ! si haut ! murmura le jeune homme en dévorant du regard le portrait de Louis XIV et son image à lui-même réfléchie dans le miroir.
— Qu’en pensez-vous ? dit alors Aramis.
— Je pense que je suis perdu, répondit le captif, que le roi ne me pardonnera jamais.
— Et moi, je me demande, ajouta l’évêque en attachant sur le prisonnier un regard brillant de signification, je me demande lequel des deux est le roi, de celui que représente ce portrait, ou de celui que reflète cette glace.
— Le roi, Monsieur, est celui qui est sur le trône, répliqua tristement le jeune homme ; c’est celui qui n’est pas en prison, et qui, au contraire, y fait mettre les autres. La royauté, c’est la puissance, et vous voyez bien que je suis impuissant.
— Monseigneur, répondit Aramis avec un respect qu’il n’avait pas encore témoigné, le roi, prenez-y bien garde, sera, si vous le voulez, celui qui, sortant de prison, saura se tenir sur le trône où des amis le placeront.
— Monsieur, ne me tentez point, fit le prisonnier avec amertume.
— Monseigneur, ne faiblissez pas, persista Aramis avec vigueur. J’ai apporté toutes les preuves de votre naissance ; consultez-les, prouvez-vous à vous-même que vous êtes un fils de roi, et, après, agissons.
— Non, non, c’est impossible.
— À moins, reprit ironiquement l’évêque, qu’il ne soit dans la destinée de votre race que les frères exclus du trône soient tous des princes sans valeur et sans honneur, comme M. Gaston d’Orléans, votre oncle, qui, dix fois, conspira contre le roi Louis XIII, son frère.
— Mon oncle Gaston d’Orléans conspira contre son frère ? s’écria le prince épouvanté ; il conspira pour le détrôner ?
— Mais oui, Monseigneur, pas pour autre chose.
— Que me dites-vous là, Monsieur ?
— La vérité.
— Et il eut des amis… dévoués ?
— Comme moi pour vous.
— Eh bien, que fit-il ? il échoua ?
— Il échoua, mais toujours par sa faute, et, pour racheter, non pas sa vie, car la vie du frère du roi est sacrée, inviolable, mais pour racheter sa liberté, votre oncle sacrifia la vie de tous ses amis les uns après les autres. Aussi est-il aujourd’hui la honte de l’histoire et l’exécration de cent nobles familles de ce royaume.
— Je comprends, Monsieur, fit le prince ; et c’est par faiblesse ou par trahison que mon oncle tua ses amis ?
— Par faiblesse ; ce qui est toujours une trahison chez les princes.
— Ne peut-on pas échouer aussi par ignorance, par incapacité ? Croyez-vous bien qu’il soit possible à un pauvre captif tel que moi, élevé non-seulement loin de la cour, mais encore loin du monde ; croyez-vous qu’il lui soit possible d’aider ceux de ses amis qui tenteraient de le servir ?
Et comme Aramis allait répondre, le jeune homme s’écria tout à coup avec une violence qui décelait la force du sang :
— Nous parlons ici d’amis ; mais par quel hasard aurais-je des amis, moi que personne ne connaît, et qui n’ai pour m’en faire ni liberté, ni argent, ni puissance ?
— Il me semble que j’ai eu l’honneur de m’offrir à Votre Altesse Royale.
— Oh ! ne m’appelez pas ainsi, Monsieur ; c’est une dérision ou une barbarie. Ne me faites pas songer à autre chose qu’aux murs de la prison qui m’enferme ; laissez-moi aimer encore, ou, du moins, subir mon esclavage et mon obscurité.
— Monseigneur ! Monseigneur ! si vous me répétez encore ces paroles découragées ; si après avoir eu la preuve de votre naissance, vous demeurez pauvre d’esprit, de souffle et de volonté, j’accepterai votre vœu, je disparaîtrai, je renoncerai à servir ce maître, à qui, si ardemment, je venais dévouer ma vie et mon aide.
— Monsieur, s’écria le prince, avant de me dire tout ce que vous dites, n’eût-il pas mieux valu réfléchir que vous m’avez à jamais brisé le cœur ?
— Ainsi ai-je voulu faire, Monseigneur.
— Monsieur, pour me parler de grandeur, de puissance, de royauté même, est-ce que vous devriez choisir une prison ? Vous voulez me faire croire à la splendeur, et nous nous cachons dans la nuit ? Vous me vantez la gloire, et nous étouffons nos paroles sous les rideaux de ce grabat ? Vous me faites entrevoir une toute-puissance et j’entends les pas du geôlier dans ce corridor, ce pas qui vous fait trembler plus que moi ? Pour me rendre un peu moins incrédule, tirez-moi donc de la Bastille ; donnez de l’air à mes poumons, des éperons à mon pied, une épée à mon bras, et nous commencerons à nous entendre.
— C’est bien mon intention de vous donner tout cela, et plus que cela, Monseigneur. Seulement, le voulez-vous ?
