Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 7

Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 36-40).
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CHAPITRE VII.

L’esprit de la ville. Le plus niais peut amuser une soirée ou deux.

Dans cette matinée où nous allions recevoir notre jeune propriétaire, on suppose sans peine quels préparatifs se firent pour produire de l’effet ; on devine que ma femme et mes filles déployèrent leurs plus belles plumes : c’était le moment !…

M. Thornhill arriva avec une couple d’amis, son chapelain et son feeder. Les domestiques étaient nombreux, poliment il leur donna l’ordre de s’établir au cabaret voisin ; mais, dans l’ivresse de son âme, ma femme insista pour les garder tous. Soit dit en passant, la maison s’en ressentit pendant trois semaines. La veille, M. Burchell nous avait appris que ce gentleman faisait des propositions de mariage à miss Wilmot, l’ancienne maîtresse de George ; l’enthousiasme de sa réception en fut singulièrement refroidi ; mais, jusqu’à un certain point, le hasard nous tira d’embarras ; car un des convives l’ayant nommée : « Sur ma parole, dit M. Thornhill, je n’ai jamais rien vu de plus absurde que d’appeler pareille horreur une beauté ; » et il ajouta : « Que je sois défiguré sur l’heure, si je n’aurais pas plus de plaisir à choisir ma maîtresse sur la foi d’une des lampes qui brûlent sous l’horloge de Saint-Dunstan ! » Puis il se prit à rire, et nous aussi ; les saillies du riche réussissent toujours. Olivia n’y tint pas : « Il a, dit-elle à voix basse, mais assez haut pour être entendue, un fonds inépuisable de gaieté ! »

Après le dîner, je débutai par mon toast habituel, l’Église ! il me valut les remercîments du chapelain, qui déclara que l’Église était l’unique maîtresse de son cœur. « Allons, Frank ! parle-nous la main sur la conscience, lui dit le Squire de son ton habituel de supériorité ; suppose d’un côté l’Église, ta maîtresse actuelle, en simple robe de linon, et de l’autre, miss Sophie, sans robe aucune ! pour laquelle serais-tu ? — Pour toutes les deux, bien sûr ! répliqua le chapelain. — Bien ! Frank, reprit le Squire : que ce verre m’étouffe, si une jolie fille ne vaut pas toutes les patenôtres de la création ! Dîmes et simagrées, qu’est-ce autre chose que du charlatanisme… et un charlatanisme démasqué… comme je puis le prouver ! — Oh ! je voudrais vous y voir ! » s’écria Moïse ; et il ajouta : « Je me crois de taille à vous répondre ! Bravo ! monsieur, » riposta le Squire, qui tout d’abord le devina, et, avec un clin d’œil qui nous disait : Apprêtez-vous à rire !… « Si vous êtes d’humeur à traiter de sang-froid la question, j’accepte le défi ; et d’abord, quelle forme préférez-vous ?… l’analogie ou le dialogisme ? — La raison ! » dit Moïse, tout heureux qu’on le laissât disputer. « Bravo encore, et, pour commencer par le commencement, vous ne nierez pas, j’espère, que ce qui est, est ; si vous ne m’accordez pas ce point, je ne puis passer outre. — Comment ! je puis vous l’accorder, je pense, et m’en prévaloir à mon tour ! — Vous m’accorderez encore, je présume, que la partie est plus petite que le tout ! Accordé ! c’est justice et raison. — Vous ne nierez pas, j’ose croire, que les deux angles d’un triangle sont égaux à deux angles droits ! — Rien de plus simple !… » Et Moïse promenait ses regards autour de lui avec son importance habituelle. — À merveille !… » Ici le Squire précipita son débit… « Les prémisses ainsi posées, je prétends que l’enchaînement des existences en elles-mêmes étant réciproquement en raison double, il en résulte naturellement un dialogisme problématique qui, jusqu’à un certain point, prouve que l’essence de la spiritualité peut être rapportée à la seconde catégorie. — Doucement ! doucement ! je le nie : pensez-vous que je puisse ainsi, sans combat, baisser pavillon devant des doctrines aussi hétérodoxes ? — Comment !… » Et le Squire prit l’air furieux… « Ne pas baisser pavillon ! répondez à une question bien simple : pensez-vous qu’Aristote ait raison quand il dit que les relatifs sont en relation ?… — Incontestablement. — S’il en est ainsi, allons droit au fait : par où vous semble pécher le développement analytique de la première partie de mon enthymème, secundum quoad ou quoad minus ? Mais je l’exige ; au fait !… — J’affirme que je ne saisis pas bien la portée de votre raisonnement : s’il peut se réduire à une proposition simple, je crois pouvoir répondre. — Votre très-humble serviteur, mon cher monsieur ! Il faudrait, je le vois, vous fournir arguments et intelligence ! Non, non ! je le déclare, vous êtes trop fort pour moi ! » À ces mots, le pauvre Moïse, salué d’un éclat de rire, se trouva tout seul, la figure longue, dans ce groupe de visages joyeux ; il ne souffla plus mot de toute la soirée.

