Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 9

Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 48-51).
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CHAPITRE IX.

Deux grandes dames. Une riche toilette fait toujours supposer de bonnes manières.

Burchell venait de prendre congé, et Sophie de consentir à danser avec le chapelain, quand mes marmots accoururent de la maison, annonçant que le Squire était arrivé avec nombreuse compagnie. En rentrant, nous le trouvâmes avec deux petits gentleman et deux jeunes dames richement parées, qu’il nous présenta comme des femmes fort distinguées et fort à la mode de Londres. Il n’y avait pas assez de sièges pour tout le monde. « Chaque gentleman, dit à l’instant M. Thornhill, va s’asseoir sur les genoux d’une dame. » Je m’y refusai positivement, malgré un regard improbateur de ma femme. Moïse fut dépêché pour emprunter quelques sièges, et, comme nous manquions de danseuses pour monter un quadrille de contredanse, les deux gentlemen allèrent, avec lui, recruter deux danseuses. Sièges et danseuses furent bientôt trouvés : les gentlemen revinrent avec les deux jolies filles de mon voisin Flamborough, toutes rayonnantes sous un nœud de ruban rouge. Mais, autre fâcheux incident ! Les deux miss Flamborough étaient bien, de l’aveu de tous, les meilleures danseuses de la paroisse : elles savaient à merveille la gigue et la ronde, mais elles ne connaissaient pas le moins du monde les contredanses. Nous fûmes tout d’abord un peu déconcertés ; mais, après quelques en avant, quelques glissades, elles finirent par s’en tirer fort gaiement.

Notre musique se composait de deux violons, d’une flûte et d’un tambourin. La lune brillait de tout son éclat ; M. Thornhill et ma fille aînée menaient le bal, au grand contentement des spectateurs ; car tout le voisinage, au bruit de notre petite fête, était venu se grouper autour de nous.

Ma fille avait dans tous ses mouvements tant de grâce et de vivacité, que l’amour-propre de ma femme ne put encore y tenir. « Chère petite chatte ! me dit-elle ; tous ces pas si bien faits, c’est à moi pourtant qu’elle les a volés ! » Vainement nos dames de la ville s’évertuaient à lutter de souplesse : pirouettes, brusques échappées, langoureuses ou sémillantes allures, rien n’y faisait ; la galerie sans doute trouvait tout cela fort bien, mais le voisin Flamborough remarquait que le pied de miss Livy retombait toujours après la mesure, comme l’écho après la voix.

On dansa environ une heure ; puis les deux dames, qui craignaient de s’enrhumer, demandèrent qu’on cessât le bal ; et, à ce propos, l’une d’elles formula, il me semble, sa pensée d’une manière bien triviale, quand elle nous dit que, par Jésus vivant, elle était toute en nage !

En rentrant, nous trouvâmes un souper froid fort élégant que M. Thornhill avait fait apporter avec lui. La conversation fut dès lors plus réservée qu’auparavant. Les deux dames éclipsèrent complétement mes filles ; car elles ne parlèrent que grand monde, société du grand monde, et autres choses à la mode, tableaux, goût, Shakspeare, harmonica. Une ou deux fois, à la vérité, elles nous embarrassèrent fort en laissant échapper un juron ; mais c’était pour moi une preuve de leur haute distinction. Depuis, j’ai su que les jurons sont tout à fait passés de mode. Au reste, leur riche parure jetait un voile sur la trivialité de leur conversation. Mes filles semblaient voir leurs avantages avec un œil d’envie : leurs évidentes inconvenances ! — Chez des femmes de qualité, toutes paraissaient le suprême bon ton.

Mais tous les autres avantages de ces dames étaient encore au-dessous de leur complaisance. L’une d’elles fit la remarque que, si miss Olivia avait un peu plus vu le monde, elle y gagnerait infiniment ; l’autre ajouta qu’un seul hiver à la ville ferait tout autre chose de la petite Sophie. Ma femme appuya très-chaudement l’un et l’autre avis : elle assura qu’elle ne désirait rien avec tant d’ardeur que de donner à ses filles le poli d’un seul hiver. Je ne pus m’empêcher de répondre que leur ton était déjà au-dessus de leur fortune, et que plus de recherche ne servirait qu’à rendre leur pauvreté ridicule, et à leur donner le goût de plaisirs auxquels elles ne devaient pas prétendre. « Et à quels plaisirs, dit M. Thornhill, ne doivent pas prétendre des femmes qui ont elles-mêmes tant à donner ? Pour mon compte, ajouta-t-il, ma fortune est assez belle. Amour, liberté, plaisir : voilà ma devise ! Mais, Dieu me damne ! si le don de moitié de ma propriété peut être agréable à ma charmante Olivia, elle est à elle : le seul prix que je demande, c’est la permission de m’offrir moi-même par-dessus le marché ! » Je n’étais pas assez étranger à ce monde pour ne pas deviner que ce n’était là qu’une rouerie de bel air dont se couvrait l’effronterie de la plus infâme proposition : mais, faisant un effort pour maîtriser ma colère : « Monsieur, lui dis-je, la famille que vous voulez bien, en ce moment, honorer de votre présence, a de l’honneur un sentiment aussi vif que vous. Toute tentative de blesser ce sentiment peut avoir les plus fâcheuses conséquences. L’honneur, monsieur, est tout ce qui nous reste aujourd’hui, et nous devons avoir de ce dernier trésor un soin particulier. »

Je me reprochais déjà la chaleur que j’avais mise à cette espèce de mercuriale, quand le jeune gentleman, me serrant la main, me jura qu’il appréciait ma délicatesse, bien qu’il désapprouvât mes soupçons. « Quant à ce qui vous préoccupe en ce moment, ajouta-t-il, rien, je le déclare, n’est plus loin de mon cœur que pareille pensée ; non, de par toutes les tentations de ce monde, vertu qui exige un siège en règle n’a jamais été de mon goût ; car mes amours ont toutes été l’affaire d’un coup de main. »

Les deux dames, qui affectaient de ne pas comprendre le reste, parurent extrêmement choquées de la liberté de ce dernier propos, et entamèrent un dialogue très-discret et très-sérieux sur la vertu. Nous y prîmes part, ma femme, le chapelain et moi. Le Squire lui-même fut, à la fin, obligé de confesser une velléité de regret de ses excès passés. Nous parlâmes des plaisirs de la tempérance, et de la sécurité d’une âme que n’a pas souillée le crime. J’étais si ravi, que nos deux marmots furent retenus au milieu de nous plus tard qu’à l’ordinaire, pour profiter de cette édifiante conversation. M. Thornhill alla même plus loin que moi, et me demanda si je voulais bien faire la prière. J’y consentis avec joie, et, de cette façon, la soirée se passa le mieux du monde, jusqu’au moment où la compagnie songea enfin à se retirer.

Les dames parurent désolées de quitter mes filles, pour lesquelles elles avaient conçu un attachement tout particulier : toutes deux me supplièrent de leur accorder le plaisir de les emmener chez elles. Le Squire appuya cette demande : ma femme y joignit ses instances, et les regards d’Olivia et de sa sœur me disaient : Laissez-nous partir. Deux ou trois excuses, que je hasardai dans mon embarras, furent à l’instant écartées par mes filles, en sorte qu’à la fin je me vis dans la nécessité de refuser net. Je n’y gagnai, pour tout le lendemain, que des regards boudeurs et des réponses sèches.