— Écoutez encore, Monsieur, interrompit le prince. Je sais qu’il y a des gardes à chaque galerie, des verrous à chaque porte, des canons et des soldats à chaque barrière. Avec quoi vaincrez-vous les gardes, enclouerez-vous les canons ? Avec quoi briserez-vous les verrous et les barrières ?
— Monseigneur, comment vous est venu ce billet que vous avez lu et qui annonçait ma venue ?
— On corrompt un geôlier pour un billet.
— Si l’on corrompt un geôlier, on peut en corrompre dix.
— Eh bien, j’admets que ce soit possible de tirer un pauvre captif de la Bastille ; possible de le bien cacher pour que les gens du roi ne le rattrapent point ; possible encore de nourrir convenablement ce malheureux dans un asile inconnu.
— Monseigneur ! fit en souriant Aramis.
— J’admets que celui qui ferait cela pour moi serait déjà plus qu’un homme ; mais, puisque vous dites que je suis un prince, un frère de roi, comment me rendrez-vous le rang et la force que ma mère et mon frère m’ont enlevés ? Mais, puisque je dois passer une vie de combats et de haines, comment me ferez-vous vainqueur dans ces combats et invulnérable à mes ennemis ? Ah ! Monsieur, songez-y ; jetez-moi demain dans quelque noire caverne, au fond d’une montagne ; faites-moi cette joie d’entendre en liberté les bruits du fleuve et de la plaine, de voir en liberté le soleil d’azur ou le ciel orageux, c’en est assez. Ne me promettez pas davantage, car, en vérité, vous ne pouvez me donner davantage, et ce serait un crime de me tromper, puisque vous vous dites mon ami.
Aramis continua d’écouter en silence.
— Monseigneur, reprit-il après avoir un moment réfléchi, j’admire ce sens si droit et si ferme qui dicte vos paroles ; je suis heureux d’avoir deviné mon roi.
— Encore, encore !… Ah ! par pitié, s’écria le prince en comprimant de ses mains glacées son front couvert d’une sueur brûlante, n’abusez pas de moi ; je n’ai pas besoin d’être un roi, Monsieur, pour être le plus heureux des hommes.
— Et moi, Monseigneur, j’ai besoin que vous soyez un roi pour le bonheur de l’humanité.
— Ah ! fit le prince avec une nouvelle défiance inspirée par ce mot, ah ! qu’a donc l’humanité à reprocher à mon frère ?
— J’oubliais de dire, Monseigneur, que, si vous daignez vous laisser guider par moi, et si vous consentez à devenir le plus puissant prince de la terre, vous aurez servi les intérêts de tous les amis que je voue au succès de notre cause, et ces amis sont nombreux.
— Nombreux ?
— Encore moins que puissants, Monseigneur.
— Expliquez-vous.
— Impossible ! Je m’expliquerai, je le jure devant Dieu qui m’entend, le propre jour où je vous verrai assis sur le trône de France.
— Mais mon frère ?
— Vous ordonnerez de son sort. Est-ce que vous le plaignez ?
— Lui qui me laisse mourir dans un cachot ? Non, je ne le plains pas !
— À la bonne heure !
— Il pouvait venir lui-même en cette prison, me prendre la main et me dire : « Mon frère, Dieu nous a créés pour nous aimer, non pour nous combattre. Je viens à vous. Un préjugé sauvage vous condamnait à périr obscurément loin de tous les hommes, privé de toutes les joies. Je veux vous faire asseoir près de moi ; je veux vous attacher au côté l’épée de notre père. Profiterez-vous de ce rapprochement pour m’étouffer ou me contraindre ? Userez-vous de cette épée pour verser mon sang ?… – Oh ! non, lui eussé-je répondu ; je vous regarde comme mon sauveur, et vous respecterai comme mon maître. Vous me donnez bien plus que ne m’avait donné Dieu. Par vous, j’ai la liberté ; par vous, j’ai le droit d’aimer et d’être aimé en ce monde. »
— Et vous eussiez tenu parole, Monseigneur ?
— Oh ! sur ma vie !
— Tandis que maintenant ?…
— Tandis que, maintenant, je sens que j’ai des coupables à punir…
— De quelle façon, Monseigneur ?
— Que dites-vous de cette ressemblance que Dieu m’avait donnée avec mon frère ?
— Je dis qu’il y avait dans cette ressemblance un enseignement providentiel que le roi n’eût pas dû négliger ; je dis que votre mère a commis un crime en faisant différents par le bonheur et par la fortune ceux que la nature avait créés si semblables dans son sein, et je conclus, moi, que le châtiment ne doit être autre chose que l’équilibre à rétablir.
— Ce qui signifie ?…
— Que, si je vous rends votre place sur le trône de votre frère, votre frère prendra la vôtre dans votre prison ?
— Hélas ! on souffre bien en prison ! surtout quand on a bu si largement à la coupe de la vie !
— Votre Altesse Royale sera toujours libre de faire ce qu’elle voudra ; elle pardonnera, si bon lui semble, après avoir puni.