Tout ceci ne me plut point : ce fut le contraire pour Olivia, qui crut voir de l’esprit dans un simple acte de mémoire. Elle tint donc M. Thornhill pour un homme charmant, et si l’on songe pour combien une jolie figure, une mise élégante, de la fortune, entrent dans ce titre, on lui pardonnera sans peine. M. Thornhill, ignorant au fond, causait facilement et pouvait, avec une extrême volubilité, effleurer tous les thèmes habituels de la conversation. Il n’est pas étrange que cette espèce de talent lui gagnât le cœur d’une jeune fille que son éducation avait habituée à s’éprendre, en elle-même, des apparences, et qui conséquemment s’en éprenait dans les autres.

Après le départ du Squire, son mérite fut remis en question. C’était à Olivia surtout que s’étaient adressés ses regards et sa parole : plus de doute ! c’était à elle que nous devions sa visite, et, à ce propos, les innocentes plaisanteries de Moïse et de Sophie ne parurent pas lui trop déplaire. Déborah elle-même semblait partager la gloire de la journée et triompher des succès de sa fille, comme s’ils eussent été les siens. « Et maintenant, me dit-elle, je vous avouerai franchement, mon ami, que c’est moi qui ai engagé mes filles à répondre aux avances du gentleman. J’ai toujours eu de l’ambition, et vous voyez que je n’avais pas tort ; car qui sait comment tout ceci peut finir ? — Oh ! oui, qui le sait ? répondis-je avec un soupir. Pour ma part, ceci ne me convient pas, et j’aurais préféré un pauvre diable, honnête, à ce beau jeune homme avec sa fortune et son inconstance ; car, comptez-y bien, s’il est ce dont je le soupçonne, jamais un esprit fort n’aura une de mes filles.

— En vérité, père, répondit Moïse, vous êtes, sur ce point, trop chatouilleux ; car le ciel lui demandera compte, non de ce qu’il pense, mais de ce qu’il fait. Quel homme ne sent pas s’élever en lui mille mauvaises pensées qu’il n’est pas maître d’étouffer ? L’irréligion est peut-être involontaire chez ce gentleman ; de sorte que, ses opinions reconnues mauvaises, comme il est purement passif dans l’assentiment qu’il y donne, on ne doit pas plus le blâmer pour ses erreurs que le gouverneur d’une ville sans murailles, pour l’asile qu’il est bien forcé de donner à un ennemi qui emporte la place de vive force.

— Cela est vrai, mon fils, répliquai-je ; mais si le gouverneur invite l’ennemi à y entrer, il est bien réellement coupable. Or, c’est toujours le cas de ceux qui se livrent à l’erreur. Leur tort est, non de se rendre aux preuves qu’ils voient, mais d’admettre, en aveugles, les premières preuves venues : en sorte que, si nos erreurs sont involontaires à leur naissance, comme c’est bien volontairement que nous nous sommes laissé corrompre, comme nous les avons acceptées sans examen, nous méritons châtiment pour nos torts, ou mépris pour notre étourderie. »

Ici, ma femme se mit à faire de la causerie, non plus de la discussion. Elle prétendit que de très-braves gens, de nos amis, étaient esprits forts et excellents maris ; qu’elle savait telle fille de sens qui avait tout ce qu’il faut pour convertir son époux. « Qui sait, mon ami, ajouta-t-elle, ce dont Olivia est capable ? Cette chère enfant n’est étrangère à rien, et, à ma connaissance, elle est très-forte sur la controverse.

— Comment ! ma chère, repris-je, quelle controverse peut-elle avoir lue ? Je ne me souviens pas de jamais lui avoir mis entre les mains un seul livre de cette espèce : à coup sûr, vous exagérez son mérite. — Non certainement, père, répondit Olivia : j’ai beaucoup lu de controverses ; j’ai lu les discussions de Thwackum et de Square, celles de Robinson et de Vendredi le sauvage, et je suis, en ce moment, occupée à lire les controverses de l’Amour suivant la religion. — À merveille ! répliquai-je ; voilà une bonne fille ! je te trouve parfaitement en état de faire des conversions ; aussi, va aider ta mère à faire sa tarte aux groseilles. »