Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CCL

Michel Lévy frères (p. 767-768).
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CCL

SUITE DES IDÉES DU ROI ET DES IDÉES DE D’ARTAGNAN


Le coup était direct, il était rude, mortel. D’Artagnan, furieux d’avoir été prévenu par une idée du roi, ne désespéra cependant pas, et, songeant à cette idée que lui aussi avait rapportée de Belle-Isle, il en augura un nouveau moyen de salut pour ses amis.

— Messieurs, dit-il subitement, puisque le roi a chargé un autre que moi de ses ordres secrets, c’est que je n’ai plus sa confiance, et j’en serais réellement indigne si j’avais le courage de garder un commandement sujet à tant de soupçons injurieux. Je m’en vais donc sur-le-champ porter ma démission au roi. Je la donne devant vous tous, en vous enjoignant de vous replier avec moi sur la côte de France, de façon à ne rien compromettre des forces que Sa Majesté m’a confiées. C’est pourquoi, retournez tous à vos postes, et commandez le retour ; d’ici à une heure, nous avons le flux. À vos postes, Messieurs ! Je suppose, ajouta-t-il en voyant que tous obéissaient, excepté l’officier surveillant, que vous n’aurez pas d’ordres à objecter cette fois-ci ?

Et d’Artagnan triomphait presque en disant ces mots-là. Ce plan était le salut de ses amis. Le blocus levé, ils pouvaient s’embarquer tout de suite et faire voile pour l’Angleterre ou pour l’Espagne, sans crainte d’être inquiétés. Tandis qu’ils fuyaient, d’Artagnan arrivait auprès du roi, justifiait son retour par l’indignation que les défiances de Colbert avaient soulevée contre lui ; on le renvoyait en pleins pouvoirs, et il prenait Belle-Isle, c’est-à-dire la cage, sans prendre les oiseaux envolés.

Mais, à ce plan, l’officier opposa un deuxième ordre du roi. Il était ainsi conçu :

« Du moment où M. d’Artagnan aura manifesté le désir de donner sa démission, il ne comptera plus comme chef de l’expédition, et tout officier placé sous ses ordres sera tenu de ne lui plus obéir. De plus, mondit sieur d’Artagnan, ayant perdu cette qualité de chef de l’armée envoyée contre Belle-Isle, devra partir immédiatement pour la France, en compagnie de l’officier qui lui aura remis le message, et qui le regardera comme un prisonnier dont il répond. »

D’Artagnan pâlit, lui si brave et si insouciant. Tout avait été calculé avec une profondeur qui, pour la première fois depuis trente ans, lui rappela la solide prévoyance et la logique inflexible du grand cardinal.

Il appuya sa tête sur sa main, rêvant, respirant à peine.

— Si je mettais cet ordre dans ma poche, pensa-t-il, qui le saurait ou qui m’en empêcherait ? Avant que le roi en eût été informé, j’aurais sauvé ces pauvres gens là-bas. De l’audace, allons ! Ma tête n’est pas de celles qu’un bourreau fait tomber par désobéissance. Désobéissons !

Mais, au moment où il allait prendre ce parti, il vit les officiers autour de lui lire des ordres pareils, que venaient de leur distribuer cet infernal agent de la pensée de Colbert.

Le cas de désobéissance était prévu comme les autres.

— Monsieur, lui vint dire l’officier, j’attends votre bon plaisir pour partir.

— Je suis prêt, Monsieur, répliqua le capitaine en grinçant des dents.

L’officier commanda sur-le-champ un canot qui vint recevoir d’Artagnan.

Il faillit devenir fou de rage à cette vue.

— Comment, balbutia-t-il, fera-t-on ici pour diriger les différents corps ?

— Vous parti, Monsieur, répliqua le commandant des navires, c’est à moi que le roi confie sa flotte.

— Alors, Monsieur, riposta l’homme de Colbert en s’adressant au nouveau chef, c’est pour vous ce dernier ordre qui m’avait été remis. Voyons vos pouvoirs ?

— Les voici, dit le marin en exhibant une signature royale.

— Voici vos instructions, répliqua l’officier en lui remettant le pli.

Et, se tournant vers d’Artagnan :

— Allons, Monsieur, dit-il d’une voix émue, tant il voyait de désespoir chez cet homme de fer, faites-moi la grâce de partir.

— Tout de suite, articula faiblement d’Artagnan, vaincu, terrassé par l’implacable impossibilité.

Et il se laissa glisser dans la petite embarcation, qui cingla vers la France avec un vent favorable, et menée par la marée montante. Les gardes du roi s’étaient embarqués avec lui.

Cependant, le mousquetaire conservait encore l’espoir d’arriver à Nantes assez vite, et de plaider assez éloquemment la cause de ses amis pour fléchir le roi.

La barque volait comme une hirondelle. D’Artagnan voyait distinctement la terre de France se profiler en noir sur les nuages blancs de la nuit.

— Ah ! Monsieur, dit-il bas à l’officier, auquel, depuis une heure, il ne parlait plus, combien je donnerais pour connaître les instructions du nouveau commandant ! Elles sont toutes pacifiques, n’est-ce pas ?… et…

Il n’acheva pas ; un coup de canon lointain gronda sur la surface des flots, puis un autre, et deux ou trois plus forts.

— Le feu est ouvert sur Belle-Isle, répondit l’officier.

Le canot venait de toucher la terre de France.