— Bien. Et maintenant, savez-vous une chose, Monsieur ?
— Dites, mon prince.
— C’est que je n’écouterai plus rien de vous que hors de la Bastille.
— J’allais dire à Votre Altesse Royale que je n’aurai plus l’honneur de la voir qu’une fois.
— Quand cela ?
— Le jour où mon prince sortira de ces murailles noires.
— Dieu vous entende ! Comment me préviendrez-vous ?
— En venant ici vous chercher.
— Vous-même ?
— Mon prince, ne quittez cette chambre qu’avec moi, ou, si l’on vous contraint en mon absence, rappelez-vous que ce ne sera pas de ma part.
— Ainsi, pas un mot à qui que ce soit, si ce n’est à vous ?
— Si ce n’est à moi.
Aramis s’inclina profondément. Le prince lui tendit la main.
— Monsieur, dit-il avec un accent qui jaillissait du cœur, j’ai un dernier mot à vous dire. Si vous vous êtes adressé à moi pour me perdre, si vous n’avez été qu’un instrument aux mains de mes ennemis, si de notre conférence, dans laquelle vous avez sondé mon cœur, il résulte pour moi quelque chose de pire que la captivité, c’est-à-dire la mort, eh bien, soyez béni, car vous aurez terminé mes peines et fait succéder le calme aux fiévreuses tortures dont je suis dévoré depuis huit ans.
— Monseigneur, attendez pour me juger, dit Aramis.
— J’ai dit que je vous bénissais et que je vous pardonnais. Si, au contraire, vous êtes venu pour me rendre la place que Dieu m’avait destinée au soleil de la fortune et de la gloire ; si, grâce à vous, je puis vivre dans la mémoire des hommes, et faire honneur à ma race par quelques faits illustres ou quelques services rendus à mes peuples ; si, du dernier rang où je languis, je m’élève au faîte des honneurs, soutenu par votre main généreuse, eh bien, à vous que je bénis et que je remercie, à vous la moitié de ma puissance et de ma gloire ! Vous serez encore trop peu payé ; votre part sera toujours incomplète, car jamais je ne réussirai à partager avec vous tout ce bonheur que vous m’aurez donné.
— Monseigneur, dit Aramis ému de la pâleur et de l’élan du jeune homme, votre noblesse de cœur me pénètre de joie et d’admiration. Ce n’est pas à vous de me remercier, ce sera surtout aux peuples que vous rendrez heureux, à vos descendants que vous rendrez illustres. Oui, je vous aurai donné plus que la vie, je vous donnerai l’immortalité.
Le jeune homme tendit la main à Aramis ; celui-ci la baisa en s’agenouillant.
— Oh ! s’écria le prince avec une modestie charmante.
— C’est le premier hommage rendu à notre roi futur, dit Aramis. Quand je vous reverrai, je dirai : « Bonjour sire ! »
— Jusque-là, s’écria le jeune homme en appuyant ses doigts blancs et amaigris sur son cœur, jusque-là plus de rêves, plus de chocs à ma vie ; elle se briserait ! Oh ! Monsieur, que ma prison est petite et que cette fenêtre est basse, que ces portes sont étroites ! Comment tant d’orgueil, tant de splendeur, tant de félicité a-t-il pu passer par là et tenir ici ?
— Votre Altesse Royale me rend fier, dit Aramis, puisqu’elle prétend que c’est moi qui ai apporté tout cela.
Il heurta aussitôt la porte.
Le geôlier vint ouvrir avec Baisemeaux, qui, dévoré d’inquiétude et de crainte, commençait à écouter malgré lui à la porte de la chambre.
Heureusement ni l’un ni l’autre des deux interlocuteurs n’avait oublié d’étouffer sa voix, même dans les plus hardis élans de la passion.
— Quelle confession ! dit le gouverneur en essayant de rire ; croirait-on jamais qu’un reclus, un homme presque mort, ait commis des péchés si nombreux et si longs ?
Aramis se tut. Il avait hâte de sortir de la Bastille, où le secret qui l’accablait doublait le poids des murailles.
Quand ils furent arrivés chez Baisemeaux :
— Causons affaires, mon cher gouverneur, dit Aramis.
— Hélas ! répliqua Baisemeaux.
— Vous avez à me demander mon acquit pour cent cinquante mille livres ? dit l’évêque.
— Et à verser le premier tiers de la somme, ajouta en soupirant le pauvre gouverneur, qui fit trois pas vers son armoire de fer.
— Voici votre quittance, dit Aramis.
— Et voici l’argent, reprit avec un triple soupir M. de Baisemeaux.
— L’ordre m’a dit seulement de donner une quittance de cinquante mille livres, dit Aramis ; il ne m’a pas dit de recevoir d’argent. Adieu, monsieur le gouverneur.
Et il partit, laissant Baisemeaux plus que suffoqué par la surprise et la joie, en présence de ce présent royal fait si grandement par le confesseur extraordinaire de la Bastille.